Un Ministre de Philippe Le Bel - Guillaume de Nogaret/03

Un Ministre de Philippe Le Bel - Guillaume de Nogaret
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 98 (p. 764-797).
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UN MINISTRE
DU ROI PHILIPPE LE BEL

GUILLAUME DE NOGARET[1]
III.
LE PROCÈS CONTRE LA MÉMOIRE DE BONIFACE.


I

On a présenté avec beaucoup de raison le procès contre la mémoire de Boniface VIII comme l’épée que Philippe le Bel tenait suspendue au-dessus de la tête de Clément V pour le forcer à servir sa politique. Il est bien remarquable en effet que cette scandaleuse affaire fut mise plus sérieusement que jamais sur le tapis à un moment où le roi devait éprouver contre le pape une assez vive rancune. Bien loin de le servir dans sa folle ambition de mettre la couronne impériale sur la tête de son frère Charles de Valois après la mort d’Albert d’Autriche, Clément avait poussé à l’élection de Henri de Luxembourg, pour s’en faire un protecteur contre la France ; il favorisait de plus entre le nouvel empereur et la maison capétienne de Naples une alliance susceptible d’amener la réconciliation des guelfes et des gibelins. Cette politique, si naturelle, si raisonnable, irritait Philippe. Chaque jour, l’habile Clément rompait quelqu’une des mailles du filet où le puissant souverain avait cru pour jamais le tenir enfermé.

Nous avons vu que la question de la continuation du procès intenté par Nogaret contre la mémoire de Boniface fut traitée entre le pape et le roi dès le couronnement de Clément à Lyon en novembre 1305. L’affaire dormit ensuite près de trois ans, sans être pourtant abandonnée. Les Colonnes continuaient en silence leur entassement de calomnies. Au commencement de 1308, le cardinal Napoléon des Ursins se rend à Rome pour enrôler les témoins ; le 7 février, il écrit au roi pour l’engager à presser l’affaire. Clément tardant toujours à tenir ses promesses, le roi profita de l’entrevue qu’il eut avec le pape à Poitiers en mai, juin et juillet 1308, pour réitérer ses exigences en présence des cardinaux. Il demandait que tous les actes de Boniface depuis la Toussaint de l’an 1300 fussent annulés, qu’au cas où ce pape serait convaincu d’avoir été hérétique, ses os fussent déterrés et brûlés publiquement, ajoutant avec une modération hypocrite que son ardent désir était qu’il fût trouvé innocent plutôt que coupable. Le roi fit présenter dès lors quarante-trois articles d’hérésies dressés par son conseil ; il requérait qu’on les examinât, et que ses procureurs fussent reçus à les prouver. Selon d’autres, il aurait sollicité en même temps, par le ministère de Plaisian, la canonisation de Célestin et l’absolution de Nogaret. Ce zèle pour la sainteté d’un vieil ermite étrangement simple d’esprit n’était pas désintéressé. Au point où les choses en étaient venues, la canonisation de Célestin devait paraître une injure à la mémoire de Boniface, un triomphe pour le roi et Nogaret.

L’embarras du pape fut extrême. Il consulta ses cardinaux, qui l’engagèrent à gagner du temps, et, pour détourner le coup, à leurrer le roi par l’indiction d’un concile. Un projet de bulle commençant par ces mots : lœlamur in te, daté du 1er juin 1308, ne satisfit ni le roi ni Nogaret. Ce projet resta une lettre morte. Le pape ne fit, ce semble, aucune déclaration officielle ; il en dit cependant assez pour que les adversaires de Boniface se crussent autorisés à publier que, dans un consistoire public tenu à Poitiers, le pape avait annoncé qu’aussitôt après son établissement à Avignon il commencerait à entendre la cause. Il est probable que Nogaret et ses amis se donnèrent le mot pour feindre de prendre au sérieux cette assignation et pour venir mettre le pape en demeure de tenir sa promesse. Au commencement de 1309, en effet, Rainaldo da Supino, qui depuis sa ligue avec Nogaret se qualifiait chevalier du roi de Fiance, se mit en route pour Avignon. On se raconta bientôt avec indignation une étrange histoire. Rainaldo, arrivé à trois lieues d’Avignon, fut attaqué par des gens armés que les parens ou amis de Boniface avaient, dit-on, mis en embuscade. Quelques-uns de ses hommes furent tués, les autres blessés ou mis en fuite. Ceux qui l’avaient accompagné pour se rendre accusateurs contre Boniface reprirent la route de l’Italie, en criant bien haut que leur vie était exposée. Rainaldo protesta à Nîmes par un acte du 25 avril 1309. Il y eut en toute cette affaire, du côté de Nogaret et de ses complices, tant de roueries et d’impostures, qu’il est permis de croire que l’attaque dont il s’agit fut une collusion. Nogaret tenait beaucoup à se donner l’air d’une victime et à présenter les Gaetani comme des gens violens et puissans contre lesquels il avait besoin d’être protégé.

Le 3 juillet 1309, le roi écrit de Saint-Denis au pape pour se plaindre que l’affaire n’avance pas, que cependant les témoins meurent, que les preuves périssent. Enfin le 13 septembre 1309 sort une bulle de Clément V, datée d’Avignon. « Au commencement de notre pontificat, lorsque nous étions à Lyon et ensuite à Poitiers, le roi Philippe, les comtes Louis d’Évreux, Gui de Saint-Pol et Jean de Dreux, avec Guillaume de Plaisian, chevalier (on remarquera l’absence du nom de Nogaret), nous demandèrent instamment de recevoir les preuves qu’ils prétendaient avoir que le pape Boniface VIII, notre prédécesseur, était mort dans l’hérésie. » Le pape n’a garde de croire une telle accusation ; néanmoins il assigne ceux qui veulent charger Boniface, sans en excepter les princes, à comparaître devant lui à Avignon le lundi après le second dimanche de carême prochain, pour déposer de ce qu’ils savent. Le roi, ne s’étant pas rendu partie dans cette affaire, n’était pas compris dans la citation.

Vers le mois d’août ou septembre, les bonifaciens durent faire quelque protestation, que le parti français affecta de regarder comme injurieuse pour le roi. Le pape, qui voyait combien la modération était nécessaire avec un adversaire tel que Nogaret, en fut mécontent, et dit aux bonifaciens qu’ils agissaient comme des fous. Nogaret et les conseillers du roi s’emparèrent avidement de ce tort apparent, comme ils l’avaient déjà fait pour l’incident de Rainaldo, et se posèrent en offensés. On parla même de fabrication de fausses lettres apostoliques ; on fit sonner bien haut certaines assertions qu’on prétendit contraires à la foi et au pouvoir des clés de saint Pierre. Tout devenait crime de la part des Gaetani entre les mains d’un subtil accusateur, habile à intervertir les rôles et à soutenir qu’on offensait le roi son maître. Ces torts vrais ou prétendus des bonifaciens furent le prétexte d’une nouvelle campagne diplomatique que Philippe entreprit vers le mois de décembre 1309 auprès de Clément. L’inquiète activité de Philippe nécessitait de perpétuelles ambassades. Une foule d’affaires de première importance le préoccupaient : l’entente, selon lui trop complète, du pape et de Henri de Luxembourg, le projet favorisé par le pape d’un mariage entre le fils du roi de Naples et la fille de l’empereur, qui devait apporter pour dot le royaume d’Arles, le refus du pape de mettre ses anathèmes à la disposition du roi pour réduire les Flamands. La relation de cette curieuse affaire, que Dupuy semble avoir volontairement soustraite à la publicité, a été récemment imprimée et traduite par M. Boutaric[2]. Il résulte de ce curieux document qu’au mois de décembre 1309 Philippe avait à Avignon jusqu’à trois ambassades, munies chacune d’instructions différentes : l’une ayant pour chef Geoffroi du Plessis, évêque de Bayeux, l’autre confiée à l’abbé de Saint-Médard, la troisième représentée par le seul Nogaret. Celui-ci, comme excommunié, ne put traiter directement avec le pape, mais on sent que le nœud de la négociation était entre ses mains. Les duplicités de cette diplomatie de clercs et de légistes n’ont jamais été surpassées ; ce sont des réserves, des démentis, des pas en avant et en arrière qui font sourire. Le rusé Nogaret s’aperçoit toujours derrière ses collègues plus solennels que lui. Sa force était la perspective de l’horrible procès dont il laissait pressentir d’avance les monstrueux détails. A un moment, le camérier qui s’entretenait avec lui au nom du pape le tire à part, lui demande s’il ne serait pas possible de mettre fin aux tourmens que le saint-père a déjà supportés à ce sujet, et le prie de mener cette affaire à bonne fin. « Je lui répondis prudemment, dit Nogaret, que cela ne me regardait pas, que l’affaire appartenait au seigneur pape, qui pouvait trouver plusieurs bons moyens, s’il voulait. » Pierre de La Capelle, cardinal de Palestrine, ami de la France, fut très pressant. « Par la male fortune, dit-il aux ambassadeurs, pourquoi ne vous hâtez-vous pas de faire en sorte que monseigneur le roi de France soit déchargé de cette affaire, qui nous a déjà donné tant de mal ? Je vous dis que l’église romaine peut beaucoup de grandes et de terribles choses contre les plus puissans de ce monde, quand elle a sujet d’agir. Si le roi ne se dégage pas, cette affaire pourra devenir la cause d’un des plus graves événemens de notre temps. » Le cardinal accentua ces paroles en posant ses mains sur ses genoux, secouant la tête et le corps d’un air significatif et regardant les ambassadeurs français d’un’ œil fixe. « En agissant ainsi, dit-il avec une allusion obscure pour nous, vous n’auriez à craindre ni couronne noire ni couronne blanche. » Les ambassadeurs français ne cédèrent pas : il fallait « venger l’honneur de Dieu et l’honneur du roi des outrages qu’ils avaient reçus. »

Nogaret partit d’Avignon le mardi avant Noël, emportant la réponse écrite du pape aux articles du roi. Il affectait d’en être très mécontent, et allait presque jusqu’à la menace. Les négociations continuèrent après son départ sous la direction de Geoffroi Du Plessis. Bérenger de Frédol, cardinal de Tusculum, le pape lui-même, firent de nouveaux efforts pour obtenir le désistement du roi relativement au procès contre la mémoire de Boniface. Tout fut inutile. Nogaret en partant avait évidemment demandé à ses collègues de se montrer inflexibles. Ils dirent au pape qu’ils avaient examiné avec messire Guillaume les réponses qu’il avait données par écrit, et que, sauf sa révérence, elles étaient vagues, obscures, qu’elles ne leur plaisaient pas, et que le roi non plus n’en serait pas content. Sur l’affaire de Boniface, ils protestèrent que le roi ne pouvait reculer jusqu’à ce qu’on eût puni les attentats commis contre lui, révoqué les faussetés émises à son préjudice, pourvu à la gloire de Dieu, à la révérence de l’église, en un mot jusqu’à ce que les cardinaux bonifaciens eussent rétracté solennellement et publiquement leurs mensonges, reconnu juste et bon le zèle de monseigneur le roi, et se fussent soumis, « eux et leurs fonctions, » à la volonté du roi. Cette dernière exigence, qui eût permis à Philippe de chasser du sacré collège tous ceux qui lui avaient fait de l’opposition, parut à bon droit exorbitante ; mais les bonifaciens étaient faibles : c’étaient pour la plupart des gens de petit état, parvœ personœ. Clément, tout en maintenant leur droit à plaider librement, distinguait soigneusement leur cause de celle de la papauté, et se préparait à les abandonner, si la nécessité d’éviter un scandale suprême l’y forçait.

