Imprimerie de la Société St-Paul (p. 271-290).


XVIII


Durant trois jours, Fernand Darcier avait été en proie à une fièvre intense : le docteur Petit avait à peine quitté son chevet, le soignant avec un infatigable dévoûment, s’épuisant à le maintenir pendant les épouvantables accès d’hallucination qui le secouaient, à calmer les crises pénibles où le délire l’emportait comme dans la vision d’un redoutable cauchemar. C’était le fantôme de son aïeul, qui repassait devant lui, comme dans une course folle, poursuivi par la meute des bohémiens qui se hâtaient à la curée. C’était la Zanetta, fuyant dans la nuit, emportant dans ses bras l’enfant ravie à son maître, ou prosternée, les mains tendues, demandant grâce et pitié…

Le pauvre jeune homme, dans cette terrible lutte, s’épuisait : un moment même le bon docteur avait tremblé qu’un fatal dénoûment ne vînt annihiler les héroïques efforts que le succès avait une première fois récompensés. Mais dès la matinée du vendredi, cette crainte l’avait abandonné, et il répondait maintenant du jeune homme. L’accès avait été rude, mais la jeunesse de Fernand en triomphait pleinement, et dès le dimanche il pourrait descendre….

Pendant tout ce temps, on ne vivait plus chez les Dubreuil. Raymonde semblait fuir son père, vivant enfermée avec Marcelle, pleurant avec la pauvre enfant qu’elle accablait de caresses et de baisers. Chère petite !… Faudrait-il donc, après dix années de paix et d’amour, et à l’heure même où la santé revenue enfin lui permettait de jouir de l’amitié de sa grande sœur, faudrait-il qu’alors elle fût à jamais ravie à ceux qui la chérissaient ! Fernand, tout à l’heure guéri, viendrait la réclamer, et l’on ne pourrait refuser de la lui rendre. Certes, il la réclamerait. Repoussé par Raymonde quand il s’était présenté en suppliant, il reviendrait tantôt en maître redemander sa sœur. Il la prendrait, obéissant à ses devoirs de chef de famille, et la conduirait loin, loin du foyer qui avait recueilli son enfance…

Et les larmes recommençaient de couler.

Quant à M. Dubreuil, les révélations de la bohémienne l’avaient atterré, et les quelques heures qui avaient suivi l’audience des assises, avaient suffi à le rendre méconnaissable. Seul dans sa chambre, tandis qu’il méditait et priait, de furieuses envies le prenaient d’aller chercher Marcelle et de l’emmener avant qu’on la lui ravît. Mais bientôt la vérité réclamait ses imprescriptibles droits, et il cédait à la fatalité. Un morne abattement survenait alors, et le vaillant homme restait des heures terrassé, sans une parole, sans un mouvement.

Seul son ami Florian pouvait le tirer de cette torpeur. Courageusement, il lui jetait son devoir à la face, le défiant de reculer. Le devoir était dur. Mais serait-ce le devoir, s’il ne l’était pas ? Sous le prétexte de garder contre son cœur cette enfant qu’il avait recueillie, puis aimée, oserait-il la disputer à ce frère dont elle était la seule famille, et que la joie de retrouver sa sœur perdue venait de rejeter une fois encore sur son lit de souffrance ? Avait-il pensé seulement à la terrible colère qui l’aurait emporté, lui Dubreuil, si, Raymonde lui ayant été ravie à sa naissance, quelqu’un eût osé la lui disputer à l’heure où il la retrouvait ? Ah ! la situation était nettement établie. La précision des indications données par la Zanetta ne laissait point la place au moindre doute : il fallait rendre son nom et sa famille à l’enfant volée par la bohémienne.

— Courage, ami, disait Florian en prenant les mains de M. Dubreuil et en les serrant dans les siennes, courage ! Et laisse-moi te répéter cette parole, que tu m’as si souvent dite quand je me réfugiais auprès de toi à l’heure des découragements : Haut les cœurs !….

Puis il l’emmenait doucement, l’obligeait à marcher, à se mouvoir. Ils se promenaient ensemble de longues heures, songeant chacun de son côté, sans se rien dire, redoutant l’explosion qui suivrait la première parole échangée.

