La Sirène (p. 29-34).


VI



QUELLE vie ardente dans la vallée…

La drague au travail rugit. Les coups de compresseurs, les hurlements des sirènes, les cris des treuils, les grondements métalliques de l’élinde, les vibrations des tables de séparation semblables à d’immenses cribles, les gémissements des godets dégouttant de boue jaune et cheminant lourdement sur les plans inclinés, tous les bruits d’une cité bourdonnante d’usines emplissent l’air d’une clameur ininterrompue.

Sur la berge du lac, les tracteurs rampent avec un crépitement de moteurs. Des troncs d’arbres en grume, halés par les filins d’acier invisibles, ressemblent à de monstrueuses chenilles sortant à la file de la brousse. Ils buttent aux roches du chemin, basculent, contournent les obstacles, et vont, avec de courts soubresauts, agiles, ballotés et houleux, vers la scierie qui les dévore.

La scierie stridente a des toits de zinc qui flamboient au soleil. Une longue vibration, aiguë et douloureuse aux nerfs, secoue l’air embué de poussière de bois. Par le pan ouvert, les arbres couchés entrent un à un, et très vite, comme les pirogues sous la voûte des palétuviers au tournant d’un rapide.

Les excavateurs accrochés au flanc de la colline mordent la pierre et crachent en sifflant. Alignés devant la faille du rocher béant, ils sont comme des terrassiers noirs chargeant en cadence les wagonnets actionnés par une force mystérieuse.

A l’est, une falaise, attaquée au monitor, s’effrite et s’écroule. Une rivière de boue et de sable descend en cascade vers les sluices étagés en aval. On entend les coups de marteau des pistons des pompes dissimulées dans une tranchée.

Les machines fouillent le soi, lavent les alluvions, abattent les quartz, transportent les matériaux et bouleversent l’ordre des choses, sans que l’homme apparaisse dans ce formidable labeur.

Les ouvriers du placer, disséminés parmi la machinerie géante, tiennent moins de place que les ombres errantes des aras voletant sur le lac.

La vallée de l’Elysée gémit, gronde et crépite parmi les détonations des coups de mine et le fracas des moteurs. Les gestes et la voix des hommes ne sont rien dans cette agitation qui transforme le monde, dans cette clameur qui fait osciller les colonnes de l’air.

Et cependant, l’âme humaine seule peuple cette ruche au travail.

De la terrasse du camp d’où je vois luire au loin les feux des chantiers je ne vois que l’image des hommes, je n’entends qu’une large voix humaine déployée sur la plaine.

Je sais bien que les hommes, seuls, ont créé cette force. Ce soir, Delorme apportera la production d’or. Assis devant la grande table, ayant à ses côtés Ganne, Loubet, Marcellin et Colbert, il pèsera les pépites et la poudre d’or pressée dans les peaux de chamois. Puis, tous signeront le procès-verbal pour la Compagnie. Leurs yeux auront des regards aigus de convoitise, les plis de leurs visages frémiront devant l’or étalé. Il n’y a pas solution de continuité entre l’âme obscure de ces hommes et le métal brillant, il n’y a qu’une gradation de lumière. Toute leur vie n’a qu’un seul objectif : l’or. C’est pour lui qu’ils vivent ici, pour lui qu’ils souffrent cette vie d’enfer dans la fournaise du marécage. Il n’y a pas de place dans leur esprit pour d’autre passion que la passion de l’or.

Un nuage glisse sur mon front ; un court vertige m’oblige à m’appuyer au parapet.

Sur la terrasse où j’étais seul, un homme est venu dont les pas sont comme une trace sur l’eau. Il est là, près de moi, et je sens sur mes épaules un fardeau qui m’accable.

C’est l’Indien. Il se tient debout et regarde l’horizon. La flamme qui jaillit de ses yeux est douce et pénétrante ; elle est dorée et semblable aux rayons du soleil.

Sa main s’est levée… Les ronflements de houle des chantiers dans la plaine s’apaisent. Les trains d’arbres qui rampaient sur le sol à la façon des reptiles s’arrêtent lentement. Les cuves pleines de boue aurifère qui escaladaient les tours de la drague, et les pelles à vapeur pivotent sur le sol en geignant sous leur fardeau. Et les lourds plateaux de la scierie, les locomobiles et les tracteurs, s’arrêtent, un à un, comme si tous dépendaient d’un unique moteur soudain immobilisé.

Les deux mains tendues vers le ciel, l’Indien ressemble à un prêtre en prières.

La force qui se dégage de lui, et dont le rayonnement m’enveloppe et me pénètre, semble tenir le monde en haleine. La forêt, engourdie, soupire à peine.

Et voici que, sortant des chantiers, innombrable, affolée et précipitant sa course, comme la limaille d’acier attirée par un aimant, la poussière bariolée des hommes jaillit du sol et se répand sur la route qui conduit à l’Indien.

Le Soir, vêtu de soie violette, conduit le cortège des hommes. Des ombres roses et mauves s’étirent sur le marécage en larges éventails.

Le Soir déroule de longs tapis pourpres et bleus sur le sentier où les pas des hommes font un bruit de fourmilière en marche.

Ingénieurs et contremaîtres blancs et noirs, mineurs de toutes races, métis sans patrie venus on ne sait de quelle frontière, nomades et hors-la-loi se soumettant à l’atroce rigueur du travail pour ne pas mourir de faim, toute la foule des bêtes humaines qui obéissent sur cette terre libre à la volonté de la Compagnie, tout le troupeau exténué des esclaves, chemine sur la route écarlate, derrière le Soir, dieu rouge.

Derrière le Soir, dieu rouge, viennent les hommes qui répondent à l’appel de l’Indien, dressé sur l’horizon, les bras en croix, étincelant de lumières comme un arbre mort frappé par la foudre.

Derrière le Soir, pasteur des peuples, viennent les hommes harassés, épuisés par le jour, et sans nombre.

Et, comme monte l’eau d’un mascaret, les choses silencieuses s’engagent à leur tour sur la route éblouissante. La drague, secouée d’un court frémissement, s’ébranle et glisse sur le lac ; son large toit de zinc, rutilant sous les feux du crépuscule, la fait ressembler à quelque héron blanc séchant ses ailes déployées, à la dérive, sur le fleuve.

Dans la brume de mousseline rose, les tracteurs, les tanks, les scies géantes et les chaudières sur roues, gravissent lourdement la colline et disparaissent sous la neige sanglante qui tombe, à chaque minute plus épaisse, du ciel en feu.

Puis, avec les mouvements du brouillard et le vent qui se lève, la Forêt, dont les frondaisons seules restent éclairées, appareille, et roule lourdement dans la brume, comme une flotte quittant le port.

Maintenant, l’Indien, debout, a reçu dans ses bras le Soir frémissant qui l’étreint. Ils ne sont plus qu’une seule ombre vers quoi converge le monde.