Un Musicien poète - Sidney Lanier

Un Musicien poète - Sidney Lanier
Revue des Deux Mondes4e période, tome 145 (p. 307-341).
UN MUSICIEN POÈTE
SIDNEY LANIER

Poems of Sidney Lanier, new edition 1896, 1 vol. — The Science of English verse, 1 vol. — The English novel, 1 vol. New-York.

Deux génies planent sur la charmante ville de Baltimore, couchée toute rose, sous un soleil qui est déjà celui du Midi, au fond de l’immense baie dans laquelle vient mourir une large rivière ; deux génies poétiques, l’un plus célèbre encore à l’étranger que dans sa patrie, tandis que l’autre est presque absolument inconnu en Europe. Leurs noms : Edgar Poe et Sidney Lanier, l’Ahriman et l’Ormuzd de l’endroit, le démon de perversité et l’ange de lumière ; celui-là emporté par des passions morbides qui le conduisirent à l’ignominie, celui-ci fidèle au plus pur idéal dans sa vie, comme dans son œuvre ; tous les deux marqués par la fatalité, victimes d’une affreuse misère, tous les deux morts jeunes, presque au même âge, après avoir longuement souffert d’un mal qui ne pardonne pas. Ils sont à des degrés différens, avec leurs dissemblances et leurs analogies, la gloire du Sud américain qui ne peut, on le sait, se vanter d’une littérature aussi riche que celle du Nord. Poe, né à Boston, appartient à Baltimore par ses origines ; Lanier, né à Maçon (Géorgie), lui appartient par adoption. Leurs tombeaux sont là : celui de Poe, prétentieux et médiocre, dans l’étroit cimetière d’une église presbytérienne, en pleine rue pour ainsi dire, puisqu’une grille basse le sépare de Fayette Street, jadis à la mode, mais devenue depuis un quartier d’écoles et de petits magasins. L’auteur du Ver Conquérant, toujours poursuivi par le sort, ne peut même dormir dans le calme son dernier sommeil. Lanier, mieux partagé, repose sous les ombrages du cimetière de Greenmount, où les amis les plus chers qu’il eut à Baltimore, M. et Mme Lawrence Turnbull, lui ont fait place dans leur caveau de famille. Comme me le dit d’une façon touchante Mme Turnbull elle-même : — « Ils sont là côte à côte, notre ami le poète, qui a laissé au monde ses belles pensées, et notre petit enfant, grâce à qui les pensées d’autres poètes sont répandues dans un cercle où sans doute il eût exercé une noble influence si la mort l’eût épargné. » C’est en effet au nom du petit Bercy Turnbull qu’a été faite cette donation qui chaque année amène, pour traiter de la poésie, un nouveau conférencier choisi parmi les plus célèbres, à l’université Johns Hopkins. Or, prononcer l’éloge de la poésie, c’est encore indirectement parler de Sidney Lanier ; quoi que l’on puisse penser de son œuvre, il fut par excellence le poète, dans l’acception surhumaine de ce titre idéal, non pas seulement un savant ciseleur de rimes, mais un être d’exception, pénétré de « la sainteté du beau » et capable de réaliser ce qu’il souhaite dans sa pièce de Life and Song, « que la vie tout entière ne soit qu’un instrument de musique où le cœur bat dans le roseau, vibrant de joie, chantant ses peines, s’exprimant dans les moindres actes, de sorte que la foule puisse dire : Pour lui, chanter c’est vivre tout haut ; travailler, c’est chanter de ses mains. » — Et jamais chant plus noble que la vie de Lanier ne s’éleva sous le ciel ; elle montre, exemple rare aujourd’hui, le combat d’une volonté invincible, souveraine, sûre d’elle-même, contre tous les obstacles réunis, la misère, la maladie, la mort, tenues en échec par une puissance supérieure qui ne désarma que quand Dieu le voulut.


Mon âme est comme la rame qui par momens — Lutte et succombe sous la vague, — Puis brille de nouveau et balaye la mer. — A chaque seconde je renais d’une nouvelle tombe.


Et maintenant, après tant d’efforts, il dort, accueilli par l’amitié, sous un tertre vert, sans monument d’aucune sorte, dans le même champ où blanchissent les os de la beauté ambitieuse qui fut Elizabeth Patterson Bonaparte et du citoyen généreux, bienfaiteur de sa ville, qui par la fondation d’une grande université immortalisa le nom de Johns Hopkins.

Rien ne reste à dire sur le mauvais génie dégradé, orageux, désespéré, dont Arvède Barine a exposé ici même[1], avec sa maîtrise habituelle, les vices irrésistibles et les sublimes hallucinations. Il va de soi que le bon génie divinement enveloppé de vertu et de sérénité dans des infortunes égales inspirera beaucoup moins d’intérêt ; le Paradis semble fade au sortir de l’Enfer. Aussi glisserai-je vite sur les aventures personnelles de Sidney Lanier ; il me paraît nécessaire en revanche d’insister sur ses théories d’art, dont plus d’un a profité sans le citer jamais. La tâche est difficile, car musique et poésie se trouvent dans son œuvre si étroitement enlacées qu’il est impossible de séparer nulle part la beauté de l’idée de celle du son ; le livre curieux, mais très spécial, qu’il écrivit sur la prosodie anglaise, renverse les barrières qui séparent, au gré du vieux Lessing, la poésie de la musique. De ces deux arts il fit un seul, et il y excella, ce qui ne veut pas dire qu’il doive faire école.


I

Ce fut à la Nouvelle-Orléans, il y a peu d’années, que j’entendis pour la première fois, je l’avoue à ma honte, le nom à demi français de Sidney Lanier. Une de ses admiratrices, surprise de mon ignorance, me fit lire les Marais de Glynn, qui évoquèrent à mes yeux avec une force extraordinaire les paysages tout nouveaux pour moi que je venais de traverser. Je les revoyais, je les admirais, je les comprenais mieux encore que la première fois, ces grands bois de chênes verts aux lianes échevelées dont le crépuscule d’émeraude rejoint une plage de sable précédant le marais. C’est là que l’inspiration est venue à Sidney Lanier, là sur « la plage grise, étincelante comme la ceinture même de l’aurore ». Son âme « tout le jour avait bu dans les nefs de la forêt l’âme du chêne », et maintenant, affermi contre les hommes, le poète ose aborder « la longueur, la largeur, la majestueuse courbe des immenses marais de Glynn ». Ils l’attirent, le fascinent ; je ne crois pas qu’on ait jamais poussé plus loin le choix des mots qui évoquent les visions de la nature et qui sont en eux-mêmes musique, couleur, parfums. Elle nous apparaît « sinueuse au sud, et sinueuse au nord, cette zone de sable qui relie la frange éblouissante du marais aux plis de la terre. » Les lignes se déroulent comme le tissu d’argent qui drape la sveltesse d’une vierge. S’évanouissant, fuyant, reparaissant toujours, la plage n’est plus enfin qu’une flaque de lumière vacillante. « Qu’importe que derrière moi, à l’ouest, se dresse la haute muraille des forêts ? Le monde est à l’orient ; combien amples le marais, et la mer, et le ciel ! Lieue sur lieue d’herbe drue, aux larges lames, montant à ceinture d’homme, verte et de taille uniforme, sans nuances et sans éclat. Elle s’étale à loisir en une nappe unie jusqu’à la limite bleue. »


— Oh ! qu’est-ce qui se passe au loin dans le marais et dans la mer terminale, — Que mon âme semble soudain affranchie — Du poids de la destinée, de la triste discussion du mal, — Par la longueur, et la largeur et la courbe des marais de Glynn ? — Marais, combien candide et simple et libre et sans réserve — Te proclames-tu devant le ciel et t’offres-tu à la mer ! — Plaines tolérantes qui souffrez la mer, et la pluie, et le soleil, — Vous vous étendez, vous mesurez l’espace comme l’homme universel qui puissamment a gagné — Dieu dans la science, qui tire le bien de l’infinie douleur, des ténèbres la vision et d’une tache la pureté. — Ainsi que la sarcelle bâtit discrètement sur le gazon aqueux, — Je me bâtirai un nid sur la grandeur de Dieu, — Je m’envolerai dans la grandeur de Dieu comme la sarcelle vole — Dans la liberté qui remplit tout l’espace entre le marais et les cieux. — Par autant de racines que l’herbe des marais en pousse dans le sol de Glynn, — Je plongerai de tout cœur dans la grandeur de Dieu. — A la grandeur de Dieu ressemble cette immensité — Des marais, des généreux marais de Glynn. — Et la mer se prête largement comme le marais : — Voyez, dans son abondance, la mer — Se répand. Bientôt ce sera le flux. — Voyez, la grâce de la mer se répand alentour — Dans tous les canaux compliqués qui se dirigent d’ici, de là — Partout, — Jusqu’à ce que les eaux aient inondé les moindres ravins et les plus fins replis, — Et que le marais soit sillonné d’un million de veines, — courant comme des essences d’argent et de rose — Dans l’éclat rosé et argenté du soir. — Adieu, seigneur soleil ! Les ruisseaux débordent, d’innombrables rigoles se creusent — Entre les brins d’herbe ; les lances des roseaux s’agitent ; — Un frémissement d’ailes rapide bruit à l’occident ; — Il passe, tout est tranquille, les courans ont fait halte — Et la mer et le marais ne sont qu’un. — Combien calme la plaine des eaux ! — La mer qui monte est en extase, — La mer est au plus haut — Et il fait nuit. — Et maintenant de l’Immensité de Dieu, les eaux du sommeil — Rouleront sur les âmes des hommes. — Mais qui révélera à notre intelligence éveillée — Les formes qui nagent et les formes qui rampent — Sous les eaux du sommeil ? — Je voudrais savoir ce qui nage dessous quand survient la marée — Sur la longueur et la largeur des merveilleux marais de Glynn.


Traduire des vers est toujours à peu près impossible, mais c’est presque une profanation que de toucher à ceux-ci, qui sont tout de bon une suite de mélodies, mélodies suggestives, délicates, exquisement colorées, avec quelques maniérismes cependant qui défendent de comparer, comme on l’a fait, Sidney Lanier à Beethoven. Il est quand même un grand virtuose, et les chercheurs de nouveauté qui se sont évertués après lui à susciter des émotions musicales doivent reconnaître la supériorité de celui qui fut par profession le plus étonnant joueur de flûte de son époque. Ses poèmes sont naturellement saturés de mélodie ; voilà ce qui le distingue de tels de ses confrères qui essayent à grand effort d’introduire, dans la poésie les procédés de la musique. Et il ne faut pas croire que Lanier s’en soit tenu au genre descriptif. Il sait tourner un sonnet :


L’OISEAU MOQUEUR

Superbe et seul sur le panache feuillu — Qui s’élève au-dessus de la masse des branches, — Il résumait les bois en chansons, — Imitant le cri de veille des faucons affamés, le mélancolique appel — Des colombes languissantes quand s’attardent leurs amans — Et tous ces jeux de la passion ailée qui jaillissent, tels qu’une rosée — A l’aurore, dans les bocages et les taillis. — Tout ce que faisaient ou rêvaient les oiseaux, cet oiseau le répétait, — Puis filant comme un trait vers le sol, il s’élance — Sur l’herbe, saisit une sauterelle, en fait une chanson — A mi-vol, regagne son perchoir, — Se rengorge et revient à son art. — Douce science, explique-moi cette énigme : — Comment la mort d’un stupide insecte peut-elle être — La vie de ce coquet Shakspeare là-haut, — Sur l’arbre ?


