Un Homme libre/Livre troisième

Émile-Paul (p. 143-205).

LIVRE TROISIÈME
L’ÉGLISE TRIOMPHANTE

CHAPITRE  VII
acédia — séparation dans le monastère

La brutalité du grand air, l’insomnie des nuits d’auberge sur des oreillers inaccoutumés et cette lourde nourriture me donnèrent une fièvre de fatigue. Au détour d’un chemin, la femme d’un cabaretier demandait à mon voiturier : « Est-ce qu’il ne va pas mourir ? » C’est pour avoir eu le même doute sur ma race que je paraissais épuisé. La nuit, surtout je m’agitais infiniment. Dès l’aube, sous le cloître, je me promenais bien avant Simon, et la journée s’allongeait dans l’ennui. Toutes pensées m’étaient chétives et poussiéreuses. L’horizon gardait la désolante médiocrité des choses déjà vues. À chaque minute, je calculais quand viendrait le prochain repas, où je m’asseyais sans appétit, et la viande, entre toutes choses, me faisait horreur. Puis s’allongeait une nouvelle bande de temps.

Je suis convaincu que, pour des êtres sensibles et raisonneurs, les maladies sont contagieuses. Simon, jusqu’alors enclin a la voracité, fut pris d’un dégoût de nourriture ; il était humilié d’une constipation malsaine que coupent des coliques précipitées. Écrasés dans nos bas fauteuils, et pareils au Pauvre Pêcheur de Puvis de Chavannes, nous nous lamentions avec minutie. Nos lèvres et nos doigts, tout notre être s’agitaient dans un désir maniaque de fumer, alors que notre estomac en avait horreur. Lentes après-midi de janvier ! la campagne éclatante de neige ! notre bouche pâteuse, nos dents serrées de malades, et la peau tirée de notre visage qui nous donnait un rictus dégoûté !

Or. nous étant regardés en face, nous eûmes le courage de mépriser à haute voix l’édifice que nous avions entrepris. Cependant que je me reniais, il me parut, que je commettais une mauvaise action, et une incroyable humiliation se répandit en moi comme un flot sale. J’étais réduit à un tel enfantillage que j'aurais aimé pleurer. J’étais blessé que Simon abondât si brutalement dans mes blasphèmes car j’avais une nouvelle démarche à lui proposer. Mais je sentis bien qu’il accueillerait avec défiance mes réflexions d’Haroué.

En vain essayâmes-nous, avec une excellente fine champagne, de nous relever. J’y gagnai le soir un sommeil épais, mais dès l’aube c’était une acuité, une surexcitation d’esprit insupportable, avec, par tout le corps, des fourmillements.

Je fus obsédé, à cette époque, d’un sentiment intense, qui, sans raison apparente, se lève en moi à de longs intervalles : l’idée qu’un jour, ne fût-ce qu’à ma dernière nuit, sur mon oreiller froissé et brûlant, je regretterai de n’avoir pas joui de moi-même, comme toute la nature semble jouir de sa force, en laissant mon instinct s’imposer à mon âme en irréfléchi.

Persécuté par cette idée fixe, je serrais mon front dans mes mains, et me rejetais en arrière avec une détresse incroyable. Je crois bien que je ne désire pas grand’chose, et les choses que je désire, il me serait possible de les obtenir avec quelque effort, aussi n’est-ce pas leur absence qui m’attriste, mais l’idée qu’il viendra un jour où, si je les désirais, ce serait trop tard. Et, seule, la probabilité que, dans la mort on ne regrette rien, peut atténuer ma tristesse. C’est un grand malheur que notre instinctive croyance à notre liberté, et puisque nous ne changeons rien à la marche des choses, il vaudrait mieux que la nature nous laissât aveugles au débat qu’elle mène en nous sur les diverses manières d’agir également possibles. Malheureux spectateur, qui n’avons pas le droit de rien décider, mais seulement de tout regretter !

Parfois, dans ce désarroi de mon être, d’étranges images montaient du fond de ma sensibilité que je ne systématisais plus.

Il était six heures ; depuis trente minutes peut-être nous n’avions pas ouvert la bouche. Je me pris à rêver tout haut dans cette chambre éclairée seulement par le foyer :

Peut-être serait-ce le bonheur d’avoir une maîtresse jeune et impure, vivant au dehors, tandis que moi je ne bougerais jamais, jamais. Elle viendrait me voir avec ardeur ; mais chaque fois, à la dernière minute, me pressant dans ses bras, elle me montrerait un visage si triste, et son silence serait tel que je croirais venu le jour de sa dernière visite. Elle reviendrait, mais perpétuellement j’aurais vingt-quatre heures d’angoisse entre chacun de nos rendez-vous, avec le coup de massue de l’abandon suspendu sur ma tête. Même il faudrait qu’elle arrivât un jour après un long retard, et qu’elle prolongeât ainsi cette heure d’agonie où je guette son pas dans le petit escalier. Peut-être serait-ce le bonheur, car, dans une vie jamais distraite, une telle tension des sentiments ferait l’unité. Ce serait une vie systématisée.

Ma maîtresse, loin de moi, ne serait pas heureuse ; elle subirait une passion vigoureuse à laquelle parfois elle répondrait, tant est faible la chair, mais en tournant son âme désespérée vers moi. Et j aurais un plaisir ineffable à lui expliquer avec des mots d’amertume et de tendresse les pures doctrines du quiétisme : « Qu’importe ce que fait notre corps, si notre âme n’y consent pas ! » Ah ! Simon, combien j’aimerais être ce malheureux consolateur-là.

Elle serait pieuse. Elle et moi, malgré nos péchés, nous baiserions la robe de la Vierge. Et comme l’amour rend infiniment compréhensif, ou, mieux encore, comme elle ne connaîtrait rien de l’homme que je puis paraître au vulgaire, elle ne soupçonnerait pas un instant ma bonne foi ; en sorte que mon âme indécise pourrait être, aux plis de sa robe, franchement religieuse.

Et comme Simon ne répondait pas, je repris, à cause de ce besoin naturel de plaire qui me fait chercher toujours un acquiescement :

Elle serait jeune, belle fille, avec des genoux fins, un corps ayant une ligne franche et un sourire imprévu infiniment touchant de sensualité triste. Elle serait vêtue d’étoffes souples, et un jour, à peine entrée, je la vois qui me désole de sanglots sans cause, en cachant contre moi son fin visage.


Mon Moi est jaloux comme une idole ; il ne veut pas que je le délaisse. Déjà une lassitude et dégoût nerveux m’avaient averti quand je me négligeais pour adorer des étrangers. J’avais compris que les Sainte-Beuve et les Benjamin Constant ne valent que comme miroirs grossissants pour certains détails de mon âme. Une fois encore mes nerfs me firent rentrer dans la bonne voie. Je poussai à l’extrême mon écœurement, je le passionnai, en sorte qu’ennobli par l’exaltation, il devint digne de moi-même et me féconda.

Voici comment la chose se fit. J’examinais avec Simon notre désarroi et je lui disais que la difficulté n’était pas de trouver un bon système de vie, mais de l’appliquer :

— Il faudrait des nécessités intelligentes me contraignant à faire le convenable pour que je sois heureux.

— Quoi me répondait-il, un médecin dans un hôpital ? un père supérieur dans un monastère ? Où prendrais-tu l’énergie de leur obéir ? Et si tu la possèdes, leurs conseils sont superflus, car tu peux te les donner à toi-même.

