Un Ministre de Philippe Le Bel - Guillaume de Nogaret/02

Un Ministre de Philippe Le Bel - Guillaume de Nogaret
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 98 (p. 597-621).
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UN MINISTRE
DU ROI PHILIPPE LE BEL

GUILLAUME DE NOGARET[1]
II.
LES APOLOGIES DE NOGARET ET LE PROCÈS DES TEMPLIERS.


I

Nogaret, se présentant devant Philippe le Bel à Béziers, put se vanter de lui avoir fait remporter une difficile victoire. Le plus redoutable adversaire que la royauté française eût jamais trouvé sur son chemin était mort de rage. Nogaret exposa en plein conseil le complet changement qui s’était opéré dans les dispositions de la cour de Rome, insista sur les bonnes intentions du pape Benoît XI, et conseilla d’envoyer une solennelle ambassade au saint-siège avant que le pape eût, selon l’usage, dépêché en France le légat porteur de la bulle d’intronisation. C’était là un avis très prudent ; il y avait trois mois et demi que Benoît était proclamé ; si l’on avait attendu encore et que le légat ne fût pas venu, cette abstention aurait passé pour la confirmation de tous les anathèmes de Boniface. Le roi suivit cette opinion, et désigna pour faire partie de l’ambassade Bérard, ou Béraud, seigneur de Mercœur, Guillaume de Plaisian et le célèbre canoniste Pierre de Belleperche, tous trois amis et associés intimes de Nogaret. Ce qui prouve du reste que la conduite de ce dernier obtint de Philippe une pleine approbation, c’est que nous possédons les actes originaux, datés de Béziers vers le 10 février, des récompenses que le roi lui accorda pour ses services passés. Au don de 300 livres de rente qu’il avait fait à Nogaret avant le départ pour l’Italie, Philippe ajouta 500 nouvelles livres de rente sur le trésor royal de Paris, en attendant que ces rentes pussent être assignées sur des terres. A la même date, nous trouvons une faveur royale plus singulière. Le jour des cendres de l’an 1304 (11 février), Philippe le Bel, se trouvant à Béziers, donne aux quatre inséparables, à Bérard de Mercœur, à Pierre de Belle-perche, à Guillaume de Nogaret et à Guillaume de Plaisian, qualifiés milites et nuntii nostri, plein pouvoir de mettre en liberté toute personne, laïque ou ecclésiastique, détenue en prison pour n’importe quel motif. Il est regrettable que le nom de Nogaret soit mêlé a une mesure aussi peu légale. Triste magistrat que celui qui, pour récompense de ses services politiques, acceptait le droit de vendre à son profit la liberté aux prisonniers ! Il est vrai que les prisons de l’inquisition du midi recelaient à cette époque tant d’innocentes victimes, que le privilège exorbitant conféré à Nogaret et à ses compagnons fut sans doute pour plusieurs malheureux une réparation et un bienfait.

Dans la pièce que nous venons de citer, Nogaret est qualifié nuntius sur le même pied que les trois ambassadeurs. Après beaucoup d’hésitations en effet, Nogaret finit par être attaché à l’ambassade qu’il avait conseillée. Le 14 février, Mercœur, Belleperche et Plaisian sont investis par lettres patentes, datées de Nîmes, des pouvoirs nécessaires pour recevoir (non pas pour demander) au nom du roi l’absolution des censures que ce prince pouvait avoir encourues. Nogaret ne figure pas dans cet acte ; mais le 21 février les trois mêmes personnages, auxquels cette fois est joint Nogaret, sont chargés par nouvelles lettres patentes, datées de Nîmes, de traiter de la paix avec le pape, sauf les franchises et bonnes coutumes de l’église gallicane. Cette adjonction du sacrilège Nogaret à l’ambassade extraordinaire qui se rendait auprès du saint-siège pour une mission d’un caractère conciliant serait incroyable, si elle ne nous était garantie non-seulement par Nogaret lui-même, mais par un acte officiel dont nous avons l’original. Il faut ajouter que Plaisian, Belleperche et Mercœur n’étaient guère moins compromis que Nogaret avec la cour de Rome.

Un an après le voyage clandestin où l’on avait vu l’envoyé du roi de France marcher de compagnie avec les pires bandits de la chrétienté, Guillaume de Nogaret partit donc de nouveau pour l’Italie, cette fois comme membre d’une ambassade solennelle, avec les plus graves personnages de l’église et de l’université ; mais l’insolent diplomate avait trop présumé de son audace et de la faiblesse de Benoît. Ce dernier commençait à sortir de l’espèce de stupeur où l’avait plongé la scène d’Anagni. Il accueillit l’ambassade, et refusa de voir Nogaret. Si le pape eût consenti à négocier avec lui, c’était la preuve qu’il était libre de toute excommunication, le pape ne pouvant traiter avec un excommunié. Le refus de Benoît, au contraire, plaçait Nogaret sous le coup des plus terribles anathèmes, et l’obligeait à solliciter l’absolution pour sa campagne de 1303. Solliciter l’absolution, c’était s’avouer coupable ; s’avouer coupable, c’était s’exposer au sort le plus cruel. Il fit donc prier le pape de lui donner ce qu’on appelait l’absolution ad cautelam, c’est-à-dire l’absolution qu’on demandait pour plus de sûreté de conscience, et qui n’impliquait pas la réalité du crime dont on était absous. Benoît refusa encore. Le 2 avril 1304, le roi fut relevé des censures qu’il pouvait avoir encourues, et il fut dit qu’il l’était sans qu’il l’eût demandé. Une bulle du 13 mai annula toutes les sentences de Boniface contre le roi, son royaume, ses conseillers et officiers, et rétablit tous les Français dans l’état où ils étaient avant la lutte ; Guillaume de Nogaret était excepté. Par une autre bulle du même jour, le pape dégage tous prélats, ecclésiastiques, barons, nobles et autres du royaume des excommunications contre eux prononcées, excepté encore Nogaret, dont il se réserve l’absolution. Ceci était fort grave. La diplomatie de Nogaret avait échoué ; sa position civile restait celle de l’excommunié, ce qui équivalait à être hors la loi. Sa fortune était sans solidité, sa vie en danger. Pour secouer l’anathème, il lui faudra sept années de luttes et de subtiles procédures. Nous allons le voir y déployer parfois beaucoup de science et d’éloquence, toujours une rare souplesse et des ressources d’esprit infinies.

Un passage des plaidoiries de Nogaret écrites en 1310 ferait supposer que l’ambassade de 1304 requit Benoît XI de continuer par lui-même ou par le concile le procès contre Boniface intenté en 1303 ; mais Nogaret avait alors besoin pour sa thèse que le procès d’Avignon en 1310 fût la suite de celui qu’il avait commencé à l’assemblée du Louvre le 12 mars 1303. Il se peut que sur ce point il ait présenté les faits sous un jour inexact. Nogaret ne s’attaqua avec frénésie à la mémoire de Boniface que quand il vit qu’il n’y avait pour lui qu’une seule planche de salut, c’était de susciter contre la papauté un procès scandaleux, et de mettre la cour de Rome dans une situation telle qu’elle se crût heureuse de lui accorder son absolution pour prix de son désistement.

Nogaret devança par un prompt retour l’arrivée en France des bulles qui absolvaient tout le monde excepté lui. Sa position devenait fort difficile à la cour. Il avait des ennemis, qui cherchaient à animer le roi contre lui et à présenter l’incident d’Anagni sous le jour le plus défavorable. Les récits qui s’étaient répandus de ce fait avaient excité, même en France, une désapprobation universelle. Charles de Valois et d’autres princes du sang étaient irrités contre les légistes qui avaient conseillé de pareilles violences. Le clergé n’attendait qu’une occasion pour éclater, et murmurait hautement. Nogaret remit au roi comme à son juge naturel un mémoire justificatif, et demanda qu’on voulût bien l’admettre à la preuve. Mais le roi s’arrêta ; le procès impliquait en effet l’hérésie de Boniface et l’illégitimité de son titre papal, « enquête qui, bien qu’incidente dans ma cause, appartient plus à l’église qu’au roi, » dit Nogaret. Par ce retour habile, il colorait le refus que Philippe paraît avoir opposé à sa requête. S’il avait pu tirer du roi comme juge temporel un arrêt constatant son innocence, cela lui aurait certainement suffi. Il ne réussit pas à obtenir cette sauvegarde. Quand on songe à la dureté des temps, au caractère de Philippe le Bel et des princes du sang à cette époque, on est pourtant surpris de l’espèce de loyauté avec laquelle le roi soutint son agent. C’est merveille que le sacrifice de Nogaret n’ait pas été la condition de la paix entre le pape et le roi, que ce dernier ne l’ait pas désavoué comme mauvais conseiller, n’ait pas déclaré qu’il avait agi sans autorisation, et n’ait pas rejeté sur lui tous les torts. Il faut louer Philippe de la fidélité avec laquelle il protégea les ministres de sa politique. Il n’en sacrifia aucun aux jalousies qu’allumait à cette époque la fortune de tout parvenu. Les rancunes qu’avait excitées Enguerrand de Marigni ne purent se satisfaire qu’après la mort du roi.