Comme les bois de chênes verts et les marais du Sud, l’oiseau moqueur, ce rossignol d’Amérique, était pour moi une nouvelle connaissance. Je confondis dans mes étonnemens et mes admirations le poète et la nature enchantée qu’il peignait, je m’enfonçai avec délices dans les broussailles emmêlées et fleuries, dans les brumes étincelantes du rêve poétique et du paysage réel, au point de ne plus bien distinguer l’un de l’autre. Revenue en France, je parlai à ceux de ses frères, les symbolistes que je pouvais connaître, de ma rapide et très incomplète découverte, espérant exciter leur sympathie et leur curiosité, car il me semblait qu’un poète seul pouvait dignement parler au monde de Sidney Lanier. Mais une parfaite indifférence accueillit la nouvelle. Alors, voyant que personne ne s’occupait du chantre des marais, je me dévouai faute de mieux ; j’allai le chercher moi-même et l’étudier de près à Baltimore, en m’aidant de la lumière jetée sur son œuvre et sur sa vie par une femme distinguée qui l’a connu dans l’intimité la plus étroite et qui a bien voulu mettre à ma disposition ses souvenirs.


II

Cette matinée chez Mrs Turnbull fut intéressante presque à l’égal d’une entrevue avec Sidney Lanier en personne, tant sa mémoire reste vivante dans cet intérieur éminemment esthétique où sont en honneur la musique et la poésie, et où la vie de toute une famille est construite elle-même à la façon d’une œuvre d’art. Le héros du roman de Mrs Turnbull : A Catholic Man, n’est autre que Sidney Lanier ; et le portrait scrupuleusement ressemblant de cet « homme universel » ma certes été d’un grand secours. Le devoir de donner, à ceux qui n’aiment pas assez et dont les pensées rampent trop près de terre, le spectacle bienfaisant et contagieux d’une existence plus haute et moins aride, voilà pour ainsi dire la moralité de ce livre ; c’est aussi le but de l’existence de Mrs Turnbull, bien secondée par son mari. Une pensée de développement intellectuel incessant pour leurs quatre enfans et pour eux-mêmes possède ces fidèles disciples du poète ; ils y ajoutent le culte d’un jeune fils disparu, en souvenir de qui la mère a écrit un autre livre : Val-Maria, avec cette épigraphe : Un petit enfant les conduira, opposant le bien que peut faire une courte et innocente vie, fauchée dans sa fleur, au mal commis par le plus grand des conquérans qui a méconnu en lui-même l’image de Dieu.

Ce joli hôtel de Park Avenue a quelque chose du caractère d’un temple où rien de profane ni de vulgaire ne peut obtenir accès. Après avoir traversé les pièces de réception, je suis introduite dans un salon intime ouvrant sur une salle de musique, et dès le seuil je rencontre celui que j’étais venue chercher, le poète, représenté par un sculpteur allemand, Ephraïm Kayser, tel qu’il était en ses dernières années : le beau visage, aux traits réguliers et fiers, est émacié tragiquement par la maladie, la barbe fluviale ne dissimule pas le creux des joues, les cheveux, rejetés en arrière sur un front imaginatif, n’ont plus le mouvement de la santé ; le nez, toujours accentué, est devenu plus aquilin encore, les yeux grandis s’enfoncent dans l’orbite décharnée ; toute cette physionomie ardente et nerveuse est d’une spiritualité intense ; on dirait une tête d’ascète expirant, un saint Jean-Baptiste prêchant dans le désert. Par antithèse, Mrs Turnbull a placé non loin de là un Lanier au corps glorieux passé à l’immortalité une fois pour toutes. Il apparaît dans le tableau symbolique que cette Américaine amie des arts a commandé à un peintre italien, Gatti, et où sont groupés tous les génies du passé, du présent et de l’avenir, ceux-ci perdus à demi dans les brumes lointaines et comptant parmi eux des femmes en grand nombre. Cette multitude d’élite, et de tous les siècles, entoure une montagne que domine le Christ, et de cette figure du Christ part la lumière qui éclaire le tableau, répandue brillante sur les personnages que Mrs Turnbull a fait placer chacun au rang déterminé par ses préférences. Me montrant une haute figure drapée qui marche en avant parmi les poètes de premier ordre, elle médit : « Voici Sidney Lanier ! » Et comme, tout admiratrice que je sois des hymnes du marais, je hasardais quelques objections timides, elle développa cette théorie que ce qui exalte un homme est beaucoup moins ce qu’il a fait que ce qu’il aspire à faire. Peu importe qu’une vie ait été courte, une œuvre peu volumineuse si cette œuvre et cette vie ont suffi à ouvrir des voies nouvelles à la pensée humaine. Les vrais poètes sont des initiateurs et des prophètes. Il arrive que leurs visions, en avance des temps où ils naissent, ne soient pas pleinement comprises, fût-ce par eux-mêmes, mais force leur est de transmettre au monde le message dont ils sont porteurs. La gloire vient plus tard.

Il en a été ainsi pour Lanier. Longtemps ses vers furent tournés en ridicule, déclarés inintelligibles parce qu’ils sortaient des formes reçues ; déjà, cependant, vers la fin de sa vie, il avait acquis la preuve qu’il pouvait impunément oser, qu’on lui pardonnait certaines innovations de facture et de rythme, qu’un groupe attentif commençait même à s’y intéresser. En octobre 1881, une réunion commémorative de professeurs et d’étudians eut lieu à l’Université Johns Hopkins où furent prononcés d’éloquens discours. Six ans après, une fête encore plus solennelle réunit à Baltimore les délégués de beaucoup d’autres villes. Le buste en bronze de Lanier fut offert à l’Université ; sur le piédestal taillé en marbre de Géorgie, se trouvait la flûte du poète et un rouleau de sa musique manuscrite. Ses propres paroles : Ce temps-ci a besoin de cœur, étaient tressées dans les cordes d’une lyre fleurie et force couronnes prodiguées en offrande. Nouveaux tributs non moins flatteurs, quand ensuite l’image du poète fut inaugurée à Maçon, sa ville natale. Et de plus en plus sont suivies les lectures publiques de ses poèmes faites par sa femme, et une société s’est formée pour étudier son œuvre, ni plus ni moins que celle de Browning. Ouvrant le volume unique qui renferme les poèmes, un petit volume d’environ deux cent cinquante pages, Mrs Turnbull me lut les plus beaux avec une émotion communicative en y ajoutant de très précieux commentaires. Elle me peignit la vie toute de mérite, de dignité, de privations fièrement cachées que Sidney Lanier avait menée à Baltimore ; l’infinie délicatesse avec laquelle il esquivait les offres de service de quelques amis ; son travail acharné pour gagner le pain de ses enfans dont il fut longtemps séparé, faute de pouvoir suffire aux besoins d’un ménage, séparé par conséquent aussi de la femme qu’il adorait. Et sur ses maigres et incertaines ressources, il lui fallait prélever de temps à autre de quoi se transporter au Texas, dans la Floride ou la Caroline, au soleil enfin, pour y ressaisir le souffle nécessaire. Tout en écrivant des vers quand le lui permettait un labeur rétribué, il apprenait sans relâche, dévoré du besoin de se tenir au courant de toutes les grandes questions contemporaines, très moderne dans ses curiosités, séduit par la science, épris en même temps de philosophie, d’histoire et de philologie, du vieil anglais surtout dont il pénétra les secrets, ce qui donne à sa langue une saveur si particulière. A tout cela il apportait la hâte impatiente du condamné qui se sent pressé par la mort. Sans crainte et sans faiblesse cependant, il attendait qu’elle lui versât « le coup de l’étrier », heureux quand même par la musique et assez intrépide pour chanter l’Obstacle au lieu de le maudire :


Du chagrin, des ténèbres, des épines, du froid, — Ne te plains pas, ô cœur, car tout cela — Dirige les hasards de la volonté — Comme les rimes dirigent la fougue de l’art.


Je prononce, à propos de son poème le plus célèbre, Sunrise, le mot de panthéisme.

— Oui, me dit Mrs Turnbull, panthéiste, il l’était, ces deux vers l’attestent :


And I am one with ail the kinsmen things
That e’er my Father fathered.


Et je suis un avec toutes les choses parentes — Dont jamais mon père fut le père.

Mais c’était un panthéisme chrétien.

Et, pour me le prouver, elle indique la dernière strophe du Cristal, lorsque, sur le coup de minuit, l’heure où la mort et la vérité se révèlent, le poète découvre que, chez toutes les plus grandes âmes, chez tous les plus grands génies, il y a quelque infirmité à excuser :


Mais toi, ô souverain Prophète du temps, — mais toi, ô poète des poètes, Langue de la sagesse, — Mais toi, ô homme le meilleur parmi les hommes, — Amour le meilleur entre les amours, — O vie parfaite, écrite en une œuvre parfaite, — De tous les hommes, l’ami, le prêtre, le serviteur, le roi, — Quel si ou quel seulement, quelle tache, quelle paille, — Quel défaut infime, quelle ombre de défaut, — Quel bruit colporté par la haine, — Quelle insinuation lâchée, quel manque de grâce, — Même sous l’étau de la torture, même dans le sommeil ou dans la mort, — Oh ! que trouverais-je à reprendre, à pardonner en toi, — Jésus, bon parangon, ô Christ de cristal ?


Et en effet la philosophie à laquelle tournent de plus en plus nombre d’églises protestantes doit accepter cet aveu comme une profession de christianisme, accordant à Jésus d’être fils de Dieu infiniment plus qu’aucun autre des enfans de Dieu, puisque, enfans de Dieu, nous le sommes tous.

Au cours de la ballade si originale les Arbres et le Maître, ce panthéisme chrétien s’affirme plus naïvement. Dans les bois, le Maître s’en va épuisé, à bout de forces et les olives ont des yeux pour lui et les petites feuilles grises lui témoignent de la tendresse, l’épine elle-même lui porte intérêt quand il entre dans les bois. Il sort des bois réconforté, content, réconcilié avec l’opprobre et la mort. On l’arrache à l’ombre des arbres et c’est sur un arbre qu’on l’immole quand il sort des bois. Cette image du ministère qu’exercent les bois à l’égard de Jésus, se laissant consoler par la nature dans son agonie, est nouvelle et touchante. Sidney Lanier était d’ailleurs détaché de toute théologie : il jugeait impies les disputes des hommes à propos de Dieu, sentant pour sa part qu’il n’y a pas de route qui ne conduise à lui. Dans la pièce intitulée Remontrance, il s’en prend aux églises qui disent, celle-ci : « La religion a les yeux bleus et les cheveux jaunes, elle est saxonne en tout, » et cette autre : « La religion a les yeux noirs et les cheveux comme l’aile d’un corbeau, tout le reste est mensonge. »

Rien d’un sectaire en lui ; il n’est nullement dogmatique, et fustige volontiers l’Opinion voleuse et meurtrière, se glissant partout, dans l’église, près du trône, au foyer, tendant la ciguë à Socrate, sauvant Barabbas pour frapper le Christ libérateur, jetant les vierges aux lions, les adolescens dans la fournaise, allumant les bûchers, soufflant la guerre civile : — Je t’adjure, lui dit-il,

Je t’adjure de me laisser libre de vivre avec amour et avec foi, — Libre de trouver par l’amour de l’amour — La chère présence de mon Seigneur dans les étoiles d’en haut,


Mrs Turnbull a trop de tact pour multiplier les anecdotes au sujet de Sidney Lanier ; elle me le montre s’asseyant volontiers à l’heureux foyer où il eut toujours sa place, entrant un soir, sans être annoncé, dans la pièce où nous sommes, vers l’heure qu’on appelle entre chien et loup, pour surgir presque fantastiquement à côté d’elle et de son mari et leur dire de ces choses imprévues, profondes et charmantes dont il avait le secret, que l’on trouve dans sa correspondance, dans tout ce qui a été conservé de lui.

