Imprimerie de la Société St-Paul (p. 254-270).


XVII


Ainsi que venait de le dire M. Dubreuil, l’audience de la Cour d’assises avait été suspendue et ne devait être reprise qu’à trois heures. Le matin, dès l’ouverture des portes, une foule inaccoutumée avait envahi le prétoire : on n’était point habitué, dans ce pays de mœurs tranquilles, à voir comparaître devant les tribunaux, des criminels inculpés d’aussi atroces forfaits que celui dont la Zanetta avait à répondre aujourd’hui.

La trame cependant n’en était pas fort compliquée. Cette affreuse mégère faisait partie d’une bande de tziganes, d’un camp volant, comme on les nomme, qui lui obéissait et qui l’avait reconnue pour chef. La chose, dit-on, est commune et conforme aux mœurs de ces sortes de gens. Le camp s’était établi à proximité d’un village de la frontière, dans le pays vignoble : les gens qui le composaient, hommes et femmes, semblaient se livrer à la profession de vanniers ambulants, et chaque matin se répandaient par les localités environnantes, offrant en vente aux paysans des paniers et des corbeilles. On soupçonnait bien que ce commerce n’était qu’un prétexte cachant quelque industrie moins innocente, et la gendarmerie, prévenue de l’établissement du camp dans le pays, exerçait, autour de ses agissements, une surveillance sévère. Cependant, aucune plainte ne s’était, encore produite, et la population, méfiante d’abord, finit par accepter le voisinage des bohémiens. Même les fillettes et les garçonnets du village s’aventuraient du côté des voitures qui leur servaient d’habitation, intéressés au spectacle de cette communauté hétéroclite, faisant ménage en plein air, parlant une langue étrange, dont on ne comprenait pas un mot.

La Zanetta surtout attirait leur attention. Toujours assise à l’écart, et couvrant de son grand œil noir les membres de cette grande famille de hasard, elle paraissait recevoir d’eux, comme une chose due, des égards très marqués. Les gamins du village, quand ils voulaient se la désigner entre eux, l’appellaient d’un commun accord : la Reine.

C’était d’ordinaire à l’heure de midi, entre le dîner et le retour à l’école, qu’ils allaient la voir, assise sur un panier renversé qui lui servait de trône, diriger les mouvements de sa troupe, donnant çà et là un ordre bref, appelant d’un geste, pour lui parler, quelque bohémien qui s’empressait d’accourir. Ils assistaient au repas de la tribu, regardant curieusement hommes et femmes s’étendre tout de leur long sur le gazon et commencer la méridienne. Seule « la Reine » ne se couchait pas, restait immobile sur son panier et veillait.

Or, un jour, deux fillettes seules vinrent se placer au poste d’examen accoutumé…

Quand toute la bande parut endormie, comme elles allaient retourner au village, elles virent — chose inouïe jusqu’alors — la Reine quitter son panier, se lever et venir vers elles. D’abord elles pensèrent fuir de toute la vitesse de leurs jambes. Puis, comme la vilaine femme était déjà tout près d’elles, elles eurent grand’peur et ne bougèrent point. La Zanetta s’approcha en leur souriant, et, avisant l’une d’elles, se mit à la caresser avec de souples mouvements de couleuvre.

Tout à coup, la petite fille ressentit une piqûre douloureuse à l’oreille, le crochet de son pendant d’oreille que la femme cherchait à lui enlever et qui, sous l’effort, s’enfoncait dans la chair. Elle poussa un cri. Sa compagne, retrouvant un peu d’énergie, prit sa course et disparut bientôt au détour du chemin. Alors la Zanetta avait voulu en finir et arracher brusquement le bijou, qui s’obstinait : mais l’enfant était courageuse et se défendit. Dans la chair de cette figure de voleuse, qui se penchait sur son visage, elle enfonça ses ongles crispés, labourant la peau, déjà sanglante. Cette résistance fit naître chez la bohémienne une effroyable colère. Sous sa robe, elle saisit un long couteau affilé et frappa…

Puis, effrayée, elle poussa un cri aigu, fit à ses gens réveillés quelques signes et disparut dans le bois. Une heure plus tard, la gendarmerie, informée par les parents de la fillette qui s’était enfuie au galop, se présentait devant le camp volant, le revolver au poing. Dans la soirée, on arrêta la Zanetta, qui errait au hasard dans la campagne…

Tel était l’exposé des faits relatés dans l’acte d’accusation. À l’audience du matin, après cette lecture, le président de la Cour avait procédé à l’interrogatoire de la femme criminelle. Celle-ci avait demandé qu’on l’interrogeât en français : elle parlait elle-même cette langue avec la plus grande facilité et assez correctement. Dans ses réponses, elle fit preuve d’un cynisme révoltant, son regard troublant dirigé sur l’assistance, ne montrant aucun repentir, ne manifestant même aucun regret, tout dans son attitude semblant s’accorder à jeter un défi au tribunal et à la loi.