Nogaret cependant ne cessait d’agir en cour de Rome pour obtenir son pardon, ou, comme il disait, pour prouver son innocence. A Rome, plusieurs fois, à Viterbe, à Pérouse, le pape fut sollicité en sa faveur par les personnes les plus éminentes de l’église, dont quelques-unes parlaient au nom du roi. Tout fut inutile. Le refus d’absolution ne suffit même pas à Benoît : quelques semaines après avoir absous le roi, cause première de tout le mal, il entreprit une poursuite canonique contre ceux qui n’avaient été que ses agens. Par la bulle Flagitiosum scelus, datée de Pérouse et publiée le 7 juin, il désigna solennellement à la vindicte de la chrétienté ceux qui avaient pris part au crime commis sous ses yeux, aux violences exercées sur la personne de Boniface et au vol du trésor de l’église. En tête de « ces fils de perdition, de ces premiers-nés de Satan, » est Nogaret, puis viennent Rainaldo da Supino, son fils, son frère, Sciarra Colonna et douze autres. Le pape les assigne devant son tribunal avant la Saint-Pierre (29 juin) pour y entendre ce qu’il ordonnera. La rhétorique pontificale ne se refusa aucune de ses figures habituelles pour exciter l’horreur contre « le crime monstrueux, la monstruosité criminelle que certains hommes très scélérats, poussant l’audace aux dernières limites, ont commis contre la personne de Boniface VIII, de bonne mémoire. » L’attentat était raconté en un style où se mêlaient l’imitation de la Bible et celle de Cicéron. « Voilà ce qui s’est fait ouvertement, publiquement, notoirement et devant nos yeux. Lèse-majesté, crime d’état, sacrilège, violation de la loi Julia de vi publica, de la loi Cornelia sur les sicaires, séquestration de personnes, rapine, vol, félonie, tous les crimes à la fois ! Nous en restâmes stupéfiés ! Quel homme, si cruel qu’il soit, pourrait ici retenir ses larmes ? quel cœur dur ne serait attendri ? O crime au-dessus de toute expiation ! ô forfait inouï ! O malheureuse Anagni, qui as souffert que de telles choses s’accomplissent dans ton sein ! Que la rosée et la pluie ne tombent jamais sur toi ! qu’elles tombent sur les montagnes qui t’environnent ; mais toi, qu’elles passent sur ta colline maudite sans l’arroser ! O misérables qui n’avez pas imité David, lequel refusa d’étendre la main sur son rival, sur son ennemi, bien plus, qui fit frapper de l’épée ceux qui l’osèrent ! Nous l’imiterons, nous autres, en ce point, parce qu’il est écrit : « Ne touchez pas à mes christs ! » O douleur affreuse, fait lamentable, pernicieux exemple, mal inexpiable, honte sans égale ! Église, entonne un chant de deuil, que des larmes arrosent ton visage, que, pour aider à une juste vengeance, tes fils viennent de loin, tes filles se lèvent à tes côtés ! »

La situation de Nogaret était des plus critiques. Le pape Benoît trompait toutes ses espérances ; le pontife reparaissait peu à peu derrière le moine timide. Nogaret vit qu’il fallait empêcher à tout prix que l’assignation de la bulle Flagitiosum scelus n’eût son effet. Il refusa de comparaître ; le 25 juin, il vint se mettre sous la protection du roi. La procédure cependant suivait son cours à Pérouse ; la condamnation était inévitable, quand une seconde fois la mort vint visiter la demeure papale à point nommé pour les intérêts de Nogaret. Plus tard, nous le verrons soutenir que ce fut là un miracle. A l’en croire, la sentence était prête, les échafauds étaient dressés et ornés de tentures en drap d’or, le peuple était rassemblé de grand matin sur la place de Pérouse pour assister au sermon qui précédait l’acte de foi, quand Dieu frappa le pape d’un mal subit, pour le punir d’avoir osé défendre l’hérétique Boniface, et pour l’empêcher de prononcer une sentence injuste. Ce qu’il y a de sûr, c’est que Benoît mourut à Pérouse le 7 juillet. On crut qu’il avait été empoisonné, et les soupçons se portèrent sur ceux qui avaient un si grand intérêt à sa mort, nommément sur Nogaret et sur Sciarra Colonna.

Il n’est pas probable que Nogaret ait été directement l’auteur de l’empoisonnement de Benoît. Ce qui est fâcheux, c’est qu’en nous présentant la mort du pape comme un signe évident de la vengeance divine, protectrice de son innocence, il ait donné un véritable corps aux soupçons. Cette coïncidence, notée par Nogaret lui-même, a quelque chose de suspect ; il n’est pas bon de lire si bien dans les jugemens de Dieu, quand il s’agit de la mort d’un ennemi. Ce qui paraît assez vraisemblable, c’est que le crime fut l’ouvrage de Rainaldo ou de Sciarra, qui étaient perdus, si Benoît passait outre, depuis quelque temps, le pape se défiait d’un empoisonnement et faisait faire l’essai de tous ses mets. On déjoua, dit-on, ses précautions en habillant en religieuse un jeune garçon, qui se présenta comme tourière des sœurs de Sainte-Pétronille, tenant un bassin d’argent plein de belles figues qu’il offrit au pape de la part de l’abbesse, sa dévote. Le pape les reçut sans défiance, parce qu’elles venaient d’un personne renfermée, en mangea beaucoup, et mourut.


II

La mort de Benoît XI sauva Nogaret. Malgré sa douceur, ce pape n’aurait pu éviter de prononcer une condamnation sévère. La mort du pontife accusateur laissait au contraire Nogaret dans une situation juridique favorable. Il était simplement assigné ; il n’avait pas été condamné, ni même entendu. Pour un légiste subtil, il y avait là matière à des chicanes sans fin. Nogaret affecta de ne rien savoir de la procédure de Pérouse, parce qu’il n’en avait pas reçu copie, s’étonna beaucoup de l’ignorance de Benoît, qu’il qualifia de crasse, alla trouver officiellement le roi, et lui remit un nouveau mémoire justificatif. Le roi se retrancha encore derrière une exception tirée de ce que la cause intéressait la foi. Nogaret, malgré toutes ses habiletés, était rejeté dans le for ecclésiastique ; il vit qu’il ne pouvait être sauvé que par une absolution d’église. La vacance du saint-siège, qui s’étendit de la mort de Benoît XI (7 juillet 1304) à l’élection de Clément V (5 juin 1305), semblait lui offrir une belle occasion pour obtenir ce qu’il désirait.

Grâce à la faveur royale d’ailleurs, jamais anathèmes ne furent si faciles à porter que ceux que le crime d’Anagni avait attirés sur Nogaret. Les récompenses du roi venaient en foule à l’excommunié. Nous avons vu que les 300 et les 500 livres de rente, dont le roi lui fit don en mars 1303 et en février 1304, étaient à prendre sur le trésor de Paris en attendant qu’elles fussent assignées sur des terres. Le roi exécuta la conversion de la première rente par une charte datée de Paris, juillet 1304. La conversion des 500 livres fut faite quelques jours après. Le roi, étant à Arras le lundi après la Madeleine, assigna cette dernière rente sur le château et la viguerie de Cauvisson, à trois lieues de Nîmes, et sur le pays de la Vaunage, au diocèse de Nîmes, ne s’y réservant que l’hommage. Plusieurs autres terres nobles et des droits féodaux considérables complétèrent la donation royale. On n’avait jamais vu jusque-là d’aussi importantes aliénations du domaine faites en faveur d’un particulier. Nogaret se trouva constitué principal seigneur de toute la campagne qui s’étend depuis Nîmes jusqu’à la mer et du cours inférieur de la Vidourle. Il se vit en quelque sorte transplanté du Lauraguais, son pays natal, sur la frontière de Provence. De tous ces titres, le plus important était celui de Cauvisson, baronnie donnant entrée aux états du Languedoc. Nogaret jouit de Cauvisson depuis 1304 ; quant aux autres seigneuries, c’est un peu abusivement qu’on en fait Nogaret titulaire avant 1309. Nous le verrons cependant porter le titre de seigneur de Tamarlet depuis le commencement de 1305. Nogaret ne chercha jamais à dissimuler l’importance de ces récompenses, que ses adversaires ultramontains lui reprochaient amèrement.

