La Sirène (p. 135-137).


XXVIII



QU’IL fasse le plus mauvais temps du monde, cela est sans importance.

Il pleut sans arrêt. Le vent secoue les carbets à les déraciner. Les pieds entrent dans la boue jusqu’aux chevilles. Presque toutes les heures, on entend comme une décharge d’artillerie : c’est un géant de la jungle qui fléchit sous son poids et s’abat en fracassant les arbres voisins.

Mais, en regardant autour de moi, je vois un rayon de soleil qui a tout à coup traversé l’ombre et une échappée de vue sur le fleuve vitreux…

Il n’en faut pas davantage. Une joie puérile s’empare de l’âme.

Je suis seul. La paix est enfin venue. Je garde en moi un intime bonheur.

Il y avait au placer Elysée des chants et des rires, des roses rouges, et la lumière joyeuse qui faisait vibrer jusqu’au cœur des pierres. Cependant, j’étais triste et abandonné.

Mais ici…

Le grignon, enveloppé de lianes comme une quenouille, le grignon pansu qui garde ma case, me regarde et me reconnaît. Il a une physionomie amicale. En partant chaque matin, j’ai le sentiment de laisser là un ami qui attend mon retour.

Je suis libre et heureux.

On voit, pressés sur la grande roche, au milieu du fleuve, un peuple bigarré d’oiseaux. Ce sont des hérons « grands-blancs », des pélicans argentés, des ibis pourpres, des condors couleur d’ardoise et des urubus noirs, géants. Ils ont quitté leurs demeures dans les hautes frondaisons pour venir sécher leurs ailes. Ils se tiennent alignés et silencieux. Parfois, un aigle blanc, tacheté de noir, apparaît très haut dans le ciel et tombe tout à coup perpendiculairement sur la roche. Pour lui faire place, les éventails ouverts des ailes multicolores frémissent, font un remous bariolé parmi quelques cris désagréables et des croassements de colère.

Ils sont, sur la pierre blanche, résignés, entassés et blottis, comme des forçats sur le pont d’un navire.

Peu à peu, les grands tapis verts et bruns de lianes étendues sur les parois de la jungle le long du fleuve se remplissent d’un monde inconnu de reptiles et de bêtes grimpantes. Les serpents s’enroulent aux branches qui ont leur couleur ; les singes nains, noirs, gris et fauves, s’accrochent comme des écureuils aux lianes, et font le gros dos au soleil pour sécher leur poil.

Des profondeurs humides de la forêt, tout un monde de bêtes vêtues de couleurs éclatantes est venu s’accrocher ainsi aux draperies suspendues sur le fleuve dans la trouée où passe le soleil et forme une immense tapisserie recouverte de broderies aux teintes vives et de festons animés.

Les têtes acérées des serpents vibrent ; les ailes des oiseaux-mouches tremblent ; de bizarres insectes, semblables à des crabes rouges, grouillent sur les larges feuilles et grimpent le long des fils enchevêtrés.

Tout près du dégrad, une roche plate est un parterre de marguerites et de coquelicots. Mais ces fleurs ont toutes les nuances, du blanc laiteux au jaune pâle, toutes les dégradations du rouge à l’ocre, du vert ardent au violet fané. Parfois, au passage d’un maipouri turbulent, le tapis de fleurs s’anime… les corolles deviennent des ailes, des ailes frémissantes de papillons déracinés du sol, qui décrivent des arabesques dans la lumière, avant de revenir prendre leur place au jardin immobile,

Ainsi, après l’orage, les bêtes viennent demander à la rivière visitée par le soleil, le calme et l’oubli des mauvais jours.

Ainsi, mon âme a retrouvé la sérénité.