La Sirène (p. 55-58).


XII



QUAND l’ombre eut disparu, Delorme resta longtemps assis sur le cèdre couché le long du sentier.

Les paroles que le fantôme avait prononcées restèrent quelques instants encore après son départ, comme si elles étaient suspendues aux lianes et aux fougères arborescentes autour de nous. Elles vibraient avec les premiers frissons de la nuit, et s’éteignirent lentement, une à une.

— C’est une hallucination, dit l’ingénieur… nos nerfs sont malades… y a-t-il un remède ?

— …

— Comme il a parlé… c’est véritablement un homme vivant. Vous l’avez entendu ? Il parle comme un homme sûr de lui…

Sur la colline, à l’horizon, brillaient les lumières du camp.

Il n’y avait rien à répondre aux questions de Delorme. Une ombre était là… un homme translucide nous avait parlé… nous l’avions vu l’un et l’autre. Cela ne prouvait rien. Tout est possible lorsqu’une fureur cachée bouillonne au cœur des hommes.

— Il n’y a plus un esprit sain sur ce placer… les hommes ont abandonné le travail. Pour échapper à l’obsession, il faut que cet Indien parte.

— L’Indien… il faut aussi que Marthe.

Il ne put achever sa pensée. Ses yeux se voilèrent comme si les larmes les obscurcissaient.

Courbant la tête, n’osant pas regarder l’ingénieur en face, je dis à mi-voix :

— Vous lui parlerez… elle comprendra… Peut-être pourrait-elle partir par le tracé qui conduit au fleuve. L’Indien la conduirait…

Delorme, pensif, ne répondit pas.

L’Indien se tenait devant la balustrade. Delorme s’avança résolument vers lui. Malgré sa haute taille, il paraissait fragile et timide devant le colosse.

L’Indien nous souhaita la bienvenue. Une force irrésistible se dégageait de lui ; il nous dominait. Avant que Delorme eût exprimé son désir, il nous représenta les difficultés de la traversée dans la brousse.

Qu’adviendrait-il de sa pirogue ? Qui porterait les vivres pendant le long trajet ?… Il n’y avait vraiment aucune raison pour hâter le départ… Il consentirait cependant à conduire Marthe au bord de la Mana, mais il reviendrait pour ramener son canot… Pouvait-on abandonner la jeune femme au bord du fleuve, seule et sans pirogue ?… C’était un projet irréalisable.

Il parlait lentement, avec clarté. Il répondait exactement à chacune des objections qui nous venaient à l’esprit, avant même que nous ayons exprimé nos pensées.

Il était évident qu’il lisait dans nos âmes comme dans un livre ouvert.

Les Indiens, entre eux, ne parlent que rarement et par monosyllabes. Ils se transmettent mystérieusement leurs idées. Aucun voyageur n’ignore que l’Indien peut transmettre sa pensée à distance, et qu’il communique de tous les points de la jungle avec les êtres qui lui sont chers dans sa tribu lointaine.

Delorme, tourné vers moi, approuvait chacune des déclarations de l’Indien, comme s’il me prenait à témoin de l’impuissance où il se trouvait de rien changer à l’état de choses existant.

La certitude où il était désormais que Marthe ne quitterait pas le placer, faisait briller ses yeux de joie.

En nous retournant vers la case illuminée pour le repas du soir, nous aperçûmes Marthe jouant sur le seuil avec Marcel Marcellin. Ils riaient ensemble, allaient et venaient en se poursuivant comme des fiancés. De temps à autre, Marthe jetait un coup d’œil rapide vers les hommes attablés, silencieux, qui l’observaient avec des regards sournois.