L’habile chevalier ès-lois connaissait trop bien son siècle pour ne pas sentir que tant de faveurs étaient inutiles, s’il n’obtenait une absolution régulière. La moindre réaction le perdait ; sa mort privait sa famille de tout son bien, puisqu’un excommunié ne pouvait tester ni même avoir d’héritiers. Profitant de la vacance du saint-siège, il se tourna vers l’officialité de Paris, qu’il affectait de regarder comme son juge naturel. Le 7 septembre, veille de la Nativité de la Vierge, au jour anniversaire de l’attentat d’Anagni, il fait enregistrer devant l’official de Paris une longue apologie de sa conduite. Après avoir protesté que, s’il demande l’absolution à cautèle ou autrement pour la sûreté de sa conscience, il n’entend pas reconnaître qu’il est lié en réalité par aucun anathème, il renouvelle son attaque contre Boniface. Ce pape a été hérétique, idolâtre, simoniaque, sacrilège ; il est entré vicieusement dans la papauté ; il a été dissipateur des biens de l’église, usurier, homicide, sodomite, fauteur de schismes ; il a troublé le collège des cardinaux, ruiné la ville de Rome, les barons, les grands, suscité des divisions en Italie et entre les princes chrétiens ; il a tenté par divers moyens de détruire le royaume de France, principale colonne de l’église romaine ; il a tiré de la France tout l’argent qu’il a pu ; il a convoqué les prélats pour la ruine de la France, excité les rois contre la France, suspendu les universités de France, voulu en un mot détruire l’église gallicane, qui fait une grande partie de l’universelle. Lorsque les ecclésiastiques et les princes ne mettent pas ordre à la réformation, chacun a le droit d’y pourvoir. Le roi de France a été prié d’y mettre la main ; lui, Nogaret (en son ambassade de 1300), a dû avenir Boniface caritative et canonice, d’abord en secret, puis devant témoins idoines. Boniface a tout méprisé. Dès lors, Nogaret aurait pu révéler ce qu’il savait à l’église universelle ; mais Boniface rendait la discipline impossible par son pouvoir tyrannique. Nogaret a exposé les crimes de Boniface au roi (parlement du 12 mars 1303), et lui a demandé qu’il promût un concile général, à quoi le roi et tout le parlement ont consenti. Comme dernière tentative de conciliation, le roi a envoyé en Italie Nogaret avec le titre de nuntius, mais sans succès. En plein parlement (13 juin), Boniface a été accusé, cité ; la France entière a consenti à la citation. Nogaret reçut ordre du roi de publier ce qui avait été arrêté et de presser le concile. Boniface se mit à la traverse, ne pensa pas à se justifier, et dut par conséquent être tenu pour convaincu. Nogaret cependant différa d’user de la force, jusqu’à ce qu’il eût vu le dessein où était l’antipape de publier ses anathèmes contre la France. Alors Nogaret avec peu de troupes, mais assuré de la justice de son entreprise, est entré dans Anagni. Les parens de Boniface firent de la résistance ; Nogaret, « ne pouvant accomplir autrement l’affaire du Christ, » fut obligé de les attaquer, avec l’assistance de ceux d’Anagni. Pierre Gaetani et ses enfans ayant été pris, Nogaret empêcha autant qu’il put la violence ; l’opiniâtreté de Boniface fut la cause de tout le mal. Nogaret voulait empêcher le pillage du palais et du trésor ; la furie du soldat fut plus forte ; on sauva du moins la vie de Boniface et de ses parens. Nogaret, parlant à Boniface, lui représenta comme quoi il était tenu pour condamné à cause de ses hérésies, mais qu’il fallait un jugement de l’église avant de le faire mourir, qu’à cet effet il lui donnait une garde. Ceux d’Anagni, voyant cette garde faible, la chassèrent du palais ainsi que de la ville, après en avoir tué une partie, et de la sorte Boniface fut délivré. Alors, en pleine liberté, sans nulle garde autour de lui, il feignit de se repentir, accorda un plein pardon à ceux qui l’avaient forcé, même à Nogaret, et leur donna l’absolution, quoiqu’ils n’en eussent pas besoin, et qu’ils fussent au contraire dignes de récompense[2]. Nogaret continua jusqu’à la mort du faux pape son « œuvre vertueuse, » et il est prêt à la soutenir contre la mémoire dudit pape, sans rémission. Boniface, revenu à Rome, y vécut plusieurs jours, durant lesquels il aurait pu se reconnaître et se corriger ; mais, fermant les oreilles à la manière de l’aspic, obstiné dans ses crimes et son iniquité, il mourut fou et blasphémant Dieu, si bien que le proverbe qu’on disait à son sujet s’accomplit : Intravit ut vulpes, regnavit ut leo, morietur ut canis. Boniface mort, Nogaret crut devoir poursuivre son action juridique ; l’accusation d’hérésie en effet n’est pas éteinte par la mort ; il eût été pernicieux pour l’église que la mémoire d’un pape aussi criminel ne pérît pas avec l’éclat convenable[3], car d’autres eussent été par là entraînés à l’imiter, ce qui est bien à éviter pour le bien du siège apostolique. Prié de différer et assuré par le nouveau pape d’intentions bienveillantes, il revint en France, conseilla au roi l’ambassade dont Belleperche, Plaisian, Mercœur firent partie, et, comme le nouveau pape, prévenu injustement, exprima le désir de ne pas le voir, il eut la modération de s’effacer. On voit donc que c’est le pur zèle de la gloire de Dieu et de la foi qui l’a fait agir, il n’a violé aucun canon ; que s’il a excédé en quelque chose, il est prêt à en rendre compte au concile général.

Le 12 septembre suivant, Nogaret passa par-devant l’official de Paris un acte plus hardi encore. De mauvaises nouvelles arrivaient d’Italie ; on craignait que les cardinaux du parti de Boniface se rendissent maîtres du conclave. Nogaret, pour se réserver des moyens dilatoires contre la sentence dont le futur pape pourrait le frapper, déposa une protestation préalable. Considérant la vie de feu Boniface remplie de crimes énormes, voyant que plusieurs ecclésiastiques, dont quelques-uns sont assistans du saint-siège, ont approuvé sa mauvaise vie, sa sodomie, ses homicides, sans qu’ils puissent s’excuser, comme ils pouvaient le faire jusqu’à un certain point de son vivant, sur la terreur que leur inspirait sa tyrannie effrénée, craignant en conséquence que ses adhérens, s’il n’y est pourvu, ne soient aussi pernicieux à l’église qu’il l’a été lui-même, — par ces motifs, Nogaret en appelle au concile et au pape à venir, de peur que les cardinaux fauteurs dudit Boniface ne présument d’élire un complice de ses crimes, ou d’accepter au conclave des rapports avec de tels excommuniés. C’est la crainte qu’il a de ces fauteurs d’hérésie, dont l’injuste haine ne cesse de le poursuivre, qui l’a empêché de se rendre à la cour de Rome (pour répondre à la citation de Benoît XI). Il ne nomme pas quant à présent ces hommes pervers que leurs déportemens dénotent assez ; mais il est navré quand il voit ainsi les fils de la sainte église romaine faire jouer à cette mère jusque-là toujours chaste le rôle d’une courtisane. De même qu’il s’est élevé contre Boniface, il s’élèvera contre la séquelle de Boniface, et cela, parce qu’il a choisi pour mission de s’opposer comme un mur à ceux qui veulent outrager la susdite mère et la violer à la face des nations. — De l’audace, toujours de l’audace ! telle fut la devise de Nogaret. C’est en intervertissant sans cesse les rôles, en quittant la sellette de l’accusé, dont on ne se levait guère au moyen âge ; que pour marcher au supplice, et en s’asseyant d’un air arrogant sur le siège de l’accusateur, qu’il sortit riche, triomphant, anobli, d’un exploit au bout duquel, selon toutes les vraisemblances, il devait trouver la prison perpétuelle ou la mort.

Il ne tarissait pas pour sa justification, et, pendant le mois de septembre 1304, il s’écoule à peine un jour où l’on n’ait de lui quelque pièce notariée. Un acte passé le 12 septembre devant l’official de Paris représente que le saint-siège mal informé peut rendre un jugement susceptible d’être cassé, que le pape légitime ne saurait persécuter celui qui a fait la bonne action de s’opposer à ceux qui ruinaient l’église. Si quelque antéchrist envahit le saint-siège, il importe de lui résister, l’église n’est pas offensée d’une telle résistance ; si l’ordre ne peut se remettre sans la force, il ne faut pas pour cela se désister du droit, et, si pour la cause du droit il se commet des violences, on n’en est pas responsable. Ce cas est le sien : serviteur de Jésus-Christ, il a été obligé de défendre l’église de Dieu ; Français, il a dû combattre pour sa patrie misérablement déchirée, ruinée par un cruel ennemi. Loin d’être sacrilège, il a sauvé l’église. S’il y a eu quelque excès commis mal à propos, il en demande pardon en toute humilité. Le vol du trésor d’Anagni n’a pas été de sa faute ; il n’a pu l’empêcher. Il n’a pas touché à Boniface, il n’a pas commandé de le prendre ; il a seulement empêché que ce méchant homme ne fit plus de mal. Cette action d’ailleurs, il l’a faite non par haine, mais par amour de la justice. Le pape Benoît, trompé par ses ennemis et procédant sans l’ouïr, a prononcé qu’il est tombé in canonem latœ sententiœ, et l’a cité par-devant lui à Perouse pour ouïr sa sentence. Comme si Boniface ne l’avait pas absous à Anagni même, dès qu’il fut en liberté ! Il n’a donc eu garde de se rendre à cette invitation de Benoît. Le saint-siège vacant ne doit pas non plus trouver étrange qu’il ne comparaisse pas, attendu le danger des chemins. Un jour il fera voir son innocence, dans le concile où Boniface sera jugé ; en attendant il s’adresse provisoirement à l’official de Paris, son ordinaire à cause de son domicile. En réalité, il n’a été excommunié ni par Boniface, ni par Benoît ; il ne se croit lié par aucune sentence, puisque lui et ceux qui l’assistaient à Anagni furent absous par Boniface devenu libre, ce qu’il offre de prouver. Il demande seulement à l’official qu’il ait à l’absoudre ad cautelam ou autrement, comme bon lui semblera, étant prêt du reste à obéir en tout aux commandemens du saint-siège ; dès à présent il récuse les fauteurs de Boniface, qu’il nommera en temps et lieu.