Par exemple, il disait qu’après les objets de toute première nécessité, à savoir une maison, une femme et des enfans, ce qu’il y a d’essentiel pour l’existence d’un home, d’un foyer, c’est la musique, plus indispensable encore qu’un bon feu, vu qu’on a toujours besoin d’elle, tandis qu’on peut se passer de feu la moitié de l’année. Et sa jolie définition : « La musique, c’est l’amour à la recherche d’un mot. »

Ajoutons que pour lui l’amour était tout :

When life’s all love’t is life ! — aught else, ’t is naught.
Quand la vie est tout amour, c’est la vie : — Autrement ce n’est rien.

Dans cette causerie avec une personne qui lui fut dévouée, je recueillis, je crois, l’essence même de la vie et de l’œuvre de Sidney Lanier. Depuis j’ai lu l’excellente biographie écrite par William Hayes Ward et la si remarquable, si abondante introduction aux poèmes de Sidney Lanier par le professeur Morgan Callaway, et les appréciations quelquefois contradictoires de certains critiques tant anglais qu’américains, et quelques lettres touchantes du poète à sa femme et à ses amis. Si tout cela se confond dans mon souvenir, je m’en excuse et, renonçant à indiquer davantage les sources de la biographie qui va suivre, je me borne à affirmer qu’elle est fondée sur les documens les plus exacts.


III

Il faut d’abord, pour comprendre Sidney Lanier, écarter toutes les idées préconçues qu’on se fait en Europe d’un Américain. Il n’y a pas le moindre grain de puritanisme ou de yankéisme chez Lanier ; qu’on veuille bien voir en lui un fils de Cavaliers ; rien des Têtes rondes. En remontant le plus loin possible dans sa généalogie, nous trouvons des musiciens : le premier, d’origine française, son nom l’indique, bien que la prononciation anglaise en ait fait Lenière, se réfugia huguenot en Angleterre et obtint par son talent la bienveillante protection de la reine Elisabeth. Pour la même raison, Nicolas Lanier fut en faveur auprès du roi Jacques et de Charles Ier. Musicien, il était peintre aussi et ami de Van Dyck, qui fit, dit-on, son portrait. L’aristocratique figure du poète Sidney eût été digne du même honneur. Un autre Nicolas Lanier fut, sous Charles II, directeur d’un corporation de musiciens constituée pour le progrès de l’art et dans l’intérêt de l’enseignement. Quatre autres Lanier comptèrent parmi les membres de cette société. Enfin un sir John Lanier, major général, celui-là, à la bataille de la Boyne, laissa l’exemple d’une valeur militaire que son descendant d’Amérique put prendre pour modèle pendant la guerre de Sécession. Brave aussi à sa manière fut Thomas Lanier, qui émigra en 1716 et vint avec d’autres colons s’établir sur une concession de terres où s’élève aujourd’hui la ville de Richmond (Virginie). Le père du poète était avocat, marié à une Virginienne d’origine écossaise. Les qualités de ses aïeux semblent avoir fleuri avec une précoce exubérance chez le jeune Sidney. Sa première passion fut pour la musique. Sans leçons, il jouait de plusieurs instrumens. Le violon l’absorbait d’une telle manière que son père, inquiet de le voir négliger pour ce qui lui semblait un simple passe-temps des études plus sérieuses, le lui interdit longtemps. Il se rejeta sur la flûte dont il obtenait des effets étrangement semblables à ceux du violon.

Vers quatorze ans, on le fit entrer dans une petite université de province où il n’eut pas de peine à se distinguer. Ce qui est plus étonnant, c’est qu’il ait trouvé le moyen d’y faire d’aussi bonnes études. Le violon restait cependant son unique plaisir, plaisir presque douloureux, car il lui arrivait après des heures d’étude solitaire de s’éveiller comme d’un évanouissement, brisé de fatigue, couché tout de son long sur le plancher de sa chambre. Il avait honte de lui-même, ses parens, pour mieux réprimer ses goûts, lui ayant persuadé que la musique était indigne des préférences d’un homme. Mais, plus tard, en l’élevant presque au rang de religion, il expia ce blasphème. Muni très jeune des diplômes nécessaires, Sidney devint répétiteur dans son université. Il ne savait pas alors quelle serait sa destinée en ce monde ; un cahier de notes au crayon, antérieur à ses dix-huit ans, renferme les lignes suivantes où l’on voit qu’il avait l’orgueilleux sentiment du don spécial qu’il possédait et que l’espèce d’emphase qui a souvent été reprochée à ses écrits lui était naturelle, fût-ce vis-à-vis de lui-même : « Le point que je voudrais éclaircir est celui-ci : par quelle méthode découvrirai-je à quoi je suis apte, comme préliminaire à la découverte de ce que la volonté de Dieu attend de moi, ou ce que sont au juste mes inclinations, comme prélude à la découverte de mes capacités ? Ce qui me rend surtout perplexe, c’est que le penchant instinctif de ma nature est vers la musique, et pour cela j’ai le plus grand talent, je le dis sans m’en vanter, car Dieu me l’a donné, mais enfin j’ai un talent musical extraordinaire, et je sens que je pourrais m’élever aussi haut qu’aucun compositeur. Je ne parviens pas cependant à me persuader que je doive devenir musicien parce que la musique semble peu de chose en comparaison de tout ce que je pourrais faire. Voici la question : Quel est le domaine de la musique dans l’économie de ce monde ? »

Le même cahier porte la confidence de grandes ambitions littéraires. Mais la guerre ne lui laissa pas le temps de se consulter. Elle l’emporta dans son sanglant tourbillon ; au premier signal de la lutte entre le Nord et le Sud, Sidney s’engagea. Dès l’enfance, il s’était cru des goûts militaires. Avec l’entrain de ses dix-neuf ans il entra dans un de ces crack[2] régimens, où le dandysme des uniformes et une disposition générale à la hâblerie avaient cours ; on ne voyait que le plaisir de l’action, il semblait que tout dût se terminer vite et bien. Des deux côtés, sous ce rapport les illusions étaient égales et des deux côtés on eut à en revenir. Fédéraux et Confédérés rivalisèrent, on le sait, de bravoure et de ténacité. Cela dura quatre ans, pendant lesquels Sidney, tout en faisant admirablement son devoir, sentit croître en lui l’horreur de la guerre dont il n’avait jamais, au temps de ses fantaisies belliqueuses, soupçonné les abominables détails. En 1864, il passa cinq mois dans les prisons de Point Lookout. Là il traduisit en vers quelques pièces de Herder et de Heine ; il eut tout le temps aussi de préparer son roman symbolique de Tiger Lilies, qui parut deux ans après et où l’on trouve les souvenirs d’une vie de simple soldat, car il n’avait été que cela d’un bout de la guerre à l’autre, refusant de l’avancement à plusieurs reprises pour ne pas quitter son jeune frère Clifford, engagé comme lui. Clifford, à son tour, lui donna la même preuve d’attachement. Une étroite intimité exista toujours entre les deux frères, qui ont écrit en collaboration des pièces humoristiques du genre que l’on appelle plantation, verse.

Dans sa prison comme dans les camps, Sidney Lanier était réconforté par la musique ; tout le temps, — et c’était un sujet d’amusement pour ses camarades, — il porta sa flûte cachée sous ses vêtemens ; elle l’aidait à ne pas sentir les privations et à s’étourdir sur le mal qui commençait à le miner, la consomption, contre laquelle il lutta quinze ans de suite. Le régime des prisons aida au développement de ce germe qu’il avait hérité de sa mère. Il était de fait déjà condamné quand, au mois de février 1865, il regagna sa Géorgie natale, forcé par la misère de faire à pied la plus grande partie du chemin. A peine rentré à Maçon, une congestion pulmonaire le mit aux portes du tombeau. Cette fois, cependant, deux mois de séjour à Point Clear, dans la baie de Mobile, parurent le remettre ; il vécut, au grand air, dans ces campagnes féeriques posées sur les eaux comme un mirage et qu’embaument le jasmin, les magnolias et les orangers. Ce fut peut-être là que, devant un latanier « déchiré en musique » par le vent du sud, il trouva la jolie expression de grief melodious soul, âme mélodieuse de douleur. Mais il ne s’agissait ni de rêver ni de chanter. Au lendemain de la défaite, tout le monde était ruiné ; Lanier, dès qu’il en eut la force, accepta, avec une bravoure supérieure encore à celle qu’il avait pu montrer sur les champs de bataille, une place de commis dans la ville manufacturière de Montgomery (Alabama). Peu après, il se rendit à New-York pour faire imprimer son roman des Lys Tigrés trop hâtivement écrit et mauvais en somme, à quelques scènes près, mais où se manifeste déjà son tempérament poétique. On y trouve ce passage sur un sujet qu’il traita toujours avec la plus grande élévation : « Je suis persuadé que l’amour est la seule corde de sauvetage que nous jette le ciel à nous, les naufragés, échoués dans la vie. Amour du prochain, amour de la femme, amour de Dieu, tous les trois sonnant comme des cloches dans un clocher et nous appelant à la prière qui est le travail. Selon qu’on aime plus ou moins, on est plus ou moins victorieux de la chair et de la mort, et plus nous aimons, plus nous sommes des dieux, car Dieu est amour et, si nous aimions comme il aime, nous serions semblables à lui. »

Cette idée de la toute-puissance de l’amour l’a toujours hanté. « Par l’amour, et par l’amour seulement, peuvent être accomplies les grandes œuvres qui ne se bornent pas à abattre, mais qui créent : l’amour, et l’amour seul, est vraiment constructeur en art. » Elle sait comment il comprit l’amour de la femme, celle à qui fut dédié le poème des sources : My Springs.


Au cœur des montagnes de la vie, je connais — Deux sources qui d’un Ilot incessant — Versent sans relâche leurs ondes brillantes — Dans le lointain lac des rêves de mon âme. — Pas plus grandes que deux beaux yeux, elles gisent — Sous le ciel changeant — Et reflètent tout ce qui est de la vie et du temps — Sereine et fine pantomime.

Illuminées d’étoiles caressantes et d’aurores, — Ombragées de fougères, — Ainsi le ciel et la terre sanctifient à l’envi l’un de l’autre — Leurs cris tallines profondeurs.

Toujours, quand la forme de l’Amour — Disparaît derrière les tempêtes déchaînées, — Je contemple mes deux sources et j’y vois — L’amour dans sa vérité.

Toujours quand la foi, — Sous le coup de la douleur, expire dans une trop grande amertume, — Je regarde mes deux sources et j’y retrouve — Une foi au sourire immortel.

Toujours, quand la charité et l’espérance — Condamnées aux ténèbres, y marchent à tâtons, — Je reviens à mes deux sources et j’y vois — Cette lumière qui rend libres les prisonniers.

