La Sirène (p. 59-66).


XIII



AVEC quelle intensité j’ai vécu… disait Ganne. Rien de ce qui touche à la vie ne m’est étranger… Crois-tu qu’il existe un désir en moi que je n’aie satisfait ? Je connais toutes les routes du monde. Quel métier puis-je faire encore ?

Il montrait sur son visage ridé, fripé, torturé par l’Aventure, les traces de tous les coups et de toutes les voluptés. Il frémissait, les mains tendues, les yeux exaspérés.

— Une flamme brûle en moi… Je dois partir… Où ? Que sais-je ? Et toi, pourquoi restes-tu ?

Une chauve-souris, qui ne projetait aucune ombre, s’abattit sur la lampe, s’élança d’un bond dans un angle obscur, puis revint, tournoyant lentement.

Ganne, les mâchoires contractées, répéta sa question :

— C’est pour elle que tu restes ? Réponds-moi… C’est pour elle ?

— …

— Tu rêves. Elle te possède… Et tu es là… et tu trembles… Comme tu es lâche !

Il y eut soudain un grand bruit. Un coup de vent éteignit la lampe. Du sable arraché au sol gicla autour d’eux.

— Qu’est-ce ? dit Ganne.

Dans le silence et le calme, pesant comme un sac de blé sur leurs épaules, ils écoutèrent. Tout à coup, une seconde volée de gravier et de pierres traversa la salle.

Ganne ralluma la lampe. Ils regardèrent sur le seuil et, sous la lune nacrée, ne virent que la Solitude endormie.

— Crois-tu aux esprits ?

Ils tremblaient légèrement et hochaient la tête.

— Les hommes de l’ancienne Compagnie venaient de France. C’étaient de bons ouvriers… ils sont morts ici… ils reviennent, peut-être.

Ils écoutèrent encore. Ils savaient que sur le camp désert aucun homme n’avait passé. Ils étaient seuls devant Dieu.

— C’est étrange, reprit Ganne… Nous avons peut-être mécontenté les esprits invisibles et présents des hommes qui sont morts ici avant nous.

Loubet haussa les épaules et cracha avec mépris.

À ce moment, ils eurent simultanément la perception d’une ombre opaque à forme humaine, qui passait entre eux. Une main s’était posée sur l’épaule de Ganne qui se dressa.

— Suis-je fou ? dit-il.

Le silence était plus profond, la’umière lunaire plus intense.

— Qu’allons-nous devenir ?… Il ne faut pas irriter les esprits.

— …

— Si nous mourions, nos âmes survivraient ici-même…

Il attendit une réponse. Loubet, penché sur lui-même, réfléchissait.

— Je voudrais mourir dans le village où je suis né. Là seulement l’esprit se repose. Il y a des bouleaux argentés et des peupliers et des maïs dans la vallée… et, pour dormir, des grottes au flanc des roches sur la rivière…

— L’ombre m’a meurtri l’épaule, interrompit Loubet qui semblait sortir d’un rêve, que signifie cela ?

— …

— Ainsi la vie est partout. Ce n’est pas assez de l’effroyable fécondité de la jungle, de ce pullulement d’êtres vivants qui nous enveloppe… La nuit, l’air, le ciel portent encore les esprits des hommes morts… Où s’arrête la vie ?

Longtemps, ils méditèrent. Ils souhaitaient maintenant le retour de l’Ombre. Ils l’appelaient en eux-mêmes pour la questionner.

L’angoisse commune les avait rapprochés ; ils éprouvaient une joie intense à se sentir ensemble.

— Si tu n’étais pas là, dit Ganne en souriant, je crois que j’aurais peur.

Loubet lui prit affectueusement la main et murmura :

— Frère…

Soudain un aboiement joyeux secoua la nuit. Le vent annonciateur apporta la nouvelle. Le craquement des cloisons, le trouble des meubles agités, l’heureuse angoisse qui les prenait à la gorge précédèrent l’apparition de Marthe.

Elle venait, toute blanche sous la clarté lunaire. Autour d’elle flottaient des parfums et des voix. Elle entra précédée et suivie d’un cortège tumultueux et invisible.

Cependant, elle était légère comme une brume diaphane du marécage, et seule.

Les deux hommes fêtèrent son entrée. l\t y eut bientôt sur la table des boissons glacées et des fruits.