— Je ne voudrais pas être mené avec douceur, car je me méfie de mes défaillances. C’est peut-être que mon âme s’effémine mais elle voudrait être rudoyée. Sous un cloître, dans ma cellule, je serais heureux si je savais qu’un maître terrible ne me laisse pas d’autre ressources que de subir une discipline. Le rêve de ma race est mal employé et je désespère qu’à moi seul je puisse l’amener à la vie.

Simon protesta :

— Les hommes, dit-il, sont abjects, ou du moins ils me paraissent tels. (On se fait des imaginations qui valent des vérités : ainsi toi, pour qui chacun fut aimable, car tu es séduisant et détaché, tu te figures avoir été martyriaé.) Jamais, fût-ce pour mon bonheur, je ne reconnaîtrai la domination d’un homme. Tous, hors moi, sont des barbares, des étrangers, et la Lorraine précisément n’a pas abouti parce qu’elle dut se soumettre à l’étranger.

Et moi aussi, j’avais résolu de ne plus me conformer à des hommes. Le soir d’Haroué, j’avais renié mes « intercesseurs ». Simon partageait donc, pour le fond et sans le savoir, mon opinion secrète, et pourtant je fus mécontent : c’est que, si nous arrivions à peu près au même point, c’était par des raisonnements très différents.

Je lui répliquai avec mauvaise humeur :

— Encore cet odieux sentiment de la dignité cette morgue anglaise ! cette respectability que n’abandonne pas ton Spencer lui-même ! En voilà une fiction, la dignité des gens d’esprit ! En toi, n’êtes-vous pas vingt à vous humilier, à vous dédaigner, à vous commander ?

Ici j’eus le tort de me lever. Le ton découragé de notre entretien me mettait mal à l’aise pour lui soumettre la nouvelle méthode que j’entrevoyais, mais j’allais être victime moi-même de la dignité humaine, s’il ne me priait pas de me rasseoir. Il me laissa monter dans ma chambre.

— Tout, au monde, lui dis-je avec désespoir, est mal fait, et ce grand désordre de l’univers me blesse.

La nuit, exaltant mon indignation, me fut déplorable. Petite chose accroupie sur mon lit, dans l’obscurité et le silence, j’attendais que la douleur me lâchât. Impuissant et désespéré, j’eus le souvenir de saint Thomas d’Aquin disant à l’autel de Jésus : « Seigneur, ai-je bien parlé devant vous ? » Et devant moi-même, qui ai méthodiquement adoré mon corps et mon esprit, je m’interrogeai : « Me suis-je cultivé selon qu’il convenait ? »


Je me levai perdu de froid, très tard, dans une matinée de dégel. Rose, qui est trop honnête fille pour que j’en fasse des anecdotes, entrait dans ma chambre avec bonhomie, car c’était son jour. Si elle avait profité des enseignements du catéchisme, elle se fut plu (elle un peu gouailleuse) à me comparer au vieux roi David qui réchauffait sa vigueur près de jeunes Juives. Ensuite, je la priai qu’elle baissât les stores à fleurs éclatantes pour me cacher l’ignominie du monde, qu’elle activât le feu comme un four de verrier, et qu’elle se retirât. Je me recouchai tout le jour, soucieux uniquement d’interroger ma conscience.

Et dans notre conférence du soir, sans plus tarder, je dis à Simon :

— Singulière physionomie de mon âme ! La disgrâce universelle me mécontente, au point que vous-même me blessez, mon cher ami, mon frère, quand vous partagez mes façons de voir. Il ne me suffit plus qu’on m’approuve. Je m’irrite de tout ce qu’on nie, quand on exalte ce que j’aime. Je vous dirai toute la vérité : je ne puis plus supporter qu’on énonce une opinion sur les choses qui sont. Je m’intéresse uniquement à ce qui devrait exister. J’ai fini de me contempler. Comme les arbres qui poussent et comme la nature entière, je me soucie seulement de mon Moi futur.

Alors Simon, avec cette façon glaciale que j’ai souvent goûtée, mais qui me déplut à cette occasion, arrêta le débat :

– Je crois comme vous que notre collaboration n’aboutira pas, car nous ne pouvons discuter que sur des points du passé. Comment nous faire en commun des idées claires sur ces obscures inquiétudes et sur ces pressentiments qui sont toutes nos notions de l’avenir ! En conséquence, je retournerai volontiers à Paris, d’autant que j’ai fait des économies, et que nous approchons de mai, saison qui égaye mon tempérament.

Voilà bien la séparation que je désirais, mais ce me fut un désespoir que lui-même me l’imposât.


Je repris mon rêve d’Haroué, en feuilletant des guides Bædeker sur mon oreiller. Chacun de ces titres : Belgique, Allemagne en trois parties, Italie, soudain émouvait un coin de mon être. Désireux de m’assimiler ces sommes d’enthousiasmes, quel mépris ne ressentais-je pas pour tous ces maigres saints devant qui je m’étais agenouillé et qui ne sont qu’un point imperceptible dans le long développement poursuivi par l’âme du monde à travers toutes les formes !

Le lendemain je dis à Simon :

— Je n’abandonne pas le service de Dieu je continuerai à vivre dans la contemplation de ses perfections pour les dégager en moi et pour que j’approche le plus possible de mon absolu. Mais je donne congé aux petits scribes passionnés et analystes, qui furent jusqu’alors nos intercesseurs. Ainsi que nous essayâmes en Lorraine, je veux me modeler sur des groupes humains, qui me feront toucher en un fort relief tous les caractères dont mon être a le pressentiment. Les individus, si parfaits qu’on les imagine, ne sont que des fragments du système plus complet qu’est la race, fragment elle-même de Dieu. Échappant désormais à la stérile analyse de mon organisation, je travaillerai à réaliser la tendance de mon être. Tendance obscure ! Mais pour la satisfaire je me modèlerai sur ceux que mon instinct élit comme analogues et supérieurs à mon Être. Et c’est Venise que je choisis, d’autant qu’il y fait en moyenne 13°,38 en mars et 18°,23 en mai. Puis la vie matérielle y est extrêmement facile, ce qui convient à un contemplateur.

Nous nous quittâmes en nous serrant la main. La crainte de m’éloigner sur une émotion un peu banale d’un local où nous avions eu des frissons très curieux m’empêcha seule de presser Simon dans mes bras. Mais je constatai que nous nous aimions beaucoup.


CHAPITRE  VIII
à lucerne, marie B…

Dans une gare, sur le trajet de Bayon à Lucerne, Milan et Venise, j’achetai un livre alors nouveau, le Journal de Marie Bashkirtsef. Rien qu’a la couverture, je compris que cet ouvrage était pour me plaire. Jamais mon intuition ne me trompe ; je vais m’enfermer dans Venise, confiant que cette race me sera d’un bon conseil.

Cette jeune fille fut curieuse de sentir. Avec mille travers, elle se garda toujours ardente et fière. Quoiqu’elle n’ait pas nettement distingué qu’elle était mue simplement par l’amour de l’argent, qui fait l’indépendance, et par l’horreur du vulgaire, on peut la dire clairvoyante. Je l’estime. Sur le tard, elle fut effleurée par des sentiments grossiers elle désira la gloire et elle mourut de la poitrine. Voilà deux fautes graves ; au moins par la seconde fut-elle corrigée de la première. Et le fait qu’elle a disparu m’autorise à lui donner toute ma sympathie, qui prend parfois des nuances de tendresse.