Cependant, M. Pauley n’avait point abandonné son ami en ces tristes circonstances : il venait le voir chaque jour, lui serrant silencieusement les mains, la discrétion l’empêchant de prolonger sa visite. Mais le samedi, comme il venait de quitter le docteur Petit qui l’assurait de l’entière guérison de Fernand, il demanda un entretien à l’ami de M. Dubreuil. Il emmena Florian dans le bosquet, et le fit asseoir sur ce même banc où, la semaine précédente, le docteur s’était heurté au refus obstiné du père de Raymonde.

Leur conférence fut longue, M. Pauley exposant ses idées, l’ami Florian l’écoutant avec attention, approuvant de la tête. Puis, quand le ministre eut fini :

— Vous avez eu, Monsieur le ministre, une idée lumineuse. C’est avec un véritable bonheur que je l’adopte, et je vous jure que tout ce qui dépendra de moi, je le ferai pour obtenir que mon ami l’accepte. Là est la solution, la vraie, celle à laquelle il pourra se rallier sans que son cœur se déchire dans l’effort d’un trop pénible sacrifice.

Et saluant son interlocuteur :

— Permettez-moi, dit-il, de vous quitter, et d’aller dès maintenant prêcher mon ami, lui faire accepter cette conclusion. Je ne doute pas de l’obtenir : mais le plus tôt sera le mieux.

Une heure plus tard, il avait avec M. Dubreuil une conversation fort animée. Il alignait ses arguments, les prenant tour à tour pour les mettre en lumière et en dégager la force concluante, recommençant sa démonstration quand il ne la sentait pas victorieuse. C’était un combat décisif qu’il livrait en ce moment aux hésitations de son pauvre ami : s’il n’en sortait pas triomphant, il laissait M. Dubreuil dans une impasse d’où il ne sortirait plus que le cœur brisé, mort peut-être.

M. Dubreuil hochait la tête, ayant un geste découragé qui semblait demander qu’on éloignât de ses lèvres le calice amer d’un malheur nouveau. Il ne pourrait pas le supporter, c’en était trop… Et le pauvre père s’assit accablé, se prit la tête dans les deux mains et pleura….

Mais tandis que les larmes coulaient sur son mâle visage, Florian continuait courageusement de combattre, se faisant un point d’honneur d’obtenir l’assentiment de son ami au projet qu’il lui avait soumis :

— C’est là, mon pauvre Dubreuil, disait-il, la seule solution possible. Si tu ne t’y résous pas, il te faudra quand même livrer Marcelle. Tu rentreras alors à Paris avec ta fille, et c’est en ta fille, dis-tu, que tu trouveras la consolation dont tu auras besoin ? Hélas ! tu t’aveugles à plaisir. Raymonde ne te pardonnera jamais d’avoir abandonné l’enfant dont elle est depuis dix ans la mère, et de l’avoir brusquement séparée d’elle. En vain voudras-tu lui remontrer que le devoir, la loi t’y contraignaient : elle ne te croira pas, sachant bien, elle, qu’il y avait un moyen de concilier ton devoir avec ton amour, et te faisant, au fond de son cœur, le reproche de n’en pas avoir usé. Car ce moyen, je te l’offre…

Longtemps encore Florian lutta ainsi, gagnant peu à peu du terrain, portant la lumière dans les plis secrets de ce cœur de père qu’une atroce douleur faisait saigner. Il fut vainqueur enfin.

— Tu te rends ?

— Oui, Florian, le bon sens, la vérité sont de ton côté : je t’obéis. Mais sauras-tu jamais ce qu’il m’en a coûté de te faire ce sacrifice ?

— Va, pauvre ami, je sais ce que tu peux souffrir, du moins je le devine. Mais crois-en ma vieille amitié, la récompense ne se fera pas attendre ; c’est là seulement que tu recouvreras la paix.