Toujours, quand l’Art d’une aile capricieuse — S’enfuit où je ne l’entends plus chanter, — Mon œil plonge dans mes deux sources et j’y découvre — Un charme qui me le ramène.

Lorsque le travail faiblit, lorsque la gloire me manque de parole — Et que la timide récompense se refuse, — J’ai recours à mes deux sources, — Et le ciel redevient accessible.

O amour, ô femme, ce sont tes yeux. — Du gris lumineux de ces sources — Coulent les ruisseaux — Qui nourrissent le lac de mes rêves et de ma vie. — Si grands, si purs, si passionnés, — Si pleins d’honneur et de sagesse, — Doux comme un souffle d’expirante violette, — Bien qu’intrépides devant la mort.

Remplis comme un colombier l’est de blondes colombes — De tous les amours d’épouse et de mère, — Amour des pauvres, amour du foyer, amour de la plus haute gloire, — Amour de savoir et d’entendre,

Amour pour tout ce que Dieu et l’homme — Dans l’art et dans la nature ont créé, — Amour féminin des dentelles légères, — Amour des broderies et des grâces souples, — Amour des bijoux, de toutes les petites choses — Qui composent le cercle de la large vie.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Chers yeux, chers yeux, douceur si rarement complète — À la fois du ciel et de la terre, — Je m’émerveille que Dieu vous ait faits miens — Car c’est quand il me frappe[3] que vous brillez le plus.


Cette tendresse profonde, fut vouée, au mois de décembre 1867, à une charmante Géorgienne, miss Mary Day, par ce malade de vingt-cinq ans qui avait déjà dans son passé quatre ans de vie militaire, et seize mois d’un labeur de bureau incompatible avec ses goûts. Il était alors installé à la campagne et avait écrit une douzaine de poèmes qu’on n’eut pas tort de joindre ensuite à ses œuvres plus parfaites ; ils montrent le progrès constant d’un génie laborieux. Les souvenirs de la guerre l’inspiraient et aussi les joies de la famille, — joies et tristesses, hélas, car dans ses Rêves de Juin en Janvier se trouve une confession douloureuse. Pourquoi le poète qui peut rêver la beauté, ne peut-il pas rêver du pain ? Pourquoi peut-il créer en hiver juin tout ardent, et palpitant, le tirer de la froide matière de son âme, sans parvenir à transformer cette même matière en un pauvre pain d’un sou ? Le miracle s’accomplit à la fin. La fortune lui vient en dormant :


O ma douce, rêver c’est pouvoir ! — Et je te rêverai du pain — Et je te rêverai des robes, des diamans — Cher amour, pour vêtir tes grâces divines !… — Venez renom, venez prospérité, et baisez les pieds de mon adorée.


Ceci veut dire qu’il était quelque peu encouragé par des amis et par des éditeurs, ce qui l’aidait à oublier qu’un mois après son mariage, il s’était remis à cracher du sang et qu’il lui avait fallu retourner chez son père étudier le droit pour le seconder dans la pratique de sa profession. Si Lanier n’eût pas alors mis en musique les vers bons ou mauvais qu’il écrivait, il serait mort d’ennui. Au printemps de 1870, son état s’aggrava tellement qu’il lui fallut aller consulter les médecins de New-York. Là il parut guérir ; il n’est pas difficile de comprendre pourquoi. Il vivait dans un milieu conforme à ses goûts, il pouvait se plonger dans les livres dont Maçon possédait un si maigre assortiment. Ce qu’il y a peut-être de plus admirable en lui, c’est le parti qu’il sut toujours tirer des occasions si rares qui lui furent offertes pour élargir le cercle de ses connaissances infiniment variées.

À son gré, l’artiste devait être doublé d’un savant. Parlant d’Edgar Poe, il dit : « Le malheur est qu’il ne sut pas assez ; il lui eût fallu savoir beaucoup plus pour être un grand poète ». Lanier oublie qu’à un grand poète l’intuition peut suffire. Si Poe n’eut pas, comme lui, le souci de la vérité exacte et scientifique, ni d’aucune vérité en somme, lui préférant en poésie, il l’a dit lui-même, le plaisir, du moins devinait-il ce qu’il ne savait pas, et la vie l’avait instruit mieux que les livres. Quelques années d’enfance passées en Angleterre avaient fait de lui un Anglais ; il s’était assimilé la France et l’Italie sans les avoir vues autrement que dans sa prodigieuse imagination ; c’est la richesse de l’imagination qui manque à Lanier ; voilà pourquoi il tient tant à l’acquis. Faute de ressources cependant, il dut s’arracher à ses études passionnément poursuivies, quitter le climat intellectuel qui lui réussissait, retourner en Géorgie ; là il se remit à tousser. On lui persuada que sa santé se trouverait bien de l’air du Texas, mais dans la ville à demi espagnole de San-Antonio il se sentit, après avoir esquissé un tableau coloré de l’endroit qui ressemblait si peu au foyer littéraire de ses rêves, plus malade que jamais. Pendant cet hiver de solitude il écrivait à sa femme :

« Ce serait à croire que mon esprit chante le chant du cygne avant sa dissolution. Toute la journée il a nagé si vite dans le vaste espace des profondeurs subtiles, inexprimables, poussé par les vents successifs d’une mélodie céleste ! L’essence même de tous les chants, chants d’oiseaux, chants d’amour, chants populaires, chants de l’âme, chants du corps, a soufflé sur moi en brusques rafales, comme l’haleine même de la passion… »

Sentant bien qu’il n’avait devant lui que de courtes années de grâce, Sidney Lanier résolut de se consacrer à ce qu’il adorait, la musique et la littérature. L’occasion se présentait pour lui d’entrer comme première flûte dans l’orchestre des fameux concerts Peabody à Baltimore[4]. Il écrivit alors à son père, qui insistait pour qu’il continuât à demeurer auprès de lui, cette pathétique supplication : « Mon cher père, pensez combien, vingt ans de suite, à travers la pauvreté, à travers la souffrance, à travers la fatigue et la maladie, à travers l’atmosphère antipathique d’un collège illusoire et d’une armée dénuée de tout, sans le moindre rapport avec le monde des lettres, malgré, dis-je, toutes ces circonstances déprimantes et mille autres que je pourrais énumérer, ces figures de la musique et de la poésie sont restées dans mon cœur si fermement que jamais je n’ai pu les bannir. Ne vous semble-t-il pas, comme à moi, que j’aie le droit de m’enrôler parmi les fidèles de ces deux arts sublimes, les ayant suivis si longtemps et si humblement au milieu de tant d’amertume ? »

Le père se rendit, consentant à tout ce que son fils voudrait faire et l’aidant avec générosité dans la faible mesure de ses moyens. Pendant six ans, Sidney Lanier garda sa place dans les concerts Peabody ; en même temps, il envoyait aux Magazines des vers qui choquaient les idées préconçues d’un public médiocrement artiste. Comme sa femme s’en inquiétait, doutant parfois de sa vocation, il lui écrivit dans le style spontanément précieux et alambiqué qui était le sien. « Je te ferai une confession de foi, te disant en paroles à toi, mon moi le plus cher, ce que je ne dis pas à mon moins cher moi, sauf par le sentiment. Sache donc que ces déceptions étaient inévitables et qu’il s’en produira d’autres jusqu’à ce que j’aie achevé de livrer la bataille qui s’impose à tout grand artiste depuis le commencement des temps… La philosophie de mes déceptions est qu’il y a trop d’habileté (cieverness) entre moi et le public. » Il énumère tous les génies méconnus qui ont eu le même sort, puis il reprend : « Je t’écris ceci, parce que chaque jour je me représente ma femme se représentant son mari las, malheureux, découragé, et parce que je ne veux pas que tu t’affliges sans motif. Sans doute, j’ai mes peines très aiguës, plus aiguës momentanément que je ne voudrais le laisser voir à personne ; cependant je remercie Dieu qui permet qu’une connaissance chaque jour croissante de lui et de moi-même nie fasse un firmament de bleu imperturbable dans lequel se dissolvent très vite tous les nuages. J’ai voulu te dire ceci plusieurs fois déjà, mais il n’est pas facile de s’amener à parler ainsi de soi, même à ce qu’on a en soi de plus cher. N’aie donc pas de craintes ni d’anxiétés à cause de moi ; considère toutes mes épreuves simplement comme le témoignage que l’art n’a pas d’ennemi plus impitoyable que ce qu’on appelle le métier[5]. Peu importe que j’échoue ; l’échec en cette affaire ne signifie pas grand’chose : « Que mon nom soit flétri, que la France soit libre ! » disait Danton. Ce qui, interprété pour mon compte, peut se traduire : « Que mon nom périsse, la poésie est de la bonne « poésie et la musique est de la bonne musique, et la beauté « ne meurt pas et le cœur qui en a besoin sait la trouver. »

Lanier était alors profondément plongé dans l’étude de la littérature anglaise, serrant de près les textes anglo-saxons. Son enthousiasme pour la pensée et les formes des vieux bardes anglais se montre dans l’introduction au recueil d’anciennes ballades qu’il a réunies pour la jeunesse et qui composent une partie relativement intéressante de son œuvre en prose, bien que ce ne soit, comme The Boy’s Froissart et The Boy s Mabinogion, qu’un travail d’éditeur. Il fit ainsi un choix intelligent de nos anciennes chroniques françaises et des légendes galloises de la Table ronde qui, en s’adressant aux enfans, avait pour but principal de répandre en Amérique les principes d’une certaine chevalerie nécessaire dans tous les temps et à tous les pays.

Au milieu de ces travaux secondaires, quelquefois bien indignes de lui, mais toujours relevés par la distinction qu’il y mettait — (nous le voyons au mois de mai 1874, visiter la Floride avec mission d’écrire ce qu’il appelle un Guide spiritualisé pour une compagnie de chemins de fer), — Lanier parle sans cesse des deux ou trois heures qui lui manquent pour jeter sur le papier les poèmes qui remplissent, jusqu’à lui faire mal, sa tête et son cœur. Durant un séjour chez son père, il écrivit cependant le fameux poème du Blé (Corn) qui attira pour la première fois sur lui l’attention générale.

Il avait été frappé de la désolation d’une certaine partie de la Géorgie, autrefois consacrée à la culture du coton, et sur ce thème apparemment vulgaire, mais qu’il jugeait assez douloureux pour pouvoir être poétique, fut brodée l’une de ses plus belles pièces. C’est d’abord un paysage forestier : nous sommes au fond des bois à travers lesquels tremblent et passent fugitives des formes brillantes, évanouies aussitôt dans la verdure, comme les étoiles de l’aube se fondent dans le bleu. Les feuilles qui lui effleurent la joue le caressent ainsi que des mains de femme, les branches enlaçantes expriment en l’embrassant une subtilité de puissante tendresse, les profondeurs du taillis exhalent des bruits semblables aux battemens d’un cœur. De tous les arbres sortent des soupirs, les longs et profonds soupirs du printemps captif qui cherche à s’échapper.