Le 16 septembre, nous avons encore d’autres pièces de Nogaret par-devant l’official de Paris. Dans l’une, il proteste que les poursuites qu’il a faites et qu’il entend faire contre la mémoire de Boniface et contre ses fauteurs ne viennent d’aucune haine qu’il ait à leur endroit ; qu’il n’est leur ennemi qu’en tant que la religion l’oblige à être l’ennemi de leurs péchés ; qu’il désire leur amendement ; mais que, s’ils ne viennent à résipiscence, il est bon qu’ils soient châtiés par justice pour éviter le scandale. Tout ce qu’il a fait ou dit, tout ce qu’il fera ou dira, il l’a fait, dit, il le fera, dira, par pur zèle de la gloire de Dieu, du bien de l’église, de son droit et du bien public. Quatre nouveaux actes furent passés le même jour devant l’official, par lesquels Nogaret donne procuration à Bertrand d’Aguasse, noble homme et chevalier, 1° pour procéder en son nom par-devant le saint-siège, lui Nogaret n’y pouvant aller en personne ni répondre à l’assignation qui lui a été donnée par feu le pape Benoît ; 2° pour demander un lieu de sûr accès où lui Nogaret puisse faire ses réquisitions contre la mémoire de Boniface, ses fauteurs et ses adhérens, ainsi que se défendre sur les violences faites audit Boniface et sur le vol du trésor de l’église ; 3° pour récuser tous les juges qu’il croira devoir écarter, et pour recevoir en son nom toute sorte d’absolution, soit du saint-siège, soit de tout autre juge compétent, absolution qui en aucun cas ne portera préjudice aux poursuites contre la mémoire de Boniface. Nogaret prend les plus grandes précautions pour qu’on ne retourne pas contre lui ses inquiètes démarches. Sa pleine innocence sera reconnue ; mais « le propre des âmes pures est de craindre la faute même où il n’y en a pas ; » c’est par suite d’un excès de délicatesse de conscience qu’il vient lui-même s’offrir à la discipline de la sainte église, quoiqu’il n’ait mérité d’elle que des remercîmens.

Ce fut enfin vers le même temps que Nogaret composa ses Allegationes excusatoriœ, morceau assez éloquent, bien que sophistique, et plein d’intérêt pour l’histoire de l’épisode d’Anagni. On peut supposer que cette rédaction fut destinée à être portée au saint-siège par Bertrand d’Aguasse. Après avoir de nouveau exposé ses efforts pour convertir Boniface, l’auteur raconte comment le roi, témoin de son zèle, l’envoya en Italie pour traiter avec les amis de l’église. « Alors je me rendis dans ces parages, et je travaillai fidèlement à l’affaire qui m’était confiée ; mais Boniface ne voulut rien entendre. L’assemblée (du 15 juin) et toute l’église de France adhéra à mon appel, comme il est constaté par des documens légitimes. J’avais pour mission de publier en Italie la procédure ouverte par le roi et de provoquer la réunion du concile, ce que je ne pus exécuter alors à cause du péril de mort où me mirent les embûches de Boniface ; je ne pus même avoir un sûr accès auprès de sa personne, quoique j’eusse fait pour cela tout ce que je pouvais, d’accord avec le roi de Naples et quelques autres grands personnages pleins de zèle pour l’honneur de l’église romaine. Le pape qui, eût-il été innocent, aurait dû se purger de tant de griefs, surtout d’hérésie, ou du moins s’amender, qui aurait dû aussi, quand même il n’en eût pas été requis, offrir la convocation d’un concile général, le pape, qui avait la conscience de ses crimes et s’endurcissait dans ses perversités, refuse le concile, ne se purge pas d’hérésie, et s’échappe comme un vrai fou en injures, en calomnies, en blasphèmes. Boniface se constitua ainsi à l’état d’incorrigible sans excuse, de contumace manifeste, et, vu la législation particulière du cas d’hérésie, à l’état d’hérétique, et, pour tous les autres crimes, à l’état de convict et confès. Son dessein arrêté était de détruire la France ; il en avait commencé l’exécution par ses bulles du 15 août 1303, et il se proposait de l’achever le 8 septembre, jour de la Nativité. Il n’y avait pas un seul cardinal qui osât lui résister à cause de la terreur qu’il inspirait. Selon l’ordre ordinaire de la discipline ecclésiastique, c’eût été aux princes séculiers de défendre contre lui l’église de Dieu. Nul ne l’osait, quoiqu’on les en eût requis. Le cas était pressant, le pape voulait tout ruiner, Français, Romains, Toscans, gens de la campagne de Rome. Il avait chassé de l’église les cardinaux Colonnes, personnes éminentes, brillant comme des flambeaux dans l’église de Dieu, parce qu’ils réclamaient la convocation d’un concile.

« Considérant tout cela, ajoute Nogaret, me rappelant les exemples des pères, sans me dissimuler ce que ma tentative avait de désespéré, je pris le parti, au péril de ma vie, de m’opposer comme un mur plutôt que de tolérer de si grands outrages infligés à Christ. Requis donc plusieurs fois et légitimement de me lever bien vite au secours de l’épouse du Christ, je m’armai de l’épée et du bouclier, non avec des étrangers, mais avec des fidèles et des vassaux de l’église romaine, pour venir au secours de cette église, résister ouvertement à Boniface et prévenir les scandales qu’il s’était proposés. Ayant appelé les nobles et les barons de la campagne de Rome, qui m’avaient choisi pour capitaine et pour chef, en vue de la défense de ladite église, j’entrai dans Anagni la veille de la Nativité de la sainte Vierge, avec la force armée desdits nobles. Je demandai aux Anagniotes, à leur capitaine, à leur podestat, de me fournir aide pour l’intérêt de Christ et de l’église leur mère. À ces mots, les citoyens d’Anagni, auxquels appartient le gouvernement et la juridiction de leur propre ville, se joignirent à l’entreprise. Leur capitaine et les plus notables, portant toujours avec eux ostensiblement l’étendard de l’église romaine, m’assistèrent personnellement pour accomplir l’œuvre de Christ. Nous voulions aborder pacifiquement Boniface et lui exposer la cause de notre venue ; mais cela fut impossible à cause de son entêtement et de la résistance des siens. Nous fûmes donc obligés de procéder par agression guerrière, ne pouvant faire autrement. Entré dans la maison dudit Boniface, je lui notifiai avec soin toute la procédure, en présence desdits nobles, lui montrai qu’il était contumace, et lui expliquai que j’étais venu pour l’empêcher d’accomplir toutes les méchancetés qu’il avait préparées. Et comme il ne voulait pas venir de bon gré au jugement, je voulais le sauver de la mort pour le présenter à la barre du concile général. Pas mal de gens avaient soif de son sang ; mais moi, je le défendis, lui et les siens… Au milieu de ce tumulte, si, comme on dit, il se fit des vols considérables dans le trésor et les meubles dudit Boniface, ce fut malgré mes ordres, et bien que je misse tout le soin possible à faire bonne garde ; mais je ne pouvais pourvoir à tout, car je n’avais avec moi que deux jeunes gens de mon pays ; tous les autres, à l’exception d’un petit nombre, m’étaient inconnus. Voilà pourquoi je ne pus veiller comme je l’aurais voulu sur le trésor ; au moins tout ce qui en fut sauvé le fut par moi. Je ne touchai point à la personne du pape, et je ne souffris pas qu’on y touchât ; je maintins autour de lui une escorte décente ; pour écarter de lui tout péril de mort, je ne permis pas à d’autres qu’à ses serviteurs de lui servir à manger et à boire. »

Tel est le tour que Nogaret était arrivé à donner à sa scandaleuse entreprise. Abordant ensuite l’affaire du pape Célestin, il montre comment Boniface avait trompé le saint ermite. Loin d’être un pasteur, Boniface a été un vrai larron. Par de nombreux textes de l’Écriture, par des exemples tirés de l’histoire sainte, Nogaret établit qu’on peut et doit châtier les prélats qui se conduisent mal. Boniface ne lui avait fait aucune injure personnelle ; c’est Dieu seul qui l’a excité contre ce mauvais pape. Il a eu recours, pour exécuter sa mission, au pouvoir légitime, au capitaine et au peuple d’Anagni, aux barons de la campagne de Rome ; il termine en se plaignant de la procédure du pape Benoît, surtout en ce qui concerne le vol du trésor. Après tout, le vrai coupable a été celui qui avait accumulé ce trésor par tant de mauvais moyens. Le pape Benoît d’ailleurs avait été mal élu, et sa bulle Flagitiosum scelus est pleine d’injustices par erreur involontaire. Que le saint-siège fournisse les facilités nécessaires pour la suite du procès ; il démontrera, lui, Nogaret, les crimes énormes de Boniface et sa propre innocence. Et comme pour le moment il ne peut se rendre auprès du saint-siège, à cause des haines accumulées contre lui, il demande, bien qu’il ne soit sous le coup d’aucune peine canonique, l’absolution ad cautelam, soit du saint-siège, soit de l’ordinaire, afin qu’il puisse poursuivre son action contre Boniface, qu’il cesse d’être un scandale pour les gens simples, et que sa considération ne soit pas atteinte.