Le séjour de Nogaret auprès du roi, entre son retour d’Avignon et son nouveau voyage en vue du procès qui devait s’ouvrir à la mi-carême de 1310, dut être de courte durée. Avant de partir pour cette dernière ambassade (la cinquième au moins dont il fut chargé auprès du saint-siège), il fit son testament. Nogaret y mit une sorte d’amour-propre de légiste, et, comme pour montrer ce qu’il savait faire en ce genre, voulut que la pièce eût un caractère exceptionnel. Par une faveur spéciale, le roi permit que l’acte se fît entre ses mains royales. Nogaret, à cette époque, a trois enfans, Raymond, Guillaume et Guillemette (alors mariée à Béranger de Guilhem, seigneur de Clermont-Lodève). Raymond sera son héritier universel. A Guillaume, il lègue 300 livres tournois de rente. Guillemette sera son héritière pour la dot qu’il lui a constituée en la mariant, et en outre pour 100 livres tournois une fois payées, vu que Guillemette, du consentement de son père et de sa mère Béatrix, a cédé à ses frères tous ses droits sur la succession paternelle et maternelle. Si l’un des fils meurt sans enfans séculiers, Nogaret lui substitue le survivant ou ses enfans ; à leur défaut, il leur substitue Guillemette ; à défaut, les enfans mâles séculiers de cette dernière ; à défaut, ses filles non religieuses. A défaut de descendance directe, tous les biens seront dévolus à Bertrand et Thomas de Nogaret, fils de son frère défunt, ou à leurs enfans non religieux. A leur place, Nogaret substitue encore Bertrand, fils de Gildebert, son neveu. Il laisse à Béatrix, sa femme, la dot qu’il a reçue de son père, soit 1,500 livres tournois ; plus de quoi se nourrir et s’entretenir selon son état. La pièce est datée de Paris, février 1309 (1310, nouveau style). On voit que Nogaret était déjà entré par ses alliances dans la plus grande noblesse du Languedoc.

C’est ici le lieu de remarquer que Guillaume de Plaisian, que nous voyons à côté de lui dans tous les actes importans de sa vie, était aussi Languedocien et avait ses propriétés dans le même pays. Les seigneuries de Vezenobre (sur le Gard, près d’Alais), d’Aigremont, de Ledignan, qui lui appartenaient, étaient situées à peu de distance de Calvisson. Comme Nogaret, Plaisian contracta des alliances avec la première noblesse de la province. Sa carrière offre beaucoup d’analogie avec celle de Nogaret, et depuis le procès où, comme disaient les défenseurs de Boniface, ils jouèrent le rôle de « deux renards noués par la queue[3], » on ne les sépara plus. « Les deux Guillaumes, » dans tout ce qui va suivre, ne furent qu’une seule et même personne. Plaisian servait à couvrir Nogaret, dans les cas où l’excommunication de ce dernier rendait sa position difficile ; mais en général la direction de leur action commune et surtout la rédaction de leurs écrits communs paraissent avoir appartenu à Nogaret.

Eu exécution de la bulle du 13 septembre 1309, les parties comparurent devant le pape en plein consistoire, dans la salle basse da couvent des frères prêcheurs d’Avignon, où le pape tenait ses consistoires publics, au jour précis qui avait été marqué, savoir le 16 mars 1310. Les accusateurs étaient, outre Nogaret, trois chevaliers, Guillaume de Plaisian, Pierre de Gaillard, maître des arbalétriers du roi, et Pierre de Broc, sénéchal de Beaucaire, assistés d’un clerc, Alain de Lamballe, archidiacre de Saint-Brieuc. Tous les cinq se qualifiaient envoyés du roi de France ; ils étaient accompagnés d’une bonne escorte, car ils affectaient de craindre les attaques des partisans de Boniface. Les défenseurs de la mémoire de ce dernier étaient au nombre de douze, parens et cliens des Gaetani, ou docteurs en droit. On était frappé tout d’abord de la timidité des bonifaciens, et il fallait l’impudence de Nogaret pour oser prétendre que c’était lui qui jouait en cette circonstance le rôle de faible et de persécuté. Nogaret fit d’abord une longue remontrance sur les intentions du roi son maître. Jacques de Modène, qui parla au nom des défenseurs de Boniface, protesta et soutint que l’accusation ne pouvait être reçue. Le pape ordonna que, de part et d’autre, les adversaires donneraient leurs prétentions par écrit, et leur assigna les deux vendredis suivans pour continuer à procéder devant lui.

Le vendredi 20 mars, deux cardinaux commis par le pape ordonnèrent aux quatre notaires chargés de rédiger le procès de recevoir tout ce que les parties voudraient produire. Les accusateurs produisirent trois énormes rouleaux, dont l’un ne contenait pas moins de onze pièces de parchemin cousues ensemble. C’étaient d’abord diverses pièces faites du vivant de Boniface, en particulier l’appel au futur concile et la requête au roi du 12 mars 1303 (l’acte d’accusation de Nogaret) ; puis venait un autre écrit plein d’objections subtiles contre l’édit de citation qui avait été affiché aux portes des églises d’Avignon. Cet écrit nous a été conservé ; c’est un petit chef-d’œuvre de pédantisme, où les deux auteurs Nogaret et Plaisian, fidèles à l’esprit de chicane qui s’introduisait alors et qui consistait à ne rien laisser passer sans réclamation, veulent surtout se donner l’avantage de faire au pape une leçon de procédure canonique. Nogaret et Plaisian se plaignent de l’instruction faite par le pape Benoît sur l’affaire d’Anagni ; Nogaret rétablit le récit à sa façon. Nogaret, étant l’homme-lige du roi, n’a pu agir autrement qu’il l’a fait. Boniface détruisait très scélératement sa patrie. « Or je suppose, ajoute-t-il, que j’eusse tué mon propre père au moment où il attaquait ma patrie, tous les anciens auteurs sont d’accord sur ce point, que cela ne pourrait m’être reproché comme un crime. J’en devrais au contraire être loué comme d’un acte de vertu. »

Nogaret et Plaisian renouvelèrent leurs plaintes contre les violences que commettaient les partisans de Boniface pour traverser l’affaire. Ils prétendirent que plusieurs de leurs gens avaient, été volés. Parmi les témoins qui devaient déposer contre Boniface, quelques-uns étaient vieux et valétudinaires ; Nogaret et Plaisian demandèrent instamment que ces témoins fussent reçus sans délai. Ils déclarèrent enfin que quelques cardinaux leur étaient suspects, comme créatures de Boniface et comme ayant fait tous leurs efforts pour empêcher la poursuite ; c’est pourquoi ils les récusèrent et s’offrirent à donner leurs noms au pape, s’il le jugeait nécessaire.

Les séances se continuèrent le 27 mars, le 1er, le 10 et le 11 avril. Ce fut un feu roulant de protestations réciproques, de fins de non-recevoir, de productions de pièces de parchemin ; on traîna dans d’éternelles répétitions. Les accusateurs insistèrent de nouveau sur l’audition des témoins, réclamant pour eux des sûretés « à cause du pouvoir de leurs ennemis, » et voulant qu’on ne divulguât pas leurs noms, tant pour les préserver du péril que dans l’intérêt de la preuve. Ils nommèrent les cardinaux qui leur étaient suspects, au nombre de huit. Les défenseurs récusèrent de leur côté les députés de France, accusateurs de Boniface. Tout incident qui faisait traîner l’affaire était vivement accueilli par le pape et soigneusement tiré en longueur.

Nous avons vu dès le début de la procédure Nogaret demander l’absolution à cautèle, dont il croyait avoir besoin pour agir en justice. Il ne l’obtint pas ; mais il ne laissa pas d’être admis, sur ce principe, que tout le monde doit être indifféremment reçu à déposer en matière de religion, et surtout dans deux chefs aussi importans à l’église qu’il était de savoir si Boniface avait été faux pape et s’il était mort dans l’hérésie. Les Français soutinrent que toute personne était apte à une telle poursuite, même un ennemi avoué, car il y a un intérêt suprême à ce que les hérétiques soient punis ; qu’au contraire nul ne devait être admis à défendre la mémoire d’une personne accusée d’hérésie. On surprend ici la pratique constante de Nogaret, pratique qu’il suivit dans l’affaire des templiers, et qui est également familière à Pierre Du Bois ; les légistes combattaient l’église en poussant aux dernières limites les rigueurs du droit inquisitorial, en se prétendant plus rigides que les ecclésiastiques sur les choses de la foi. Le consistoire refusa du reste de suivre Nogaret et Plaisian dans ces excès. Naturellement les défenseurs de Boniface soutenaient de leur côté que les accusateurs, étant tous publiquement reconnus pour les principaux auteurs de la conspiration d’Anagni, n’étaient point recevables en leurs dépositions.

On arriva ainsi à Pâques, qui cette année tomba le 19 avril. La reprise de la procédure fut ajournée après les solennités. Alors survint un incident singulier. Nogaret voulut participer à la communion pascale, comme s’il n’eût été lié d’aucune censure. Le pape lui fit dire qu’il devait se comporter comme un excommunié, en vertu de la sentence de Benoît XI. Nogaret répondit qu’il ne croyait plus avoir besoin d’absolution depuis que sa sainteté lui avait fait l’honneur de l’admettre dans ses entretiens et qu’elle avait bien voulu conférer tête à tête avec lui. Il allégua même l’autorité de quelques canonistes, qui estimaient que l’honneur d’avoir salué où entretenu le pape tenait lieu d’absolution à un excommunié.

Les audiences reprirent le 8 mai, mais ne cessèrent de traîner dans des formalités sans fin. Les plus frivoles prétextes amenaient des ajournemens. Un saignement de nez que le pape a eu dans la nuit suffit pour faire remettre une séance. Le 13 mai, le pape, en consistoire public, les parties présentes, se crut obligé de réfuter la prétention qu’avait affichée Nogaret quelques jours auparavant. « J’ai ouï dire autrefois que quelques docteurs étaient d’opinion qu’un excommunié pouvait être réputé absous par la seule salutation du pape, ou quand le pape lui avait parlé sciemment ; mais je n’ai jamais cru cette opinion véritable, à moins qu’il ne fût constant d’ailleurs que l’intention du pape avait été d’absoudre l’excommunié : c’est pourquoi je déclare qu’en cette affaire ni en aucune autre je n’ai jamais prétendu absoudre un excommunié en l’écoutant, en lui parlant ou en communiquant avec lui de quelque manière que ce soit. » L’année suivante, le concile de Vienne trancha la question dans le même sens, et condamna la doctrine des canonistes allégués par Nogaret.

On ne sortait pas d’un cercle de perpétuelles redites. Nogaret soutenait que Boniface n’avait jamais été pape, rappelait son éternel : Intravit ut vulpes, regnavit ut leo, moritur ut canis. S’il a été quelque chose en l’église, il a été comme Lucifer fut dans le ciel. Les Colonnes s’étaient avec raison opposés à son élection ; voilà pourquoi le haineux vieillard les a écrasés. Les défenseurs prétendaient qu’il fallait un concile pour juger un pape. — Oui, un pape vivant, répondaient les accusateurs, mais non un pape mort. Le jugement d’un de ses successeurs suffit en pareil cas. — Les bonifaciens alléguaient les démonstrations de piété que Boniface fit à sa mort. — Cela ne suffit pas, disaient les Français. C’étaient des feintes ; il fallait d’ailleurs qu’il abjurât publiquement. — Selon la méthode ordinaire des publicistes de Philippe le Bel, on poussait, dès qu’il s’agissait de servir les vues du roi, les droits de la papauté aux exagérations les plus insoutenables. S’agissait-il de condamner Boniface, le pape était de plein droit soumis au concile. S’agissait-il du droit qu’avait Clément de condamner Boniface, le pape devenait l’église entière et n’avait plus besoin du concile.