Et le poète prie avec les mousses, les fougères, les fleurs sauvages qui se dérobent aux regards humains comme des nonnes craintives, en exhalant vers le ciel un parfum d’adoration. Il tressaille lorsque viennent le surprendre des lambeaux de murmure échappés à des âmes feuillues qu’on ne connaît pas. Il erre lentement, avec des regards fureteurs qui montent du miracle compliqué de l’herbe touffue vers l’espace où s’entrelacent ciel et feuillage si étroitement que le bleu du ciel semble broché sur un ciel de verdure. Et il arrive ainsi à la barrière en zigzags qui arrête l’irruption véhémente des ronces et des sassafras s’élançant pour arrêter la marche de la culture, opposant leurs rameaux et leurs épines comme autant de piques contre l’armée du blé. Le blé, c’est le maïs, qui porte en Amérique le nom générique de corn (grain), ce grand maïs indien aux épis si hauts et si drus qu’un homme pourrait, se cacher derrière eux. Sans faux ni faucille, le poète fait à perte de vue des moissons merveilleuses. Précédant de beaucoup les premiers de sa troupe, un capitaine géant agite ses glaives formidables au plus vif de la bataille engagée contre le champ par la haie envahissante. Et c’est à lui que s’adresse le promeneur, c’est à cette tige lustrée qui n’avance ni ne parle, qui cependant est pour lui le type même de l’âme du poète conduisant l’avant-garde de son temps et entraînant les timides avec elle. Ame calme, mais haute, aux racines profondes, âme humble, mais riche en grâce et en générosité, âme remplie de douceur comme le sont ses longues veines d’une douceur empruntée aux quatre élémens sauvages et qui s’élève plus haut toujours, au-dessus des mortels, sans pour cela quitter la terre solide et vénérable qui lui a donné l’être.


Tu te tiens debout sur ta tombe future, brave et serein, aspirant d’un souffle ininterrompu la vie que tu puises dans la mort même. Le fruit que tu donnes écrit éloquemment ton épitaphe et tu es à toi-même un monument. Comme le poète, tu as construit ta propre force en distribuant une nourriture universelle tirée en proportions choisies du sol grossier et de l’air vagabond, des ténèbres de l’effrayante nuit et des cendres antiques dont la flamme disparue retrouve en toi une vie plus belle et une plus longue gloire, des blessures et des baumes de la tempête ou de l’accalmie, des débris, des ossemens, des racines…

Dans ta vigoureuse substance tu as absorbé tout ce que t’apportait la main des circonstances. Oui, dans ta verdure fraîche et consolatrice tu as filé l’éclat radieux d’un blanc rayon tiré tout incandescent du soleil. Ainsi tu fais agir mutuellement l’une sur l’autre la force de la terre et la grâce du ciel, ainsi tu coules ensemble l’ancien et le nouveau dans un moule plus noble, ainsi tu réconcilies le froid et la chaleur, l’éclat et l’obscurité et d’autres contraires.

Ainsi, lié par le sang à tout ce qu’il y a de haut et de bas, tu joues dignement ton rôle de poète, prodiguant les richesses de ton cœur tant de fois meurtri avec un zèle égal pour nourrir le seigneur en son palais et la bête de somme dans son étable, ayant pris à tous pour pouvoir à tous donner.


Et alors le poète adjure son frère l’épi, de regarder plus loin, de l’autre côté de la vallée : au-delà d’un moulin qui s’écroule, une colline géorgienne découvre au soleil sa tête aride et ses flancs labourés de cicatrices. Ses enfans l’ont abandonnée, ils la laissent privée de soins sous les intempéries. Jadis, c’était l’empire du coton hasardeux, prétexte au jeu et à l’usure. Sous son règne, chaque champ devint un tripot d’enfer, le cultivateur étant dupe de spéculations aventureuses, esclave des banquiers, jusqu’au jour où, ruiné, il prit la fuite vers l’ouest, laissant ses champs en friche. Puis, à la fin Sidney Lanier compare la montagne devenue stérile au roi Lear et l’interpelle : « Toi que la divine Cordelia de l’année, le printemps pitoyable, essaie vainement d’égayer dans sa morne solitude, souverain découronné qu’aucun de ses sujets, homme ou bête, ne réclame, le grand Dieu cependant transformera ton sort, il te ramènera aux jours de ta royauté. Des moissons dorées te couvriront par les soins de quelque cœur hardi qui, épousant généreusement ta cause, te soignera, te défendra avec les muscles des temps antiques et les ressources de l’art moderne. »

Dans cette pièce on trouve réunies les caractéristiques de la poésie de Lanier, l’amour délicat et passionné de la nature, un amour qui pourrait rivaliser avec celui de Wordsworth, à la simplicité près, une façon de personnifier tout ce qui est d’elle, les feuilles, les nuages, les vents et jusqu’aux objets les moins susceptibles de personnification qui, malgré les absolues différences de méthode, rappelle Walt Whitman, et enfin et avant tout un choix de mots d’une justesse, d’une harmonie qu’aucun traducteur ne pourra jamais rendre.

Ce qui fit la fortune de ce poème du Blé ne fut probablement pas son seul mérite intrinsèque, mais le choix d’un sujet qui répondait aux soucis du temps. Quelques admirations particulières très éclairées et très enthousiastes à la fois vinrent en outre réconforter l’auteur, celle surtout de Bayard Taylor, un poète qui, s’il n’est pas connu en France, est célèbre en Allemagne par sa traduction de Faust, et à qui des idylles pensylvaniennes, d’intéressantes Orientales, souvenirs de voyage ou échos du foyer, ont fait une grande réputation dans sa patrie. Bayard Taylor, l’homme de goût, au jugement cultivé, qui n’eut qu’une ambition, celle d’emmagasiner la plus grande provision d’expérience que puisse fournir ce monde, accorda d’emblée une estime et une sympathie qu’il ne prodiguait pas, au nouveau poète du Sud, et ce dernier y répondit par une confiance dont témoigne cette phrase navrante : « Je ne puis vous décrire dans quel désert, au sein de quelle famine j’ai vécu !… Peut-être savez-vous que, pour nous autres, de la jeune génération du Sud, presque toute la vie depuis la guerre a consisté à ne pas mourir. »

Sidney Lanier dut à Bayard Taylor d’être désigné pour écrire la cantate du centenaire des Etats-Unis (1776-1876). Dangereux honneur qui lui attira force déboires. On eut l’imprudence de la publier sans la musique pour laquelle ce musicien poète l’avait écrite. Ce fut un toile général, l’orchestre n’étant pas là pour mêler la voix des vents et de la mer aux soupirs des Pèlerins que la Mayflower transporte vers leur nouvelle patrie, ni pour accompagner d’un quatuor maigre et désespéré dans le mode mineur les cris de misère qui indiquent le débarquement au milieu des horreurs du froid, de la fièvre, de la disette et des vengeances indiennes, ni pour hurler les vociférations de la terreur, de la colère et du crime déchaînées contre la colonie naissante, ni pour souligner le chuchotement sourd, intense et rapide de la patience et du travail, le crescendo de l’allégresse renaissante, le pianissimo de la prière, l’éclat du triomphe final. Tout cela fut déclaré grotesque, inintelligible, par le public américain moins formé encore à la littérature artiste que nous ne pouvions l’être en France il y a vingt ans. Lanier souffrit cruellement de ces critiques, lui qui avait cru écrire « quelque chose d’aussi simple et d’aussi candide qu’une mélodie de Beethoven », s’étudiant, dit-il, à exprimer les idées les plus larges d’une façon qui ne pût blesser aucune âme moderne, et à concentrer notamment dans un certain morceau, le chant de l’Ange, « toutes les philosophies de l’Art, de la Science, du Pouvoir, du Gouvernement, de la Foi et de la Vie sociale ! »

Ici s’affirme cette confusion entre la musique et la poésie que certains amateurs de complications impossibles ont cherché depuis à acclimater chez nous. « J’ai adopté, dit-il, les trochées du premier mouvement, parce qu’elles forcent à un mouvement mesuré, sobre et méditatif de l’esprit, et aussi parce qu’elles ne sont pas conformes au génie de notre langue. Quand les difficultés cessent et que la terre apparaît aux Pèlerins comme une unité distincte, alors je retombe dans nos iambes natifs. » M. Stéphane Mallarmé a certainement eu un précurseur en Amérique, et aussi Verlaine, et tous ceux qui écrivent en vers des symphonies, des variations, des romances sans paroles, des cantilènes, des gammes. Sidney Lanier fut un des premiers créateurs de cet art de rythmes et de syllabes qui doit participer des deux arts à la fois, et chez lui c’est toujours la musique qui domine. Il le reconnaît lui-même : « Quelque don que je puisse avoir, c’est un don musical, la poésie étant pour moi une simple tangente par laquelle je m’échappe quelquefois. Je pouvais jouer passablement de plusieurs instrumens avant de savoir écrire d’une façon lisible et, depuis, tout le plus profond de ma vie a été rempli par la musique. »

Les railleries des philistins n’atteignirent jamais sa foi intense. Il affectait de dédaigner la critique de son temps, posant en principe que l’artiste doit humblement et amoureusement, sans amertume contre l’opposition qui lui est faite, produire ce qu’il y a de meilleur en lui. « La critique contemporaine n’a-t-elle pas crucifié Jésus, lapidé saint Etienne, traité saint Paul de fou, jugé Luther comme un criminel, torturé Galilée, chargé de chaînes Christophe Colomb, exilé Dante, tué Iveats ? Milton ne dut-il pas se contenter de cinq livres sterling pour le Paradis perdu, Shelley ne fut-il pas méprisé comme un chien immonde ; et combien de sarcasmes prodigués à Gluck, à Schubert, à Beethoven, à Berlioz, à Wagner ? » S’en remettant comme eux à la postérité, Sidney Lanier continuait de travailler, le plus souvent seul à Baltimore, jouant de la flûte aux concerts Peabody et produisant, quand il le pouvait, ses poèmes qui parurent réunis une première fois en 1877.

Parmi eux se trouvent quelques-uns des plus célèbres : le Blé, la Symphonie, Dans l’Absence, Moralités des roses (Rose Morals), Prière spéciale (Spécial pleading) et Le Psaume de l’Ouest. Ce Psalm of the West célèbre les noces de l’Adam vigoureux des terres nouvelles avec la Liberté, une seconde Eve qui de nouveau lui apporte la connaissance du bien et du mal. Toute l’histoire de la grande République, depuis ses commencemens, entre dans un chant interminable pour lequel Sidney Lanier a forcé sa voix, s’élevant jusqu’au genre épique, mais tombant en même temps dans le genre ennuyeux.

Sa santé cependant devenait de plus en plus mauvaise et, l’automne de cette année-là, les médecins lui dirent qu’il ne verrait pas le printemps suivant, s’il ne se décidait à aller chercher un climat plus doux. Au milieu de décembre, Lanier gagna donc Tempa en Floride, et il trouva un grand soulagement à vivre auprès de sa femme bien-aimée dans ce pays quasi tropical. Au mois d’avril, il retourna en Géorgie où les siens souhaitaient toujours de le retenir, mais la musique et les lettres le rappelaient à Baltimore ; il retourna prendre sa place aux concerts Peabody et joua encore trois hivers de suite. En même temps, il faisait des conférences à un public restreint sur la poésie de l’époque d’Elisabeth. Grand succès, mais peu d’argent ; ceci le conduisit cependant à l’une des dernières et des plus grandes joies de sa vie. Le président Gilman lui offrit de se charger d’une série de conférences sur la littérature anglaise à l’Université Johns Hopkins. C’était le premier salaire fixe qu’il eût reçu depuis son mariage : la sécurité qui s’ensuivit pour lui, le plaisir d’aborder un auditoire nombreux et bien préparé, sembla galvaniser ce mourant. Il s’acquitta triomphalement de sa tâche, et le cours excellent qu’il fit sur la prosodie durant l’hiver de 1877, parut en volume l’année suivante, sous le titre de The Science of english verse.