Toutes ces démarches restèrent sans résultat ; néanmoins la victoire du roi et de Nogaret se consolidait. La papauté s’affaiblissait de jour en jour. Les rangs des défenseurs de Boniface s’éclaircissaient ; les Colonnes, quoiqu’ayant reçu de Benoît XI d’amples satisfactions, s’acharnaient toujours sur la mémoire de leur ennemi. Pierre Colonna envoyait vers ce temps au roi une liste de faits d’hérésie et d’impiété qu’il mettait sur le compte de Boniface, et dont il se déclarait en mesure de fournir la preuve.

Nogaret suivait jour par jour les intrigues qui remplirent les onze mois que dura la vacance du saint-siège. Un acte notarié daté de Pérouse, 14 avril 1305, nous montre une ambassade du roi de France composée de frère Ithier de Nanteuil, prieur de Saint-Jean de Jérusalem en France, de Geoffroi du Plessis, chancelier de l’église de Tours et protonotaire de France, et de Jean Mouchet, arrivant à Pérouse. Les Pérousins croient que ces envoyés du roi viennent pour procéder contre la mémoire de Boniface et pour récuser les cardinaux créés par lui, conformément à la protestation de Nogaret du 12 septembre 1304, dont on pouvait avoir eu connaissance en Italie. Les envoyés du roi répondent qu’ils ne sont venus pour aucune brigue ni schisme, mais pour l’utilité de l’église universelle, aussi bien que de la commune de Pérouse, et pour presser l’issue du conclave. On leur demanda une réponse plus claire ; ils n’en firent que d’évasives. Leur vraie réponse fut l’élection du 5 juin, laquelle mit la tiare de Grégoire VII, d’Innocent III et de Boniface VIII sur la tête d’un Gascon, courtisan habile, sans élévation de caractère, léger de conscience, acquis d’avance à une politique de faiblesse et de transactions.


III

L’élection de Clément V dut être aussi agréable à Nogaret qu’à Philippe. Aux indulgences empressées de Benoît XI allaient succéder les complaisances avouées de Clément. Le souverain qui avait emprisonné, presque fait mourir un pape, après avoir été ménagé tendrement par son successeur immédiat, nommait maintenant son second successeur. Villani raconte qu’un des articles du prétendu pacte conclu entre le roi et le futur pontife dans l’entrevue de Saint-Jean-d’Angéli fut la condamnation de la mémoire de Boniface. La réalité d’une telle entrevue est plus que douteuse ; mais Clément paraît bien, lors de son élection, avoir pris à cet égard des engagemens, et lui-même avoua plus tard que le roi lui en avait parlé à Lyon, lors de son couronnement (14 novembre 1305). Toute la conduite du nouveau pontife jusqu’à la conclusion de l’affaire, en 1311, est celle d’un homme poursuivi par des promesses antérieures, qu’il met toute son habileté à éluder. A force de ruses, il va gagner cinq années, et finalement nous le verrons écarter, en cédant sur tout le reste, un débat où était engagé l’avenir de la papauté. Il est difficile de croire en effet que cette institution eût gardé son prestige, si l’église elle-même eût proclamé qu’un suppôt de Satan avait pu pendant neuf ans tromper le monde et passer pour le dispensateur des grâces du ciel.

La question de la condamnation de la mémoire de Boniface et celle de l’absolution de Nogaret n’en faisaient qu’une, puisque Nogaret n’avait qu’un seul moyen de défense, qui était de soutenir que les crimes de Boniface avaient nécessité et légitimé sa conduite. Son premier soin, après l’élection de Clément, fut de poursuivre le double but qui s’imposait à sa vie avec une fatalité terrible. Des démarches directes, qu’il fit auprès de Clément, restèrent sans réponse. Alors il adressa au roi une nouvelle requête dont le texte nous a été conservé, et qui répète à beaucoup d’égards les apologies de l’an 1304. Larron et non pasteur, parfait hérétique, qui avait réussi à rester longtemps caché, Boniface était de plus le destructeur du roi légitime de France. Dans une telle situation, un retard d’un jour était un irréparable dommage ; alors Nogaret s’est levé, sans autre appui que l’autorité légitime, c’est-à-dire les fidèles, les dévoués sujets de l’église romaine, que Boniface tenait captive. Eût-il été un vrai pasteur, il fallait en tout cas l’arrêter comme fou furieux, puisqu’il sévissait contre lui-même et contre le peuple de Dieu. « Le pape Benoît, d’heureuse mémoire, ignorant mon zèle et la justice de ma cause, trompé qu’il était par les fauteurs des erreurs dudit Boniface, irrités contre moi et contre ceux, qui avaient collaboré avec moi à l’œuvre de Christ (le saint-père les appelait mes complices), nous cita indûment (sauf le respect dû à Sainte Mère Église) à comparaître devant lui. Son décès, qui survint bientôt après, m’empêcha de me rendre à sa citation. Je publiai donc régulièrement mes défenses devant vous, mon seigneur et juge temporel, et devant l’official de Paris, plusieurs empêchemens me rendant impossible de me rendre auprès du siège vacant. Maintenant qu’il a été pourvu au gouvernement de Sainte Mère Église par la personne du saint père Clément, je n’ai cessé de chercher les moyens d’aller me défendre devant lui, pour l’honneur de Dieu, de Sainte Mère Église, et le salut de ceux qui, ne se rendant pas compte de la justice de ma cause, sont scandalisés à mon sujet et mis en danger de perdre leur âme, prêt, si, ce qu’à Dieu ne plaise, j’étais trouvé coupable en quelque chose, à recevoir une pénitence salutaire et à obéir humblement aux mandemens de Sainte Église. Le souverain pontife, faute d’être bien renseigné, a détourné sa face de moi, si bien que ma cause, je dis mal, la cause de Christ et de la foi, est restée délaissée. Je suis déchiré par la gueule des fauteurs de l’erreur bonifacienne, à la grande honte de Dieu et au grave péril de l’église, ainsi que je suis prêt à le montrer au moyen de preuves irréfragables. Comme beaucoup de ces preuves pourraient périr par laps de temps, le roi, qui ne peut faillir à défendre un intérêt de foi, doit y pourvoir, vu surtout, sire, que je suis votre fidèle et votre homme-lige, et que vous êtes tenu de me garder la fidélité dans un si grand péril, comme je l’ai gardée à vous et à votre royaume. Le roi est mon juge, mon seigneur ; si je suis coupable, il doit faire que je sois puni légalement, si je suis innocent, il doit faire que je sois absous. Son devoir est de défendre ses sujets et ses fidèles, quand ils sont opprimés comme je le suis. » Il termine en priant le roi de lui procurer une audience du pape. Cette affaire n’eut pour le moment aucune suite. La politique de Clément consistait à savoir attendre. Il voyait que, s’il faisait continuer l’action intentée par Benoît contre les auteurs du sacrilège d’Anagni, il relevait du même coup l’horrible scandale du procès de Boniface. Il n’ignorait pas le cloaque infect de crimes sans nom où les accusés étaient décidés, si on les poussait à bout, à traîner le cadavre du pontife décédé.

