La Sirène (p. 129-134).


XXVII



LE quatrième jour, vers midi, j’arrivai sur les bords de la Mana. Le fleuve est une foule tumultueuse et pressée. J’arrivais devant lui comme un paysan dans une ville.

Je montai un carbet et préparai mon repas. Je restai là jusqu’au soir, joyeux, observant la marche innombrable du fleuve.

Mon plan était de suivre la berge jusqu’au camp des Saramacas. C’était la partie la plus rude de la route. La brousse, au bord de l’eau, est impénétrable et, parfois, des savanes noyées obligent le voyageur à faire de longs détours sur un terrain impraticable. Suivre la berge est impossible lorsque le rideau de lianes ferme l’horizon comme un mur. Parfois, j’enfonçais dans la vase jusqu’aux genoux. Je crois bien que le premier jour je ne fis guère plus d’un kilomètre ou deux.

Cependant, le voisinage du fleuve me remplissait l’âme d’une joie intérieure, indéfinissable.

Le soir, pendant que le riz cuisait sur le feu de bois odorant, je construisais, avec des feuilles de bananier sauvage, un toit pour m’abriter contre la rosée de la nuit.

Un bruit familier vint du tournant lointain caché par les brouillards effilés. Ce n’était ni le clapotement des loutres, au réveil, ni le passage du maipouri, ni le vol d’un oiseau aquatique.

De l’ombre ouatée sortit bientôt une longue pirogue semblable, au loin, à un arbre flottant.

— Mango, mati… (Bonjour, ami…)

— Odio… (Bonjour.)

Les Saramacas, d’un élan des larges pagayes, lancèrent la barque vers moi. Ils s’arrêtèrent à une brasse de la berge, m’examinèrent avec soupçon.

— Gado (l’Esprit) a conduit les Saramacas près de toi… d’où viens-tu ?

Bientôt, la pirogue qui m’avait pris à bord filait sur le courant comme une flèche.

Les Saramacas ne pagayent pas comme les Indiens. Ils donnent quatre coups rapides, puis s’arrêtent ; la pirogue glisse sur son aire et, lorsque la vitesse se ralentit, les pagayes s’enfoncent à nouveau dans l’eau ; l’Indien, au contraire, nage sans arrêt.

— Fo méki gnan, you no sabi,

Massa Gado gui mi fichi.

(Pour faire à manger, vous ne savez pas,

L’Esprit me donnera du poisson).

Les Saramacas chantaient. La lente mélopée s’accompagnait du balancement de la yole, légère et comme aérienne, qui semblait voler au ras de l’eau.

Le dégrad des Saramacas formait un appontement construit en patawa imputrescible.

Une vingtaine de pirogues étaient amarrées aux pylônes. Un groupe d’enfants nus qui piaillaient s’enfuirent comme une volée d’oiseaux, répandant autour d’eux la nouvelle.

— Odio, Boli, odio, ala souma. (Bonjour, Boli, bonjour vous tous.)

Les hommes et les femmes répondaient sur un ton traînant et aigu :

— Iia… iia.

Un vieillard qui marchait péniblement, appuyé sur un bâton, vint à moi, me prit par la main, et me conduisit au carbet des étrangers.

C’était une case en bardeaux couverte de wara et dont l’entrée, démesurément élargie, s’ouvrait sur le camp, de façon à permettre d’observer du dehors tous les gestes de l’occupant.

Pas de meubles. Le lit était un boucan placé à trente centimètres du sol et formé de gaulettes rondes. C’était un lit sans matelas ni sommier ; cependant, les gaulettes étaient flexibles comme des ressorts et l’on y dormait mieux que dans un hamac.

Des enfants apportèrent des oranges, en échange de quelques morceaux de sucre.

Je remis au chef un paquet de tabac. Une vieille femme vida le contenu du paquet dans un mortier fait d’une demi-noix de coco, le réduisit en poudre et remplit le récipient avec de l’huile de coco et du piment. Puis le chef distribua le mélange aux hommes qui aspirèrent fortement les quelques gouttes reçues dans le creux de la main.

Les femmes, à leur tour, respirèrent l’effroyable mixture.

Ainsi, chacun des membres de la tribu ayant reçu un pareil cadeau, j’avais désormais droit à l’hospitalité.

Un des Saramacas de la pirogue m’apporta un morceau de poisson cru et du riz. Les enfants qui m’entouraient, poussant d’incessantes clameurs, allumèrent du feu.

La nuit venue, le chef vint s’asseoir auprès de moi. Les mains tendues vers le feu, il ne parla que du repas.

Et ce fut tout.

Personne, à partir de ce moment, ne prit garde à ma présence.

Les enfants avaient repris leurs jeux parmi les porcs sauvages, les agamis et les poules d’eau.

A l’aube, le village descendait à la rivière. Les Saramacas faisaient, en silence, de longues ablutions et frottaient leurs dents avec de la glaise.

Les repas des Saramacas sont faits de riz, de poisson boucané ou frais et de cassave, toujours assaisonnés d’huile de coco et de piment. Ils mangent très peu, leur ration quotidienne est, en quantité, inférieure au repas d’un enfant d’Europe. Ce sont cependant d’admirables athlètes.

Les Saramacas mangent à la porte du carbet ; ils roulent avec leurs doigts le riz bouilli et la cassave en boule et les trempent dans la sauce pimentée. Les femmes mangent à l’écart.

Ma gloutonnerie était pour eux un objet de stupéfaction qu’ils s’abstenaient le plus possible de manifester, de même qu’ils s’abstenaient de tout commerce avec moi, tout en témoignant une politesse souriante et un peu dédaigneuse.

Ils n’ont, de même que les Indiens, aucune religion. Ils ne croient qu’à l’Esprit qui est un dédoublement invisible de l’homme. L’Esprit n’a aucune puissance. Il vit, parmi les Saramacas, de la même vie que les êtres charnels.

La vie de ces hommes sauvages est tout entière sur le fleuve. Ils partent sans raison, les pirogues vont à la dérive ; ils rentrent le soir ayant fourni, pour remonter le courant, un énorme effort musculaire que rien ne justifie, si ce n’est la joie même de l’effort et le plaisir de vivre sur l’eau.

Ils pèchent rarement, et sans prendre aucune peine, se contentant de jeter à l’eau quelques brassées de liane enivrante. La liane endort ou paralyse le poisson qui vient flotter inerte au ras de l’eau.

Le souci quotidien de la nourriture et la torpeur qui régnait sur le camp engourdissaient l’esprit.

Parmi ces êtres sans âme, vivant une vie végétative, je trouvai la paix suprême.