En traitant à fond le sujet de ce livre je m’exposerais au reproche que Lanier fit à presque tous les critiques de son pays qui, faute de connaissances spéciales, n’y avaient presque rien compris. Il parlait des plus bienveillans avec indignation : « Neuf sur dix, s’écriait-il, sont partis de cette théorie générale qu’un livre sur la prosodie doit être un recueil de règles pour faire des vers, et cependant, aucun d’eux n’irait s’imaginer qu’un livre sur la géologie fût nécessairement une collection de règles pour fabriquer des rochers !… Autant confondre tout de suite l’ouvrage de Huxley sur l’écrevisse avec un manuel de cuisine ! » Il s’étonnait avec grande raison de trouver chez les gens qui écrivent une certaine appréhension du danger d’en savoir trop sur les formes de l’art. Un de ses amis, haut placé dans la littérature, lui avait dit : « Quant à moi, je préfère continuer à écrire des vers par instinct. — Quelle illusion ! réplique le poète. Quelle illusion de croire que nous fassions une chose instinctivement parce que nous la faisons sans système, sans école ! Mais il n’y a qu’à réfléchir une minute pour voir qu’il n’y a pas eu un seul vers écrit par instinct depuis le commencement du monde ! »

Le bon sens qui s’alliait chez Lanier à l’exubérance poétique se montre ici. Selon lui, et il a mille fois raison, le poète qui craint qu’un excès de technique n’arrête chez lui la spontanéité, confesse sa propre faiblesse. Le vrai génie est toujours avide de formes nouvelles, il ne pense qu’à élargir son savoir, car en réalité l’artiste digne de ce nom ne travaille jamais dans l’espèce de transport, d’enivrement que suppose le public. Une partie considérable de son œuvre consiste dans la sélection des idées ; elles se pressent en lui et il doit choisir. Au plus fort de l’inspiration il lui faut conserver le calme d’un dieu afin de rester jusqu’au bout maître de son art, sans être maîtrisé par lui. Les grands acteurs savent bien cela.

Fidèle à ses principes, Sidney Lanier, dans la Science du vers anglais, donne les aperçus les plus vastes et les plus complets de la forme poétique sans les ériger en loi, car, dit-il, comme conclusion, — « pour l’artiste en vers il n’y a pas de loi, la perception et l’amour de la beauté constituent tout son équipement, et ce que j’ai exposé n’est fait que pour élargir cette perception, pour exalter cet amour. Il faut dans tous les cas en appeler à l’oreille, mais l’oreille doit être dans ce dessein cultivée autant que possible. » Selon le jugement des versificateurs que j’ai pu consulter, la méthode présentée par Sidney Lanier pour régler scientifiquement les lois de la prosodie anglaise serait une trouvaille. En voici le résumé : Il remplace les signes et les chiffres conventionnels par des notes de musique. Une longue devient une noire et une brève devient une croche. Le système est singulièrement ingénieux, parce qu’il admet des pauses et des demi-pauses chaque fois que le sens et le sentiment de la phrase demandent un arrêt. Il scande les vers en mesures musicales de notes et de pauses rythmées, changeant le nombre de ces signes pour les adapter au nombre de syllabes, mais gardant la valeur de durée de chaque mesure. Le vers héroïque de cinq pieds, le pentamètre devient une phrase de cinq mesures à 3/8 et l’iambe, au lieu d’être une brève et une longue, devient une croche et une noire. Là où deux syllabes non accentuées se suivent, il met deux croches ou deux demi-croches ; là où la syllabe manque, il met une pause. J’ai vu un intelligent professeur, désireux de faire sentir aux Parisiens, dans un cours populaire, les nuances et le chant de la prononciation anglaise, goûter très fort cette méthode.

— Le vers, dit Sidney Lanier, dépend de la capacité de l’oreille pour saisir les nuances et le retour régulier de certains sons. La nuance de ces sons s’appelle diapason, la qualité s’appelle timbre, la durée s’appelle rythme. Or le rythme est une loi universelle qui régit toute la musique, qu’il s’agisse d’une phrase parlée, ou chantée, ou récitée, ou simplement exprimée par les battemens de mains du nègre qui scande silencieusement un air de danse. Le rythme du vers n’est autre chose que la mesure d’une musique. L’intimité étroite existant entre les deux arts fait que le meilleur moyen d’expliquer un vers est de le réduire en notes musicales ; la qualité ou nuance décidera du son, la mesure en sera le rythme. Ainsi scandés, bien des vers, harmonieux d’ailleurs, mais ne pouvant être comptés par longues et brèves, déclarés à cause de cela irréguliers ou mauvais, deviennent absolument corrects et d’une beauté très originale, la pause en arrêt donnant le pied qui semblait manquer et remplissant le vide fait instinctivement par le lecteur. Ces arrêts sont très fréquens chez les grands poètes et dans les ballades, dans les chansons populaires. Ils existent dans la conversation, où l’on s’arrête pour soupirer, pour sourire, pour s’étonner, pour s’indigner.

Tout ceci semblera intéressant et clair, même aux ignorans. Suivre l’auteur dans les preuves abondantes qu’il prodigue, dans les divisions et sous-divisions de ses mesures et de ses dictées musicales serait difficile, mais je m’appuie, je le répète, sur l’opinion de juges très compétens pour admettre que sa façon de scander, — en ce qui concerne la prosodie anglaise, — est infiniment plus facile et plus poétique, tout en étant plus scientifique, que l’emploi des longues et des brèves latines ou des chiffres.

Ce n’est pas cependant l’avis de tous. M. Stedman, le critique qui en Amérique a le plus d’autorité, fait observer, en parlant des formules poétiques de Poe comme de celles de Lanier, que ces formules de poètes sont toujours modelées sur les capacités de leur inventeur, et que Lanier, pour ne parler que de lui, n’a pas échappé au danger de se laisser aller à des improvisations de virtuose vagues, faciles et rêveuses, à d’interminables récitatifs. Il l’accuse, au milieu des plus grands éloges, d’avoir essayé de rendre par des mots ce qui n’est possible qu’à la gamme. Très probablement, comme le dit M. Stedman, Lanier aurait fini par appliquer non seulement la mélodie, mais l’harmonie et le contrepoint aux usages de la poésie, « les deux arts atteignant en lui leur conjonction extrême. »

Il se surpassait toujours comme flûtiste au concert Peabody, et cela en dépit de la fièvre qui, au printemps de 1880, l’avait saisi avec violence pour ne plus le quitter. En vain essaya-t-on une fois encore du changement de climat ; pendant un dernier et mortel hiver, il réussit à poursuivre ses conférences, sa femme lui servant de secrétaire, car il ne pouvait plus écrire. Le thème qu’il se proposait était le roman anglais et son développement, mais une tendance naturelle à élargir les sujets fit qu’il traita en même temps du développement de la personnalité humaine, montrant ses progrès depuis le drame antique où l’on peut déjà découvrir le germe de ce que nous appelons le roman, jusqu’à nos jours où l’exagération de l’identité personnelle, les différences entre homme et homme, la diversité, lu complexité croissante du moi, ne pouvant plus être exprimées par les formes anciennes, se sont épanchées dans un genre nouveau. En guise d’illustration à cette enquête sur les raisons de la prépondérance actuelle du roman, enquête poursuivie d’Eschyle à George Eliot, à travers la Grèce, la Renaissance, Shakspeare, Richardson et Fielding, jusqu’à Dickens, jusqu’à la femme éminente qu’il considère comme le plus grand des romanciers modernes, Lanier lisait des passages choisis chez les différens écrivains ; et je ne crois pas qu’on ait jamais commenté avec plus de profondeur et plus de goût Amos Barton et The Mill on the floss, Daniel Deronda et Adam Bede. Chose merveilleuse que ce poète, si prompt en apparence à se laisser absorber par les élémens extérieurs, soit en même temps un critique si fin, si pénétrant.

Ni vague ni indécision dans le fond de ses jugemens ; et leur expression aussi est d’une netteté irréprochable, soit qu’il démontre l’inanité de la désignation de « roman expérimental » appliquée à l’œuvre de M. Zola, soit qu’il ose décocher ce trait au divin Emerson, « si sage qu’en trouvant la sagesse il se perdit quelquefois lui-même », soit qu’il se dise invité par Swinburne, à un festin où les plats étaient d’or et d’argent, mais ne contenaient que du poivre, soit que, tout en rendant justice à l’influence vivifiante de Walt Whitman qui l’a toujours rafraîchi « à la façon d’un jet salé d’écume marine », il expose tout ce qu’il y a de dandysme à rebours dans la chemise ouverte et les bras musclés du colosse. « Whitman, dit-il, est le boucher de la poésie, il nous sert de grandes tranches crues, et le cartilage avec, pour nourrir nos âmes. Autant que je puis m’en rendre compte, l’argument de Whitman parait être celui-ci : puisque la Prairie est vaste, la débauche est par conséquent admirable et, le Mississipi étant très long, par conséquent aussi chaque Américain est un Dieu. »

Sidney Lanier devait faire cette année-là vingt conférences ; il dut en réduire le nombre à douze, car sa faiblesse était devenue telle qu’on pouvait craindre chaque fois qu’il ne rendît le dernier soupir dans la voiture qui le ramenait chez lui. Sur son lit, il crayonnait cependant les dernières strophes de son chef-d’œuvre, la plus belle des hymnes du marais, évoquant ainsi, devant ses yeux qui allaient bientôt se fermer, le spectacle que lui avait tant de fois donné le lever du soleil (Sunrise) :


Dans mon sommeil je désirais leur présence, j’avais soif — Du chêne vert, du marais et de la mer, — Les petites feuilles vertes ne me laissaient pas dormir en repos. — Un parfum s’éleva des marais. — Une invite à la marche, vers les vastes horizons, — Mêlée à la folle brise de la mer qui soufflait, — Vint entre les feuilles ployées qui bruissaient, — Vint jusqu’aux portes du sommeil. — Alors mes pensées, au fond du noir donjon — Du château des captifs caché dans la ville du Sommeil, — Sursautèrent, s’assemblant par deux et par trois : — Les portes du sommeil se mirent à trembler — Ainsi que les lèvres d’une amante qui balbutie le oui, — En frémissant de bonheur. — Les portes du sommeil s’ouvrirent toutes grandes.

— Je me suis éveillé, je suis venu, mes bien-aimés, je n’ai pu résister ; — Je suis venu avant l’aube, ô chênes verts, mes bien-aimés, me cacher — Dans vos ombres évangélisantes ; — me voilà — Comme un amant en son paradis ; le marais m’appartient et la mer est à moi.

Dis, arbre au corps d’homme, à l’écorce rugueuse, — que mes bras embrassent dans la nuit, sais-tu — De quelle source viennent ces larmes qui coulent à tes pieds ? — Elles ne viennent pas de la raison, mais de profondeurs plus inconséquentes. — La Raison ne pleure pas, — Quelle logique de sympathie existe entre les chers arbres, supérieurs à toute beauté, et la pluie de nos yeux ?