Puis, l’interrogatoire terminé, on avait entendu le témoignage émouvant de la petite fille qui accompagnait, le jour du crime, l’enfant lâchement assassinée, puis celui des gendarmes qui avaient arrêté la criminelle, puis encore celui des médecins qui avaient fait l’autopsie.

Midi ayant sonné à cet instant, l’audience avait été suspendue jusqu’à trois heures…

M. Dubreuil avait successivement fait visiter à ses amis la statue équestre du roi grand-duc Guillaume Ier, le musée et les collections de l’État, les points de vue splendides d’où l’on découvre le panorama pittoresque et grandiose de la vallée de l’Alzette, puis le parc, dont bien des capitales envieraient à Luxembourg la belle situation, l’étendue et l’agrément.

Les promeneurs étaient ensuite revenus vers le quartier de la ville où s’élève le Palais de Justice. Près du palais, ils retrouvèrent le jeune avocat à qui M. Meunier avait remis le soin de les caser en bonne place pendant l’audience.

— Ne m’en voudrez-vous pas, Monsieur l’avocat, dit M. Dubreuil, de vous mettre dans la nécessité de nous découvrir une nouvelle place pour M. Darcier, que j’ai l’honneur de vous présenter, et qu’un heureux hasard nous a fait rencontrer au cours de notre promenade ?…

— Pas du tout, du tout, répondit le jeune homme.

La salle est spacieuse, comme vous avez vu ce matin.

Et pointant l’index dans la direction du monument :

— Ah ! dit-il, c’est bien heureux qu’on ait mené rapidement les travaux de restauration et d’agrandissement du palais. Car ce n’est que de l’été dernier que date cette entreprise. Naguère nous avions à cette place un bâtiment affreux, dans lequel tout le monde était à l’étroit, où le parquet pouvait à peine loger ses grimoires, où le public ne pouvait circuler sinon dans l’escalier accédant aux salles de l’étage, où l’appareil de la justice enfin ne pouvait apparaître qu’au grand dam de son prestige.

Cela durait depuis pas mal d’années, quand on s’avisa tout à coup qu’il fallait absolument changer cette situation. Notre directeur général, M. Pauley, s’empara de l’idée, la présenta, la fit accepter, selon son habitude, et obtint de la Chambre des députés les crédits nécessaires. Trois mois plus tard, la pioche des démolisseurs entamait l’horrible façade… et vous voyez par quel joli monument elle est aujourd’hui remplacée. Tous les services sont à l’aise, le parquet est installé dans de vastes bureaux, le public peut se promener et faire ses affaires dans la salle des pas perdus, la justice enfin est à même de rendre ses arrêts dans l’appareil imposant qui lui est nécessaire….

Et fière de sa période et de l’habile manière dont il avait fait ressortir le contraste du nouveau bâtiment et de l’ancien, le jeune avocat se rengorgea. Puis, tout à coup, il fit remarquer que l’on annonçait la réouverture des portes et prit l’avance pour conduire ces messieurs et ces demoiselles.

Une vaste salle carrée, aux murs blancs, percée de quatre larges fenêtres devant lesquelles les stores avaient été abaissés, comme pour empêcher le joyeux soleil d’y jeter un rayon de gaieté. Le long du mur de fond, l’estrade avec les sièges réservés à la Cour, à l’avocat général, au greffier. Au-dessus, se détachant brusquement sur la chaux blanche de la muraille, la croix noire d’un grand Christ aux bras étendus.

En leur qualité de docteurs en droit, M. Dubreuil et l’ami Florian avaient été accueillis avec empressement dans l’enceinte réservée aux membres du barreau : par discrétion cependant, ils étaient demeurés au dernier banc, les toilettes sombres des deux jeunes filles passant presque inaperçues.

La mise en scène du dernier acte du drame qui se jouait dans cette salle ne prit pas beaucoup de temps. L’institution du jury ne fonctionnant pas dans le Grand-Duché, il suffisait à la Cour de venir occuper les sièges encore vides et de faire entrer la criminelle.

