La Sirène (p. 70-76).


XV



J’AI revu l’homme du tracé, dit Marcellin. Sa vie ne diffère pas de la nôtre. Il a des goûts grossiers… il semble suivre l’Indien. Il dit qu’il vit je ne sais où, dans un monde aérien avec les hommes de l’ancienne Compagnie… il attend on ne sait quoi. Pourquoi nous tourmente-t-il ?…

Delorme achevait une épure. Ses yeux gris, comme brûlés par le soleil, fixèrent un instant le regard de Marcellin.

— Pourquoi n’es-tu pas sur la drague ? demanda-t-il.

— Pourquoi ?…

Le silence humide entrait par la baie ouverte sur le marécage. On apercevait sur l’eau noire la superstructure du monstre d’acier accroupi, endormi dans la lumière chargée de vapeur d’eau.

Du chantier, naguère ardent comme une ruche, bruyant comme une forge, montaient des relents d’usine en ruine.

Marcellin, les yeux ardents, les épaules voûtées, replié sur lui-même, fumait et buvait au chalumeau un punch glacé.

Delorme, étourdi par un vertige inexplicable, vint précipitamment sur la terrasse et respira longuement. Il était oppressé ; son cœur battait avec violence.

Assis, à l’accoutumée, à l’extrémité de la galerie découverte, l’Indien se leva à l’approche de l’ingénieur. Au contact de la main tendue, Delorme eut un court frisson.

Devant lui, s’ouvrait le terre-plein sur quoi s’alignaient les cases du camp désert. Ses yeux s’arrêtèrent sur la maison de Marthe ensevelie sous les palmes et la haute verdure luxuriante.

L’Indien, qui suivait son regard, étendit le bras. Déforme s’aperçut alors qu’une partie de la barrière du jardin était abattue.

— Les hommes sont venus cette nuit, dit-il ; ils se sont jetés les uns sur les autres… ce sont des bêtes fauves… il y a du sang sur les liserons blancs et les glaïeuls.

Les planches du parquet crièrent. Déforme se retourna comme s’il était piqué par un taon. Un homme s’avançait vers lui qu’il ne connaissait pas et qui semblait être sorti du sol. Il le suivit à l’intérieur.

Penché sur l’épure, l’homme observait avec une attention simulée les lignes géométriques du dessin sur la table.

— Je croyais, dit Déforme en s’approchant, je croyais que les fantômes n’apparaissaient que la nuit !…

Il se contraignit à sourire et chercha un appui ou une approbation dans le regard de Marcellin. Le créole, assis dans un rocking-chair, se balançait avec une indifférence affectée, comme si la visite de l’ombre vivante était pour lui un événement familier.

Delorme se détourna de lui. Ses tempes battaient avec violence. Il allait et venait à grands pas, résolu à fuir, et retenu par une force qui le maintenait malgré lui. Il était comme une bête traquée.

— Dois-je comprendre, dit-il enfin, s’adressant au fantôme, que toi seul as ta raison et que, seul parmi les hommes de ce camp devenus fous, tu peux encore vivre librement ?

— …

— Mes yeux se sont ouverts… Hier, absorbé par le travail du chantier, j’étais comme une bête de somme… Une grande émotion a éveillé en moi une obscure conscience… Il me semble maintenant que, depuis l’arrivée de Marthe, je t’ai souvent parlé… peut-être ne m’entendais-tu pas… Qu’est-ce qui t’attire ici ?

Le fantôme rejeta en arrière son visage translucide ; un court frémissement fit trembler son manteau.

— Qu’est-ce qui t’attire ici, reprit l’ingénieur ; de quel pays de rêve viens-tu ?

Il secoua la tête, comme s’il voulait chasser l’obsession lumineuse ; il ferma les yeux… le mirage continuait derrière ses paupières closes… il vit en lui-même l’image de l’homme avec une netteté plus grande encore. En même temps, et sur le même plan, apparaissait, vaporeuse et fluide, l’image de Marthe. Alors, il se dressa et dévisageant l’être irréel :

— Je sais pourquoi tu viens, dit-il, cette femme a ensorcelé le camp.

Marcel Marcellin, qui tenait à la main le dessin géométrique, releva vivement le front. Une lueur de colère passa dans ses yeux.

À ce moment, un craquement des courtes planches de l’escalier annonça des pas. Une tête blonde, ébouriffée, apparut au ras du plancher.

D’un bond, à la façon d’un chat qui s’élance, Marthe s’abattit sur un fauteuil d’osier.

Quand elle eut repris son souffle, elle s’approcha de la table.

Marcel Marcellin racontait l’apparition.

— Je n’ai plus peur, dit-elle, je n’ai plus peur du fantôme, mais il ne devrait pas venir quand je suis seule…

Elle tremblait cependant un peu.

— Est-ce possible ?… j’ai cru d’abord que j’étais folle… il est comme un homme vivant… Et ce n’est pas une hallucination puisque tous le voient et lui parlent.

Il y eut un long silence. Et, soudain, dans un faisceau de lumière qui venait de la grande porte, ils discernèrent à nouveau l’ombre blanche. L’image, dispersée un instant dans les remous de l’air provoqués par l’entrée en tempête de la robe de Marthe, était là, nettement dessinée.

Marthe détacha de son corsage une rose, et la tendit en souriant.

— Voulez-vous cette rose ? dit-elle.

Le fantôme respira longuement la fleur rouge encore imprégnée de la moiteur des seins qui l’avaient portée ; sa main diaphane tenait la rose qui semblait suspendue par miracle dans l’air.

Marcel Marcellin fit un pas en avant.

— Prends-la, dit-il à Delorme… c’était sans doute pour toi que Marthe l’avait apportée.

L’ingénieur hésita, puis il lança la fleur sur la table.

— Marthe, dit-il, tout ce qui vient de vous a un prix inestimable… pour conquérir cette rose, Dieu sait ce dont je suis capable… vous seule pouvez dire à qui elle appartient.

La jeune femme, les yeux baissés, resta silencieuse.

Il y avait dans l’air des battements de cœurs, comme des palpitations d’ailes. Quelques colibris traversèrent la salle, se poursuivant à la façon des abeilles.

Marcel Marcellin et Delorme attendaient avec une égale anxiété, comme si un événement décisif allait se produire, qui transformerait le monde. Ils se regardaient sournoisement, tout en surveillant la ligne rouge et fermée des lèvres de Marthe.

La poitrine haletante, prête à pleurer, elle se leva et partit.

Comme elle entrait de biais dans le cadre lumineux de la porte, elle frôla en passant l’Indien accoudé au chambranle.

Alors, parce que l’atmosphère était saturée du désir des hommes et parce que son cœur de femme en éprouvait un voluptueux émoi, elle fixa les prunelles vertes du Peau-Rouge pour y chercher la flamme intérieure.

L’Indien mit les deux mains sur les cheveux de la jeune femme. Elle eut un éblouissement et comme une brûlure qui la pénétrait. Elle voulut sourire ; elle était sans force ? et sans volonté ; elle eut l’impression que son esprit ne lui obéissait plus.

Il faisait très lourd ; le ciel bas et cuivré annonçait la tempête. Marthe respirait péniblement. Elle vit en se retournant que le fantôme n’était plus dans la salle. Delorme et Marcel Marcellin travaillaient en silence à l’épure.

L’Indien s’avança vers la table ; il prit la rose rouge qu’il broya lentement entre ses mains. Le parfum des pétales arrachés l’enveloppait tout entier. Après avoir jeté au vent les débris de la rose, il s’éloigna dans la direction du lac.