Nogaret, non absous, mais non condamné, continua de compter parmi les membres les plus actifs et les plus influens du conseil de la couronne. Nous le voyons mêlé aux plus grandes affaires et accompagnant sans cesse le roi. En 1305, il prend possession de la ville de Figeac au nom du roi. Dans l’acte du pariage du chapitre de Saint-Yrieix avec le roi de l’an 1307, Nogaret stipule également pour le roi. Le registre des Olim nous le montre quatre fois en 1306 faisant l’enquête ou le rapport en des procès difficiles et participant à la réforme d’excès graves. On voit clairement qu’à cette date il n’avait pas la garde du sceau, et qu’il ne l’avait pas eue auparavant. Durant l’été de 1306, il remplit un triste mandat. Le 21 juin de cette année, le roi donne commission secrète à Nogaret, au sénéchal de Toulouse et à Jean de Saint-Just, chantre de l’église d’Albi, touchant quelques affaires qu’il leur avait expliquées oralement, avec ordre aux prélats, barons, etc., de leur obéir. Cette commission regardait les juifs, qui furent tous arrêtés dans le royaume le 22 juillet suivant ; le secret fut si bien gardé qu’il n’en échappa aucun. Tous furent chassés, et leurs biens confisqués au profit du roi. Nogaret et Jean de Saint-Just ayant été appelés à la cour pour le service du roi, substituèrent en leur place, dans la sénéchaussée de Toulouse, le 23 novembre 1306, trois bourgeois de Toulouse. On voit ici une application des pratiques judiciaires occultes et terribles dont le procès des templiers va nous présenter un exemple plus célèbre, et dont la spoliation des banquiers lombards en 1291 avait offert un premier essai non moins odieux. On remarquera que, dans les trois cas, ce furent des motifs canoniques qu’on mit en avant pour justifier des vols évidens.

Une affaire encore plus importante vint bientôt servir la fortune de Nogaret et l’élever à la plus haute dignité à laquelle il pût aspirer. Depuis plusieurs années, le roi et ses conseillers intimes, dans les vastes plans qu’ils faisaient et défaisaient sans cesse, plaçaient en première ligne la suppression de l’ordre du Temple. Nous avons vu les fils les plus cachés de cette affaire presque à nu dans l’analyse que nous avons donnée des écrits de Pierre Du Bois. Faire du roi de France le chef de la chrétienté ; sous prétexte de croisade, lui mettre entre les mains les possessions temporelles de la papauté, une partie des revenus ecclésiastiques et surtout les biens des ordres voués à la guerre sainte, voilà le projet hautement avoué de la petite école secrète dont Du Bois était l’utopiste et dont Nogaret fut l’homme d’action. Le légiste qui avait, au profit du roi, spolié les juifs, abattu Boniface, était naturellement désigné pour cette nouvelle exécution ; aussi dom Vaissète regarde-t-il Nogaret comme le véritable promoteur de cette affaire. Une note d’un des registres du trésor des chartes nous apprend que l’élévation de Nogaret à la dignité de garde du sceau royal eut lieu le 22 septembre 1307, « quand il fut question de l’arrestation des templiers. » Nogaret était bien l’instrument qu’il fallait dans une affaire qui demandait peu de scrupule, une imperturbable impudence et une longue pratique des subtilités de la chicane. Le roi étant à l’abbaye de Maubuisson, le 14 septembre 1307, y avait fait expédier les lettres pour l’arrestation des templiers ; d’autres lettres datées de Maubuisson, le 20 septembre, ordonnaient l’interrogatoire des mêmes templiers. La nomination de Nogaret à la place de garde du sceau coïncida donc avec la résolution prise en conseil d’arrêter à la fois tous les membres de l’ordre. Cette arrestation simultanée, semblable à celle qui fut pratiquée en 1291 sur les banquiers lombards, en 1306 sur les juifs, paraît une invention de l’esprit hardi, sombre et cruel de Nogaret. En tout cas, ce fut lui qui, comme garde du sceau royal, présida à cette œuvre ténébreuse, où, pour atteindre un but légitime à quelques égards, on entassa les calomnies, on éleva un échafaudage d’impostures, on employa le plus affreux appareil de tortures qu’on eût jamais vu. L’histoire doit plutôt de la pitié que de l’intérêt à un ordre qui au fond avait des reproches graves à se faire ; mais elle ne peut que flétrir la conduite du magistrat inique qui encouragea les faux témoignages, égara systématiquement l’opinion, la remplit de folles colères et ruina toute idée de moralité publique en employant contre des innocens des tortures abominables et obscènes en remplissant l’imagination du temps des honteuses chimères sorties des rêves de ses suppôts. L’abolition de l’ordre du Temple était une idée raisonnable, puisqu’une telle institution était devenue sans objet depuis la perte de la terre-sainte, et que les abus y étaient très nombreux ; toutefois les moyens qu’on employa pour arriver à la fin qu’on se proposait furent détestables, et Nogaret doit porter devant l’histoire une grande partie du poids de ce mystère d’iniquité.

D’un bout à l’autre de cette horrible affaire, on retrouve non dissimulée la main de Nogaret, et aussi celle de son inséparable Guillaume de Plaisian. C’est Nogaret, avec Raynald ou Réginald de Roye, qui reçoit la mission d’arrêter les templiers de France. C’est lui qui fait amener les prisonniers à Corbeil, où on les tient au secret, sous la garde et la surveillance du dominicain frère Imbert. C’est lui, avec frère Imbert, qui se porte grand accusateur des prétendus crimes de l’ordre et soutient que ces crimes sont commandés par la règle même de l’ordre. C’est Nogaret qui, le 13 octobre 1307, arrête les templiers de la maison centrale de Paris, avec leur grand-maître Jacques Molai. C’est lui enfin qui le lendemain, dans l’assemblée des maîtres de l’Université et des chanoines de la cathédrale, qui eut lieu au chapitre de Notre-Dame, fit le rapport de l’affaire, assisté du prévôt de Paris, et releva les cinq cas les plus énormes dont on voulait faire la base du procès, le reniement du Christ, l’obligation de cracher sur le crucifix et de le fouler aux pieds, l’adoration d’une tête, les baisers obscènes, la mutilation des paroles de la consécration, la sodomie. Le dimanche suivant, il y eut dans le jardin du roi un nouveau sermon où les officiers du roi (et sans doute Nogaret) prirent la parole pour expliquer au peuple et au clergé de toutes les paroisses de Paris les crimes qu’on avait découverts. L’absurdité qu’il y avait à présenter de tels crimes comme des points du règlement d’un ordre religieux était bien grande ; mais Nogaret savait que l’audace d’affirmation chez le magistrat trouve presque toujours la foule crédule et prête à s’incliner. Il fallait en tout cas que la morale publique fût arrivée à un bien profond degré d’abaissement pour qu’après l’arrestation des religieux le roi ait osé se saisir du Temple, y aller loger, y mettre son trésor et les chartes de France. On sent en tout cela l’inspiration de l’inexorable légiste qui rappelle par momens les blêmes et atroces figures de Billaud-Varenne, de Fouquier-Tinville, et qui, de même que ce dernier disait : « j’ai été la hache de la convention, » aurait pu dire : « j’ai été la hache du roi. »

Aux momens les plus tragiques de ce drame épouvantable, en particulier quand on met à la torture la conscience du simple et malheureux Molai, qui, n’ayant fait ni droit ni théologie, ne pouvait que se laisser prendre en ces interrogatoires captieux, c’est encore Nogaret qu’on rencontre jouant le rôle odieux d’accusateur perfide. Nul doute que plusieurs des fraudes et des déloyautés par lesquelles on arracha les aveux des frères n’aient été son ouvrage. En vain ces malheureux requièrent-ils l’éloignement des laïques qui, comme Nogaret, Plaisian, assistent illégalement aux débats pour intimider et gagner les témoins. Le for ecclésiastique n’avait plus de barrières, le procureur laïque y avait fait une pleine invasion. Le 28 novembre, Nogaret soutint à Molai qu’on lit dans les Chroniques de Saint-Denis que le grand-maître et les chevaliers du Temple avaient fait hommage à Saladin, et que ledit Saladin, entendant parler des malheurs des templiers, avait émis cette pensée que la cause de pareils malheurs était leur sodomie et leurs prévarications contre leur loi religieuse. Le pauvre Molai, stupéfait, répondit qu’il n’avait jamais rien entendu de semblable ; il finit en demandant aux commissaire et au « chancelier royal » qu’on lui permît d’entendre la messe. Nogaret surveillait tout, faisait amener et reconduire les prisonniers. En général du reste, ce furent les mêmes personnes qui conduisirent le procès contre Boniface et le procès contre les templiers. Sans admettre avec le père Tosti qu’une des causes de la ruine de l’ordre fut son attachement à la papauté, on doit reconnaître que les deux causes furent très étroitement liées, conduites exactement par les mêmes principes, dominées par les mêmes influences et les mêmes intérêts. Les accusations dressées contre l’ordre et celles qui bientôt vont être produites dans le procès d’Avignon contre Boniface paraissent avoir été conçues par la même imagination et écrites de la même main.