— Je m’ennuyais… puis j’ai eu peur. Alors, je suis venue…

— …

— Tout à l’heure une ombre est entrée chez moi, elle m’a parlé… elle avait des yeux dorés… des mains et un vêtement de lumière… Elle m’a parlé. Je crois que je rêvais, Peut-on rêver sans dormir ? J’ai eu peur…

Les deux hommes, également troublés, écoutaient en silence, hochant la tête.

Loubet eut un élan vers Marthe :

— Ce sont des folies… Il n’y a pas d’ombres… Avez-vous encore peur, maintenant ?

Il lui avait pris les mains. Assis en face de la jeune femme, les genoux touchant les siens, il ajouta :

— Tout vient de l’Indien… il rôde sans doute… mais il ne peut rien contre vous.

— Pourquoi ? fit-elle en souriant.

— Je ne sais pas… il serait le seul parmi nous… je crois qu’aucun homme ne peut vous regarder sans pâlir, et que tous ceux qui vivent auprès de vous…

Marthe lui mit en riant la main sur les lèvres pour l’empêcher de parler.

Ils jouèrent ainsi un instant. Ganne se tenait à l’écart ; son regard mobile suivait chacun des mouvements de Loubet, comme un jeune chat guettant une proie.

Il crut que Loubet portait à ses lèvres la main qu’il tenait emprisonnée dans les siennes. Il crut que Marthe, acceptant cette caresse, se penchait… il crut que sur la nuque offerte, Loubet inclinait à nouveau son front.

Il se dressa, serrant les poings et les dents, comme un homme qui va s’élancer.

— Loubet, dit-il, prends garde !

Loubet se leva lentement, les jarrets contractés, prêt à bondir.

— Laisse-la, cria Ganne, je te défends de la toucher…

Sa lèvre inférieure tremblait. Son corps était agité de frissons comme celui d’un chat-tigre en arrêt.

— Je te défends de la toucher, reprit-il. D’un bond, Loubet l’avait pris à la gorge. Ils roulèrent sur le parquet. On entendait le halètement des poitrines oppressées, les coups sourds des corps frappant le sol. Une odeur acre de sueur et de sang montait dans la nuit.

Ils s’étaient redressés et se tenaient debout, face à face. Entre eux, il y avait la mort. Tous deux la virent ; tous deux étaient certains qu’elle était là.

Lorsqu’ils s’empoignèrent, poitrine contre poitrine, ils poussèrent un rugissement de fauve. Ganne bascula par-dessus la table et s’écroula sur le sol avec fracas. Il s’était battu souvent dans la vie, mais jamais il n’avait souffert d’une étreinte à la gorge comparable à l’étau des mains de Loubet. Elles l’étouffaient ; son cou craquait.

Marthe, découpant une orange avec une attention simulée, observait les lutteurs sous ses cils baissés. Elle se tenait immobile, un peu pâle, les narines battantes.

Elle mordit avec force dans la chair rouge du fruit ; ses lèvres aspiraient le jus à la fois acide et sucré.

Les deux hommes geignaient, frappaient, haletaient avec des cris rauques. Sur leurs visages congestionnés le sang coulait en minces filets.

Les coups qui s’abattaient sur le visage de Ganne l’envoyèrent s’écraser contre le mur. Il resta un instant sans connaissance, puis il tenta de se redresser… Loubet se rua, le prit à nouveau à la gorge et tomba avec lui sur le sol.

Marthe lavait à la fontaine indienne ses doigts et sa bouche poisseuse. Ses lèvres sensuelles frémissaient sous la caresse des doigts mouillés.

Elle regarda un instant les lutteurs qui semblaient ne faire qu’un seul corps soulevé par de lents soubresauts. Ses yeux brillaient. Un feu intérieur colorait maintenant ses joues et ses oreilles.

Un désir la secoua. Elle aurait voulu se jeter sur ces deux hommes, les embrasser ensemble et les mordre. Elle se pencha, prête à frapper, savourant déjà la volupté des coups qu’elle recevrait.

Loubet était devant elle. Les cheveux couvrant le front et les yeux, sanglant, hagard, stupide, il regardait en chancelant Ganne qui semblait dormir, roulé en boule, les jambes ramassées sous le menton.

Il n’y avait en lui aucune pitié, nulle horreur de ce qu’il avait fait ; ses yeux allaient du corps inanimé de Ganne au visage empourpré de Marthe ; ses yeux luisaient comme des charbons ardents derrière les paupières humides ; ses bras tremblaient légèrement.

Marthe respira longuement l’odeur de sang qui remplissait la pièce d’une vapeur acre. Puis, soudain, elle disparut dans l’encadrement de la porte.