Les Gaetani ne manquaient pas d’alléguer que le roi avait récompensé Nogaret de ses services en cette affaire, qu’il l’avait reçu en son palais et dans son intimité, lui avait donné des terres, des châteaux et de grands biens, qu’il l’avait fait son chancelier : d’autres fois ils affectaient de le présenter comme un simple domestique, un familier du roi, non comme un vrai chevalier ; mais l’accusation usait de l’avantage que donnent devant des juges médiocres l’outrage et l’impudence. Une pièce, sortie, selon toute apparence, de la plume de Nogaret, résume toutes les autres. Après avoir loué les rois de France, qui ont été de tout temps les zélateurs de la religion, et n’ont jamais souffert l’oppression de l’église par les tyrans et les schismatiques, après avoir loué aussi l’église gallicane, qui est le principal et plus noble membre de l’église universelle, il expose le misérable état de l’église sous Boniface. Ses vices dépassaient toute créance ; il ne croyait pas à l’immortalité de l’âme, il disait qu’il aimerait mieux être chien que Français, il ne croyait pas à la présence réelle ; il professait que les actes les plus infâmes n’étaient pas des péchés. Quand il mourut, il y avait plus de trente ans qu’il ne s’était confessé. Il avança la mort de Célestin, approuva un livre d’Arnaud de Villeneuve, se fit ériger des statues d’argent et de marbre pour se faire adorer. Il avait un démon familier, un anneau de magie, qu’un jour il offrit au roi de Sicile, lequel se garda de l’accepter. Il soutenait que le pape ne commettait pas de simonie en vendant les bénéfices ; il prétendait que les Français étaient hérétiques et même n’étaient pas chrétiens, puisqu’ils ne croyaient pas être sujets du pape au temporel. Il était sodomite, homicide, il ne croyait pas au sacrement de pénitence, se faisait révéler les confessions, mangeait de la chair en tout temps, disait que le monde irait mieux s’il n’y avait point de cardinaux, méprisait les moines noirs. Son dessein de ruiner la France était notoire ; il n’accordait rien aux autres rois qu’à la condition qu’ils promissent de faire la guerre à la France, comme on le vit dans le cas des rois d’Angleterre, d’Allemagne, d’Espagne, et dans celui des Flamands. Délaissant l’œuvre de terre sainte, il tournait à son profit l’argent destiné aux croisades. Il disait : « Je ferai bientôt de tous les Français des martyrs ou des apostats. »

Dans une autre plaidoirie, nous lisons que Boniface se moquait de ceux qui se confessaient et les appelait des sots. Il soutenait que le monde est éternel, et il ne croyait pas à la résurrection. « Heureux, s’écriait-il, ceux qui vivent et se réjouissent en ce monde ; les gens qui en espèrent un autre sont plus fous que ceux qui espèrent voir revenir Arthur ; ils sont semblables au chien qui prend l’ombre pour le corps. » Il se moquait des prières pour les trépassés, et disait qu’elles ne servent qu’aux prêtres et aux moines. Il osait prétendre que Jésus-Christ n’est pas vrai Dieu, qu’il ne faut voir en lui qu’un être fantastique. Son opinion était que la luxure n’est pas un péché, et il agissait en conséquence. Il sacrifiait aux démons, ne croyait ni au paradis, ni au purgatoire, ni à l’enfer. « A-t-on vu quelqu’un qui en soit revenu ? » disait-il. Il mettait le vrai paradis en ce monde. Aussi a-t-il favorisé les hérétiques et en recevait-il des présens. Il a empêché l’inquisition de procéder virilement contre eux, surtout quand il s’agissait de gens de sa secte (épicuriens, averroïstes, matérialistes) ; il a persécuté les inquisiteurs et en a fait mourir en prison ; il a fait relâcher des hérétiques qui avaient avoué. Un autre gros cahier en quatre-vingt-treize articles contenait à peu près les mêmes accusations, presque dans les mêmes termes. L’année du jubilé, il fit tuer plusieurs pèlerins en sa présence. Il a contraint des prêtres à lui révéler des confessions. Il avait ordonné à tous les pénitenciers que, si on leur disait où était Célestin, ils eussent à le lui faire connaître. Il voulait ruiner les moines, les appelait des hypocrites. Il fit mourir non-seulement Célestin, mais docteurs qui avaient écrit sur la question de savoir si Célestin avait pu abdiquer. Il fit périr des gens pour apprendre quelque chose de la mort de ce saint homme. A sa dernière heure, il ne demanda point les sacremens, et expira en blasphémant Dieu et la vierge Marie. — Nogaret était érudit ; à côté de ce bizarre ramassis de cancans, de malentendus, de mots compris de travers par des esprits bornés, de conséquences forcées tirées de loin par une voie subtile, on trouve de solides recherches d’histoire ecclésiastique pour savoir si Célestin a pu abdiquer, si un pape peut cesser d’être pape autrement que par la mort.

Nogaret, poursuivi comme par un cauchemar du terrible souvenir d’Anagni, revenait toujours à son apologie personnelle. L’exorde d’une supplique, présentée à Clément V, ressemble à quelque chapitre inédit du Roman du Renard.


« Père très saint,

« Il est écrit que la marque des bonnes âmes est de craindre la faute, même quand il n’y a pas de faute. Job, cet homme juste et timoré devant Dieu, au témoignage de la divine Écriture, dit de lui-même : « Je ne sais pas si je suis digne d’amour ou de haine, » et l’apôtre, si grand docteur de l’église de Dieu, quoiqu’il ait déclaré pouvoir licitement manger de la chair, et soutenu que toute nourriture accommodée à la nature humaine est pure, pourvu qu’elle soit prise avec actions de grâces, a cependant écrit, pour l’enseignement de tous, qu’il se priverait éternellement de chair, si son frère ou son prochain se scandalisait de lui à cause d’une telle manducation. « Comment en effet, ajoute-t-il, prendrais-je sur moi de tuer son âme ? » montrant avec évidence qu’on tue l’âme du frère qui, par ignorance, injustement ou par fausse opinion, se scandalise à notre propos, et qu’on est coupable de la mort de ce frère, si son âme meurt pour un scandale qu’on pouvait éviter. Souvent en effet, quoique notre conscience nous suffise au regard de Dieu, elle ne suffit pas au prochain qui, par opinion fausse ou par l’effet de la diffamation, se scandalise de nous, comme dit le grand docteur Augustin : « Celui-là est cruel qui néglige sa réputation. » Moi donc, Guillaume de Nogaret, chevalier de monseigneur le roi de France, remarquant que de telles choses ont été écrites d’hommes si justes, si saints, je suis oppressé à l’excès, les pleurs m’étouffent, mon gémissement ne cesse, mon cri s’élève continuellement vers Dieu et vers vous, père très pieux, quiètes son vicaire… »

Il proteste alors que le pape Benoît a commis à son égard une erreur de fait, par crasse ignorance (crassissima ignorantia) de la justice de sa cause, en le sommant de venir entendre sa condamnation. Il prie Clément de déclarer cette procédure nulle, de peur que quelques personnes, ignorant la vérité, ne soient scandalisées en lui, et par conséquent ne tuent leurs âmes. « Pécheur, ajoute-t-il, mais innocent des crimes dont on m’accuse, voulant d’ailleurs suivre l’exemple des saints et prévenir le reproche de négliger ma renommée, je supplie, je demande, je postule et requiers avec larmes et gémissemens, à mains jointes, à genoux, avec des prières réitérées, que par intérim et avant toute chose me soit accordé par votre sainteté le bienfait de l’absolution à cautèle. »

Il refait ensuite pour la vingtième fois le récit de l’incident d’Anagni. Boniface, avant qu’il fût pape, était hérétique contumace incorrigible. Nogaret se trouva obligé, quoique particulier (non pourtant simple particulier, étant chevalier, titre qui oblige à défendre la république et à résister aux tyrans), il se trouva, dis-je, obligé de défendre sa patrie menacée. Il l’a fait avec tant de modération que Boniface lui-même a été forcé d’avouer, en présence de plusieurs personnes, que les choses que Nogaret avait accomplies a Domino facta erant, et, qu’en conséquence, il lui remettait toute la faute que lui et les siens pouvaient avoir commise, les déclarant absous de toute sorte d’excommunications, au cas où ils en auraient encouru. Le pape Clément doit donc bien voir qu’il mérite récompense, ayant été ministre de Dieu pour exécuter une chose nécessaire, d’où s’est ensuivi le salut du roi, du royaume et de l’église ; telle est aussi l’opinion de tous les hommes saints et sages qui l’ont aidé dans cette entreprise. N’écoutant que les ennemis de Nogaret et les fauteurs de Boniface, Benoît s’est trompé et l’a lapidé pour une bonne œuvre, qui était d’arrêter un contumace afin de le livrer à son juge. Les formalités d’ailleurs ne furent pas observées dans la citation de Benoît. Enfin Dieu s’est prononcé en sa faveur : touché de l’injustice dont était victime son bon serviteur Nogaret, Dieu a vengé par un beau miracle l’innocence méconnue. Au jour que Benoît avait fixé pour publier son jugement, et toutes choses étant préparées, l’échafaud dressé, les tentures étalées, le peuple assemblé sur la place de Pérouse, devant l’hôtel papal, Dieu frappa le malheureux pontife. Benoît tomba malade, ne put prononcer la sentence et expira peu après, de même que, dans un cas semblable, on vit mourir le pape Anastase, fauteur, lui aussi, d’un pontife hérétique. C’est ainsi que se « venge le Dieu qui est plus puissant que tous les princes ecclésiastiques et séculiers, et qui punit d’autant plus fortement ceux qui ne peuvent être punis par d’autres. Cette mort fut du reste un bonheur ; car, si (ce qu’à Dieu ne plaise) Benoît eût donné suite audit procès, il se fût constitué fauteur notoire d’hérésie, et, s’il eût vécu davantage, j’aurais poursuivi devant lui le redressement des injustices que (sauf son respect) il avait commises contre nous. »

Clément laissait tout dire et ne voulait se prononcer sur rien. Comme les chaleurs approchaient, il donna terme aux parties jusqu’au premier jour plaidoyable du mois d’août. Nogaret passa, le 21 mai, tant pour lui que pour Plaisian, une procuration à Alain de Lamballe et à deux gentilshommes français, Bertrand Agathe et Bertrand de Rocca-Negada, pour la continuation de l’affaire. Les défenseurs de Boniface donnèrent de leur côté une semblable procuration à Jacques de Modène. Le motif de ces délégations était sans doute le désir qu’avaient Nogaret, Plaisian, Pierre de Broc de passer le Rhône et d’aller dans la sénéchaussée de Beaucaire et en Languedoc suivre les intérêts de l’état, sans oublier les leurs. Nous voyons en effet Enguerrand de Marigni et Nogaret, « conseillers et chevaliers du roi, » visitant le Languedoc en 1310, et ordonnant, entre autres choses, la revente des bois achetés pour la construction du port de Leucate. Nous voyons en outre que Pierre de Broc, étant à Montpellier le 13 octobre 1310, commit Hugues de La Porte, procureur du roi de la sénéchaussée, pour s’enquérir de la valeur de la terre de Jonquières, sur laquelle il voulait assigner 8 livres 12 deniers tournois de rente qui manquaient encore au dernier assignat fait en faveur de Nogaret. Pendant la durée du procès d’Avignon, Plaisian figure aussi dans plusieurs affaires. Le samedi après la fête de l’Invention de la sainte croix 1310, il est chargé d’un arbitrage pour la construction du pont Saint-Esprit. Le mercredi après la Saint-Barnabé 1311, on le voit engagé dans une requête pour obtenir l’établissement de marchés et de foires dans ses domaines de Boicoran (ou Boucoiran) et Vezenobre. Cette faculté lui est refusée par suite des idées économiques du temps sur la nécessité de ne pas faire concurrence aux marchés existans ; mais le roi l’appelle dilectus et fidelis G. de Plaisiano, miles noster. Le dimanche après la Nativité de saint Jean-Baptiste 1311, nous voyons encore Plaisian redresser une grave erreur judiciaire.