Je m’arrêtai tout un dimanche à Lucerne. Les cloches sonnant sans trêve, la neige épandue sur le paysage, le froid m’accablaient de tristesse. Je me promenai le long d’un lac invisible sous le brouillard, je bus des grogs dans de vastes hôtels solitaires, et, songeant à Simon absent, à l’Italie douteuse, je craignis que sur le tard de la soirée, une crise de découragement me prit et me laissât sans sommeil dans mon lit de passage.

Un concert annonçait le Paradis et la Péri de Schumann. Il me parut que sous ce titre je pourrais rêver avec profit. Et tandis qu’officiaient les voix et les instruments, parmi tant de Suissesses, je me demandais : « À quoi pensait Marie ? Quel monde créa-t-elle pour s’y réfugier contre la grossièreté de la vie ? » Les chanteurs, la musique disaient :

L’éclat des larmes que l’esprit répand

Les pleurs versés par de tels yeux ont un pouvoir mystérieux, Marie cherchait la volupté dans l’imprévu ; elle fut trompée par les grands mots du vulgaire, elle eut cette honte que l’approbation des hommes la tenta. « La gloire ! » disait-elle, ne comprenant pas que ce mot signifie le contact avec les étrangers, avec les Barbares. Cependant je ne puis la mépriser. Chez elle, cette indigne préoccupation ne fut pas bassesse naturelle, mais touchante folie. Sa jeunesse ardente, qu’elle refusait à la caresse grossière des jeunes gens, cherchait ailleurs des satisfactions. Elle embellissait, sens doute, par toute la noblesse de sa sensibilité, cette gloire qu’elle entrevoyait, et qui n’est pour moi que le résultat de mille calculs dont je connais l’intrigue. Un désir d’une telle ardeur purifie son objet. C’est Titania tendant ses petites mains à Bottom. L’éclat des larmes que l’esprit répand transfigure l’univers qu’il contemple.

Les chanteurs, la musique disaient :

Ah ! laisse-moi puiser la fièvre

Marie s’égara dans sa tentative pour systématiser sa vie. Un prix au Salon annuel n’est pas, comme elle le croyait, un but suffisant à tous ces désirs vers tous les possibles qui sommeillent au fond de nous. Du moins, elle désira l’enthousiasme. Et même cette fièvre put grandir en elle avec plus de violence que chez personne, car elle était un objet délicat, nullement embarrassée de ces grossiers instincts qui ralentissent la plupart des hommes. À son contact, j’affinerai mes frissons, et mon sang brûlera d’une ardeur plus vive auprès d’un tel corps qui me semble une flamme. Ah ! laisse-moi puiser la fièvre à m’imaginer cette jeune poitrine qui ne fut gonflée que pour des choses abstraites. Les chanteurs, la musique disaient :

Dors, noble enfant, repose à jamais

Quoi qu’on me dise un jour., quelque dégoût qui me vienne a te relire, je te promets de continuer à te voir, selon la légende qu’aujourd’hui je me fais de toi. Comment pouvais-tu causer des heures entières avec cet artisan ? à moins peut-être qu’ému par ta divine complaisance, ce petit peintre grossier n’ait été très bon et très naturel, ce qui est un grand charme ! Jamais tu n’avouas aucun sentiment tendre ; je veux aller jusqu’à croire que jamais tu ne ressentis le moindre trouble, même quand la date de ton dernier soupir se précisant, tu vis qu’il fallait quitter la vie sans avoir réalisé aucun de tes pressentiments de bonheur. Tu n’aurais connu que déception à chercher ta part de femme, mais c’eût été une faiblesse bien naturelle. Je te loue hautement d’avoir vu que cette image du bonheur est vaine. Dors, noble enfant, repose à jamais dans ma mémoire, seule comme il faut qu’un être libre vive.

Les chanteurs, la musique disaient :

Au bord du lac, tranquille abri

Et moi, rentré au silencieux désert de mon hôtel, regrettant presque la retraite étroite, la demi-sécurité de Saint-Germain, mal soutenu par l’espoir si vague de construire mon bonheur dans Venise, tremblant que, d’un instant à l’autre, ma fatigue ne se changeât en aveu d’impuissance, je me plus à m’imaginer qu’à Simon j’avais substitué Marie, et que cette voyageuse m’allait être un compagnon idéal, dans un tranquille abri, au bord d’un lac, qui est l’univers entier où je veux me contempler.


CHAPITRE  IX
veillée d’italie
(Enseignement du Vinci)

Nous avions passé le théâtral Saint-Gothard et ses précipices. Un doux plaisir me toucha devant la fuite du lac de Lugano, quand sa rive trempée de grâce fut effleurée par le train de Milan. Au soir, nous accentuâmes la grande descente sur l’Italie. Un poitrinaire, portant à sa bouche sans cesse une liqueur d’apaisement, menait un bruit lugubre derrière moi. Mais qu’est-ce qu’un homme ? J’ouvris au froid les fenêtres du wagon. Des mots historiques se pressaient dans ma tête : « Soldats, vous êtes pauvres, vous allez trouver l’abondance » Et je me disais avec hâte « Est-ce que je sens quelque chose ? »

Cette quinzaine est une des périodes les plus honorables de mon existence ; j’ai su conquérir l’émotion que je me proposais. Oui, j’allais trouver l’abondance. Et déjà, j’étais rempli de bonté. Je m’occupai du poitrinaire, je lui promis la santé, les femmes, le vin, tout ce que j’imaginais lui plaire. Même, pour qu’il sourit, je lui dis que j’étais Parisien, et je l’aidai a descendre du train dans la gare de Milan.

Décidé aux plus grands sacrifices pour être enthousiasmé, dès le soir je sortis de l’hôtel et me rendis autour de la cathédrale, m’interpellant et m’exclamant (bien qu’elle me plût médiocrement) en formules admiratives, car je sais que le geste et le cri ne manquent guère de produire le sentiment qui leur correspond.


Seul avec le concierge qui simule un rhume, à l’Ambrosienne, ce matin d’hiver, j’admirai les estampes, et sur elles interrogeai mon âme.

C’était encore ma sensibilité du cloître, le sentiment qui me fit demander à ma bibliothèque qu’elle me révélât à moi-même. Invincible égotisme qui me prive de jouir des belles formes ! Derrière elles je saisis leurs âmes pour les mesurer à la mienne et m’attrister de ce qui me manque. L’univers est un blason, que je déchiffre pour connaître le rang de mes frères, et je m’attriste des choses qu’ils firent sans moi.

À l’Ambrosienne je vis, avec quelle ardente curiosité ! un portrait d’Ignace de Loyola. Son génie logique créa une méthode, dont il obtint, sur les âmes les plus superbes, de prodigieux résultats, et que j’essaye de m’appliquer. Sa tête est une grosse boule avec une calvitie, une forte barbe courte, et une pointe au menton. Je sens comme une barre de migraine sur ses yeux et sur son front. Cet homme fut poli et froid, sans le moindre souci de plaire. Il avait des amis, mais ne se livra jamais, et nul ne put compter sur lui. S’il s’attachait, c’était par une sorte d’instinct profond ; le manieur d’hommes le plus souple désespère de séduire celui-là.

Quand je contemple cette physionomie impérieuse, mes lenteurs me donnent à rougir. Je n’ai pas su encore m’emparer de moi-même ! Du moins j’ai visité soigneusement mes ressources, je connais les fondements de mon Être dès lors, me perfectionnant chaque jour dans le mécanisme de Loyola, je dirigerai mes émotions, je les ferai réapparaître à volonté ; je serai sans trêve agité des enthousiasmes les plus intéressants et tels que je les aurai choisis.