Au banc de la défense, Me Meunier était assis devant un dossier très peu volumineux. L’affaire était d’une grande simplicité, et ce n’était point des éléments d’un dossier qu’il était possible d’extraire un plaidoyer capable d’influencer les juges, en faveur de la Zanetta. Il y fallait seulement une parole éloquente, capable d’émouvoir assez pour obtenir que la rigueur de l’arrêt fût mitigée.

Certes, personne mieux que Me Meunier ne possédait ce talent ; mais enfin, il était bien permis de douter qu’il eût victoire gagnée cette fois. L’évidence des faits était là. La femme criminelle avait avoué. Bien plus, son attitude depuis l’ouverture des débats avait été d’une insolence inouïe. Autant d’obstacles à la naissance du sentiment d’indulgence sur lequel comptait le défenseur…

— Messieurs de la Cour ! glapit tout à coup un huissier.

Les juges défilèrent dans leur sombre costume noir aux manches relevées d’hermine, le bonnet en tête ceint d’un large galon d’or. Quand ils eurent pris place devant la table au grand tapis vert, le président fit introduire l’accusée.

C’était une femme de haute stature, vêtue d’un costume étrange taillé dans des morceaux d’étoffes disparates. Laide, le front pourtant encadré des deux épais bandeaux d’une chevelure absolument noire, l’œil grand et noir aussi, profondément enchâssé dans l’arcade sourcillière, elle causait dès l’abord une impression d’effroi. Elle eût paru jeune encore, dans le cachet d’énergique méchanceté dont toute sa personne était empreinte, si de profondes rides, creusées dans la chair de ses joues, n’avaient accusé le nombre de ses années. Elle avait dépassé la quarantaine.

Quand elle fut entrée dans le banc d’infamie et que les quatre gendarmes, qui l’escortaient la baïonnette au clair, se furent installés, la Zanetta couvrit l’assemblée d’un regard circulaire d’où semblait jaillir une étincelle de haine.

Lorsque Fernand Darcier la vit, la face tournée dans la direction de la place qu’il occupait aux côtés de M. Dubreuil, un trouble étrange et pénible s’empara de lui soudainement. Il avait vu cette femme déjà, mais il ne savait où, avant de la voir ici. Et ce n’était point le souvenir vague et confus d’une physionomie rencontrée au hasard d’une course ou d’une promenade : non ; c’était la vision nette d’un visage connu, des traits d’une personne avec laquelle on a entretenu longtemps des rapports familiers.

— Où diable ai-je vu cette mégère ? se demandait Fernand…

Mais le président de la Cour venait de donner la parole à la défense, et Me Meunier commençait sa plaidoierie. Il serait bref. Il n’entreprendrait pas la tâche vaine d’excuser le crime abominable dont avait à répondre la Zanetta. Il n’essaierait même pas d’écarter le fait de la préméditation, qu’elle avait avouée d’ailleurs. Mais il dirait à la Cour quelle malheureuse était cette femme sur le sort de qui on allait statuer.

— Une bohémienne !… Née de parents vagabonds, jetés eux-mêmes par une loi terrible d’hérédité hors les règles de la vie sociale, vivant en parias du produit des rapines et des vols qui seuls pouvaient subvenir aux besoins de leur horrible existence…

La Zanetta paraissait indifférente au dévoûment dont l’habile avocat faisait preuve en acceptant la tâche difficile de la défendre. Même, elle semblait désirer que tout le monde vît cette indifférence, car détournant les yeux du banc où se tenait son défenseur, elle se mit à faire attentivement l’inspection de la salle, un éclair fugitif de satisfaction brillant dans son œil noir quand elle avait réussi à faire baisser les yeux curieux qui la dévisageaient.

Un moment encore, et Fernand allait la revoir de face, toujours impatient, d’ailleurs, de ne savoir démêler les souvenirs qu’avait ressuscités en son esprit la physionomie de la criminelle.

— Je l’ai connue, se disait-il, je la connais… Où donc l’ai-je vue ?…

Maintenant, il la voyait bien en face. La Zanetta aussi le vit, et aussitôt se reprit à vouloir faire baisser les yeux du jeune homme, qui fouillaient son visage. Elle le regarda fixement, donnant à son regard le reflet aigu d’une sombre et cruelle énergie…

Mais bientôt, la fixité de son œil se transforma en un épouvantement manifeste de toute la physionomie…

Puis, tout à coup, elle se mit debout. Ses bras s’élevèrent, sa bouche s’ouvrit toute grande, elle poussa un cri terrible et s’abattit, le corps ployé sur la tablette du banc, les bras ballants, échevelée.