— Elle est promise sur la terre aux hommes de bonne volonté, dit en terminant M. Dubreuil. Veuille Dieu me prendre en pitié, et me l’accorder en faveur de mes angoisses !…

Le lendemain matin, qui était dimanche, ce fut Florian qui rappela à tout le monde qu’il était l’heure de la messe. Au prône, M. l’abbé Fleury parla du mariage, en montra l’institution divine et en fit ressortir la sainteté : puis, s’adressant aux parents, il fit voir quelle faute grave c’était de permettre aux enfants de contracter une union mal assortie, quelle faute plus grave encore c’était de mettre obstacle à l’union bien appropriée de deux jeunes gens ayant de l’inclination l’un pour l’autre, quand cette union était conforme aux lois morales et aux lois sociales.

— Le père de famille, dit-il en terminant, doit être vigilant et sage : mais quand il a reconnu dans sa conscience que le bonheur de son enfant se trouve dans le mariage projeté, il serait criminel en ne le bénissant pas…

Deux heures plus tard, le docteur entrait au bras de Fernand dans le petit salon attenant à son cabinet ; M. Dubreuil et son ami Florian, Raymonde et Marcelle déjà s’y trouvaient réunis, attendant en silence l’heure (des explications. On redoutait l’inévitable dénoûment de la situation critique où l’on avait été enserré par les révélations de la Zanetta : mais tout ensemble on désirait que le moment enfin en fût venu, préférant l’amertume du sacrifice à l’anxiété de l’attente.

Monsieur Pauley fut introduit ensuite au salon, puis encore M. l’abbé Fleury…

Alors, la porte close, M. Dubreuil prit la parole :

— M. Darcier, dit-il, nous ne pouvons retarder davantage, fût-ce d’une heure, le réglement de la position anormale dans laquelle nous avons si brusquement été placés les uns vis-à-vis des autres, et que votre indisposition momentanée a pu seule faire ajourner jusqu’ici.

Vous comprendrez cependant l’immense douleur à laquelle je suis encore à cette heure en proie, et vous me permettrez de me borner à faire un bref exposé de notre situation réciproque. Il va y avoir dix ans, qu’au retour d’une excursion dans les environs de ma propriété de Touraine, je fis sur la grande route, à proximité de Beautaillis, la trouvaille d’une enfant âgée d’environ six mois, qu’on y avait abandonnée dans l’herbe du fossé. J’informai la justice de cette découverte et de l’intention que je nourrissais de garder la petite fille ; en outre, pensant que l’enfant, malgré toutes les probabilités, pouvait avoir été volée, je fis insérer, dans divers journaux importants de Paris et des départements, le récit de ma trouvaille avec les indications et le signalement se rapportant à l’enfant. Cette publicité resta sans résultat ; la justice clôtura son enquête sur un aveu d’impuissance. Alors, je m’encourageai dans mon projet de garder la petite fille ; Raymonde lui donna un nom, et nous entourâmes des soins les plus délicats et les plus dévoués celle qui dès lors était destinée à devenir Marcelle Dubreuil.

Mais tout à coup, dans le ciel serein de notre vie paisible, la foudre a éclaté. La Zanetta est venue nous révéler ce passé que nous ne connaissions pas et que nous espérions ne plus jamais connaître ; la ravisseuse nous a fait le récit de son crime. Par elle, vous avez su ce qu’était devenue la jeune sœur dont vous pleuriez la disparition…

Le pauvre père faisait pitié à voir. Voulant dompter jusqu’au bout l’angoisse terrible qui l’étreignait à la gorge, et refouler en lui le flot des larmes qui cherchaient à se faire un passage, il avait la figure horriblement contractée dans l’effort, et sa main se crispait d’un geste nerveux au rebord de la table, à laquelle il s’était appuyé.