Sur le même mur, une gravure d’après un jeune homme de Rembrandt : la bouche entr’ouverte, la lèvre supérieure un peu relevée, les yeux superbes, mais éteints, toute la figure dégoûtée, anéantie. Je lui disais : « Ô mon pauvre enfant, ne me tentez pas avec votre juste accablement, car je veux loyalement faire cette tentative. »

Devant un portrait de jeune fille qui fut longtemps, mais à tort, attribué au Vinci, jeune fille gracieuse sans plus, avec une âme un peu ironique et de petite race, je trouvai un jeune homme qui pleurait.

— L’histoire de cette jeune fille est-elle touchante ? lui dis-je : ni Gautier, ni Taine, ni Ruskin n’en parlent. (Je citais ces noms pour gagner sa confiance, car je pensais voilà quelque poète.)

— Je l’ignore, me répondit-il.

— Il y a parfois des ressemblances émouvantes. (Sa vive émotion, ses pleurs me permettaient ces familiarités.)

— Je ne pense pas qu’on puisse comparer aucune fille à celle-ci.

— Eh bien ! repris-je.

— Ah ! me dit-il simplement, le grand homme a mis sa main là.

Je le tiens admirable pour sa foi, ce croyant. Notez que le concierge lui-même sait que le tableau n’est pas de Léonard. Puis la jeune fille, délicate, n’a aucune impériosité. Mais celui-ci, peu connaisseur, mal renseigné, est pourtant très proche de Dieu ; son âme chargée d’ardeur, pour vibrer n’a nul besoin qu’un art ingénieux la caresse. C’est l’enthousiasme du charbonnier. Il saisit la première occasion de grouper les émotions dont il est rempli et d’en jouir. L’important n’est pas d’avoir du bon sens, mais le plus d’élan possible. Je tiens même le bon sens pour un odieux défaut. L’Imitation de Notre-Seigneur Jésus-Christ, cher petit manuel de la plus jolie vie qu’aient imaginée les délicats, l’a très bien vu : les pauvres d’esprit, s’ils ont cru et aimé, sont ceux qui approchent le plus de leur idéal, c’est-à-dire de Dieu. Ce n’est pas en chicanant chacun de mes désirs, en me vérifiant jusqu’à m’attrister, mais en poussant hardiment que je trouverai le bonheur.


Par un jour de pluie, j’entrai dans le cabinet du Brera ; et la Tête du Christ, par le Vinci (l’étude au crayon rouge pour le Christ de la Cène), ne me laissait rien voir d’autre.

.........................

Cette journée fameuse, dont la vertu chaque jour grandit en moi, me confirme dans la méthode que j’entrevoyais depuis Haroué.

Plus jeune, par une matinée sèche d’hiver florentin, ralentissant ma promenade sur le Lung’Arno, en face des collines délicates et presque nerveuses, j’ai suivi le même ordre de réflexions. Je sortais de voir au Pitti la Simonetta, maîtresse fameuse du Magnifique, peinte par Botticelli. Combien d’efforts il me fallut d’abord pour goûter sa beauté malingre de jeune fille moricaude ! Dans la suite, je vins à l’aimer ; au premier regard, elle ne me donnait que de la curiosité. Il en advint ainsi de moi-même devant moi-même. Jusqu’à cette heure, je fus simplement curieux de mon âme. Je considérais mes divers sentiments, qui ont la physionomie rechignée et malingre des enfants difficilement élevés, mais je ne m’aimais pas. Or, le Vinci pour représenter le plus compréhensif des hommes, celui qui lit dans les cœurs, ne lui donne pas le sourire railleur dont il est le prodigue inventeur, ni cet air dégoûté qui m’est familier ; mais le Christ qu’il peint accepte, sans vouloir rien modifier. Il accepte sa destinée et même la bassesse de ses amis : c’est qu’il donne à toutes choses leur pleine signification. Au lieu d’étriquer la vie, il épanouit devant son intelligence la part de beauté qui sommeille dans le médiocre.

Aujourd’hui, dans cette veillée d’Italie, je vois qu’il n’y a pas compréhension complète sans bonté. Je cesse de haïr. Je pardonnerai à tout ce qui est vil en moi, non par un mot, mais en le justifiant. Je repasserai par toutes les phases de chacun de mes sentiments ; je verrai qu’ils sont simplement incomplets, et qu’en se développant encore, ils aboutiront à satisfaire l’ordre. Et sur l’heure je jouirai de cet ordre.

Ainsi m’enseigna le Vinci, tandis que je le priais au Brera, étant accoudé sur la rampe de fer qui entoure la salle. La figure que son crayon traça a le sourire qui pardonne à tous les Judas de la vie, elle a les yeux qui reconnaissent dans les actions les plus obscures la direction raisonnable de Dieu, elle a le pli des lèvres qu’aucune amertume n’étonne plus.

Étant descendu avec ces pensées, je rejoignis ma voiture, et tandis qu’une triste humidité tombait sur la ville, enveloppé dans un grand manteau de voyage, je me pris à songer.

Je vis nettement qu’un second problème se greffait sur le premier :

1° Dans ma cellule, j’avais fait une enquête sur moi-même, j’étais arrivé à embrasser le développement de mon être ; mais j’avais été préoccupé de mon imperfection avant tout.

2° Il s’agit maintenant de prêter à l’homme, que je suis, la beauté que je voudrais lui voir ; il faut illuminer l’univers que je possède de toute cette lumière que je pressens ; le programme, c’est d’escompter en quelque sorte, pour en jouir tout de suite, la perfection à laquelle mon Être arrivera le long des siècles, si, comme ma raison le suppose, il y a progrès a l’infini.

En un mot, il faut que je campe devant moi, pour m’y conformer, mon rêve fait de tous les soupçons de beauté qui me troublent parfois jusqu’à me faire aimer la mort, parce qu’elle hâte le futur. Je suis un point dans le développement de mon Être ; or, jusqu’à cette heure, j’ai regardé derrière moi, désormais je tournerai mes yeux vers l’avenir. Et comme la mère dote son fils de tous les mérites qu’elle imagine confusément, je crée mon idéal de tous les soupirs dont m’emplit la banalité de la vie.


J’étais fort énervé ; il me fallut passer à la poste, ou l’on me demanda un passeport. Je discutai, m’emporta ! et, tremblant de colère, molestai de paroles les commis. Puis aussitôt je me pris rire, comme un malade, en songeant à mes beaux plans d’indulgence universelle…

Qu’importe ! il faut que je m’accepte comme j’accepte les autres. Mon indulgence, faite de compréhension, doit s’étendre jusqu’à ma propre faiblesse. Se détacher de soi-même, chose belle et nécessaire ! D’ailleurs, mon moi du dehors, que me fait ! Les actes ne comptent pas ; ce qui importe uniquement, c’est mon moi du dedans ! le Dieu que je construis. Mon royaume n’est pas de ce monde ; mon royaume est un domaine que j’embellis méthodiquement à l’aide de tous mes pressentiments de la beauté ; c’est un rêve plus certain que la réalité, et je m’y réfugie à mes meilleurs moments, insoucieux de mes hontes familières.


CHAPITRE  X
mon triomphe de venise

Sur la ligne de Milan à Venise, je ne cessai de méditer les enseignements de ma veillée d’Italie, la sagesse du Vinci. J’étais prêt à m’aimer, à me comprendre jusque dans mes ténèbres. Pour me guider, je comptais sur Venise et sur la race que m’a désignée une intuition de mon cœur.