O malignes feuilles vertes, mignonnes artistes ! vous qui éclairez — Le fond terne de l’ombre de vos ombres lumineuses qui massent — Sur le noir vague de la nuit des dessins et des plans — Ainsi. — Oh ! si je savais, si je pouvais savoir ! — Avec vos questions brodées sur l’obscurité de la question de l’homme — Et vos silences dessinés sur le silence de l’homme — Pendant que son appel vers les morts, pour savoir, reste sans réponse, — Sans réponse. — Ainsi vous m’avez tracé — Des dessins dans la nuit de notre science — — Oui, vous m’avez enseigné — Que peut-être savons-nous un peu plus que nous ne croyons savoir.

Vous qui soupirez, qui chuchotez, qui chantez dans les orages, — Consciences qui semblez murmurer des prières connues, — Consolatrices pour les passions qui font pleurer, — Amicales, fraternelles, amoureuses feuilles, — O versez sur moi, de vos ombrages où je m’abrite, — Les vérités que vous recueillez des brises qui me font souffrir — Pénétrez-moi de… — Ces senteurs des bois qui m’apportaient naguère un souffle rapide, — Senteurs de la rive céleste au-delà du fleuve de la mort. — Apprenez-moi les termes du silence, enseignez-moi — La passion de la patience. — Interrogez-moi, criblez-moi, — Et tandis que, suspendues, vous tournez vers le ciel des myriades de mains — Priez pour moi des myriades de prières.


Vénérable marais qui rampes près de la mer, — Vieux nécromant, plongé dans l’Alchimie, — Toi qui distilles le silence — vois, — Ce que nos pères auraient donné leur vie pour connaître. — Le dissolvant qui peut tout dissoudre — Toi, — Tu l’as trouvé : car ce silence qui remplit maintenant — La voûte éclairée de l’espace… — Ceci résume tout : l’homme, la matière, le doute, la disgrâce, — La mort, l’amour, le péché, la raison. — Tout doit se trouver dans la claire solution du lointain silence. — Trop claire : qui peut lire dans ce néant de cristal ? — La nuit la plus noire nous donnerait plus de lumière. — Pourtant de précieuses qualités de silence planent — Autour de ces vastes bords, prêtes à servir. — Ah ! si ton âme étouffe faute d’espace — Si elle souffre d’abaisser ses aspirations au niveau de celles d’autrui — Par besoin de sympathie ; si tu désespères de trouver — Un homme à l’esprit assez large, assez libre de ressort — Pour comprendre le Nouveau de tes paroles et de ton être, — C’est ici, c’est ici que tu peux ouvrir ton cœur — Et le laisser s’épancher en liberté : s’épancher en liberté — Devant l’étendue des marais, dans la libre solitude de la mer.

Voici la marée haute : le marais, aux ruisseaux débordans, — Reluit, labyrinthe limpide et plein de rêves. — Chaque petite baie arrondie paraît dormir, enchantée — Et contient tout un poème d’étoiles du matin. Le ciel — Brille faiblement éclairé par une seule voie lactée, — Le marais en a dix agrafées sur son sein. — Oh ! si un son se produisait ! — Si un mouvement venait mettre en jeu — Cet arc tendu de beauté et de silence ! — Je crains, je crains de voir ce dôme de lueurs diaphanes — Se briser comme une bulle trop gonflée dans un songe. — Ce dôme de fragiles tissus d’espace et de nuit — Trop chargé d’étoiles, trop rempli de lumière, — Trop nourri de beauté et de silence, disparaître — Ainsi qu’une image de rêve qui s’évapore, — Si le moindre choc vient effleurer sa grâce, — Le moindre bruit le moindre geste.

Mais non, c’est fait, écoutez ! Quelque part, là-bas, mystère ! — Où ? Dans les feuilles ? Dans l’air ? Dans mon cœur ? Un mouvement se perçoit ; — C’est un élan de l’aurore, comme le reflet d’une ombre sur l’ombre — On le sent dans les feuilles : un léger bruissement tumultueux — Passe à travers les bois : les petits oiseaux, se parlant doucement, — Se sont dit qu’on attend le maître, puis, ils se sont tus : — Mais mon cœur et l’air et la terre frissonnent. — Voyez ce canard sauvage qui vogue au tournant de la rivière, — Voyez, le frémissement passionné — De l’attente fait onduler les tiges — De l’herbe des marais, en vagues et en ombres fugitives, — Et des ailes invisibles, d’un vol rapide, d’un vol rapide viennent battre — Dans l’ombre au-dessus de ma tête, ainsi que bat mon cœur ; et d’un mouvement ferme et libre — Le reflux descend du marais à la mer. — Disparaissez, petits ruisseaux, avec vos brassées d’étoiles et de rêves ! — Et un invisible gabier hisse… La voile qui flotte joyeuse. — Regardez dans l’Orient ! L’Orient s’est dévoilé, l’Orient a laissé paraître — Une rougeur ; elle meurt, elle revit : elle meurt avant que l’Occident — Ait pu la voir : non, elle reste, elle dure : — Attention, doux ciel ! C’est l’Aurore ! Puis une vision de flamme à travers cette vision de rose se déroule — Et monte jusqu’au zénith ; c’est un dôme d’or mat — De la forme d’une ruche, qui s’élève de la mer : — La ruche est d’or mat, mais oh ! l’Abeille, — L’Abeille nourrie d’étoiles, l’Abeille faite de feu, — Tout en or éblouissant est la grande Abeille, le soleil — Qui va venir projeter ses rayons de la ruche sur la mer.

Et maintenant la rosée et le gris du matin — vivront leurs petites vies transparentes et modestes — Jusqu’à ce que leurs âmes s’exhalent à l’approche du soleil ; — Maintenant chaque mignonne sphère de rosée — Contient toute l’image du matin reflétée — Comme dans la grande sphère bleue du ciel ; avec ses autels illuminés, — Argentés jusqu’aux bords lointains de l’Océan, — Le marais apparaît consacré — Au culte du matin. Paix à l’interrègne — De la Vierge Matin, mère suave et bénie, — Dont la pensée tout entière est à la paix, à l’Enfant…

Artisan né dans la pourpre, Chaleur ouvrière, — Toi qui sépares les atomes passionnés qui s’efforcent — Et cherchent à s’entremêler dans la froide mort de l’unité, hôte intime, — Convié au mariage des élémens, compagnon des publicains, — Roi sacré à la blouse de flamme, qui flânes sur nos têtes — Par les cieux paresseux et qui cependant travailles sans cesse, — Toi, qui de la forge du tonnerre et des battemens — D’un cœur d’homme es le grand moteur,… — Artiste, dont la mer là-bas nous montre les travaux, — Dans le vert du rivage et les multiples bleus du large, — L’éclat des perles, les nuances des coquilles et tous les tons — Devant lesquels pâlit le teint des jeunes filles. Le lis et la rose — Confessent ta puissance, et chaque flamme qui brûle — Au sein virginal des pierres scintillantes, — Tout vient de toi, tout vient de toi. — Magicien des orages, soit que tu chasses les vents en tourbillon — Ou que tu fasses voltiger les subtiles essences polaires qui tourbillonnent — Autour de l’aimant de la terre, toi dont le cœur est un ouragan — Déchiré de disputes, bariolé de questions, souvent — Divisé de part en part, et cependant toujours une sphère lumineuse — Toujours l’artiste, toujours trop grand et trop éclatant — Pour l’œil humain : Essence multiple, — Il me faut quitter la face du Soleil : — La vieille misère s’éveille et s’agite, ses rides sont pleines de menaces ; — Le travailleur doit aller à sa besogne dans la terrible ville, — Mais je ne crains pas, non je ne crains pas le plus dur labeur — Je suis fort de la force de mon seigneur le Soleil…

……………………………………

Oh ! jamais la houle de la mer — Du commerce ne pourra te cacher, — Ni la fumée aux teintes d’enfer des usines — Te cacher, — Ni les miasmes de la fange politique du jour — Te cacher. — A travers la nuit mon cœur gardera ton image — Et le jour mon esprit ayant éprouvé ton secours — Travaillera en paix à son art, jusqu’à ce que là-haut, à tes côtés — Mon âme aille flotter, Ami Soleil, — Quand la journée sera faite.


Inspiration inégale sans doute, variations décousues sur un thème flottant, et çà et là trace de galimatias ; mais quelle ampleur, quelle précision aussi, bien souvent, dans les images ! Comme on reconnaît l’observateur attentif et scrupuleux de la nature ! Ajouterai-je que la pensée de ce symboliste, encore qu’elle soit exprimée en anglais, n’est jamais pour nous inintelligible autant que peut l’être parfois celle de ses confrères de France ; et quel coup d’aile vers des hauteurs où la plupart d’entre eux ne s’élèvent jamais ! Sans parler de ce qui ne peut être rendu : la beauté intrinsèque des mots que les plus habiles sertisseurs de joyaux en ce genre, — nous en avons pourtant et de premier ordre, — pourraient lui envier.

Sa journée était faite, son âme délivrée allait, selon le dernier vœu qu’elle exprima, monter vers le soleil. Dans les montagnes de la Caroline, sous une tente où l’on appliquait le système du campement, préconisé en Amérique, à un état désespéré, il expira, le 7 septembre 1881, entre les bras de sa femme seule auprès de lui[6].


IV

Et maintenant Sidney Lanier aurait-il gagné à vivre davantage ? N’a-t-il pas, dans sa carrière incomplète et brisée, donné tout ce qu’on pouvait attendre de lui ? L’opinion sur ce point diffère du Nord au Sud ; question de clocher. Le Nord n’admet pas qu’on oppose les Poe et les Lanier aux Longfellow, aux Whittier, aux Lowell, tandis que le Sud compare sans hésiter l’auteur de Sunrise et de Corn à Keats et à Tennyson. Ici l’exagération est manifeste.

Quoiqu’il puisse y avoir entre Tennyson et Lanier des traits de ressemblance en matière de technique, quoique le lyrisme de Lanier puisse rappeler quelquefois celui de Keats, il semble bien imprudent de prononcer avec le nom de ce mélodieux chanteur celui des grands poètes anglais. En revanche, Sidney Lanier atteint souvent à la hauteur des grands poètes américains et, de même que Walt Whitman, il est beaucoup plus poète, dans le sens absolu de voyant, de devin, de trouvère que certains astres réputés de première grandeur. La différence, c’est que le génie de ceux-ci brille d’un éclat fixe et soutenu, tandis que le sien ne donne que des lueurs intermittentes. Au moment où il s’élance le plus haut on dirait qu’une flèche arrête brusquement son essor et le fait retomber blessé. C’est en effet ainsi que la maladie le frappait. On sait quelle lutte elle livrait chez lui à la puissance de l’esprit, et rien n’est pathétique comme cette chute d’Icare. Mais il reste une pluie diamantée de beaux vers, d’images grandioses ou gracieuses, d’expressions trouvées dont on composerait la plus exquise des anthologies. Le Chant de la Chattahoochee, par exemple, peut passer pour un chef-d’œuvre de poésie euphonique imitative. La fuite de cette petite rivière géorgienne au nom indien, la caresse de ses ondes aux herbes et aux roseaux qui lui crient de rester, les tendres promesses d’ombre que lui font les arbres inclinés au-dessus d’elle, les prestiges des cailloux brillans comme des gemmes qui veulent éblouir la fugitive, tout a la grâce de la mélodie qu’en écrivant le poète musicien se chantait à lui-même. Elle court cependant, la Chattahoochee, les voix du devoir l’appellent pour travailler en bas, puis pour se confondre avec la mer. Les champs desséchés brûlent, les moulins veulent tourner, des milliers de fleurs attendent dans une impatience mortelle et, au-delà de la plaine, l’océan appelle en maître, par-dessus les collines de Habersham, à travers les vallées de Hall.