Le roi convoqua les états-généraux à Tours pour le mois de mai 1308, afin de se donner l’apparence d’être forcé par la nation à ce qu’il avait résolu de faire contre l’ordre du Temple. Nogaret joua là encore un rôle capital ; il s’était fait donner les procurations de huit des principaux seigneurs du Languedoc, Aymar de Poitiers, comte de Valentinois, Odilon de Guarin, seigneur de Tournel, Guérin de Châteauneuf, seigneur d’Apchier, Bermond, seigneur d’Uzès et d’Aymargues, Bernard Pelet, seigneur d’Alais et de Calmont, Amauri, vicomte de Narbonne, Bernard Jourdain, seigneur de l’Ile-Jourdain, et Louis de Poitiers, évêque de Viviers. C’est en amenant ainsi les pouvoirs des seigneurs et des villes à se concentrer en des mains toutes dévouées à la couronne que le roi sut arriver à ses fins, qui étaient d’émanciper l’état de l’église ; mais c’est aussi par ces délégations que l’on corrompit l’institution naissante des états-généraux, et qu’on en fit un instrument de despotisme. Les seigneurs aimaient mieux donner de telles procurations que de faire des voyages coûteux et d’entrer dans des rapports difficiles avec un pouvoir soupçonneux, tyrannique, tracassier. Il est honteux en particulier de voir un évêque se faire remplacer par un homme-lige du roi dans une cause aussi intéressante pour un homme d’église. La lettre de Louis, évêque de Viviers, à l’excommunié Nogaret, porte cette adresse : Viro nobili et potenti, amicoque suo carissimo, domino Guillelmo de Nogareto, militi domini nostri Francorum regis, domino Calvisionis et Tamarleti, cancellarioque dicti domini regis. Rien ne prouve mieux la terreur qu’inspirait le sombre Nogaret que de voir cet empressement à lui déléguer un pouvoir dont l’exercice libre n’était pas sans péril.

A la conférence que le roi eut à Poitiers avec le pape vers la Pentecôte de 1308, les négociations sur l’affaire des templiers se firent par le ministère de Plaisian. Nogaret était à Poitiers ; mais Clément refusa probablement de se mettre en rapport avec lui, afin d’enlever au subtil légiste le droit de se prévaloir d’un principe admis par quelques casuistes larges, selon lequel la circonstance de s’être trouvé en rapport direct avec le pape levait toutes les excommunications.

Dans l’enquête qui eut lieu contre les templiers de novembre 1309 à juin 1311, Nogaret figura sans cesse comme chancelier du roi. Il est probable que les formulaires sur lesquels se firent les interrogatoires furent rédigés par lui. Son avoué ordinaire, Bertrand d’Aguasse, intervient aux momens difficiles et semble jouer le rôle d’âme damnée. Quand il faut imposer silence aux justes réclamations des accusés, Nogaret, rétorquant contre les religieux les maximes cruelles de l’inquisition, les prie d’observer « qu’il fallait qu’ils sussent qu’en fait d’hérésie et de foi l’on y procédait simplement et sans ministère de conseil ni d’avocat. » Y avait-il chez le petit-fils du patarin une sanglante ironie à tourner ainsi contre le pape et les hommes les plus dévoués au pape les atroces règles juridiques inventées contre les malheureux suspects d’hétérodoxie ? Cela peut être ; en tout cas, il est triste qu’un des fondateurs de la justice française, un des organisateurs de notre magistrature ait pu faire preuve d’un tel mépris de la justice et du droit des accusés.

Nous ne mettons pas en question la foi chrétienne de Nogaret, ni même, dans une certaine mesure, son zèle pour la croisade. Chez Du Bois, esprit léger, malin, souvent peu sérieux, ce zèle peut être révoqué en doute. L’esprit plus ferme de Nogaret ne permet guère de croire à tant d’arrière-pensées. Nous en avons pour garant un petit mémoire contenant un projet de croisade, dont le brouillon raturé et l’expédition originale se trouvent aux Archives, et que M. Boutaric rapporte à l’an 1310. Tandis que les plans de croisade de Du Bois sont des prétextes pour exposer les vues les plus hardies, et qu’il a peine à dissimuler une grande indifférence pour la conquête de la terre-sainte, on croit voir plus de bonne foi dans Nogaret. Il est fâcheux cependant que le premier point de tous ces projets soit toujours de mettre l’argent de l’église entre les mains du roi ; on se demande si, cela fait, quelque chose eût suivi. Ce qui jusqu’ici a empêché, selon Nogaret, la réussite de l’œuvre de terre-sainte a été l’abomination des templiers, et il en serait encore de même à l’avenir, si on ne les offrait en sacrifice expiatoire à Dieu. La première chose à faire, c’est de chasser de l’église cette monstruosité. Que le roi Philippe ensuite se charge de la croisade, que tous les princes chrétiens y contribuent, et pour cela fassent la paix entre eux. La royauté et l’église doivent s’interdire le luxe et les dépenses qui ruinent les nations chrétiennes et réserver toutes leurs économies pour la guerre sainte. Aucune personne ecclésiastique ou séculière ne pourra raisonnablement se plaindre, si, les ressources nécessaires à sa vie et à celle de ses proches étant assurées, tout le reste est employé pour le combat du Christ. Par là d’ailleurs, tant de vices et de crimes dont l’oisiveté est la source seront corrigés.

Le projet de Nogaret se résume dans les points suivans : 1° après la condamnation des templiers, affecter leurs biens à l’œuvre de terre-sainte ; en attendant, estimer ces biens et en garder provisoirement tous les fruits, qu’on remettra au roi pour ladite œuvre ; 2° faire le même calcul pour les biens de l’ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem ; en capitaliser tous les fruits ; procéder de même pour l’ordre teutonique et les autres ; mettre leurs biens entre les mains du roi ; 3° en faire autant pour toutes les églises cathédrales, abbayes, collégiales, etc. ; 4° les prieurés et paroisses donneront la dîme simple ou double ; 5° les revenus des prieurés ruraux où ne se fait pas le service divin seront affectés tout entiers à ladite œuvre ; 6° tous les legs faits à l’œuvre de terre-sainte, tant en France que dans les autres royaumes, seront remis au roi ; 7° à la même œuvre appartiendront les revenus des établissemens conventuels où il y a peu de moines et où l’hospitalité ne se pratique plus, sauf la portion congrue pour chaque moine ; 8° pendant le temps de la croisade, on attribuera au roi les revenus d’un canonicat et d’une prébende dans toute église cathédrale et collégiale du royaume et de toutes les terres de l’église romaine et des églises qui lui sont immédiatement sujettes ; 9° le roi jouira, pendant le temps de la croisade, d’une année du revenu de tous les bénéfices vacans dans les pays susdits ; 10° qu’il en soit de même dans tous les autres royaumes de la chrétienté. Au roi encore soient attribués les annates, les biens acquis ou retenus illicitement qui ne peuvent commodément être restitués à leur vrai maître. Les collectes se feront par collecteurs idoines, qui remettront le tout au roi.

On amènera de gré ou de force les Tartares et les autres nations orientales, de même que les Grecs, à préparer la croisade. Quant aux villes telles que Venise, Gênes, Pise et autres républiques, « il faut prendre des moyens efficaces pour qu’elles ne soient pas un empêchement à l’entreprise, comme elles le sont aujourd’hui par leur cupidité, et pour qu’elles prêtent sans feinte à l’œuvre de Dieu un concours clair et certain ; autrement, il faudrait commencer par elles[4]. »

Il est remarquable que le pape n’est nommé que dans le titre de ce singulier document ; partout ailleurs, il n’est question que « du roi et de l’église. » La fiscalité de Philippe, son ambition démesurée se montrent avec naïveté dans ce projet de monarchie universelle fondée sur l’absorption de l’église par la royauté et sur l’enlèvement de la papauté à l’Italie. L’insistance avec laquelle les publicistes de Philippe le Bel conseillent l’établissement de la paix entre les princes chrétiens perd elle-même beaucoup de son mérite, quand on songe que, dans leur pensée, la paix doit toujours se faire au profit du roi, et que les ministres de Philippe, en prêchant cette idée, ont surtout en vue de faire intervenir le pouvoir ecclésiastique pour réduire, par des anathèmes, les Flamands révoltés.

Un christianisme sincère était-il au fond de tout cela ; ou bien faut-il y voir une manœuvre hypocrite d’avides financiers ? Les deux explications ont sans doute à la fois leur vérité. Hors de l’Italie, à cette date, il n’y avait probablement pas un seul incrédule. Le roi Philippe IV, personnellement, était un homme très pieux, un croyant austère, moins éloigné qu’on le croit (sauf la bonté) de son aïeul saint Louis. Il est une piété qui ne répugne pas à faire servir la religion à des intérêts mondains ; ce fut là un des traits caractéristiques des Capétiens de la deuxième moitié du XIIIe siècle, princes qui ont beaucoup d’analogie avec Philippe II d’Espagne. La politique de Philippe le Bel et de ses ministres peut être définie une vaste tentative pour exploiter l’église au profit de la royauté, et pourtant Philippe et ses ministres purent très réellement s’imaginer être chrétiens.