Et pourtant j’hésitais encore devant ce nouvel effort, quand je descendis à Padoue, désireux de visiter, dans un jardin silencieux, l’église Santa Maria dell’Arena, où Giotto raconte en fresques nombreuses l’histoire de la Vierge et du Christ.

Aux cloîtres florentins, jadis, combien n’ai-je pas célébré les primitifs ! J’avais pour la société des hommes une haine timide, j’enviais la vie retenue des cellules. Même à Saint-Germain, la gaucherie de ces âmes peintes, leurs gestes simplifiés, leurs physionomies trop précises et trop incertaines satisfaisaient mon ardeur si sèche, si compliquée. Mais la soirée d’Haroué et le Vinci m’ont transformé : le plus vénérable des primitifs à Padoue ne m’inspire qu’une sorte de pitié complaisante, qui est tout le contraire de l’amour.

Voila bien, sur ces figures, la méfiance délicate que je ressens moi-même devant l’univers, mais je n’y devine aucune culture de soi par soi. S’ils gardent, à l’égard de la vie, une réserve analogue à la mienne, c’est pour des raisons si différentes ! Je les médite, et je songe à la religion des petites sœurs, qui, malgré mon goût très vif pour toutes les formes de la dévotion, ne peut guère me satisfaire. Sur ces physionomies le sentiment, maladif, stérile, met une lueur ; mais aucune clairvoyance, aucun souci de se comprendre et de se développer. Pauvres saints du Giotto et petites sœurs ! Ils s’en tiennent à s’émouvoir devant des légendes imposées ; or, moi, je m’enorgueillis à cause de fictions que j’anime en souriant et que je renouvelle chaque soir…

Ces âmes naïves de Santa Maria dell’Arena, je sens que je les trompe en paraissant communier avec elles. J’eus parfois le même scrupule sous mon cloître de Saint-Germain, quand j’invoquais les moines qui m’y précédèrent. C’est par coquetterie, et grâce à des jeux de mots, que je grossis nos légers points de contact. Dans un siècle hostile et vulgaire, sous l’œil des Barbares, des familles éparpillées et presque détruites se plaisent à resserrer leurs liens. Mais il faut avouer que voilà une parenté bien lointaine. Pour un côté de moi qui peut-être satisferait le Giotto, combien qui l’étonneraient extrêmement ! Dans sa chapelle, en même temps que je bâille un peu, ma loyauté est à la gêne.

Trois heures après, à Venise, j’étudiais les Véronèse ; leur force me rafraîchissait. Ils m’attiraient, m’élevaient vers eux, mais m’intimidaient. Là encore je me sens un étranger ; mes hésitations, toute ma subtilité mesquine doivent les remplir de piété. Pas plus qu’avec les Giotto, je n’ai mérité de vivre avec les Véronèse. Dans le siècle et dans mes combats de Saint-Germain, je n’ai fait voir que cet état exprimé par les Botticelli : tristesse tortueuse, mécontentement, toute la bouderie des faibles et des plus distingués en face de la vie. Mais d’être tel, je ne me satisfais pas. Je suis venu à Venise pour m’accroître et pour me créer heureux. Voici cet instant arrivé.

Ce soir-là, quand, tonifié de grand air et restauré par un parfait chocolat, j’atteignis l’heure où le soleil couchant met au loin, sur la mer, une limpidité merveilleuse, ma puissance de sentir s’élargit. Des instincts très vagues qui, depuis quelques mois montaient du fond de mon Être, se systématisèrent. Chaque parcelle de mon âme fut fortifiée, transformée.

Une tache immense et pâle couvrait l’univers devant moi, brillantée sur la mer, rosée sur les maisons : le ciel presque incolore s’accentuait au couchant jusqu’à la rougeur énorme du soleil décliné. Et toute cette teinte lavée semblait s’être adoucie, pour que je pusse aisément aborder la beauté instructive de Venise et que rien ne m’en blessât : mousse sucrée du champagne qu’on fait boire aux anémiques.

La seule image d’effort que j’y vis, c’était sur l’eau un gondolier se détachant en noir avec une netteté extrême, presque risible. D’un rythme lent, très précis, il faisait son travail, qui est simplement de déplacer un peu d’eau pour promener un homme qui dort.

Et devant ce bonheur orné, je sentis bien que j’étais vaincu par Venise. Au contact de la loi que sa beauté révèle, la loi que je servais faillit. J’eus le courage de me renoncer. Mon contentement systématique fit place à une sympathie aisée, facile, pour tout ce qui est moi-même. Hier je compliquais ma misère, je réprouvais des parties de mon être : j’entretenais sur mes lèvres le sourire dédaigneux des Botticelli, et chaque jour, par mes subtilités, je me desséchais. Désormais convaincu que Venise a tiré de soi une vision de l’univers analogue et supérieure à celle que j’édifiais si péniblement, je prétends me guider sur le développement de Venise.

Au lieu de replier ma sensibilité et de lamenter ce qui me déplaît en moi, j’ordonnerai avec les meilleures beautés de Venise un rêve de vie heureuse pour le contempler et m’y conformer.


I
VENISE
sa beauté du dehors

Dès lors je passai mes jours, dans des palais déserts, à lire les annales magnifiques et confuses de la République, — dans les musées et les églises écrasées d’or, à contrôler les catalogues, — sur la rive des Schiavoni, à louer la mer, le soleil et l’air pur qui égayent mes vingt-cinq ans, — et sur les petits ponts imprévus, je m’attristais longuement des canaux immobiles entre des murs écussonnés.

Après trois semaines, quand mes nerfs furent moins sensibles à cette délicate cité, je brusquai mon régime jusqu’alors réglé par Baedeker, et quittant la Piazza, où parmi des étrangers choquants on lit les journaux français, je me confinai dans une Venise plus vénitienne. J’habitai les Fondamenta Bragadin ; cela me plut, car Bragadin est un doge qui, par grandeur d’âme, consentit à être écorché vif, et parfois je songe que je me suis fait un sort analogue.

Je voudrais transcrire quelques tableaux très brefs des sensations les plus joyeuses que je connus au hasard de ces premières curiosités ; mais il eût fallu les esquisser sur l’instant. Je ne puis m’alléger de mes imaginations habituelles et retrouver ces moments de bonheur ailé. C’est en vain que pendant des semaines, auprès de ma table de travail, j’ai attendu la veine heureuse qui me ferait souvenir.

Je vois une matinée à Saint-Marc, où j’étais assis sur des marbres antiques et frais, tandis qu’un bon chien (muselé) allongeait sur mes genoux sa vieille tête de serpent honnête. Et l’un et l’autre nous regardions, avec une parfaite volupté, le faste et la séduction réalisés tout autour de nous. — Ah ! Simon, comme ta raideur anglaise serait misérable dans cette végétation divine !

Je vois un jour de soleil que je m’étendis sur un banc de marbre, au ras de la mer : alors je compris qu’un misérable mendiant n’est pas nécessairement un malheureux, et que pour eux aussi l’univers a sa beauté.

Je vois au quai des Schiavoni le vapeur du Lido, chargé de misses froides et de touristes aux gestes agaçants. Une barque sous le plein soleil s’approche. Une fille de dix-sept ans, debout, avec aisance y chantait une chanson, éclatante comme ces vagues qui nous brûlaient les yeux. Venise, l’atmosphère bleue et or, l’Adriatique qui fuit en s’attristant et cette voix nerveuse vers le ciel faisaient si cruellement ressortir la morne hébétude de ces marchands sans âme que je bénis l’ordre des choses de m’avoir distingué de ces hommes dont je portais le costume.