Fernand, en face, était affreusement pâle. En interrogeant sa conscience, il y voyait avec effroi le sentiment de son ardent amour pour Raymonde absorber tout son cœur et n’y laisser place à aucune tendresse. Cette enfant, qu’il avait accoutumé d’appeler Marcelle Dubreuil, c’était sa sœur ?… C’était Marie Darcier ?… Étrange surdité de son cœur qui n’y voulait pas croire, et dans lequel pas une fibre ne vibrait à cette douce pensée !… Marcelle, sa sœur, il allait la reprendre… Ah ! qu’il eût voulu la laisser aux bras du père qui l’avait adoptée et chérie, s’il eût pu, en échange, obtenir Raymonde de ce père, et l’emporter sur son cœur !…

— Mon cher ami, dit le docteur, abrégez le tourment de ce malheureux père, de ces pauvres enfants. Dites-leur à quoi vous êtes résolu, que vous reprenez votre sœur….

— Monsieur Dubreuil, dit Fernand, je comprends la grandeur héroïque de votre abnégation, et c’est de toute mon âme que je compatis à votre douleur. Les faits sont évidents et la vérité nous aveugle ; celle que vous avez habituée à se considérer comme votre enfant est ma sœur. Mais tout en bénissant Dieu, qui permet que cette enfant me soit rendue, je lui demande en vain depuis trois jours de m’éclairer et de me faire découvrir un moyen…

En ce moment Marcelle, le visage devenu pâle soudain, presque livide, et l’œil démesurément ouvert, sauta de son siège et courut à Darcier. Lui prenant alors la main :

— Fernand, dit-elle, veux-tu que j’aime mon frère ?…

— Pauvre enfant, aimeras-tu jamais celui qui vient te ravir aux tendres caresses d’un père chéri, d’une sœur aimée ?

— Non… s’il me sépare de ceux que j’aime. Mais je le chérirai tendrement, s’il me conserve à leur tendresse…

Et reprenant sa question de tout à l’heure :

— Fernand, dit-elle, veux-tu que j’aime mon frère ?…

Puis, comme Fernand approuvait d’un signe, elle ajouta en montrant Raymonde :

— Aime ma sœur…

— Mais je l’aime ! cria Fernand.

Il n’était dans le salon personne, sauf Marcelle peut-être, qui ne sût la secrète affection du jeune homme et qui ne pût prévoir cette réponse qu’il venait de faire à l’enfant. Et cependant ce fut comme une stupéfaction de l’entendre. Dans le plan combiné par l’ami Florian après la conversation qu’il avait eue avec M. Pauley, et le consentement qu’il avait arraché à M. Dubreuil, celui-ci avait le rôle, pénible à remplir, d’offrir à Darcier de reprendre la proposition qu’il lui avait faite au sujet de Raymonde, et à laquelle on avait d’abord répondu par un refus.

Oh ! oui, ce rôle était pénible. M. Dubreuil était hanté toujours par cette vision qu’il avait eue, dans le cabinet de M. Petit, d’un jeune homme que n’avait froissé ni même touché la façon brusque dont sa proposition avait été déclinée. Certainement, ce jeune homme n’aimait Raymonde que très superficiellement, et quand il faudrait tout à l’heure, pour ne pas perdre tout à fait Marcelle, le prier d’accepter maintenent celle qu’on lui avait refusée, n’était-il pas à craindre qu’il refusât à son tour et qu’il déclinât l’offre qu’on lui faisait ?…

Que deviendrait alors ce malheureux père, et de quelle honte ne l’accablerait pas cet affront au-devant duquel il aurait si légèrement couru ?…

Et voici que, grâce à l’amour de Marcelle, tout s’arrangeait sans qu’il fût obligé d’en passer par cette affreuse alternative. Un grand soulagement se fit en M. Dubreuil. Puis tout à coup la même angoisse le reprit, l’image de Raymonde venant subitement à se dresser devant lui. Raymonde !… Mais c’est elle qui ne voudrait pas de cette union. Une première fois déjà, n’en avait-elle pas repoussé l’idée ?…

Mais comme M. Dubreuil se tournait vers sa fille, prêt à entendre son arrêt sortir des lèvres de Raymonde, il la vit soudain transformée, tout son visage paraissant illuminé du reflet d’une immense joie intérieure. Alors aussi, tout à coup, la lumière jaillit en son esprit, et il ne put que s’écrier en ouvrant ses bras à Raymonde :

— Ma chérie, ma pauvre enfant !… Tu l’aimais, et c’est à moi, père égoïste et aveugle, que tu te sacrifiais !…

Cette scène avait profondément ému tous les amis de M. Dubreuil : aussi l’heureux dénouement en fût-il accueilli avec joie. Mais cependant on l’avait espéré, sinon prévu, car M. Pauley, s’avançant vers Darcier que le bonheur inondait :

— Monsieur Fernand, dit-il, permettez à l’un de vos plus dévoués amis, de vous offrir ce petit souvenir, acheté dans l’espoir de l’issue heureuse des négociations dont j’ai eu l’idée.