Une poignante émotion s’empara de la salle entière. Les gendarmes, maintenant, les mains embarrassées de leurs fusils qu’ils n’osaient poser, empêchés par le ballottement de leurs sabres de se retourner dans l’espace étroit où ils étaient comme encastrés, mettaient une désespérante lenteur à porter secours à la malheureuse. Ils étaient parvenus enfin à la relever, et la transportaient dans une salle voisine.

Le président annonça une nouvelle suspension d’audience. Personne pourtant ne s’éloigna, les curieux supposant qu’il s’agissait d’une syncope, d’une crise nerveuse peut-être, produite par la chaleur suffocante. Cela ne durerait pas. Dans un moment l’audience serait reprise et Me Meunier continuerait son éloquente plaidoierie, si malencontreusement interrompue.

C’était aussi l’avis du jeune avocat qui chaperonnait les Dubreuil et leurs amis : on décida sur son conseil de ne pas sortir et d’attendre. En se tournant vers Fernand, assis à côté de lui, M. Dubreuil fut soudain frappé de l’extrême pâleur du jeune homme.

— Souffrez-vous ? Monsieur Darcier, dit-il. Vous paraissez indisposé : l’excessive chaleur, peut-être, vous incommode….

— Eh non ! répondit Fernand. Seulement, vous l’avouerai-je, Monsieur ? je suis profondément troublé par l’incident dont nous venons d’être témoins. Du premier regard, j’ai reconnu cette femme que l’on juge. Où l’ai-je vue ? Quelles relations ai-je pu avoir avec elle ?… J’ai beau me creuser la mémoire, je n’y retrouve distinctement aucun des souvenirs qu’y a remués la vue de cette femme. Or, tout à l’heure, quand elle a poussé ce cri terrible en perdant connaissance, c’est sur moi qu’était rivé son regard, détaillant les traits de mon visage avec une effrayante fixité. J’en suis sûr, cette femme aussi me reconnaît et m’a reconnu. Que va-t-il se passer ici ?…

Comme le jeune avocat l’avait prévu, on annonça quelques moments après que l’accusée était remise. Mais contrairement à toutes les prévisions, c’était elle qui demandait avec insistance qu’on lui permît de rentrer dans la salle.

— Laissez-moi, disait-elle aux gendarmes qui n’arrivaient qu’à grand’peine à la maintenir. Laissez-moi, vous dis-je ! Je veux le revoir…

Et, sur l’ordre du président, elle rentra dans la salle, toujours escortée des gendarmes, et se remit à son banc. Elle paraissait transformée. Sa physionomie avait perdu l’air de cruauté méchante qu’elle s’exerçait tout à l’heure à lui donner. Dans son regard, quand elle se retourna du côté de M. Darcier, elle avait mis une étrange douceur, et sa bouche semblait illuminée comme d’un vague sourire.

Fernand se troublait de plus en plus, obsédé de l’idée qu’un nouveau malheur allait surgir et s’abatte sur lui. Il sut gré au président de donner un dérivât à la curiosité dont il se sentait l’objet, quand celui-ci pria le défenseur de reprendre sa plaidoierie.

Mais comme Me Meunier recommençait sa phrase, la Zanetta tout à coup se leva et l’interrompit.

— Il est inutile, Monsieur le président, dit-elle en se tournant vers la Cour, de prolonger davantage la tâche que s’est imposée mon généreux défenseur. J’ai tout avoué et je veux être jugée avec la rigueur que je mérite. Mais auparavant je demande à faire des révélations…

Me Meunier se rassit, stupéfait. L’émotion, dans le public, était à son comble : décidément, cette affaire allait prendre rang parmi les causes célèbres. Tout le monde attendait, haletant. La Cour se consultait, se demandant s’il ne siérait pas d’ajourner l’affaire. Mais comme on ne savait ce que l’accusée allait dire, et la décision à prendre dépendant des révélations qu’elle demandait à faire, on prit le parti de l’entendre.