Au temps de la délégation, c’est-à-dire aux mois d’été de l’an 1310, appartient un écrit des deux Guillaumes dont nous ne possédons que l’extrait. C’est un manifeste énergique en faveur des rois de France. Jamais ces rois n’ont reconnu d’autre supérieur que Dieu pour le temporel. Ils ont toujours été fort religieux, exposant leur vie et celle de leurs sujets pour défendre les droits et libertés de l’église, conformément aux coutumes du royaume, selon lesquelles certaines prérogatives qui ailleurs appartiennent aux églises appartiennent ici de coutume ancienne au roi, et certaines prérogatives temporelles qui devraient appartenir au roi appartiennent de coutume aux églises. Les rois de France ont fondé les églises de leur royaume ; ces églises sont sous la garde du roi, qui les a préservées de toute erreur. Ce fut en haine de ce que ses crimes et ses hérésies avaient été publiquement découverts en France que Boniface mit tant d’ardeur à miner le royaume orthodoxe. Le roi ignorait bien des choses à cause de la distance ; mais Guillaume, qui était alors dans ces parages, comme catholique et membre de l’église, à laquelle, en temps de nécessité, tout catholique est tenu de porter aide, Guillaume n’a pas dû abandonner sa mère, que ledit Boniface s’empressait de massacrer, ni négliger la foi, qui était foulée aux pieds par lui, ni sa patrie, que ce frénétique voulait détruire, ni son roi, qu’il haïssait comme défenseur de la foi et persécuteur des hérésies.

Pendant la suspension des audiences d’Avignon, l’enquête testimoniale se continuait. Le 23 mai 1310, le pape nomma des commissaires chargés de se transporter à Rome, en Lombardie, en Toscane, afin d’entendre les témoins vieux, valétudinaires ou prêts à s’absenter pour longtemps. Toutes les dépositions devaient être secrètes. On mit d’abord, à l’enquête beaucoup de lenteur. Nogaret et ses substituts se plaignaient sans cesse que la preuve périssait, que les témoins mouraient. Le 23 août 1310, Clément rassure le roi sur les plaintes qu’on lui faisait à ce sujet, et lui apprend qu’il a déjà rendu quelques jugemens contre les témoins qui refusaient de parler. Il est à peine croyable qu’un pontife romain ait pu oublier à ce point ce qu’il devait à son titre. Le plus horrible scandale de l’histoire de la papauté allait se produire. Clément se doutait bien de la boue qu’on allait remuer, mais, en homme du monde superficiel et facile, il ne voyait pas le tort qu’il faisait à l’église ; étranger à la tradition romaine, il était d’ailleurs moins sensible que n’eût été un Italien à la honte du saint-siège. Au moins aurait-il dû prévoir l’affreuse nudité que la main dure et brutale de juges habitués à fouiller des choses impures allait révéler ; il aurait dû craindre les ordures de leur imagination souillée, les crudités de leur langage. A la face du monde, la maison du père commun des fidèles allait être assimilée à Sodome, à Gomorrhe ; on allait enseigner à la chrétienté que le chef de l’église de Dieu pouvait être un infidèle, un blasphémateur, un infâme plongé dans le bourbier des vices sans nom.

Clément commit trois cardinaux pour examiner les témoins : savoir Pierre de La Capelle, évêque de Palestrine, Bérenger de Frédol, évêque de Tusculum, et Nicolas de Freauville, du titre de Saint-Eusèbe. Nous possédons quelques parties de ces informations. Les déposans sont unanimes pour attribuer à Boniface, en morale, toutes les turpitudes, en philosophie, toutes les assertions hardies de l’école matérialiste et averroïste. Boniface, nous l’avons déjà dit, était un mondain lettré comme Guido Cavalcanti et ces matérialistes non avoués que l’Italie, selon Dante, comptait déjà par milliers : ainsi nous le montre la satire de frà Jacopone, portrait si juste et si fin, tracé bien avant que Nogaret eût pu suborner aucun témoin. Son langage pouvait être fort libre, comme ses opinions. Il est peu croyable cependant qu’il ait porté l’imprudence jusqu’aux excès racontés par les témoins. Un chanoine de Pouille prétendit avoir assisté, du temps de Célestin V, à une conversation entre le cardinal Gaetani et plusieurs personnes. Un clerc disputait sur cette question : « quelle est la meilleure religion, celle des chrétiens, des juifs ou des sarrasins ? Qui sont ceux qui observent le mieux la leur ? » Alors le cardinal aurait dit : « Qu’est-ce que toutes ces religions ? Ce sont des inventions des hommes. Il ne se faut mettre en peine que de ce monde, puisqu’il n’y a point d’autre vie que la présente. » Il ajouta que l’univers n’a point eu de commencement et n’aura point de fin. Un abbé de Saint-Benoît déposa du même fait, ajoutant que le cardinal Gaetani avait dit que le pain dans l’eucharistie n’est point changé au corps de Jésus-Christ, qu’il n’y a point de résurrection, que l’âme meurt avec le corps, que c’était là son sentiment et celui de tous les gens de lettres, mais que les simples et les ignorans pensaient autrement. Le témoin, interrogé si le cardinal parlait ainsi en raillant, répondit qu’il le disait sérieusement et pour de bon. Un Lucquois rapporta également que, se trouvant dans la chambre du pape, en présence des ambassadeurs de Florence, de Bologne, de Lucques et de plusieurs autres personnes, un homme, qui paraissait chapelain du pape, lui apprit la mort d’un certain chevalier, et dit qu’il fallait prier pour lui. Sur quoi Boniface le traita de niais, et, après lui avoir parlé indignement de Jésus-Christ, ajouta : « Ce chevalier a déjà reçu tout le bien et tout le mal qu’il doit avoir, car il n’y a de paradis ni d’enfer qu’en ce monde. »

Aucune plume ne voudrait plus transcrire les allégations qui suivent. Tous les témoins rapportent les mêmes faits avec des raffinemens de scandale. Cette uniformité est une raison de croire qu’il y eut dans ces témoignages de l’artifice et de l’imposture. Boniface, nous le répétons, n’était pas un saint ; plus d’une fois il dut s’exprimer d’une façon cavalière, magnanimus peccator, tel est le mot par lequel ceux qui le connurent résumèrent leur impression sur ce caractère singulier. Néanmoins il est difficile qu’il ait fait des confidences aussi franches à des gens du commun ou même de bas étage comme sont les témoins du procès d’Avignon. Les prétendues invocations à Béelzébub et autres superstitions qu’on lui prête sont en contradiction avec l’incrédulité qu’on lui attribue d’ailleurs. Les averroïstes ne croyaient pas plus aux démons qu’aux anges. La plupart de ces témoignages paraissent donc avoir été suggérés et payés par les suppôts de Nogaret. On voit en particulier Bertrand de Rocca-Negada occupé à les réunir et à les provoquer. Ajoutons que les mots prêtés à Boniface rentrent exactement dans le cadre des impiétés qui furent attribuées à Frédéric II, ainsi qu’à tous ceux que l’on voulut perdre par le soupçon d’averroïsme et par le mot des trois imposteurs. D’autres accusations sont calquées mot pour mot sur celles dont on se servit pour exciter l’indignation publique contre les templiers.

De délais en délais, nous arrivons au vendredi 13 novembre 1310, auquel jour Nogaret se plaignit que les défenseurs de Boniface avaient avancé plusieurs choses contre l’honneur et la réputation du roi son maître, et en demanda réparation. Le pape se hâta de désapprouver tout ce qui avait pu être dit en ce sens, offrant d’écouter ce que Nogaret voudrait dire pour soutenir l’honneur du roi. — Le 20 novembre, on discuta si Boniface avait enseigné ses mauvaises doctrines en consistoire ou en secret. Nogaret prétendit qu’il avait soutenu ses hérésies devant vingt, trente, quarante, cinquante personnes, que cependant il n’assurait pas que ce fût en consistoire, car cet homme pervers cherchait naturellement à cacher son hérésie. Nogaret lui-même trouvait à ce biais un avantage que nous verrons se révéler plus tard. Habitué en qualité de juriste à demander plus pour avoir moins, il songeait, dans le cas où il ne pourrait obtenir la condamnation absolue du pape mort, à se rabattre sur un jugement qui, alléguant le caractère non officiel des blasphèmes de Boniface, laissât subsister tous les faits d’hérésie à sa charge. — Le 24 novembre, Nogaret proteste encore. Les défenseurs ont dit des choses contre la juridiction et les droits du roi sur le temporel de ses églises ; ils ont prétendu que le roi ne peut rien tirer de ses églises contre leur gré pour la nécessité du royaume, ce qui est faux en principe, bien que le roi ne l’ait jamais fait que du consentement des prélats. Le pape se hâta de clore le débat en protestant qu’on n’avait voulu porter aucun préjudice aux droits du roi et de l’église gallicane ; puis l’affaire de remise en remise est renvoyée au 20 mars 1311.

Le temps se passait ainsi en délais, en interlocutoires et en préliminaires ; ce n’étaient qu’exceptions, fins de non-recevoir, protestations. Les parties ne conviennent ni de leurs qualités, ni de la compétence du juge ; on n’avance pas un mot sans restriction ou modification ; à chaque pas, on craint de donner quelque avantage à son adversaire. Nogaret demande sans cesse son absolution à cautèle ; le pape répond invariablement qu’il y pensera, que Nogaret donne sa demande par écrit. Nogaret alors jure qu’il n’est entré dans Anagni que par suite de la résistance de Boniface, qu’il ne s’est pas associé à Sciarra, que Sciarra est venu voir ce qui se passait… Les parchemins s’entassaient d’une manière formidable pour les deux parties.


II

Il est évident que, conduit de cette manière, le procès n’eût jamais fini. Le scandale était à son comble. Ces horreurs mille fois répétées sur la mémoire d’un pape, ces deux troupes armées venant au consistoire d’un air menaçant, effrayaient tout le monde. L’habile Clément cependant cherchait les moyens pour échapper aux exigences du roi sans trop violer ses devoirs de pontife. Son génie politique lui suggéra enfin une solution plus efficace que celle des légistes et des canonistes. Il eut recours à Charles de Valois et lui fit comprendre les maux qui pouvaient sortir de cette affaire. Il le pria d’obtenir que le roi remît tout à la décision personnelle du pape et commandât à ceux qui poursuivaient le procès de faire de même, Charles de Valois était ultramontain et ennemi des juristes gallicans. Il entra dans les intentions de Clément, et déploya tout son zèle pour amener une conciliation, que les barons, les prélats, tout le parti conservateur qui entourait le roi désiraient vivement. De ces efforts réunis sortit enfin un arrangement qui sauva la papauté du plus grand affront dont elle eût jamais été menacée.