Ici les adeptes de l’art pour l’art, se récrieront, je suppose : — Quoi, une moralité dans la musique même ! — Et il faut bien leur accorder que le didactisme est un des défauts de Lanier. Cet amoureux de toute beauté, all beauty lover, voit dans le bien le beau par excellence et ne peut s’empêcher de le chanter. Il a ton jours soutenu que les intentions morales ne sauraient nuire à la valeur esthétique d’une œuvre ; que l’art doit s’alliera une éthique très haute ; que, loin de se contredire, ils concourent au même but. Lanier ajoutait même que lorsqu’il y a lutte entre les deux genres de beauté, la beauté morale doit absolument l’emporter. Dans ses leçons faites à l’université Johns Hopkins, il y a ce passage caractéristique : « Qu’un sculpteur tire de son bloc de marbre la plus ravissante combinaison de formes qui ait jamais représenté la femme, si le moindre détail de cette beauté physique suggère une laideur morale, à moins bien entendu que la laideur morale ne s’exprime elle-même en vue d’un but moral, l’artiste peut aussi bien livrer son œuvre pour en faire des pavés, car le temps, dont les arrêts sont inexorablement moraux, ne l’acceptera pas. »

Quoi que l’on puisse penser de cette manière de voir, elle est au moins originale, le contraire ayant été si souvent ressassé avec ou sans conviction. Une autre originalité de Lanier, c’est le choix de ses sujets ; il ne sacrifia jamais aux fictions mythologiques, il n’emprunta rien à la fable, mais toutes les principales questions modernes, métaphysiques et sociales ont trouvé place dans certains de ses poèmes. Et il y fait aussi entrer la science très largement, ce qui ne l’empêche pas de penser comme Verlaine :


De la musique avant toute chose,
De la musique encore et toujours.


C’est sous forme de Symphonie qu’il maudit le mercantilisme, après avoir longuement réfléchi sans doute au mal que produit dans le monde l’esprit de trafic :


O trafic, trafic, que ne meurs-tu !
Notre temps a besoin d’amour,


Et tous les instrumens à cordes jettent le gémissement du malheureux qu’étrangle l’esprit des affaires. Personnifiés, selon un procédé dont le poète a l’habitude, la flûte aux notes veloutées, le cor franc et hardi, le hautbois ingénu, les sages bassons se répondent. Il y a une strophe plaintive et vibrante de la clarinette sur la vente des fleurs et la vente des femmes qui déguise un reproche au mariage d’argent.


Ecoutez, Madame, si vous vendez j’achète. — Cœur pour cœur, l’affaire est faite. — Eh quoi, vous pleurez ?…

Honte sur ceux-là. Je voudrais que l’amant s’écriât en toute humilité généreuse : O bien-aimée, — Je ne sais si ton cœur accueillera mon cœur, — Je ne demande pas que ton amour réponde à mon amour. — Quelque mot que prononce ta bouche adorée, — Je baiserai la réponse, que ce soit oui ou non, — Mais je sais que je t’aime et je te prie — De me laisser être ton chevalier jusqu’à mon dernier jour ! —


Cette Symphonie était une étude qui devait servir à son grand poème de la Jacquerie, une œuvre qu’il porta en lui toute sa vie sans parvenir à l’exécuter : la Jacquerie lui représentait la première apparition des appétits du peuple dans la civilisation moderne. « Les paysans apprirent des potentats du commerce flamand qu’un homme, sans être né grand seigneur, pouvait le devenir par la richesse ; et le commerce surgit, renversant la chevalerie. Depuis quatre cents ans, il a pris possession du monde civilisé, contrôlé toute chose, interprété la Bible, guidé par ses maximes notre vie sociale et individuelle. L’oppression qu’il exerce sur l’existence morale de l’homme est devenue dix mille fois pire que toutes les tyrannies ensemble du système féodal. Donc c’est au tour du gentilhomme de se lever et de renverser le commerce. Il faut ressusciter la chevalerie, cette chevalerie que tout homme a dans le cœur à un certain degré, qui ne dépend pas de la naissance, mais qui est une révélation du Dieu de justice et qui implique la droiture, le mépris des vils succès. Voilà ce qui doit de nos jours inaugurer l’insurrection et brûler jusqu’à la dernière pierre des châteaux forts d’où le commerce part en guerre contre la conscience de la société. » Il serait piquant que le combat commençât en Amérique !

Lanier ne va pas jusqu’à donner à l’art la morale pour but, mais les besoins de sa nature sont toujours d’accord avec elle, ces aspirations et ces besoins qu’il prête à l’humanité tout entière et qui s’exhalent dans les Cris des rues, cris poussés par de symboliques marchands qui descendent et remontent la rue en la remplissant de clameurs, sans que pour cela le soleil, la neige, la pluie interrompent leur cours, sans que le monde cesse de tourner. L’amour ne lui apparaît jamais sous forme de passion troublante, c’est une adoration agenouillée comme dans Laus Mariæ, les Sources ou la Symphonie. Ce qu’il peut y avoir de sensuel chez le poète est subtil, délicat, éthéré, une sensualité de sylphe. Et cependant la note virile sonne sous cette délicatesse et cette pureté.

Une pièce différente de toutes les autres, la Vengeance de Hamish, ballade vigoureuse dont le théâtre est en Écosse, atteste qu’il peut faire autre chose que remuer des idées morales ou peindre des paysages, qu’il est capable aussi de conduire fortement une action dramatique dans une langue claire accessible à tous ; mais il revient vite à ses thèmes préférés, à la nature aimée pour elle-même, sans autre personnage que le poète qui se perd et se confond en elle. Il s’associe « aux grands arbres affables », « il pense les pensées que les lys parlent en blanc », il « suce le miel de l’été avec les abeilles jamais jalouses », et prend les coups du sort aussi doucement qu’une calme matinée peut prendre l’Ondoiement du blé. Voilà son état habituel :

… Terribles villes ne réclamez pas l’âme tremblante — qui, incapable d’acheter, d’épargner ni de vendre — Se tient à l’écart de vos querelles complexes.


Regardez-le, étendu loin de tous les bruits, dans un champ de trèfle.

Dis-moi, cher trèfle, puisque) mon âme est tienne, — Puisque je veux m’étudier tout le jour à faire de mes façons tes façons et ton usage le mien, — A chercher ton Dieu pour en faire mon Dieu, — A mourir à moi-même pour vivre en toi, — Voyons, cousin trèfle, vas-tu donc au marché avec tout ce rose et tout ce vert ? — A quoi bon tant de couleur et de grâce ? — Ne fusses-tu qu’un paquet de tiges brunes tavelées, — Les troupeaux inconsciens s’en nourriraient tout de même. C’est que tu es poète… Trois feuilles instruis-moi !


Et voilà que les champs qui se déroulent jusqu’à l’horizon, prennent un sens de parabole. Les tiges du trèfle, tout en couvrant l’espace, lui semblent avoir, au lieu de fleurs, de nobles têtes d’hommes à la face de poète, douce et pâle image des âmes de tous les temps qui ont servi le monde dans l’art : Dante, Keats, Chopin, Raphaël, Beethoven, Schubert, Shakspeare, Bach, Buddha, d’autres encore. Il les enveloppe humblement de ses bras. Mais qu’est-ce qui arrive ?… Rien que le cours des choses à figure de bœuf broutant sur le flanc de la montagne, le cours des choses qui veut avoir son herbe, que la terre soit ronde ou plate et qui a son herbe même si les empires s’écroulent, si les religions s’éteignent, — le bœuf placide et indifférent qui paît sur les montagnes, dans les vallées du temps. Et sa langue, comme une faucille, tranche la tête des poètes : Dante, Chopin, Shakspeare, il n’en fait qu’une bouchée. Puis il avance d’un pas dans les champs de l’avenir. C’est fini, les poètes ont joué leur rôle. Et c’est là tout, ce bœuf, après tant de travail, de pleurs, de sueurs sanglantes, après avoir brûlé, aimé, souffert ? — C’est tout. Dieu a ses desseins : ce pâturage est à lui et le marché de l’artiste c’est le cœur de l’homme, et le salaire de l’artiste c’est le peu de bien qu’il peut faire à l’homme. Pourquoi se tourmenter à chercher vainement les fins ? « La fin des fins se perd dans le commencement de Dieu. »

Ce bœuf, cours des choses qui broute le trèfle poète, est une imagination de panthéiste bien bizarre ; ce qui me semble intéressant, c’est que le panthéisme de Lanier soit aussi solidement doublé d’individualisme. Dispersé, perdu tout à l’heure dans les élémens extérieurs, il se retrouve tout à coup lui-même pour chanter l’Individualité en ayant soin de donner au mot le sens de responsabilité, contrairement à ceux qui veulent que le poète vibre à tous les vents.

L’art est redoutable parce qu’il est libre. — L’artiste tremble sur le plan — Où les hommes reconnaîtront sa propre image. — Qui fait un tableau ou une chanson, les fait, lui, et non pas un autre, ni Dieu ni homme !… — Chaque artiste, don de terreur, est, maître de sa volonté.


Qu’eût dit de cela le pauvre Edgar Poe, esclave de la sensation, visionnaire éperdu dont l’horrible névrose fut la muse ? Comment eût-il jugé ce chevalier de la volonté utilisant la poésie pour combattre tous les maux de son temps et de son pays : l’agnosticisme, l’intolérance, la brutalité, le trafic ? Sans doute, il l’eût blâmé de gâter parfois sa musique en y mêlant des leçons, et nous serions là-dessus d’accord avec lui. Il eût raillé en sa personne l’équilibre imperturbable, la métaphysique, le didactisme, tout ce qu’il abhorrait, mais chez tous les deux néanmoins la poésie fut une passion, non pas un but, et le poète d’Ulalume eût reconnu, malgré les différences, un frère, dans le chantre de la Chattahoochee. Ils se partagent les sympathies de Baltimore, Edgar Poe et Sidney Lanier, l’élu et le maudit, celui-ci dépassant l’autre de toute la sombre grandeur de sa folie, de ses révoltes et de son œuvre, celui-là nous laissant, avec le bienfaisant exemple de la plus noble vie, qui en elle-même est un poème, l’impression du pionnier qui meurt en abordant des régions nouvelles. D’autres, après lui, exploiteront ce qu’il n’a pu qu’entrevoir, esquiveront les périls de la découverte, et substitueront peut-être leur gloire à la sienne comme Améric fit pour Colomb.


TH. BENTZON.

  1. Voir la Revue du 15 juillet et du 1er août 1897 : Essais de littérature pathologique.
  2. Crack n’a d’autre équivalent que chic.
  3. Il y a dans le texte frowns, quand il fronce le sourcil.
  4. On sait quelles admirables fondations fit en Amérique M. George Peabody pour le développement, en son pays, des sciences et des arts.
  5. Ce jugement de Lanier est satisfaisant pour ceux qui savent l’abus qu’on fait en Angleterre et en Amérique du mot de cleverness, résumant habileté et savoir-faire.
  6. Le fidèle serviteur nègre de Lanier a prononcé inconsciemment son oraison funèbre : « Dieu, dit-il, lui avait enseigné la chose qu’il faisait. » Et Mrs Turnhill a commenté, dans un petit poème in Memoriam, ces simples paroles.