— Je ne me fais aucune illusion sur le sort qui m’attend, dit la Zanetta. Je sais qu’en punition de mon forfait, vos lois vont me ravir la liberté. C’était le seul bien que je possédais : j’aurai donc tout perdu, je ne puis plus rien perdre. Dès lors, je veux m’accorder la consolation de faire taire en moi le seul remords que j’aie eu de ma vie : remords poignant et cruel qui m’a fait bien souffrir !

Vers l’année 1855 — j’avais alors tout près d’une dizaine d’années — la tribu des bohémiens dont mon père était le chef et dont ma famille, frères et sœurs, composait la grande partie, venait de traverser les provinces méridionales de la France et s’établissait à proximité d’un village des environs d’Epernay. Nous faisions le commerce de paniers, vendant à l’approche du soir, dans les localités avoisinantes, ceux que nous confectionnions dans la matinée. Cependant, le métier n’était pas lucratif et nos hommes, la nuit venue, profitant des renseignements que nous avions recueillis, s’introduisaient adroitement dans certaines maisons d’abord facile, où ils faisaient main-basse sur tout ce qui se trouvait à leur portée.

Or, un jour que nous étions allé offrir nos corbeilles aux habitants d’une jolie propriété, assise au milieu d’immenses vignobles, je quittai mes sœurs, au retour, pour aller marauder du raisin. Comme je me faufilais à travers les vignes, j’atteignis un bouquet d’arbres qui paraissait être le prolongement du parc attenant à la propriété, et qui masquait un fort joli pavillon de promenade. Me glissant avec précaution derrière les troncs d’arbres, je vis sur le seuil de la maisonnette deux vieux qui causaient. Je surpris leur conversation sans qu’ils s’en fussent doutés, et je rentrai au camp.

Cette nuit même, le propriétaire du château se proposait d’offrir à ses invités une fête splendide, qui devait se terminer par une promenade au pavillon que j’avais découvert et qui venait d’être aménagé en conséquence. Je fis part de ces circonstances au chef de la tribu, on réunit le conseil, et l’on décida qu’une expédition, qui ne pouvait manquer d’être fructueuse, serait tentée la nuit même. Les hommes seuls devaient y prendre part : toutefois, pour éviter le moindre contre-temps, je fus chargée de conduire la troupe par les chemins que j’avais suivis.

Tout se passa comme nous l’avions prévu : nous fîmes un riche butin de tout ce qu’on avait placé pour la circonstance dans le petit pavillon, et nous ne fûmes pas inquiétés. Cependant, comme on organisait le retour au camp, la curiosité me poussa à m’aventurer dans le parc : dans l’obscurité, je heurtai du pied la racine d’un gros arbre, je tombai, le crâne contre l’angle d’une pierre… et je m’évanouis.

Quand je revins à moi, je me trouvais étendue sur un lit bien douillet, dans une chambre du château. Tandis que la fête battait son plein, le propriétaire s’était esquivé pour aller inspecter l’aménagement du pavillon : il l’avait trouvé dévalisé, avait donné l’éveil aux domestiques et fait organiser des recherches ; mais mes parents étaient loin, et l’on n’avait découvert que moi, étendue sans connaissance.

Le maître m’interrogea avec bonté et obtint de ma candeur, à force de promesses, les aveux les plus complets et les plus circonstanciés. Et comme je pleurais à chaudes larmes, demandant grâce pour les miens :

— Pauvre petite, me dit-il, va ! il ne leur sera rien fait…

Touchée de cette indulgence, je m’attachai aussitôt à cet homme bon et généreux. Je lui exposai quelle triste existence était la mienne, les mauvais traitements auxquels j’étais en butte au camp, et je lui demandai la grâce de pouvoir demeurer auprès de lui, promettant de le servir avec fidélité.

Je restai vingt ans au service de M. Darcier — c’est le nom de mon maître — qui mourut en 1874, laissant sa fortune toute entière à son fils unique. Celui-ci, dont j’avais longtemps partagé les jeux, connaissait le profond attachement qu’avait développé en moi la reconnaissance que je gardais à son père : devenu le maître, il me demanda de rester à son service, et m’éleva à la charge de gouvernante de sa maison. J’acceptai avec empressement et j’entrai aussitôt en fonctions. Mais je fus mal accueillie par ma nouvelle maîtresse, personne nerveuse et chétive que désespérait d’ailleurs la santé fort mauvaise de son fils unique, alors âgé de dix ans : de continuels froissements m’amenèrent à la prendre en haine.