Ce qui prouve bien que la renonciation du roi aux poursuites fut convenue d’avance entre le pape et le roi, c’est un projet de bulle qui nous a été conservé, et où tout décèle la main de Nogaret. Dans ce projet de bulle, le roi est porté aux nues. En fils pudibond, qui craint de voir la honte de celui qu’il vénérait de bonne foi comme un père, Philippe eût été très aise que Boniface fût justifié ; mais le scandale avait été si grand dans l’église gallicane et parmi la noblesse qu’il fallait que le concile en connût. Selon les règles des saints pères, celui qui lie malgré sa résistance un fou furieux ou un frénétique, lequel sévissait contre lui-même ou contre les autres, celui qui réveille un léthargique, qui accuse un incorrigible, fait acte de charité. On est encore bien plus obligé à cela si le frénétique est votre maître, votre père, et si de sa frénésie peut provenir le danger de plusieurs. Boniface était au moins hérétique présumé ; or, d’après un canon de concile, l’accusé d’hérésie est déjà tenu pour condamné et suspens. Boniface en réalité était fou furieux, parricide ; il ne cherchait qu’à tuer ses enfans ; il a donc été d’un bon catholique de l’attacher malgré lui, et, par une juste violence, de l’empêcher de perpétrer son crime. Si cela n’avait pu se faire autrement, il eût été meilleur et plus salubre de le charger de chaînes, de le garder en griève prison et de le battre de verges que de le maintenir contrairement à toute pitié, pour perdre non-seulement lui, mais les autres, non-seulement les corps, mais les âmes. Moïse délivra un Israélite en tuant un Égyptien, et cela lui fut réputé à justice. Boniface voulait détruire les catholiques par des procès irréguliers et en refusant de se purger d’hérésie ; tout catholique devait donc s’opposer à lui pour son bien et le bien de tous. L’église gallicane est une division, comme l’église orientale, l’église occidentale, dans l’église universelle indivisible. Vouloir la détruire, c’est vouloir détruire un membre du corps dont Christ est la tête. En cas de nécessité, on fait des choses extraordinaires, on crée des exemples. Un laïque, dans certaines rencontres, peut licitement administrer le sacrement de baptême, même celui de pénitence. Nogaret, dans cet extrême danger de l’église, a été l’instrument de la Providence. Quand il s’agit de défendre l’église, la nécessité fait de tout catholique un ministre de Dieu. On dira que le pape Benoît a déclaré dans sa procédure les excès de Nogaret et de ses compagnons notoires et accomplis sous ses propres yeux. Le pape Benoît a vu ce qu’il a vu, mais il s’est trompé sur le caractère des faits ; on ne peut d’ailleurs qualifier un fait de notoire avant que les personnes en cause n’aient été appelées et entendues.

Selon ce même projet de bulle, le pape eût déclaré que les accusateurs de Boniface avaient agi par le zèle pur de la foi, que Nogaret et ceux qui l’assistèrent avaient fait une action juste. Boniface ayant été mû par haine de la France, toutes ses procédures et constitutions eussent été retranchées des archives de l’église. Le pape eût également annulé la procédure de Benoît contre Nogaret et ses complices ; cette procédure eût été tirée des registres. Enfin le pape, considérant les grandes affaires du temps, l’intérêt de la terre sainte, le procès des templiers, la réunion des Grecs, eût terminé en disant que le crime d’hérésie dont Boniface était accusé avait encore besoin d’être prouvé, qu’on ne voyait pas du moins qu’il eût fait secte. Boniface a occupé une place élevée dans l’église de Dieu ; ce serait un grand scandale qu’il fût trouvé hérétique. « Comme alors les ennemis de la foi catholique remueraient leur tête sur nous ! En conséquence, placés entre les conseils de ceux qui nous engagent à faire justice, quoi qu’il arrive, et de ceux qui nous suggèrent d’abandonner pour la paix de l’église la discipline de justice, nous sommes en grande angoisse, serrés et pressés, suant comme sous un poids énorme. Eh bien ! nous avons pris une voie moyenne et avec nos frères nous avons prié affectueusement et instamment à diverses reprises le roi de France qu’il voulût bien, pour l’honneur de l’église, s’écarter de la voie de la rigueur et ordonner aux accusateurs de remettre la suite de l’affaire au jugement de l’église. Le roi a condescendu gracieusement à nos prières, et ainsi, pour l’utilité publique et la paix de l’église, nous avons cru devoir supprimer la justice des accusations et du procès susdit, ainsi que la requête d’un concile général, déchargeant les accusateurs de toute nécessité de poursuivre l’affaire contre la mémoire dudit Boniface. »

Ce morceau, nous le répétons, n’est qu’une rédaction proposée par Nogaret ; lui-même probablement n’espérait pas qu’elle serait adoptée telle qu’il l’écrivit. Il était essentiel qu’on pût croire que la renonciation du roi avait été précédée d’une demande du pape. En réalité il n’y eut, ce semble, d’autre demande que celle qui fut adressée par le pape à Charles de Valois. Dans une lettre au pape, datée de Fontainebleau, février 1311, Philippe reprend le récit de l’affaire depuis le parlement tenu à Paris en mars 1303, et conclut en déclarant qu’il abandonne la question au jugement du pape et des cardinaux, pour être tranchée au futur concile ou autrement : « car Dieu nous garde, ajoute-t-il, de révoquer en doute ce que votre sainteté aura décidé sur une question de foi, principalement avec l’approbation du concile. »

Clément négociait en même temps avec les partisans de Boniface. Il obtint d’eux un désistement semblable à celui qu’il avait obtenu de Philippe. En conséquence de ces deux désistemens, le pape donna une bulle Rex gloriœ virtutum datée d’Avignon, 27 avril 1311. La rédaction n’en différait pas essentiellement de celle qu’avait proposée Nogaret ; à part quelques atténuations que l’on sent avoir été discutées pied à pied avec les parties intéressées, ce sont les mêmes mots, les mêmes images, et l’on peut dire sans exagération que le second et le plus extraordinaire attentat de Nogaret sur la papauté fut de l’avoir induite à s’approprier son propre style et ses phrases. Après avoir loué la France et ses rois pour leur piété et leur zèle à défendre l’église catholique, Clément dit que Philippe, tant pour les autres rois et potentats de la chrétienté, ses adhérens, qu’en son privé nom, et comme champion de la foi et défenseur de l’église, requit (en l’année 1303) la convocation d’un concile général pour y faire vider les appellations formées contre le feu pape Boniface, prévenu des crimes d’intrusion, d’hérésie et autres actions de pernicieux exemple, et afin qu’il fût pourvu à l’élection d’un vrai et légitime pasteur. A lui s’étaient joints plusieurs princes et grands personnages ecclésiastiques et laïques, qui se rendirent dénonciateurs desdits crimes. Les défenseurs de Boniface ont soutenu que le roi, mû plutôt de haine que de charité et du zèle de la foi et de la justice, avait calomnieusement procuré ces dénonciations et qu’il était auteur du sacrilège commis en la capture du pape. A cela, il a été répliqué de la part du roi qu’il avait procédé avec tout le respect filial possible, comme envers un père, dont il aurait volontiers couvert les nudités de son propre manteau, mais qu’étant publiquement requis en son parlement de Paris, en présence des prélats, barons, chapitres, couvens, collèges, communautés et villes de son royaume, et ne pouvant plus dissimuler sans scandale et offense de Dieu, il se vit contraint, pour la décharge de sa conscience, et de l’avis des maîtres en théologie, professeurs en droit, etc., d’envoyer vers Boniface Guillaume de Nogaret, chevalier, et d’autres ambassadeurs, pour lui notifier les dénonciations et requérir la convocation d’un concile. Que si les ambassadeurs ont excédé leur pouvoir et commis quelque action illicite en la capture de Boniface et en l’agression de sa maison, ces violences ont grandement déplu au roi, et il les a toujours désavouées. Après de longues procédures conduites tant par-devant ledit Boniface avant son décès que devant le pape Benoît XI et le pape Clément V, tandis qu’il était à Lyon et à Poitiers, le pape Clément V, ayant fait l’inquisition d’office qu’il devait sur les motifs de bon zèle du roi et des dénonciateurs, les déclare au préalable exempts de toute calomnie en leur poursuite, à laquelle ils ont procédé en sincérité d’un bon et juste zèle pour la foi catholique.

Quant à Guillaume de Nogaret, personnellement comparaissant en plein consistoire, il a déclaré qu’il avait seulement reçu mandat pour notifier à Boniface la convocation du concile général, lequel en pareil cas était supérieur à Boniface. Le roi n’a donc aucune responsabilité en l’affaire d’Anagni ; mais, comme à cause de la raideur de Boniface, des menaces adressées et des embûches dressées, l’ambassadeur du roi ne pouvait autrement trouver un accès sûr dans le manoir papal, Guillaume en personne, entouré et appuyé par une escorte de fidèles vassaux de l’église, est entré en armes, pour sa défense personnelle, dans la maison que Boniface habitait à Anagni. La bulle papale rapporte ensuite textuellement les explications cent fois données par Nogaret pour établir que tout ce que lui et ses partisans ont fait dans Anagni, ils l’ont fait par un zèle sincère et juste, par la nécessité instante de la défense de l’église, de leur roi, de leur patrie, pieusement, justement, de plein droit, sans nul attentat illicite.

Le pape Clément, suffisamment instruit par cette enquête, déclare donc le roi innocent des capture, agression et pillage, imputés à tort ou à raison audit Guillaume. D’une autre part, les défenseurs de Boniface et le roi, en son nom et au nom de tous les regnicoles de France, ayant consenti, pour le bien de la paix et l’avancement de l’œuvre de terre-sainte, à remettre l’affaire entre les mains du pape Clément, celui-ci casse et révoque toutes sentences portant préjudice au roi et à son royaume, ainsi qu’aux regnicoles, aux dénonciateurs, adhérens, etc. ; il lève toutes excommunications, interdits, faits par Boniface et Benoît depuis le jour de la Toussaint de l’an 1300 contre le roi, ses enfans, ses frères, le royaume, les regnicoles, dénonciateurs, appelans, pour raison des appellations, réquisition de concile, blasphèmes, injures, capture de personne papale, agression, invasion de la maison de Boniface, dissipation du trésor de l’église et autres dépendances du fait d’Anagni. Abolit en outre toute la tache de calomnie et note d’infamie, qui, à raison desdits cas, pourrait être imputée au roi et à sa postérité, aux dénonciateurs, prélats, barons et autres, encore même qu’on supposât ladite capture avoir été faite au nom et du mandement du seigneur roi et de ses adhérens, ou sous sa bannière et enseigne de ses armoiries. Ordonne que lesdites sentences et suspensions seront ôtées des registres de l’église de Rome, défend d’en garder les originaux et enjoint à toutes personnes de supprimer des registres et lieux publics ou privés toutes les pièces des procès en question, avec inhibition d’en tenir copie, à peine d’excommunication. Le tout sans préjudice de la vérité de l’affaire principale et de la poursuite qui s’en pourrait faire d’office, et sauf de procéder à l’avenir à l’audition et examen des témoins et dénonciateurs qui pourraient se présenter et être recevables contre Boniface et sa mémoire, ensemble des défenses et exceptions légitimes, s’il y en avait à proposer, pourvu qu’elles ne touchent ni le roi, ni ses enfans, ni ses frères, ni son royaume, ni les dénonciateurs.

Guillaume de Nogaret, Sciarra Colonna, Rainaldo da Supino, son fils, son frère, Arnolfo et les autres chevaliers gibelins d’Anagni qui s’étaient le plus signalés dans la capture de Boniface et le vol du trésor, sont dans la bulle exceptés de l’absolution générale ; mais, à la suite de la bulle, dans un appendice faisant partie intégrante de la pièce principale, vient l’absolution des mêmes personnages qui avaient été exceptés. Guillaume n’est nullement déclaré coupable. On admet qu’il prétend avoir eu de bonnes raisons de faire ce qu’il a fait ; on trouve possible que ce qui s’est passé soit arrivé contre son intention et par la seule résistance que Boniface a opposée à la convocation d’un concile général ; c’est par excès de précaution et pour sa plus grande sûreté qu’il a demandé le bénéfice de l’absolution, offrant, vu sa grande révérence pour l’église, de recevoir et d’accomplir ad cautelam la pénitence qui lui serait enjointe.