Et, en disant ces mots, il lui offrit une mignonne petite boîte dans laquelle brillait, sur son lit d’ouate rose, un petit anneau d’or.

— L’anneau des fiançailles, dit Fernand.

Et il courut se jeter dans les bras de M. Dubreuil, qui l’appelait son cher enfant…

Quand il se releva de cette douce étreinte, M. Dubreuil lui montra Raymonde qui s’approchait, souriante :

— Fernand, dit-il, embrassez votre femme.

Puis ce fut au tour de Marcelle, qui versait de grosses larmes de joie, et qui se jeta au cou de Darcier en lui disant :

— Oh ! maintenant je t’aime, vois-tu, je t’aime, grand frère !

On s’était serré les uns contre les autres, au milieu du salon, comme si l’on eût craint que ce bonheur pût s’envoler. Au milieu du cercle formé par leurs amis, Raymonde et Fernand vinrent pencher leurs fronts sous la bénédiction de M. Dubreuil ; puis, le jeune homme ayant passé l’anneau d’or au doigt de sa fiancée, au-dessus de leurs mains enlacées l’abbé Fleury traça le signe du salut, en priant le Dieu de bonté et de miséricorde, qui rendait le bonheur à ceux qui avaient souffert, de bénir et de rendre féconde l’union dont on venait de sceller la promesse…

Et tout à coup, sous la vérandah du grand pavillon, l’orchestre du dimanche, qui venait de se mettre en place pour le dernier concert de la saison, enleva dans un large mouvement la première phrase de la grande Marche nuptiale de Mendelssohn.

Le lendemain matin, Marcelle proposa d’aller faire le dernier pèlerinage à la source. Tout le monde accepta, et quelques instants après, M. Dubreuil et ses enfants entraient dans le petit pavillon et choisissaient leurs verres. Florian, qui les avait suivis, regardait, en les attendant, l’eau bouillonner dans le trou carré du puits artésien. Le corps ployé en deux sur la balustrade, il réfléchissait, creusant le mystère de ces eaux vivifiantes qui apportent des entrailles du sol, la santé aux malades, aux incurables la guérison.

Il fut tout à coup interrompu par Marcelle, qui lui ordonna de goûter l’eau de Mondorf.

En goûter, lui, jamais ! Ah ! par exemple, le croyait-on malade et se figurait-on qu’il allait avaler dix gouttes seulement de cet écœurant breuvage ?…

— Mais non, bon ami, dit l’enfant, personne ne prétend que tu sois malade. Mais cela nous vexe de te voir mépriser cette eau excellente, et d’en faire fi alors que tous ici s’en régalent. Je veux que tu boives, moi, ou alors je ne t’aimerai plus…

Et elle mettait un verre plein entre les mains de Florian, que tout le monde encourageait à boire. Il y trempa les lèvres, stoïquement, réfrénant l’envie qui lui venait de crier : Pouah ! en faisant la grimace. Et sa grosse gaieté reprenant le dessus :

— Boisson fort agréable, vraiment, dit-il en faisant miroiter son verre à la lumière qui venait des croisées. De l’eau chaude dans laquelle on a jeté une poignée de sel et fait tremper des allumettes de la régie !… Vrai, quand je pense que j’ai fait quatre-vingt-dix-huit lieues pour venir à Mondorf, sous couleur de boire cette drogue dans l’intérêt de ma santé, dénicher l’agréable corvée d’être garçon d’honneur à la noce de Mlle Dubreuil !…

C’était la vérité. La veille, pendant le souper qui avait gaiement terminé cette journée commencée dans la douleur, M. Dubreuil avait prié M. Pauley et son ami Florian de servir de témoins au mariage de sa fille. De son côté, Fernand, qui ne pouvait négliger son tuteur en cette occasion, avait demandé au docteur de venir signer au contrat ; le docteur avait accepté cette offre gracieuse, encore que ses nombreuses occupations lui permissent à peine une aussi longue absence.

