La Sirène (p. 216-218).


XLV



DES bruits de pas sur la terrasse troublèrent la pénombre.

Un à un, les hommes entraient : Delorme d’abord, puis Pierre et Marthe, puis les hommes du camp, puis l’Indien. Ils entraient, l’un après l’autre, lentement, comme des hommes harassés par une longue course.

Le forçat Renard allait et venait dans la case commune, les bras ballants ; il marmottait entre ses dents, faisant un effort douloureux pour vaincre la crainte qui l’empêchait de parler.

— Je ne resterai plus seul ici, dit-il, en s’avançant résolument vers Delorme… Je ne veux plus rester seul.

Il se tenait debout, tremblant, son visage rendu livide par l’émotion.

— Tu es faible, dit Marthe avec bonté, comment suivras-tu le convoi lorsque nous aurons abandonné les pirogues ? Tu ne pourrais pas porter une charge…

— Il vaut mieux, insista Delorme… il vaut mieux que tu restes ici. Tu garderas le camp ; peut-être reviendrons-nous…

Mais déjà le forçat, à genoux, les mains agrippées à la table, la tête profondément inclinée, sanglotait.

— Je ne peux plus rester seul… je ne peux plus.

Les hommes se regardaient avec embarras ; ils étaient troublés jusqu’au fond d’eux-mêmes par cette détresse qui s’exhalait en une lamentation contenue, douloureuse, étouffée et angoissante, comme les gémissements d’un malade.

Le forçat, d’une voix humble et contenue, s’efforçait de persuader l’ingénieur. S’adressant tour à tour à Delorme, à Pierre et à Marthe, il racontait une histoire incompréhensible que les hommes écoutaient avec stupeur. Ils crurent qu’il était devenu fou et qu’il délirait, en proie à quelque hallucination.

Il parlait du séjour qu’il venait de faire seul dans la case abandonnée :

— Lorsque je suis entré, apportant les lampes, comme chaque soir, je n’ai trouvé personne. Pendant plusieurs jours, j’ai vécu seul, n’ayant d’autre compagnie que les bêtes. Où étiez-vous allés ? et pourquoi m’avez-vous ainsi abandonné ?

— Rêves-tu ? Quelle est cette histoire ?… dit Delorme, ému par l’accent de sincérité de l’homme.

Mais le forçat prenait à témoin le journal du camp sur lequel aucune écriture n’avait été couchée pendant une semaine, les fleurs décomposées dans les vases indiens, et la lune dont le dernier croissant, intact au départ des hommes, n’était plus, dans le ciel, qu’un mince trait concave.

Il disait les visites des ombres la nuit et les longues heures passées dans l’attente sur le camp désert, et les premières pluies venues en tempête les jours précédents. Le canal de dérivation du lac avait débordé ; la drague, tirant sur sa chaîne, piquait de l’avant ; un grignon s’était abattu sur le chemin du village ; un créole était mort la nuit précédente au dégrad des mineurs… on entendait encore les tambourins et le bruit des flûtes qui accompagnaient les pleureurs.

Tout cela leur paraissait invraisemblable. Avaient-ils dormi ? Il n’y avait cependant aucune interruption dans leurs souvenirs. Une fraction du temps s’était tout à coup effondrée, sans laisser aucune trace dans leurs mémoires.

Ils se dévisageaient, stupéfaits et découragés… Le forçat n’avait pas menti ; huit jours s’étaient écoulés dont ils ne pouvaient retrouver l’emploi.