La pénitence fut celle-ci : « Au premier passage général, il ira de sa personne à la terre-sainte avec armes et chevaux pour y demeurer toujours, s’il ne mérite que nous ou nos successeurs lui en abrégions le temps. Cependant il ira de sa personne en pèlerinage à Notre-Dame de Vauvert, de Roquamadour, du Pui-en-Vêlai, de Boulogne-sur-Mer et de Chartres ; à Saint-Gilles, à Montmajour, à Saint-Jacques en Galice. Au cas où il mourrait sans avoir accompli ces pénitences, ses héritiers jouiront du bénéfice de l’absolution, pourvu qu’ils accomplissent ce qui en resterait à faire. A défaut de ce, l’absolution serait nulle au regard de Nogaret et de ses héritiers. »

Le même jour, le pape donna l’absolution aux gens d’Anagni ; mais une autre bulle spécifia que cette absolution n’était pas pour ceux qui avaient mis la main sur Boniface et qui l’avaient outragé en son corps ou en son honneur ; au moins ne s’étendit-elle pas sur ceux qui avaient volé le trésor de l’église. Clément, du consentement de Nogaret, de Plaisian, etc., se réserva la liberté de les absoudre ou de les poursuivre quand il le jugerait à propos. Une dernière bulle déclara « que le pape ne recevrait plus à l’avenir aucun acte où l’on blâmerait le louable zèle et les bonnes intentions que le roi avait fait paraître dans tout le cours de cette affaire. » La victoire du roi était complète. L’acte le plus hardi qu’un prince catholique eût jamais entrepris contre la papauté, le voilà traité de bonne action dans une bulle papale ; le ministre dont le roi s’était servi pour accomplir cet acte, après avoir conduit d’un ton impérieux toutes les procédures, est réconcilié avec l’église sous une forme qui n’implique pas que son acte ait été bien coupable. Cette absolution lui est accordée, non pas précisément parce qu’il en a besoin, mais pour répondre aux scrupules de sa conscience timorée, et au prix d’une pénitence que probablement il n’accomplit jamais.

On a pu remarquer, dans l’analyse que nous venons de donner de la grande bulle Rex gloriœ virtutum, que, par un raffinement juridique conforme aux procédés subtils du temps, le pape maintenait au fond la cause intacte. En effet une dernière bulle du 27 avril 1311 présente ainsi les faits. Le roi n’a pas voulu être partie dans le procès de Boniface ; il a seulement demandé au pape de donner audience à Nogaret et à Plaisian qui annonçaient l’intention d’attaquer la mémoire du pape défunt. Les discussions ont eu lieu ; les défenseurs de Boniface se sont désistés spontanément de leur défense. Le pape accepte cet état de choses ; cependant son premier devoir étant de ne laisser sans enquête aucune accusation contre la foi, il proroge l’enquête testimoniale pour et contre la mémoire de Boniface. Sans doute l’accusation ne voulait pas laisser croire que c’était elle qui se désistait ni qu’elle abandonnât la vaste instruction qu’elle avait commencée.

Tolomé de Lucques, qui raconte très exactement l’accord qu’on vient de lire, ajoute : « les ambassadeurs du roi donnèrent à la curie du pape 100,000 florins en récompense des peines qu’elle s’était données en cette affaire. » La vénalité de la cour d’Avignon donna en effet occasion aux bruits les plus défavorables. Le continuateur de Guillaume de Nangis veut que Nogaret n’ait obtenu l’absolution ad cautelam que parce qu’il constitua le pape son héritier. Le fait est entièrement faux, puisque nous connaissons le testament de Nogaret et que nous suivons les effets de ce testament sur sa postérité. Il faut reconnaître cependant qu’une autre autorité contemporaine, qui représente bien les bruits qui couraient alors dans la bourgeoisie un peu instruite de Paris, veut aussi que « les sous » aient eu leur part dans l’absolution de Nogaret. Voici les réflexions de ce contemporain, Geffroi de Paris ; on ne peut leur refuser beaucoup de finesse et d’esprit.

Et se ne fust le roy de France,
Autrement il fust avenu ;
Mès por le roy fu soustenu…
Biax sire diex ! qui vit trop voit.
Ainsi s’asolution prist
Du pape, cil qui tant mesprit,
Si com l’en dist, et fut assolz
Non pas por Dieu, mès por les solz ;
Et assez brief fut son rapel,
Et n’i lessa rien de sa pel…
Cil à cui l’en tient le menton
Souef noe[4], ce me dit-on ;
Por ce noa il si souef ;
Car il avoit et queue et clef ;
Le roy queue est de la paële,
Et la clef si est l’apostoile.

La vraie, l’unique cause qui sauva Nogaret fut la protection de Philippe. Philippe avait obtenu la plus grande concession que jamais souverain ait tirée de la cour de Rome. De son côté, Clément avait aussi remporté sa victoire ; il avait évité un précédent funeste pour la papauté et dont les conséquences eussent été incalculables. Les sacrifiés furent les Gaetani. Pour eux pas un mot bienveillant, on laisse planer sur eux le soupçon de violence en l’affaire de Rainaldo da Supino ; le pape lui-même les déclara fabricateurs de fausses pièces. La translation, déjà presque définitive, du saint-siège à Avignon enlevait à ces familles romaines toute leur importance ; il n’y avait plus de raison pour les ménager.

L’histoire, sur ce singulier différend, ne fut pas plus incorruptible que ne l’avaient été les contemporains. La version officielle ou, si l’on veut, le mensonge de Nogaret sur la scène d’Anagni s’imposa à la postérité comme à l’opinion de son temps. Les récits du continuateur de Nangis, de Girard de Frachet sont en tout presque conformes aux apologies de Nogaret. Boniface, selon eux, a eu tous les torts, le roi n’a fait que se défendre ; Nogaret a été le porteur courageux de l’intimation. Jean de Saint-Victor est aussi très favorable au roi. Bernard Guidonis regarde bien l’affaire d’Anagni comme un scandale ; mais il est dur pour Boniface, il estime que ce qui lui est arrivé a été une juste punition de son orgueil et de son avarice. Le chroniqueur de Saint-Denis ne veut voir en Nogaret qu’un protecteur de Boniface : « O toi, chétif pape, aurait-il dit, confère et regarde de monseigneur le roi de France la bonté, qui, tant loing est de toi son royaume, te garde par moi et défend. » Nicole Gilles adopta le récit du chroniqueur de Saint-Denis. D’autres rejetèrent la faute sur les Colonnes, qui usurpèrent l’étendard du roi. D’autres enfin, comme Geffroi de Paris, dont le récit est du reste fort inexact, avouèrent que le plus sage était de s’abstenir :

Si fut décéu par cuidance,
Quand il fut pris da roy de France,
Je dis mal, mès de son sergent.
Le roy ne savoit pas tel gent
Qu’ils déussent tel chose enprendre ;
Si n’en doit-on le roy reprendre.
Mès d’autre part j’ai ouï dire
Que le roy pas bien escondire
De ceste chose puis se pout.
Je n’en sai riens, mès Diex set tout.

Seuls, quelques Italiens parlèrent de Nogaret avec sévérité. En France, pas une voix, si l’on excepte celle de Sponde, ne s’éleva contre lui. Le système justificatif de Nogaret s’imposa jusqu’aux temps modernes. Dupuy s’y tient fidèlement ; Baillet s’en écarte peu. Presque de nos jours, l’école légitimiste gallicane de la restauration crut devoir à peu près adopter la version du moine de Saint-Denis, et présenta Nogaret comme ayant su faire « un juste discernement de ce qu’il devait à saint Pierre et de ce qu’il devait à son roi. » Ce n’est qu’en ces derniers temps qu’on a vu se produire la tentative de réhabiliter pleinement Boniface. Malgré le talent qu’on y a mis, cette tentative eût mieux réussi, si l’on n’avait pas prétendu trop prouver, ériger Boniface en un saint pontife, et faire de lui un martyr de la grandeur du siège romain.

Rainaldo da Supino échappa comme Nogaret aux conséquences terribles que son acte aurait entraînées à d’autres époques. Le 29 octobre 1312, nous le trouvons à Paris donnant quittance au roi de 10,000 florins petits de Florence, touchés sur les associés des Peruzzi à Carcassone, comme prix du concours qu’il avait donné à l’exécution de la capture de Boniface, pour lui et ses amis en compensation telle quelle des dépenses qu’il avait faites à cette occasion. Il y raconte l’incident d’Anagni, naturellement selon la version de Nogaret. Nogaret ne pouvait exécuter sa commission sans risque de mort ; « alors il eut recours à nous, enfans dévoués de l’église romaine. » Il reconnaît la fidélité avec laquelle Nogaret a tenu ses engagemens, les peines qu’il s’est données, les frais qu’il a faits avec l’aide du roi. C’est en voyant les peines et les anxiétés que s’imposait ledit sieur Guillaume pour la délivrance commune, en même temps les périls qu’il courait, les dépenses qu’il faisait, que Rainaldo s’est joint à lui. Il reconnaît du reste que la somme qu’il touche n’implique nullement que le roi soit responsable de ce qu’on a pu commettre d’illicite. Il déclare que lui, son frère Thomas, la commune de Ferentino, le capitaine de cette commune, tous les nobles de la campagne de Rome tiennent le roi et Guillaume pour quittes de leurs promesses. On remarque parmi les témoins Guillaume de Plaisian, Jacques de Peruches, Philippe Vilani. Les relations des Villani avec les Peruzzi et avec Philippe le Bel sont un fait qu’il ne faut pas oublier quand on lit le récit du célèbre chroniqueur Jean Villani sur les rapports du roi avec l’Italie et avec la papauté.

L’affaire de la mémoire de Boniface revint encore au concile de Vienne en 1312. Philippe avait toujours demandé que la question fût déférée à un concile. Dans la lettre de renonciation au procès d’Avignon, datée de Fontainebleau (février 1311), le roi reprend son idée, et nous avons vu que les bulles du 27 avril 1311 sont conçues de manière à permettre à l’affaire de se renouer. Des critiques, tels que le père Pagi, ont nié qu’il ait été question de la mémoire de Boniface au concile de Vienne, se fondant sur ce que l’affaire avait déjà été terminée en avril 1311 à Avignon, et sur ce que plusieurs des narrateurs de la vie de Boniface s’en taisent. Les actes de ce concile n’étant pas venus jusqu’à nous, on ne peut opposer à cette opinion une autorité irréfragable ; mais il est impossible de ne pas ajouter foi à Villani, à saint Antonin, à Francesco Pipino et à d’autres, qui l’attestent. Villani, en particulier, nous l’apprend en termes trop précis pour qu’on en puisse douter. Trois cardinaux, Richard de Sienne, légiste, Guillaume le Long, Jean de Murro ou de Namur, théologien, Francesco Gaetani et frère Gentile de Montefiore, canoniste, parlèrent pour la justification du pape devant le roi et son conseil, et deux chevaliers catalans se seraient offerts à prouver l’innocence de Boniface l’épée à la main contre les deux plus vaillans de la noblesse française, qu’il plairait au roi de désigner. De quoi, selon Villani, le roi et les siens demeurèrent confus. Le concile déclara, dit-on, que le pape Boniface avait été catholique, pape légitime, et n’avait rien fait qui le rendît coupable d’hérésie ; mais, pour contenter Philippe, le pape décida que le roi ni ses successeurs ne pourraient jamais être recherchés ni blâmés pour ce qui avait été fait contre Boniface, sous le nom et l’autorité du roi, soit en Italie, soit en France, soit par les Colonnes, soit par Nogaret ou toute autre personne que ce pût être. La cour de France semble du reste, à cette date, beaucoup moins tenir à brûler les os de Boniface. Nogaret était absous, le roi avait obtenu une pleine victoire sur les templiers ; le squelette du vieux pape pouvait maintenant dormir en paix dans sa tombe vaticane : le monde qui entourait Philippe était trop positif pour perdre son temps, quand il avait atteint ses fins temporelles, à poursuivre une accusation théologique contre un mort.