Puis on avait parlé de fixer le jour du départ, et il avait été convenu que Raymonde préviendrait Rose de rentrer à Paris sans retard, pour y mettre tout en ordre à l’hôtel, et être en mesure d’y recevoir ses maîtres le jeudi soir. C’était à écrire cette lettre que Raymonde avait occupé la dernière heure de la soirée.

« Rose, écrivait-elle, ma chère Rose, quelle surprise va te causer cette lettre, et quelle joie, si tu m’aimes toujours comme tu m’aimais avant notre départ. Te souviens-tu de ce jeune homme dont je te parlais dans ma dernière lettre, en te disant que ses souffrances m’avaient troublée au fond de moi-même, et que j’avais été affectée, en apprenant que les médecins renonçaient à le guérir, aussi péniblement que s’il se fût agi d’une personne qui m’était chère. Mais je ne t’avais pas dit son nom, je crois, ma chère Rose. Il s’appelle Fernand, Fernand Darcier. Trouves-tu ce nom gentil, et ne penses-tu pas qu’il ferait bien à porter ?…

« Ne crains rien, va, ma toute bonne, je ne veux pas te faire languir. Le hasard d’un tête à tête avec Fernand m’a révélé, un beau jour, l’origine du sentiment qu’il m’avait inspiré à première vue : inquiète d’abord et effrayée, je me suis raisonnée ensuite et j’ai combattu, cherchant à redevenir maîtresse de mon cœur. En vain : l’évidence était là, et la voix secrète qu’en entend vibrer au plus intime de son être me criait : Tu l’aimes ! à chaque effort que je tentais pour me faire illusion. De son côté, le jeune homme m’aimait : encore ne pouvais-je le soupçonner, quand j’appris tout à coup qu’il venait de faire faire une démarche auprès de mon père pour obtenir ma main.

« Tu sais, Rose, combien j’aime mon père et quels supplices j’endurerais avec joie pour lui éviter la moindre peine. Quand je sus que cette idée de mariage ne lui agréait pas, ce fut moi qui courus au-devant de son désir, pour le prier de décliner la proposition qui lui avait été faite à mon sujet. Pense ce que j’ai dû souffrir : le docteur répondait de la radicale guérison de Fernand, je croyais fermement en la parole du docteur, et j’eus le courage de laisser croire à mon père que je refusais l’alliance qui m’était offerte, dans la crainte du risque grave que ferait courir, à celle qui accepterait de porter son nom, la maladie dont était atteint M. Darcier. Cette déclaration, qui faisait le bonheur de mon père, tuait au fond de mon cœur mes douces et chères espérances. Dis-moi, bonne Rose, que deviendrait-on si l’on n’avait pas la ressource de pleurer ?…

« Ah ! que j’ai pleuré, et quelles larmes amères ! Dieu cependant, que je priais avec ferveur de venir à mon aide et de me fortifier dans cette crise douloureuse, jeta sur moi un regard de pitié.

« Mon père avait accepté de nous conduire mardi à Luxembourg, pour entendre un de ses amis, un grand avocat d’ici, plaider dans une affaire de Cour d’assises. Fernand, que le hasard nous fit rencontrer à Luxembourg, nous accompagna au tribunal. Or, vois comme il est facile à Dieu, ma chère Rose, de dénouer rapidement une situation qui paraît sans issue. La femme que l’on jugeait reconnut tout à coup M. Darcier, dont elle avait longtemps servi la famille en qualité de gouvernante. À cette vue, le remords la prit et elle résolut, pour en faire taire l’âpre voix dans sa conscience, de révéler aussitôt un crime épouvantable qu’elle avait autrefois commis, et que la justice ignorait cependant. Elle raconta que, pour se venger de sa maîtresse, la mère de Fernand, dont elle avait à se plaindre, et dans l’espoir de faire payer très cher à M. Darcier la restitution de son enfant, elle lui avait volé sa petite fille Marie, alors encore au berceau, et s’était enfuie en l’emportant… T’ai-je dit que cette femme était une bohémienne, dont le père commandait une de ces tribus nomades si dangereuses que l’on voit traverser nos villages en y exerçant leurs coupables industries ?