Cependant j’attendais avec impatience le jour où j’aurais tout regardé, non pour ne plus rien voir, mais pour fermer les yeux et pour faire des pensées enfin avec ces choses que j’avais tant frôlées. La beauté du dehors jamais ne m’émut vraiment. Les plus beaux spectacles ne me sont que des tableaux psychologiques.

Je dirai que, parmi ces délices sensuelles, jamais je n’oubliai l’heure qu’il était. Aux meilleurs détours de cette ville abondante et toujours imprévue, jamais je ne perdis l’impression qui fait mon angoisse : le sens du provisoire,

Mais qu’on me laisse décrire l’ordre de mes associations d’idées, tandis qu’en ce jardin de chefs-d’œuvre j’errais, mal sensible à la prodigalité des essais du génie vénitien et soucieux uniquement d’absolu.

Je prends un exemple au hasard : vers le crépuscule, débouchant de mon canal Bragadin sur les Fondamenta Zattere, soudain je voyais le soleil comme une bête énorme flamboyer au versant d’un ciel délicat, par-dessus une mer indifférente à cette brutalité, toute élégante et de tendresse vaporeuse. Alors, avec un haut-le-corps, je m’exclamais et je gesticulais. Puis aussitôt : « Quoi donc ! es-tu certain que cela t’intéresse ? » Mais en même temps : « Saisissons l’occasion, me disais-je, pour pousser jusqu’à l’extrémité des Zattere (un kilomètre le long d’un bras de mer canalisé, sur un quai largement dallé). Je suis certainement en face d’un des plus beaux paysages du monde… Et puis, mon dîner retardé de vingt minutes, la soirée me sera moins longue… Ah ! ces soirées, toutes ces journées de la vie extérieure !… Et s’il pleuvait, j’aurais un frisson d’humidité, la table du restaurant me serait lugubre et, l’ayant quittée, il me faudrait rentrer immédiatement dans un chez moi meublé de malaise, ou m’enfermer dans un café qui me congestionne ! »

Ce chœur des pensées qui m’emplissaient fait voir que les plus voluptueux décors ne peuvent imposer silence à mes sensibilités mesquines. La grâce de Venise qui me pénétrait ne pouvait étouffer les protestations dont mon être naquit gonflé. Il fallait que l’âme de cette ville se fondit avec mon âme dans quelqu’une de ces méditations confuses dont parfois mon isolement s’embellit.


VENISE
sa beauté intérieure, sa loi qui me pénètre

Heureux les yeux qui, fermés
aux choses extérieures, ne con-
templent plus que les intérieu-
res.

Enfin, je connus Venise. Je possédais tous mes documents pour dégager la loi de cette cité et m’y conformer. Le long des canaux, sous le soleil du milieu du jour, je promenais avec maussaderie une dyspepsie que stimulait encore l’air de la mer. (On est trop disposé a oublier que Venise, avec sa langueur et ses perpétuelles tasses de café, est légèrement malsaine.) Les photographies inévitables des vitrines avaient fait banales les plus belles images des cloîtres et des musées. Seule, la tristesse de mon restaurant solitaire m’émouvait encore pour la beauté de la Venise du dehors, tandis que la nuit, descendant d’un ciel au coloris pâli, ennoblissait d’une agonie romanesque l’Adriatique. Et si ce déclin du jour me toucha plus longtemps qu’aucun instant de cette ville, c’est qu’il est le point de jonction entre ma sensibilité anémique et la vigueur vénitienne.

Dès lors, je ne quittai plus mon appartement, où, sans phrases, un enfant m’apportait des repas sommaires.

Vêtu d’étoffes faciles, dédaigneux de tous soins de toilette, mais seulement poudré de poudre insecticide, je demeurais le jour et la nuit parmi mes cigares, étendu sur mon vaste lit.

J’avais enfin divorcé avec ma guenille, avec celle qui doit mourir. Ma chambre était fraîche et d’aspect amical. Ignorant du bruyant appel des horloges obstinées, je m’occupai seulement à regarder en moi-même, que venaient de remuer tant de beaux spectacles. Je profitais de l’ennui que je m’étais donné a vivre en proie aux ciceroni, tête nue, parmi les édifices remarquables.

Mes souvenirs, rapidement déformés par mon instinct, me présentèrent une Venise qui n’existe nulle part. Aux attraits que cette noble cité offre à tous les passants, je substituai machinalement une beauté plus sûre de me plaire, une beauté selon moi-même. Ses splendeurs tangibles, je les poussai jusqu’à l’impalpable beauté des idées, car les formes les plus parfaites ne sont que des symboles pour ma curiosité d’idéologue.

Et cette cité abstraite, bâtie pour mon usage personnel, se déroulait devant mes yeux clos, hors du temps et de l’espace. Je la voyais nécessaire comme une Loi ; chaîne d’idées dont le premier anneau est l’idée de Dieu. Cette synthèse, dont j’étais l’artisan, me fit paraître bien mesquine la Venise bornée où se réjouissent les artistes et les touristes.

Qu’on ne saurait goûter que
Dieu seul, et qu’on le goûte en
toutes choses, quand on l’aime
véritablement.

Je le dis, un instant des choses, si beau qu’on l’imagine, ne saurait guère m’intéresser. Mon orgueil, ma plénitude, c’est de les concevoir sous la forme d’éternité. Mon être m’enchante, quand je l’entrevois échelonné sur les siècles, se développant à travers une longue suite de corps. Mais dans mes jours de sécheresse, si je crois qu’il naquit il y a vingt-cinq ans, avec ce corps que je suis et qui mourra dans trente ans, je n’en ai que du dégoût.

Oui, une partie de mon âme, toute celle qui n’est pas attachée au monde extérieur, a vécu de longs siècles avant de s’établir en moi. Autrement, serait-il possible qu’elle fût ornée comme je la vois ! Elle a si peu progressé, depuis vingt-cinq ans que je peine à l’embellir ! J’en conclus que, pour l’amener au degré où je la trouvai dès ma naissance, il a fallu une infinité de vies. L’âme qui habite aujourd’hui en moi est faite de parcelles qui survécurent à des milliers de morts ; et cette somme, grossie du meilleur de moi-même, me survivra en perdant mon souvenir.

Je ne suis qu’un instant d’un long développement de mon Être ; de même la Venise de cette époque n’est qu’un instant de l’Âme vénitienne. Mon Être et l’Être vénitien sont illimités. Grâce à ma clairvoyance, je puis reconstituer une partie de leurs développements ; mais mon horizon est borné par ma faiblesse : jamais je n’atteindrai jusqu’au bonheur parfait de contempler Dieu, de connaître le Principe qui contient et qui nécessite tout. Que j’entrevoie une partie de ce qui est ou du moins de ce qui parait être, cela déjà est bien beau.

Cette satisfaction me fut donnée, quand je contemplai dans l’âme de Venise, mon Être agrandi et plus proche de Dieu.

L’Être de Venise.

Cette qualité d’émotion, qui est constante dans Venise et dont chacun des détails de cette nation porte l’empreinte, seules la perçoivent pleinement les âmes douées d’une sensibilité parente. Ce caractère mystérieux, que je nomme l’âme de tout groupe d’humanité et qui varie avec chacun d’eux, on l’obtient en éliminant mille traits mesquins, où s’embarrasse le vulgaire. Et cette élimination, cette abstraction se font sans réflexion, mécaniquement, par la répétition des mêmes impressions dans un esprit soucieux de communier directement avec tous les aspects et toutes les époques d’une civilisation.