Ainsi se termina cet étrange procès. Si le roi n’obtint pas le but apparent qu’il s’était proposé, il avait au fond pleinement réussi. Il resta, dans l’opinion des siècles suivans, « le vengeur de tous les rois et potentats de la chrétienté, le champion de la foi, le défenseur de l’église ; » on reconnut qu’il avait eu raison de convoquer un concile général contre le pape, qu’en cela il avait été mû non par haine, mais par charité et zèle de la foi et de la justice. Jamais la violence, la dénonciation calomnieuse, le faux témoignage, n’avaient reçu un tel encouragement. Le brutal guet-apens devenait un acte de respect filial. Le roi sortit de l’affaire blanc comme neige. Nogaret fut quitte pour déclarer le déplaisir qu’il avait eu de ce qui s’était passé au pillage du trésor ; on reconnut qu’en principe il n’avait rien attenté d’illicite ni qui ne fût dans les termes du droit et d’une légitime défense. Tous les coupables furent remis, en tant qu’il était besoin, en leur premier état. Tous les actes contraires à l’honneur et aux intérêts du roi furent biffés dans les registres de la chancellerie romaine, où on les voit encore aujourd’hui portant des ratures faites par un notaire apostolique, sur l’ordre exprès de deux cardinaux dont l’un est Bérenger de Frédol, et de la part du pape[5]. Le père Tosti, par une faveur exceptionnelle, eut communication de ces précieux volumes, conservés aux archives du Vatican. « Devant ces pages maculées, dit-il, je restai longtemps l’œil fixe, et en songeant à ces mots : Ex parte domini nostri D. Clémentis papœ V, je pleurai bien plus encore sur la faiblesse du pontife que sur la perfidie du prince. » On poursuivit, jusque dans les parchemins et les actes publics ou privés, les lettres ou cédules où il était fait mention des sentences et procédures dont on voulait effacer le souvenir.

Nogaret accomplit-il sa pénitence ? Comme il n’y eut pas de « prochain passage général, » la partie de cette pénitence qui consistait à se croiser fut nécessairement sans effet. Les pèlerinages qui lui avaient été imposés, avec les peines corporelles qui en faisaient partie pour les pèlerins condamnés à ces voyages par pénitence, eussent été chose fort grave pour un premier ministre du roi. Il est probable que Nogaret les racheta par des amendes pécuniaires, et peut-être la tradition conservée par le continuateur de Nangis et par Geffroi de Paris se rapporte-t-elle à ces rachats ; Geffroi de Paris semble parler d’un court exil, l’inquisiteur Bernard Guidonis, après avoir rapporté la pénitence qui fut imposée à Nogaret, ajoute : « à moins de dispense du saint-siège, » mot qui, sous la plume d’un homme aussi pratique des pénalités ecclésiastiques, n’est pas à négliger. La même chose est répétée par un autre historien de Clément V. L’auteur gallican de l’article Nogaret, dans la Biographie toulousaine, dit sans preuve, mais avec un sentiment peut-être assez juste de ce qui arriva : « Il ne put remplir les conditions de l’absolution : les intérêts de l’état le retinrent en France, et la mort le surprit avant qu’il eût commencé ses voyages. »


III

Ce qui est certain, c’est que Nogaret, aussitôt après la conclusion de l’affaire d’Avignon, reprit la garde du sceau royal. Un passage des Olim prouve qu’il mourut dans le plein exercice de ses fonctions. Sa faveur auprès de Philippe ne souffrit pas la moindre éclipse. Dans celui de ses testamens qui est daté du 17 mai 1311, le roi le nomme un de ses exécuteurs testamentaires. C’était, on le voit, presque au lendemain de la bulle d’absolution. Cela suppose qu’on tenait les conditions de cette absolution pour déjà remplies ; car une personne qui pouvait être sous le coup d’une excommunication n’était pas susceptible de figurer dans un testament.

Dans son codicille du 28 novembre 1314, au contraire, le roi substitue P. de Chambli « en lieu et place de feu G. de Nogaret. » Nogaret mourut donc certainement avant la fin du mois de novembre 1314. Dupuy déclare ne pas savoir la date précise de cette mort. Dom Vaissète, après le père Anselme, a prouvé qu’elle dut arriver au mois d’avril 1313. Un passage de la chronique anonyme, intitulée Anciennes chroniques de Flandre, ferait, s’il était exact, vivre Nogaret jusque vers juillet 1314 au moins. Ce chroniqueur est souvent fautif ; ajoutons que la mention de Nogaret ne se trouve pas dans tous les manuscrits de ladite chronique.

Nogaret avait blessé trop profondément les idées religieuses de son temps pour que la légende ne se donnât point carrière à son sujet. La version généralement acceptée fut qu’il mourut enragé, tirant honteusement la langue devant toute la cour. Dans la chronique attribuée à Jean Desnouelles et qui fut écrite en 1388, nous lisons que Nogaret, « à la cour du roy, esraga[6], le langue traite moult hideusement, dont li roy fu moult esmervilliez et plusieurs qui avoient esté contre le pape Boniface. » Ce récit fantastique fut accueilli en Angleterre et surtout en Flandre, où la mémoire de Philippe et de ses conseillers resta dans une juste exécration. Le chroniqueur anglais Walsingham, après avoir parlé des noces magnifiques qui se firent à Boulogne en 1307 pour le mariage d’Edouard II, roi d’Angleterre, avec Isabelle, fille de Philippe, y plaça la fin tragique et grotesque que l’opinion populaire attribuait à Nogaret. L’anachronisme est énorme ; ce qui n’a pas empêché l’historien flamand Jacques de Meyer de le répéter. La conscience chrétienne voulut absolument que le ciel eût vengé un crime, le plus grand après celui de Pilate, dont les auteurs n’avaient selon le monde touché que des bénéfices. On prétendit que Philippe fut également frappé de la main de Dieu.

Nogaret, dans son testament de 1310, avait réglé que, s’il mourait « en France, » il serait enterré dans l’église des frères prêcheurs de Paris ; et que, s’il mourait plus près de Nîmes, il serait enterré chez les frères prêcheurs de Nîmes. On ne sait ce qui advint ; mais il est probable que Nogaret eut sa sépulture à Nîmes, car, si sa tombe avait été à Paris, elle serait arrivée à quelque célébrité. Nogaret, comme Pierre Du Bois, comme Philippe lui-même, aimait les dominicains et les préférait beaucoup aux anciens ordres en décadence. Nogaret fut sûrement heureux de ne pas avoir survécu à Philippe. Les haines accumulées contre lui et la jalousie de Charles de Valois n’auraient pas manqué de se donner carrière à son égard, comme elles firent sur le malheureux Enguerrand de Marigni. Sous Philippe le Long, le nom de Nogaret revient, mais comme un souvenir. Dans le règlement que fit ce roi, lors de son avènement à la couronne, au bois de Vincennes, le 2 décembre 1316, pour l’ordre de son hôtel, il réduit les appointemens de ses officiers, entre autres de son chancelier quand il ne sera pas prélat, « à l’instar de ceux qu’avait Guillaume de Nogaret ; » ce qu’il réitéra presque dans les mêmes termes en l’état de son hôtel qu’il fit le 18 novembre 1317. Plaisian mourut vers le même temps que Nogaret. La dernière fois qu’on le voit figurer, c’est dans un acte du 22 janvier 1313.

Ainsi disparurent presque en même temps tous les hommes qui avaient fait la gloire et la force d’un des plus beaux règnes de l’histoire de France. Jamais règne autant que celui de Philippe le Bel ne vit dominer dans les conseils de l’état un plan unique et suivi. Attribuer à la maison capétienne toute la succession de Charlemagne, ramener sans cesse le souvenir du grand empereur et présenter le roi comme étant son héritier, faire du roi à l’égard du pape ce que l’émir al-omra fut pour les khalifes, c’est-à-dire donner au roi tout l’effectif du pouvoir de l’église, réduire le pape à l’état de pensionnaire du roi, telle était la doctrine reçue du petit cercle de canonistes et de juristes qui à cette époque gouverna la France. On affichait une grande religion, et chez le roi cette religion était sincère. Philippe le Bel ressembla bien plus qu’on ne pense à Louis IX : même piété, même sévérité de mœurs ; la bonté et l’humilité du saint roi manquèrent seules à son petit-fils. Il convient de citer ici un curieux passage de Nogaret : « Monseigneur le roi est né de la race des rois de France, qui tous, depuis le temps du roi Pépin, de la lignée duquel il est connu que ledit roi descend, ont été religieux, fervens champions de la foi, vigoureux défenseurs de Sainte Mère Église. Ils ont chassé beaucoup de schismatiques qui s’étaient emparés de l’église romaine, et aucun d’eux n’en a pu avoir un aussi juste motif que le roi dont il s’agit. Le même roi a été avant, pendant et après son mariage, chaste, humble, modeste de visage et de langue ; jamais il ne se met en colère, il ne hait personne, il ne jalouse personne, il aime tout le monde, plein de grâce, de charité, pieux, miséricordieux, suivant toujours la vérité et la justice. Jamais la détraction ne trouve place dans sa bouche, fervent dans la foi, religieux dans la vie, bâtissant des basiliques, pratiquant les œuvres de piété, beau de visage et charmant d’aspect, agréable à tous, même à ses ennemis quand ils sont en sa présence. Dieu fait aux malades des miracles évidens par ses mains. » De plus en plus, le caractère ecclésiastique du roi capétien se déclare ; sa lutte perpétuelle avec la papauté romaine est une jalousie de métier. Les difficultés entre la couronne de France et le saint-siège qui remplissent le règne de Philippe le Bel avaient commencé sous saint Louis, et on peut dire que l’éclat de 1303 ne fut que la crise d’une maladie qui couvait depuis longtemps.

Guillaume de Nogaret laissa vivans ses deux fils, Raymond et Guillaume, outre sa fille Guillemette. Au mois de juin 1315, Louis le Hutin, « en considération des travaux continuels que défunt Guillaume de Nogaret, chevalier et chancelier du roi son père, avait soutenus au service de ce prince durant sa vie, prit sous sa sauvegarde spéciale Raymond et Guillaume de Nogaret, fils et héritiers dudit défunt, ses valets. » Raymond, l’aîné, fut seigneur de Calvisson et de Massillarges. Guillaume, le second fils, fut seigneur de Manduel. Tous deux laissèrent de la postérité. Durant tout le XIVe et le XVe siècle, nous voyons les plus importantes fonctions de la sénéchaussée de Nîmes exercées par les Nogaret de Calvisson. L’un d’eux figure à la bataille de Poitiers. Une autre branche de Nogaret prenait à la même époque une position de premier ordre au parlement de Toulouse. Elle descendait, selon toute vraisemblance, du frère de notre Guillaume ; l’anoblissement dans cette branche ne datait que de 1372. Quatorze gentilshommes de ce nom devinrent capitouls. La maison des Nogaret d’Épernon prétendait descendre du frère de Guillaume de Nogaret. De Thou regarde cette prétention comme douteuse ; dom Vaissète l’admet, et en développe les preuves, qui ne sont pas toutes d’égale force. Toulouse adopta de bonne heure Nogaret pour une de ses gloires municipales, et dès le XVIIe siècle son buste fut placé, sous l’inspiration de La Faille, parmi ceux des grands hommes toulousains.

Les terres données par le roi à Nogaret occasionnèrent beaucoup de procès entre la famille de Nogaret et le domaine royal. Le 19 juillet 1319, Philippe le Long rendit une ordonnance par laquelle il révoquait les aliénations du domaine royal et spécialement ce que les hoirs de Guillaume de Nogaret et de Guillaume de Plaisian tiennent et ont tenu des rois ses prédécesseurs. Raymond, fils de notre Guillaume, soutint à ce sujet plusieurs procès, en particulier pour la conservation de la terre de Calvisson. Un arrangement intervint, et Raymond garda ladite baronnie. Au commencement du XVIe siècle, l’affaire revint. Un arrêt du parlement de l’an 1561 maintint les aliénations, après que l’avocat « eut extollé la valeur de Nogaret, que le roy récompensa d’un don de grand prix, pour exciter la postérité à servir le roy et l’estât. » Il paraît que la descendance des Nogaret de Calvisson existe encore et se trouvait il y a quelques années en possession de plusieurs des terres qui furent assignées par Philippe à son ministre. C’est dans les archives de cette maison de Calvisson que se sont conservées les nombreuses pièces, publiées par Ménard dans son Histoire de Nismes, qui ont porté à la postérité les témoignages écrits, nous ne disons pas de la vénalité de Nogaret, mais de la façon dont Philippe le Rel sut récompenser ceux qui servaient sa politique et ses intérêts.