« Fernand sanglotait en plein tribunal : imagines-tu, ma bonne Rose, ce que ta petite Raymonde devait souffrir en l’entendant pleurer ?

« Soudain, car ce fut en véritable coup de théâtre, la bohémienne raconta que le père de l’enfant volée par elle étant devenu fou, elle avait désespéré d’en obtenir la forte somme qu’elle se promettait de lui extorquer pour la rançon de l’enfant, et que, pour se débarrasser de la dangereuse présence de celle-ci, elle l’avait abandonnée, un soir de l’automne 1877, sur la grande route… près de Beautaillis….

« Comprendras-tu jamais notre épouvante, Rose ? L’enfant volée, c’était la pauvre petite trouvée par mon père, c’était Marcelle, la sœur de Fernand, Marie Darcier !… Je ne saurais te dire les transes par lesquelles nous passâmes durant ces trois jours, car il nous fallut attendre trois jours pour que Fernand se remit de ce coup, de cette émotion qui l’avait terrassé.

« C’est ce soir même que tout s’est arrangé. Quand notre petite Marcelle a compris qu’on allait la séparer de nous et la rendre à son frère, elle a demandé à Fernand de me prendre avec elle. Il en mourait d’envie, le pauvre ami ! Mon père souhaitait de son côté cette solution : il nous bénit et nous avons scellé nos fiançailles.

« Surtout, ma bonne Rose, ne va pas te chagriner de cet événement qui nous réjouit. Fernand est orphelin et, en me donnant son nom, il ne m’impose pas de famille nouvelle. Nous restons ensemble, comme nous l’étions auparavant, mon père et Marcelle, et toi, ma bonne dévouée : avec Fernand en plus, le frère de Marcelle et mon mari…

« Qui aurait pu jamais croire que mes plus chers vœux seraient un jour réalisés ainsi, à l’entière satisfaction de tous ceux que j’aime ?…

« Mais il est temps de terminer ma lettre, Rose, et de te dire l’ordre de M. Dubreuil. Nous rentrerons à Paris jeudi soir : il faut donc qu’aussitôt après avoir reçu ma lettre, tu partes avec ceux de Beautaillis qui doivent reprendre leur service à l’hôtel, et que tu prépares tout pour nous recevoir. Je ne perdrai point ma peine à te faire aucune recommandation, ayant trop de confiance en toi pour douter un seul instant de ton intelligente activité, C’est jeudi soir, chère Rose, que tu reverras tes enfants chéris, que tu embrasseras ta Marcelle et ta

RAYMONDE. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Un mois à peine après les incidents que nous venons de raconter, il y avait grande affluence à l’église de la Trinité, de Paris, pour le mariage de Mlle Raymonde Dubreuil, la fille du brillant député d’Indre et Loir, avec M. Fernand Darcier, propriétaire.

La notoriété du père de la mariée et les nombreuses relations qu’il entretenait dans tous les mondes, avaient fait un devoir à la personnalité collective qu’on est convenu d’appeler le Tout-Paris de se trouver à la cérémonie : déjà la grande nef de l’église était pleine, quand les jeunes époux firent leur apparition et gravirent le perron accédant au grand portail.

Ce fut un élan d’admiration générale : dans sa longue robe de moire blanche piquée de dentelles en point d’Alençon, la taille fine dessinée par une légère guirlande de fleurs d’orangers, Raymonde s’avançait au bras de son père, à travers la double haie des assistants, précédée par le suisse de l’église en grand habit de cérémonie. Elle était admirablement belle, le visage illuminé, sous les plis du voile léger, du reflet de ce bonheur immense dont elle était tout entière inondée.