Mon Être.

De même, quand ma pensée se promène en moi, parmi mille banalités qui semblaient tout d’abord importantes, elle distingue jusqu’à en être frappée des traits à demi effacés ; et bientôt une image demeure fixée dans mon imagination. Et cette image, c’est moi-même, mais moi plus noble que dans l’ordinaire ; c’est l’essentiel de mon Être, non pas de ce que je parais en 89, mais de tout ce développement à travers les générations dont je vis aujourd’hui un instant.

Description de ce type qui
réunit, en les résumant, les
caractères du développement
de mon Être et de l’Être de
Venise.

Je l’avais pressenti quand je feuilletais des guides Bædeker, le soir de notre séparation à Saint-Germain : cette image de mon Être et cette image de l’Être de Venise, obtenues par une inconsciente abstraction, concordent en de nombreux points.

En les superposant, par une sorte d’addition légèrement confuse, j’obtins une image infiniment noble où je me mirai avec délice dans ma chambre solitaire et fraîche. Fragment bien petit encore de l’Être infini de Dieu ! mais le plus beau résultat que j’eusse atteint depuis mon vœu de Jersey. Voici donc que je contemplais mes émotions ! Et non plus des émotions toujours inquiètes et sans lien, mais systématisées, poussées jusqu’à la fleur qu’elles pressentaient. Hier, je les analysais avec tristesse ; aujourd’hui, par un effort de compréhension, de bonté, je les assemble et je les divinise. Je m’accouche de tous les possibles qui se tourmentaient en moi. Je dresse devant moi mon type.

Durant quelques semaines, couché sur mon vaste lit des Fondamenta Bragadin, ou, plus réellement vivant dans l’éternel, je fus ravi à tout ce qu’il y a de bas en moi et autour de moi je fus soustrait aux Barbares. Même je ne les connaissais plus. Ayant été au milieu d’eux l’esprit souffrant, puis à l’écart l’esprit militant, par ma méthode je devenais l’esprit triomphant.

Ici se réfugièrent des rois dans l’abandon, et des princes de l’esprit dans le marasme. Venise est douce à toutes les impériosités abattues. Par ce sentiment spécial qui fait que nous portons plus haut la tête sous un ciel pur et devant des chefs-d’œuvre élancés, elle console nos chagrins et relève notre jugement sur nous-mêmes. J’ai apporté à Venise tous les dieux trouvés un à un dans les couches diverses de ma conscience. Ils étaient épars en moi, tels qu’au soir de mon abattement d’Haroué ; je l’ai priée de les concilier et de leur donner du style. Et tandis que je contemplais sa beauté, j’ai senti ma force qui, sans s’accroître d’éléments nouveaux, prenait une merveilleuse intensité.

Venise, me dirais-je, fut bâtie sur les lagunes par un groupe d’hommes jaloux de leur indépendance ; cette fierté d’être libre, elle la conserva toujours ; sa politique, ses mœurs, ses arts jamais ne subirent les étrangers. — Ainsi le premier trait de ma vie intellectuelle est de fuir les Barbares, les étrangers ; et le perpétuel ressort de ma vertu, c’est que je me veux homme libre.

Venise, pour avoir été héroïque contre les étrangers, amassa dans l’âme de ses citoyens les plus beaux désintéressements. — Ainsi, je fus toujours ému d’une sorte de générosité naturelle, je hais l’hypocrisie des austères, l’étroitesse des fanatiques et toutes les banalités de la majorité. Toutefois j’avoue ne pas conserver souvenir des luttes qu’en d’autres corps, jadis, mon Être a dû soutenir pour acquérir ces vertus.

Venise, qui jusqu’alors luttait pour exister, ne se forme une vision personnelle de l’univers que sous une légère atteinte de douceur mystique : Memling, venu d’Allemagne, fait naître Jean Bellin. — De même, c’est par ce besoin de protection que connurent toutes les enfances mortifiées, et par l’enseignement métaphysique d’outre-Rhin, que je fus éveillé à me faire des choses une idée personnelle. À douze ans, dans la chapelle de mon collège, je lisais avec acharnement les psaumes de la Pénitence, pour tromper mon écœurement ; et plus tard, dans l’intrigue de Paris, le soir, je me suis libéré de moi-même parmi les ivresses confuses de Fichte et dans l’orgueil un peu sec de Spino.

Si fiévreux et changeant que je paraisse, la vision saine que se faisait de l’univers le Titien ne contrarie pas l’analogie de mon Être et de l’Être de Venise. — Il est clair que jamais je n’atteignis la paix qu’on lui voit, mais c’est pour y parvenir que toujours je m’agitai. Si je suis inquiet sans trêve, c’est parce que j’ai en moi la notion obscure ou le regret de cette sérénité. Ma fébrilité actuelle n’est sans doute qu’un secret instinct de mon Être, qui se souvient d’avoir possédé, entrevu ces heures fortes et paisibles marquées à Venise par Titien.

Rien au plus intime de moi ne répond au génie violent de Tintoret. Mon système n’en est pas déconcerté. Aussi bien, dans cette république magnifique et souriante, ce fanatique sombre garde une allure à part, que n’expliquent ni les arts ni les mœurs de son temps. Le Tintoret est à Venise un accident, un à côté. C’est avec Véronèse, si noble, si aisé, que la vraie Venise se développait alors. Mon Être se souvient sans effort d’avoir connu l’instant de dignité, de bonté et de puissance que Véronèse signifie. Alors pour moi (mais dans quel corps habitai-je ?) la vie était une fête ; et bien loin de m’absorber, comme je le fais, dans l’amour de mes plaies, je poussai toute ma force vers le bonheur.

Véronèse cependant m’intimide. Plus qu’un ami il m’est un maître ; je lui cache quelques-uns de mes sourires. — Mon camarade, mon vrai Moi, c’est Tiepolo.

Tiepolo

Celui-là, Tiepolo, est la conscience de Venise. En lui l’Âme vénitienne qui s’était accrue instinctivement avec les Jean Bellin, les Titien, les Véronèse s’arrêta de créer ; elle se contempla et se connut. Déjà Véronèse avait la fierté de celui qui sent sa force ; Tiepolo ne se contente plus de cet orgueil instinctif, il sait le détail de ses mérites, il les étale, il en fait tapage. — Comme moi aujourd’hui, Tiepolo est un analyste, un analyste qui joue du trésor des vertus héritées de ses ancêtres.

Je ne me suis doté d’aucune force nouvelle, mais à celles que mon Être s’était acquises dans des existences antérieures j’ai donné une intensité différente. De sensibilités instinctives, j’ai fait des sensibilités réfléchies. Mes visions du monde m’ont été amassées par mon Être dans chacune de ses transformations ; superposées dans ma conscience, elles s’obscurcissaient les unes les autres : si je n’y puis rien ajouter, du moins je sais que je les possède.