Nous avons vu que Nogaret fut chargé de la garde du sceau royal le 22 septembre 1307. On s’est appuyé, pour prétendre que Nogaret fut chancelier dès 1302 et 1303, sur un rôle des membres du parlement, dans lequel figure en tête des onze clercs « messire Guillaume de Nogaret, qui porte le grand scel. » Dom Vaissète montre très bien que le rôle en question ne peut être antérieur à la Trinité de l’an 1306, et que même il est postérieur au 22 septembre 1307. Nous avons déjà remarqué que, dans la grande affaire de 1303, Nogaret n’est pas une seule fois appelé « chancelier ; » dans toutes les commissions que le roi lui donne avant septembre 1307, il est simplement qualifient chevalier. » Seulement, faute d’avoir fait la distinction entre le titre officiel de chancelier et la simple garde du grand sceau, dom Vaissète est tombé en quelques erreurs. Il importe de remarquer en effet que la fonction dont fut revêtu Nogaret n’était pas précisément celle de chancelier. Le chancelier proprement dit était un haut personnage ayant une autorité propre, toujours un ecclésiastique, couvert par cela seul de fortes immunités. Philippe le Bel, comme la plupart des souverains absolus, n’aimait pas que ses ministres fussent indépendans de lui, ni trop à l’abri de ses caprices. La place de chancelier fut ainsi toujours vacante sous son règne ; le chancelier était remplacé par un simple gardien du sceau, sigillifer ou custos sigilli, ou vice-cancellarius. Plusieurs actes donnent en effet à Nogaret ce titre de vice-cancellarius. La distinction n’était pas toujours observée, et c’est pour cela que nous trouvons Nogaret et ceux qui comme lui tinrent le sceau sans être chanceliers sous le règne de Philippe le Bel et de ses successeurs immédiats, appelés par abus, même dans des pièces officielles, regis Franciœ cancellarius. Nogaret du reste nous a donné à cet égard, dans son apologie de 1310, l’explication la plus catégorique[5]

Dom Vaissète croit que Nogaret conserva la garde du sceau jusqu’à sa mort. On trouve en effet des actes où il figure comme garde du sceau en 1308, 1309, 1311, 1312. Le père Anselme suppose qu’il fut chancelier jusqu’à l’avant-dernier jour de mars 1309, et que Gilles Aycelin, archevêque de Narbonne et ensuite de Rouen, eut la garde du grand sceau depuis le 27 février de l’an 1309 jusqu’au mois d’avril de l’an 1313. Ces deux systèmes semblent se contredire ; dom Vaissète cependant réussit à les accorder. Nogaret conserva effectivement sa charge jusqu’à sa mort, arrivée en 1313 ; mais au moment où il partit en 1310 pour aller à Avignon poursuivre la mémoire de Boniface et sa propre justification, le roi chargea Gilles Aycelin de la garde du sceau pour tout le temps de son absence. Que Nogaret ait conservé le titre et la dignité de vice-chancelier après son départ de Paris et son arrivée à Avignon, nous en avons la preuve dans le reproche que lui adresseront en 1310 les partisans de Boniface, qu’il était « domestique » du roi et son chancelier, ainsi que dans la réponse que leur fera Nogaret[6].

Si des souvenirs peu honorables restent attachés à certains actes de l’administration de Nogaret, de belles et grandes institutions paraissent aussi dater de lui. M. Boutaric a prouvé que la première organisation des archives de la couronne lui appartient. Saint Louis avait placé à la Sainte-Chapelle la collection appelée trésor des chartes. Philippe le Bel, en 1307, institua, sur la proposition de Nogaret, la charge de garde du trésor des chartes, et la confia à Pierre d’Étampes, chanoine de Sens, un de ses clercs, qui rédigea des inventaires dont quelques-uns existent encore. Nogaret fît transcrire sur des registres spéciaux, et dans un ordre méthodique, les actes les plus importans dont les originaux étaient déposés au trésor des chartes.

Comme garde du sceau ou vice-chancelier conseiller du roi, Nogaret fut pendant les années 1308 et 1309 le principal ministre de la royauté. A Poitiers, le 29 juin 1308, il passe un acte de pariage entre le roi et Bernard de Saisset, évêque de Pamiers, qui s’était réconcilié avec Philippe. Dans cet acte, l’évêque de Pamiers associe le roi, tant en son nom qu’en celui de son église et de son chapitre, à la justice et aux droits de tous les domaines qui dépendaient de lui, et qui consistaient dans les faubourgs de la ville de Pamiers, le village des Allemans, etc., à condition que le roi ne pourra jamais les aliéner de son domaine. Ce pariage a subsisté jusqu’à la révolution. En 1308, il assiste, avec Enguerrand de Marigni, au contrat fait entre le roi et Marie de la Marche, comtesse de Sancerre, qui prétendait au comté de la Marche. En la même année (septembre), Nogaret traite pour le roi avec Aymar de Valence, comte de Pembrocke, pour les prétentions qu’avait ledit Aymar sur les comtés de la Marche et d’Angoulême. En 1309, le roi le commet pour lever les difficultés qui s’élevaient sur le traité récemment fait avec l’archevêque de Lyon. On trouve dans les écrits de Nogaret plus d’une trace de cette mission. En 1310, le samedi avant la fête de saint Clément, il fait droit, à Longchamps, à une réclamation du chapitre de Paris et de l’abbaye de Saint-Denis. C’est en 1309 que Nogaret devint définitivement seigneur de Tamarlet, de Manduel et des autres terres nobles à lui assignées dans l’évêché de Nîmes. En 1309 se place également un différend entre Nogaret et Pierre, abbé de Psalmodi, monastère situé à une lieue au nord d’Aigues-Mortes, près de l’embouchure de la Vidourle, dans une île dont le côté méridional est baigné par la Méditerranée, au sujet des terres de Tamarlet, de Saint-Julien et de Jonquières, situées dans le voisinage. Le jugement arbitral fut prononcé le 14 janvier 1310, et décida qu’il serait planté des bornes de la juridiction et du domaine de Tamarlet, que la justice haute et basse des territoires de Saint-Julien et de Jonquières demeurerait au roi, de qui Nogaret la tiendrait en fief, en échange de quoi Nogaret ferait une rente au monastère ; que la nacelle de la Vidourle appartiendrait aux religieux, avec liberté de naviguer sans que le seigneur de Saint-Julien puisse s’y opposer. L’abbé renonça à toute prétention sur le château de Massillargues et sur la juridiction de Tamarlet. Le 31 juillet 1310, quelques modifications furent apportées à cet arrangement par l’arbitre Clément de Fraissin pour ce qui concerne la levée de Tamarlet. Il fut décidé que cette levée appartiendrait à Nogaret dans toute l’étendue de la juridiction du lieu, mais qu’il serait loisible aux religieux de la faire réparer, afin que les eaux ne portassent pas de préjudice à leurs terres, et que Nogaret ne pourrait la détruire ni dégrader sans leur consentement. Cet arrangement fut confirmé par le roi au mois de septembre 1310.

On voit que l’excommunication ne pesait guère à Nogaret. Il était à cette époque le personnage le plus puissant de France après le roi. L’attentat de 1303 n’était certes pas oublié ; mais pour le moment ce n’était pas l’église qui cherchait à en rappeler le souvenir. C’était le roi et Nogaret qui s’obstinaient à ramener l’attention sur l’étrange procès qu’ils avaient entrepris contre la mémoire de Boniface. Le roi n’y avait plus qu’un médiocre intérêt, puisqu’il avait été complètement relevé par Benoît XI des anathèmes qui pesaient sur lui ; mais Nogaret, tout en protestant qu’il n’était pas ligatus a canone, était loin de se sentir à l’abri de tout inconvénient. Il faisait sans cesse solliciter le pape en sa faveur par le roi et par les personnes dont il disposait. Un revirement dans la politique de la couronne pouvait l’exposer à de cruelles réactions. Il ne lui restait qu’un moyen de salut, c’était de prouver que Boniface n’avait pas été vrai pape, et pour prouver cela il fallait montrer qu’il avait été hérétique. En soulevant l’accusation d’hérésie on entrait en plein droit inquisitorial. L’affaire pouvait être engagée et conduite d’une manière analogue à celle qui était suivie à l’égard des templiers. Pour combattre l’église, on profitait des horribles duretés de la procédure qu’elle avait elle-même créée. L’église apprenait à son tour ce qu’était cette terrible accusation d’hérésie sous laquelle elle avait fait trembler toute la société laïque dans le midi de la France au XIIIe siècle.


ERNEST RENAN.

  1. Voyez la Revue du 15 mars.
  2. Imo potius præmium eis pro Christi negotio quod gesserant, non pœna deberetur.
  3. Si memoria cjus cum debito sonitu non periret.
  4. Quin. potius videretur incipiendum ab eis.
  5. « Nec ego sum cancellarius, écrit-il, sed sigillum regis custodio, sicut ei placet, licet insufficiens et indignus tamen fidelis, propter quod mihi comimsit illam custodiam, quam exerceo quum sum ibi, cum magnis angustiis et laboribus propter domini mei honorem ; non ergo est dignitatis sed honoris officium supradictum. » Rien de plus clair ; Nogaret est chargé du sceau, mais toujours révocable, sicut ei placet ; il n’est custos sigilli que quand il est auprès du roi, quum sum ibi.
  6. Voir la note précédente. D’autres diplômes allégués par dom Vaissète ne laissent aucun doute sur ce point.