IV

Les faits que nous avons rapportés et les textes que nous avons cités nous dispensent de réflexions. Savio cherico e sottile, dit Villani ; astutus miles, dit le continuateur de Nangis ; vir in agibilibus admodum circumspectus, dit Walsingham. Tous les contemporains se servent à cet égard presque des mêmes expressions :

Un chevaliers qui lors estoit
(Guillaume ot non de Longaret)
Preuz estoit de chevalerie,
Et en soi avoit la clergie.

L’énergie, la hardiesse d’un pareil rôle, sont un perpétuel sujet d’étonnement. Nogaret ne peut être comparé qu’à Jean Hus et à Luther ; mais il n’est donné qu’à des théologiens d’opérer des révolutions théologiques : le légiste, le magistrat sont pour cela impuissans. Voilà pourquoi la tentative de Nogaret a été en somme peu féconde. Il fonda une famille de riches barons, qui tint pendant des siècles une place de premier ordre en Languedoc ; en réalité il fit peu de chose, si on le compare au pauvre moine Luther. On peut dire qu’il atteignit son but, qui était de mettre la papauté dans la dépendance de la France, de l’exploiter au profit de la maison capétienne, de créer le roi juge de l’orthodoxie du pape, d’établir en principe, comme dit Geffroi de Paris, que le roi ne doit être soumis au pape au spirituel que « si le pape est en la foi tel qu’il doit être. »

Et s’il n’estoit bien en la foy,
Foy ne lui garderait ne loy,
Ainçois le pugniroit par droit :
« Venu pour pugnir ton mesfet,
« S’en la foy t’ies de riens forfet. »
Boniface, quant celui ot,
N’a talent que il die mot.

Mais cela ne dura qu’un siècle ; la papauté s’émancipa bientôt de la France, et, au lieu d’une église nationale, la France eut un lien plus gênant que jamais avec un centre religieux étranger, lien qui l’empêcha au XVIe siècle d’embrasser le protestantisme. L’église gallicane, de la sorte, ne devint pas ce que l’église anglicane est devenue sous Henry VIII. Henry VIII voulut simplement faire une église nationale. Philippe le Bel voulut s’emparer du pouvoir central de l’église universelle, le diriger à son profit ; il réussit sa vie durant, puis sa tentative se trouva frappée d’impossibilités. Elle échoua en partie par le grand schisme, et totalement par l’élection de Martin V. Henry VIII fut donc bien plus créateur et plus original que Philippe le Bel. Philippe ne nia jamais la papauté ; il nia seulement que Boniface VIII eût été vrai pape, et, pour le nier, il fut obligé de se faire plus catholique que le pape. Quels sont les reproches que Nogaret adresse à Boniface ? D’avoir refréné l’inquisition, de lui avoir arraché des victimes, d’avoir été favorable au savant Arnauld de Villeneuve, d’avoir été un croyant peu fanatique, en un mot de ne pas avoir été assez catholique. On ne saurait nier qu’en toute cette affaire Boniface ne se montre fort, supérieur comme hauteur et largeur d’esprit à ses âpres persécuteurs. Philippe voulut dominer, non être indépendant. Il attaqua le pape, non la papauté, et en un sens il en fortifia le principe. Il humilia le saint-siège pendant un siècle, le subordonna momentanément à la France ; il ne sut ni le détruire, ni se soustraire à son obédience. Sûrement les prétentions d’un Grégoire VII, d’un Innocent III furent enterrées pour toujours ; le principe des nations fut délivré de la suzeraineté papale. La victoire du roi de France à cet égard fut complète, le roi de France accomplit ce que l’empereur d’Allemagne n’avait pu faire ; il tua la papauté du moyen âge, la papauté aspirant à être l’arbitre des rois, et pourtant il ne fonda pas le protestantisme. De là dans la politique de la France à l’égard du saint-siège quelque chose de toujours gauche ; de là ces maladroites interventions dans les affaires romaines qui n’aboutissent jamais ni à contenter la papauté ni à une rupture ouverte avec la papauté.

On ne peut pas dire que le sort qui frappa Boniface ait été immérité ; dans un accès d’orgueil et de mauvaise humeur, il voulut bien réellement détruire la France. La France, en lui résistant, ne fit que se défendre ; mais tel était l’esprit du temps qu’on ne pouvait vaincre le fanatisme qu’en affectant un fanatisme plus intense. Voilà pourquoi les publicistes de Philippe le Bel, Nogaret, Du Bois, procèdent contre Boniface, contre les templiers, exactement de la même manière que contre les juifs, en exagérant le principe du droit canonique et de l’inquisition. Pour remédier à l’abus des excommunications, ils tournent à leur profit et appliquent sans mesure le principe qu’ils veulent combattre. Le zèle religieux qu’ils affichaient était-il sincère ? Le roi Philippe le Bel paraît avoir été un tout aussi âpre croyant que saint Louis, un chrétien sans la moindre arrière-pensée. Petit-fils de patarin, Nogaret mêle peut-être un peu d’hypocrisie à ses grandes protestations de dévoûment catholique. La réaction d’une conscience fortement chrétienne contre la papauté corrompue et incrédule forma Luther ; nous doutons qu’on en puisse dire autant de Nogaret. Léon X était plus éclairé que Luther, tandis que nous n’oserions dire qu’au fond Nogaret fût plus croyant que Boniface. L’inquisition, surtout dans le midi, avait mis à l’ordre du jour la mauvaise foi, les subtilités juridiques. Il faut se garder d’appliquer à un temps les règles d’un autre temps. Nogaret, au XVIe siècle, eût été un protestant ; à la fin du XVIIIe il eût été un magistrat philosophe et réformateur ; il se peut que, de son temps, il ait été sérieusement catholique.

Ce qu’il ne fut guère, c’est un honnête homme. Impossible d’admettre qu’il ait été dupe des faux témoignages qu’il provoquait, des incroyables sophismes qu’il accumule. Dans l’affaire des templiers, il est cruel et inique. L’horrible férocité qui caractérise la justice française au commencement du XIVe siècle est en partie son œuvre. Sa politique est plus critiquable encore ; servir le roi, voilà son unique maxime, tout ce qui augmente l’autorité royale est légitime à ses yeux ; il est vrai que l’idée du roi devient de plus en plus inséparable de celle de l’état. Cette idée de l’état, presque inconnue au moyen âge avant les légistes et les philosophes de la fin du XIIIe siècle, n’a pas eu de promoteur plus fervent que Nogaret. Il fait sonner avec le plein sentiment du civisme antique les mots de « patrie, » de « république, » de « tyrannie. » Il soutient hardiment qu’on doit résister aux tyrans, sans paraître se douter un moment que ce principe puisse se retourner contre lui et contre son maître. C’est un patriote excellent, parfois un révolutionnaire ; mais il n’est pas assez éclairé pour voir qu’on est un mauvais patriote quand on rêve la grandeur de sa patrie sans sa liberté, sa puissance aux dépens de la justice et de l’indépendance des autres peuples. Les sentimens de Nogaret envers l’Italie paraissent avoir été malveillans ; il a cependant plus d’une affinité avec les politiques de ce pays, et il subit déjà leur influence. Peut-être aussi faut-il faire chez lui une certaine part à la secrète tradition de l’esprit romain conservée dans le midi de la France, et aux hérésies qui avaient été pour ce pays l’occasion d’un si grand éveil.

Comme écrivain, Nogaret est inégal, dur, souvent incorrect ; mais il a du trait, de la vigueur. Son style ne vaut pas celui des bulles papales de Boniface ; il a cependant des passages presque classiques, d’un latin nerveux, moins correct que celui des Italiens, mais plein d’énergie. Nogaret n’a pas lu Cicéron ni les bons auteurs, mais il a une grande érudition ecclésiastique ; l’Écriture et les pères lui sont familiers. L’âpreté de son raisonnement, son éloquence austère, sa préférence pour les passages forts et menaçans de l’Écriture, un ton habituellement sombre, ironique et terrible, complètent sa ressemblance avec Guillaume de Saint-Amour et en général avec les docteurs de l’école gallicane du XIIIe siècle. Comme légiste, il leur est très supérieur ; sa science du droit romain et du droit canonique, la rigueur de son esprit juridique, quelque opinion qu’on ait sur les applications qu’il en fit, sont dignes d’une véritable admiration.

Nogaret fut l’instrument principal du règne qui a le plus contribué à faire la France telle que nous la voyons pendant les cinq siècles suivans avec ses bonnes et ses mauvaises parties. Il a été ce qu’on appelle en France un grand ministre ; on se sent avec lui dans le pays de Suger, de Richelieu, et aussi, il faut le dire, des doctrinaires de la révolution. Il créa la magistrature, inaugura la noblesse de robe, souvent préférée par les rois à celle d’épée. Ces milites regis, ces plébéiens anoblis devinrent les agens de toutes les grandes affaires, il ne resta debout à côté d’eux et au-dessus d’eux que les princes du sang royal ; la noblesse proprement dite, celle qui ailleurs a fondé les gouvernemens parlementaires, fut exclue des rôles politiques.

Nogaret mérite surtout de compter entre les fondateurs de l’unité française, de ceux qui firent sortir nettement la royauté de la voie du moyen âge pour l’engager dans un ordre d’idées emprunté en partie au droit romain et en partie au génie propre de notre nation. Jamais on ne rompit plus complètement avec le passé ; jamais on n’innova avec plus d’audace et d’originalité. Qu’on est loin de saint Louis, et que le temps avait marché vite pour que ce machiavélisme cruel, injuste, ait pu se produire quand Joinville vivait encore, à l’heure même où il écrivait le livre délicieux qui rappelait, au milieu de cet enfer, le paradis d’un autre âge d’or ! Que l’on comprend bien l’horreur de ce digne homme pour ce qui devait lui paraître la fin de toute fidélité, de toute loyauté, et qu’il est naturel que vers les derniers temps de Nogaret et de Philippe le bon sénéchal se soit mis en pleine révolte contre un système de gouvernement qui devait lui paraître un tissu d’iniquités !

Il est fâcheux en effet que ce triomphe de la raison d’état se soit produit avec un si grand débordement d’arbitraire. Les légistes en furent l’instrument, instrument énergique et merveilleusement efficace ; mais ce n’est jamais impunément que l’on joue avec la justice, que l’on fait de la magistrature un instrument de vengeance et de fiscalité. On coupe ainsi la base même de toute moralité, inconvénient plus grave que les avantages qu’on obtient par ces iniquités appuyées de motifs politiques. Cette tache d’origine pesa longtemps sur la magistrature française. Son premier acte avait été de fonder la toute-puissance du roi, d’abaisser le pouvoir ecclésiastique, per fas et nefas ; son dernier acte fut la révolution, c’est-à-dire la rupture complète avec les anciens droits, la prétention de fonder une nation sur un code, la destruction violente de tout ce qui résiste à l’intérêt superficiel du présent au nom d’un passé.


ERNEST RENAN.

  1. Voyez la Revue du 15 mars.
  2. Revue des questions historiques, 1er janv. 1872, p. 23 et suiv.
  3. Patet ipsos in vanitate sensus caudas habere in idipsum ad invicem colligatas, Allusion à Juges, XV, 4.
  4. Celui à qui on tient le menton nage doucement.
  5. De expresso mandato rev. patrum,… facto mihi per eos ex parte sanctissimi patris, domini nostri D. Clémentis,… qui hoc eis pluries mandaverat, ut dicebant.
  6. Enragea.