Marcelle venait ensuite, au bras de Fernand dont elle était la seule famille, portant de la main droite le magnifique bouquet de la mariée. Elle était en robe de surah bleu saphir, ses jolies boucles blondes roulant sur les épaules, l’œil clair, la bouche souriante, tout à fait remise maintenant des douloureuses émotions qu’on avait traversées. À côté d’elle, son frère marchait d’un pas hésitant, comme obsédé de l’idée que tout ceci était un beau rêve, dont on allait le réveiller bientôt. On le conduisit au prie-Dieu qui lui avait été réservé dans le chœur, faisant face à celui de la mariée ; il s’y agenouilla machinalement, écoutant, sans en rien saisir, le prélude triomphal dont les grandes orgues sonores emplissaient les échos de l’église.

Derrière lui vinrent se placer son tuteur et M. le docteur Petit, arrivé de la veille, heureux du bonheur de ce pauvre ami, qui avait tant désespéré et devant lequel s’ouvrait enfin l’avenir d’une existence pleine de sourires.

Derrière Raymonde avaient pris place M. Pauley, et l’ami Florian…

La cérémonie commença, la foule attendant, recueillie, tandis qu’un reporter inexorable faisait sa cueillette de noms et de détails, pour son journal du lendemain, pestant de ne pas trouver un renseignement sûr concernant la personnalité du second témoin de la mariée.

Enfin il rencontra un député qui savait et qui l’informa : le second témoin de la mariée était M. Pauley, ministre de la justice du Grand-Duché de Luxembourg, dont M. Dubreuil était devenu intime ami, durant un séjour fait à Mondorf-les-Bains. Et comme il crayonnait ses notes sur le coin de son carnet, il s’interrompit pour demander si le ministre repartait aussitôt après la cérémonie, ou s’il attendait au lendemain…

Son interlocuteur ne savait point. Alors il le quitta sur un geste de remercîment, et alla reprendre plus loin son interrogatoire, désireux de savoir quand M. Pauley partirait. S’il avait la bonne idée d’ajourner son départ, il ne serait pas impossible de le joindre, à son hôtel ou ailleurs. Un ministre du Grand-Duché, c’est un oiseau rare pour le reportage parisien, qui tiendrait un joli succès s’il parvenait à obtenir un interview…

Cependant Raymonde et Fernand venaient d’être conduits à l’autel, et s’agenouillaient sur les coussins disposés à leur usage sur les marches de marbre blanc. M. le chanoine Liévin, invité à la cérémonie, parut alors et fit l’allocution aux jeunes époux ; en quelques mots chaleureux, il parla de la miséricorde de Dieu, qui souvent d’un grand mal sait tirer un grand bien, rappela que la maladie de M. Darcier et de Marcelle avait été l’origine et comme la cause première de la fête qu’on célébrait aujourd’hui ; il en conclut qu’il ne fallait jamais, si désespérante que parût la situation, désespérer de la bonté divine. Puis il termina en souhaitant que cette toute puissante bonté s’étendît à jamais sur le jeune ménage, pour lequel il faisait les vœux les plus ardents de bonheur et de prospérité…

Raymonde était devenue Madame Darcier.

Le défilé maintenant commençait, la foule des notabilités invitées à la cérémonie passant en s’inclinant devant les jeunes époux, qui venaient de signer au registre de la paroisse avec leurs témoins. Et quand tout fut fini, M. Dubreuil se sentant attendrir soudain par une poignante émotion, ouvrit une fois encore les bras et serra tendrement contre son cœur les enfants que l’on venait d’unir, ses enfants.

Et le soir, la scène des adieux fut touchante… Mais quand enfin Raymonde eut prévenu son mari qu’elle était prête à partir, un sourire brilla dans tous les yeux à travers les larmes dont ils étaient noyés.

— Quand nous reverrons-nous, chers amis, avait demandé le docteur.

Raymonde consulta du regard M. Dubreuil, puis Fernand, et alors, tendant la main au docteur comme pour sceller l’engagement qu’elle allait prendre :

— À la saison prochaine, dit-elle, à Mondorf !…


FIN