Cette clairvoyance et cette impuissance ne vont pas sans tristesse. Ainsi s’explique la mélancolie que nous faisons voir, Tiepolo et moi, ainsi que les siècles dilettanti qui, seuls, nous pourraient faire une atmosphère convenable. L’énergie de notre Être, épuisée par les efforts de jadis, n’atteint qu’à donner à notre tristesse une sorte de fantaisie trop imprévue, parfois une ardeur choquante. Ces plafonds de Venise qui nous montrent l’âme de Gian-batista Tiepolo, quel tapage éclatant et mélancolique ! Il s’y souvient du Titien, du Tintoret, du Véronèse ; il en fait ostentation : grandes draperies, raccourcis tapageurs, fêtes, soies et sourires ! quel feu, quelle abondance, quelle verve mobile ! Tout le peuple des créateurs de jadis, il le répète à satiété, l’embrouille, lui donne la fièvre, le met en lambeaux, à force de frissons ! mais il l’inonde de lumière. C’est là son œuvre, débordante de souvenirs fragmentaires, pêle-mêle de toutes les écoles, heurtée, sans frein ni convenance, dites-vous, mais où l’harmonie naît d’une incomparable vibration lumineuse. — Ainsi mon unité est faite de toute la clarté que je porte parmi tant de visions accumulées en moi.

Tiepolo est le centre conscient de sa race. En lui, comme en moi, toute une race aboutit. Il ne crée pas la beauté, mais il fait voir infiniment d’esprit, d’ingéniosité ; c’est la conscience la plus ornée qu’on puisse imaginer, et chez lui la force, dépouillée de sa première énergie, invente une grâce ignorée des sectaires. Ah ! ces airs de tête, ces attitudes, ces prétentions, cet élan charmant et qui sans cesse se brise ! Ce qu’il aime avant tout, c’est la lumière ; il en inonde ses tableaux ; les contours se perdent, seules restent des taches colorées qui se pénètrent et se fondent divinement. — Ainsi, j’ai perdu le souvenir des anecdotes qui concernaient mes diverses émotions, et seule demeure, au fond de moi, ma sensibilité qui prend, selon ses hauts et ses bas, des teintes plus ou moins vives. Ciel, drapeaux, marbres, livres, adolescents, tout ce que peint Tiepolo est éraillé, fripé, dévoré par sa fièvre et par un torrent de lumière, ainsi que sont mes images intérieures que je m’énerve a éclairer durant mes longues solitudes.

Dans une suite de Caprices, livres d’eaux-fortes pour ses sensations au jour le jour, Tiepolo nous a dit toute sa mélancolie. Il était trop sceptique pour pousser à l’amertume. Ses conceptions ont cette lassitude qui suit les grandes voluptés et que leur préfèrent les épicuriens délicats. Il sentait une fatigue confuse des efforts héroïques de ses pères, et tout en gardant la noble attitude qu’ils lui avaient lentement formée par leur gloire, il en souriait. Les Caprices de Tiepolo sont des recueils héroïques, où toutes les âmes de Venise sont réunies ; mais tant de siècles se résumant en figures symboliques, ce sourire inavoué, cette mélancolie dans l’opulence sont d’un scepticisme trop délicat pour la masse des hommes. Un homme trop clairvoyant parait énigmatique…

On traite volontiers d’obscur ce qu’on ne comprend pas ; cela est vrai grammaticalement, mais il appartient au poète de faire sentir ce qui ne peut être compris. Tiepolo contemple en soi toute sa race. Que parmi des guerriers pensifs, une jeune fille agite un drapeau ! À cette page de Tiepolo, je m’arrête j’ai reconnu son âme, la mienne !

Ah ! celui-là, comment s’étonner si je le préfère à tout autre ?


Après Tiepolo, Venise n’avait plus qu’à dresser son catalogue. Aujourd’hui, elle est toute à se fouiller, à mettre en valeur chacune de ses époques ; ce sont des dispositions mortuaires.

Et moi qui suis Tiepolo, et qui, replié sur moi-même, ne sais plus que répandre la lumière dans ma conscience, combiner les vertus que j’y trouve, et me mécaniser, j’approche de cette dernière période. Quand ce corps où je vis sera disparu, mon Être dans une nouvelle étape ne vaudra que pour classer froidement toutes les émotions que le long des siècles il a créées. Moi, fils par l’esprit des hommes de désirs, je n’engendrerai qu’un froid critique ou un bibliothécaire. Celui-là dressera méthodiquement le catalogue de mon développement, que j’entrevois déjà, mais où je mêle trop de sensibilité. Puis la série sera terminée.

Ainsi, dans cet effort, le plus heureux que j’ai fourni depuis la journée de Jersey, je contemplai le détail et le développement de cette suite d’idées qu’est mon Moi.

Admirables et fiévreuses journées des Fondamenta Bragatin ! Au contact de Venise, délivré pour un instant de l’inquiétude de mes sens, je pus me satisfaire du spectacle de tous mes caractères divinisés en un seul type de gloire ! Grâce a mes lentes analyses, l’avenir devenait pour mon intelligence une conception nette ! J’entrevis que l’effort de toua mes instincts aboutissait à la pleine conscience de moi-même, et qu’ainsi je deviendrais Dieu, si un temps infini était donné mon Être, pour qu’il tentât toutes les expériences où m’incitent mes mélancolies.

Dès lors que m’importe si les siècles et l’énergie font défaut à cette tâche I j’ai tout l’orgueil du succès quand j’en ai tracé les lois. C’est posséder une chose que s’en faire une idée très nette, très précise.


Vers cette époque, un soir que je mangeais au restaurant, un jeune Anglais, jadis rencontré à Londres, vint s’asseoir à ma table. Je causai avec un peu de fièvre, explicable chez un solitaire qui depuis deux mois n’avait fait que songer. La conversation se rapprocha très vite de mes méditations familières, et vers dix heures ce jeune homme me disait : « Je compte que j’ai lieu d’être heureux : mon père a beaucoup travaillé il m’a mis à Eton, où je me suis fait des amis nombreux qui me seront utiles dans la vie. »

Cette satisfaction ainsi motivée me fit toucher l’écart qui grandit chaque jour entre moi et le commun des honnêtes gens.


III
je suis saturé de venise

Grégoire XI : « C’est ici que
mon âme trouve son repos dans
l’étude et la contemplation des
belles choses. »
Sainte Catherine de Sienne :
« Pour accomplir votre devoir,
très Saint-Père, et suivant la
volonté de Dieu, vous fermerez
les portes de ce beau palais, et
vous prendrez la route de Rome,
où les difficultés et la malaria
vous attendent en échange des
délices d’Avignon. »

Au degré où j’étais parvenu, je ne ressentais plus ces violents mouvements qui sont ce que j’aime et désire. J’étais saturé de cette ville, qui dès lors n’agissait plus sur moi ; je glissais peu à peu dans la torpeur. L’homme est un ensemble infiniment compliqué : dans le bonheur le mieux épuré nous nous diminuons. Je jugeai opportun de me vivifier par la souffrance et dans l’humiliation, qui seules peuvent me rendre un sentiment exquis de l’amour de Dieu. Nulle part je ne pouvais mieux trouver qu’a Paris.

(Il est juste d’ajouter qu’à ces nobles motifs se joignait un désir d’agitation : désir médiocre, mais après tout n’est-ce pas un synonyme intéressant de mes beaux appétits d’idéal. Il faut que je respecte tout ce qui est en moi ; il ne convient pas que rien avorte. Or ma santé s’était fort consolidée, et des parties de moi-même s’éveillant peu à peu, ne se satisfaisaient pas de la vie de Venise.)

Pour me maintenir dans l’Église Triomphante, il faut sans cesse que je mérite, il faut que j’ennoblisse les parties de péché qui subsistent probablement en moi. Je ne les connaîtrai que dans la vie ; j’y retourne.