Un Mort vivait parmi nous/44
XLIV
A voix grave de Pierre Deschamps, qui parlait à Delorme, s’arrêta soudain. La phrase commencée resta suspendue dans l’air immobile.
Les hommes venaient de percevoir ensemble la présence attendue.
Ils voyaient, sur le sentier, noir de nuit, la robe de Marthe et son visage, et l’auréole de ses cheveux. Cependant, ce n’était qu’un mirage… la plupart d’entre eux tournaient le dos à la porte. La lumineuse vision était produite par un sens inconnu qui se révélait dans tout leur être.
Tous voyaient Marthe distinctement, comme si sa marche était éclairée par un phare.
Elle gravissait lentement la côte ; elle déboucha sur le terre-plein. Et, quand elle entra, encore enveloppée par la nuit, ils eurent tous un frissonnement aux épaules, comme s’ils sentaient une main, tout près d’eux, qui allait les toucher.
Quand elle eut rangé sur la table les orchidées violettes et blanches qu’elle portait, Marthe s’approcha de l’Indien immobile dans une encoignure, et se tint auprès de lui, diaphane, semblable à une ombre oscillant sur le sol.
Il y avait sur sa poitrine une rose rouge dont les pétales se détachaient un à un, lentement, et tombaient comme des caillots de sang.
Les hommes, hagards, suivaient des yeux chacun des mouvements de l’apparition.
Était-ce Marthe vivante ou seulement son ombre familière ? Comment auraient-ils pu croire à la réalité de l’image perçue, puisque cette image avait été sensible pour eux au-delà des limites du regard ?
Et cependant, elle était là, souriante, splendide dans le rayonnement de ses cheveux blonds, appuyée au mur de cèdre…
On entendit une voix qui était peut-être celle de l’Indien, peut-être celle de Pierre. Les hommes écoutèrent en hochant la tête. Dans l’ombre, aucun d’eux ne pouvait savoir qui parlait.
C’était sans doute la voix qui était en eux-mêmes et qui résonnait dans leur cœur.
Tous les yeux étaient fixés sur la rose mourante qui semblait onduler sur la gorge haletante de Marthe.
Mais d’où venait la voix ? Personne n’aurait pu le dire.
Les paroles que tous entendaient, bien qu’aucune vibration n’agitât l’air, les paroles intérieures bourdonnaient à leurs oreilles, comme un balbutiement entendu dans un rêve.
Puis, la rose rouge étant toute effeuillée, les seins de Marthe cessèrent de battre, son visage s’effaça peu à peu dans la pénombre et dans la nuit.
Sur le sol, de grands papillons rouges étalés semblaient dormir, qui n’étaient que les feuilles écarlates tombées de la poitrine de Marthe.
On eût dit que tout le sang du beau corps de la jeune femme s’en était allé par la blessure ouverte de la rose rouge, et que l’anéantissement de tout son être s’en était suivi.
— Qu’est-ce qui te guide dans la vie ? Rien. Aujourd’hui, tu n’es pas le même homme qu’hier. Ta personnalité se transforme avec les mouvements du jour. Et le rêve ? Comment l’expliques-tu ?… C’est une autre vie qui commence… Tu n’étais qu’un mineur et te voilà gouverneur de l’île, marchand, marin, que sais-je ? Tu n’as pourtant pas changé d’âme… Que de mystère…
Les hommes, réunis autour de la table, délibéraient. Ils étaient comme des juges chargés de résoudre le problème d’une conscience. Ils discutaient parfois avec âpreté, parfois à voix basse, cherchant anxieusement une solution qu’ils ne pouvaient trouver.
— Partir… voilà le but. Mais pourquoi ? Une force t’entraîne… on ne sait où.
— …
— Tu ne peux même pas savoir quel est le mobile de tes actions… Tu penses… un autre agit pour toi.
La nuit formait autour des hommes une brume opaque et tremblante.
Comme chaque soir, de voluptueux parfums rampaient dans l’air humide, frôlant les visages, ainsi qu’une lente caresse de femme.
Après la dure journée de travail, les hommes avaient accoutumé de méditer ainsi lorsque, dans l’accablement qui précède le sommeil, la fatigue du corps a libéré l’esprit. Rien n’existait sur ce placer de ce qui distrait les hommes d’Europe. Ils rêvaient, debout, et éveillés ; ils scrutaient sans relâche leur âme qui, dans le silence torride des soirs de la jungle, vit avec intensité.
Parfois, un chant s’élevait ; tous se taisaient, les yeux fermés, écoutant la voix qui pleurait passionnément. Ils reprenaient en chœur le refrain, suivant l’usage des matelots à bord des voiliers par temps calme.
Mais, ce soir, la visite silencieuse de Marthe, la solitude et l’ennui, la peur d’eux-mêmes et de la jungle, le trouble mystérieux de leur âme les tenait frissonnants. Ils attendaient la révélation.
Ne comparez pas les mineurs dans la brousse aux autres hommes. Ils ont subi l’enchantement ; le mystère de la Solitude les pénètre. Non… ils ne ressemblent même pas aux marins accroupis autour d’un mât sous les tropiques. Il y a ici une puissance d’émotion intime que rien ne peut exprimer.
La nuit équatoriale était un gouffre de ténèbres blafardes d’où montait une atmosphère étouffante de serre chaude.
Le vent faisait sur les cimes un bruit d’orage lointain, le chant des lézards ressemblait au tictac d’un moulin ; on entendait très loin, au-delà du marais » les plaintes rauques des singes en amour. Les crapauds-buffles imitaient le bruit des rames frappant l’eau en cadence ; des cigales crissaient. Quelques lucioles déchiraient l’air de zébrures de feu violet et vert.
C’était la nuit, lente… lourde…
Parfois, un troupeau passait, signalé par un crépitement d’averse : ruée silencieuse de porcs sauvages ou de fourmis rouges, laissant derrière elle une prenante odeur de pourriture.
Un sommeil étrange planait dans la case, accablant comme l’ombre empoisonnée du mancenillier, palpitant et mou comme le vol d’un vampire.
Cependant, l’Indien debout, adossé à la cloison, les yeux chargés d’horreur, entrait en transes. Il était enveloppé de vapeurs phosphorescentes et haletait comme un lutteur au combat. Des traînées de matière lumineuse sortaient de l’extrémité de ses doigts ; il agitait les mains, et semblait ainsi manier les rubans de feux qui l’entouraient. Bientôt, il fut couvert d’un manteau de lave incandescente. Sa haute stature disparaissait sous le vêtement de boue éblouissante. Il était, dans l’encadrement de la nuit d’encre, comme une statue incendiée.
Puis, peu à peu, la matière embrasée s’étira en longs filaments qui remplirent la case de rayons élastiques, enchevêtrés et rigides. La lumière surnaturelle qui se dégageait du prodige s’éteignit lentement.
Les ombres noires qui voletaient encore, éperdues comme des ailes de vampires éblouies par le feu, s’apaisèrent, et, une à une, se dispersèrent.
Il n’y eut plus rien que du silence et de la nuit dans la case frémissante. Les hommes, tout à l’heure assemblés, avaient disparu. Avaient-ils suivi l’image de Marthe dans l’Au-delà mystérieux ?
Il ne restait que des ténèbres dans la maison des mineurs.
Le forçat qui entrait, apportant les lampes comme chaque soir, ne trouva que des chaises et des bancs vides, et les orchidées violettes et blanches sur la table.