Durant les vingt années heureuses que j’avais passées sous le toit des Darcier, j’avais reçu de loin en loin la visite de quelque bohémien chargé par mon père de m’intimer l’ordre de rejoindre ma tribu. Cependant, la bonté avec laquelle j’étais traitée ne se lassant point, je répondais à ces demandes par un refus absolu de partir. Mais quand, un an après mon entrée en fonctions dans la maison du fils de mon vieux maître, je reçus encore une fois la visite d’un envoyé de ma famille, découragée par l’aversion que m’inspirait ma maîtresse, je ne refusai plus de la même manière, et je laissai entrevoir au messager de mon père la possibilité d’un prochain retour.

Les événements se précipitèrent alors avec une effrayante rapidité : ma maîtresse mourut en mettant au monde une petite fille, que je restai chargée d’élever. Mon maître, accablé sous le coup de cette mort imprévue, devint sombre, acariâtre : je pris la résolution de partir. Et alors se réveilla, en moi, l’instinct si longtemps endormi du vol et du crime, Ayant appris que ma tribu s’était établie aux environs de Tours, je quittai furtivement la maison de M. Darcier, la nuit venue ; je m’enfuis en emportant avec moi sa petite fille et je rejoignis ma famille. C’est sur le conseil de mon père que j’avais agi : il se proposait de garder l’enfant, alors âgé de six mois, pendant un temps déterminé au bout duquel on trouverait un moyen de le rendre à son père, moyennant un bon prix.

Toutefois, il était écrit que ce plan abominable ne devait pas réussir. Quelques semaines seulement après le crime, nous sûmes que le père de l’enfant volée était devenu fou à la nouvelle de ma fuite, et qu’on avait dû le faire interner dans une maison d’aliénés. Mon père aussitôt envisagea que le péril que nous faisait courir la présence de l’enfant n’était plus compensé par la perspective d’obtenir plus tard une forte somme d’argent en le restituant. Nous décidâmes de l’abandonner.

Un soir de l’automne 1877, je le déposai sur le talus d’un fossé de la grand’route, à proximité d’une propriété habitée par un riche agriculteur, et qui se nommait Beautaillis…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Tout le temps qu’avait duré les révélations de la bohémienne, le silence, dans la vaste salle, n’avait été troublé que par le bruit des sanglots de Fernand, qui écoutait, plus mort que vif, le récit de cette terrible histoire. Mais quand la Zanetta eut prononcé le nom de cette propriété de Beautaillis, Raymonde Dubreuil s’évanouit en poussant une plainte douloureuse. Son père, les yeux hagards, avait passé son bras autour du cou de Marcelle, qui sanglotait maintenant, redoutant le malheur dont elle sentait vaguement la menace planer au-dessus d’elle.

La foule qui encombrait le prétoire devenait tumultueuse. Ne sachant ce qui se passait et n’ayant d’oreilles que pour le récit pathétique de la bohémienne, elle avait d’abord réclamé le silence par des chut ! prolongés. Mais ces sanglots maintenant persistaient et l’intérêt était déplacé peu à peu. Aussi quand la Zanetta s’interrompit, une bousculade se produisit dans le fond de la salle, les assistants qui étaient au dernier rang jouant des coudes pour percer la foule compacte et voir ce qui se passait. Des gros mots s’échangeaient, des cris de femmes à qui on écrasait les pieds perçaient çà et là, accompagnés des rires et des lazzis de ceux sur qui l’émotion n’avait pas prise.

Le président fit réclamer le silence en menaçant de faire évacuer la salle. Un calme relatif se produisit à cette menace. Et alors, la Zanetta reprit pour conclure :

— Tout à l’heure, tandis que mon défenseur parlait, mon regard a rencontré la physionomie du fils de mon malheureux maître. Le remords s’est réveillé en mon cœur et j’ai voulu tout dire.

Puis, se tournant dans la direction où Fernand pleurait, accablé, elle parut oublier un moment l’endroit où elle se trouvait. Se laissant tomber à genoux et tendant les mains dans un élan de passion tandis que les larmes ruisselaient sur son visage.

— Monsieur Darcier, dit-elle, ayez pitié, de grâce ! À la malheureuse femme égarée que la prison va prendre sans retour, à l’ancienne servante fidèle de votre aïeul, qu’un moment de folie a rendu criminelle, pardonnez, oh ! pardonnez !…

Ce fut tout…

Les gendarmes emportaient maintenant la Zanetta, dont le corps maigre et long balottait inerte entre leur bras.