Un Homme libre/Livre quatrième

Émile-Paul (p. 209-268).

LIVRE QUATRIÈME
EXCURSION DANS LA VIE

CHAPITRE  XI
une anecdote d’amour
I
j’amasse des documents
Pâle comme sa chemise.

Le huitième jour de mon arrivée à Paris, quand la petite émotion de retrouver d’anciennes connaissances et de me composer selon l’échelle sociale et le caractère des gens que je rencontre, m’eut secoué une centaine de fois, mes nerfs se montèrent et je trouvai l’émotion vulgaire que je venais chercher.

C’était la petite fille d’une actrice, jadis fameuse par son esprit et la loyauté de ses amitiés. Jolie fille, jeune, menée uniquement par son imagination, un peu prétentieuse d’allure et de ton, mais incapable d’un geste qui ne fut pas gracieux, elle m’émut. Je m’aperçus de mon sentiment au soin que je pris de ne pas m’avouer qu’elle ne possédait que des idées acquises et, pour son propre fonds, de la vanité. D’ailleurs, je lui vis le genre de sourire que je préfère, imprévu, fait de coquetterie et de bonté.

Quelque chose de haché dans mes discours, une apparence de franchise qui est faite de désir de plaire et d’indifférence à l’opinion, voilà les caractères qui lui plurent tout d’abord en la déroutant.


C’est une légère tristesse de constater, chez un objet de vingt ans qu’on affectionne, la science de dominer les hommes par un mélange de pudeur et de caresses, quand on réfléchit aux expériences qui la lui acquirent.

Elle usa d’un jeu de passion brisée, puis reprise, qui est le plus convenable pour m’émouvoir. Quand je me dépitais, elle ne faisait que rire, ne voulant pas croire que je pusse tenir à elle. Si elle m’avait promis de bonne grâce et dès le début du dîner ce dont je la pressais à la fin de la soirée, peut-être en aurais-je baillé. Car allumer une dernière cigarette, — attendre dans un fauteuil l’instant de la voir jolie, fraîche d’une toilette simplifiée, et complaisante avec de beaux cheveux et des yeux tendres, — ne plus me disperser dans mille soucis mais me réunir dans une action vive, — toutes ces fines émotions, les soirs que, me serrant la main, elle ne me laissait pas descendre de la voiture qui la reconduisait, je m’énervais à les évoquer et à croire que, la veille, je les avais goûtées, chez elle. Mais en vérité j’y étais demeuré fort insensible. Seule nous émeut la beauté que nous ne pouvons toucher. Cette atmosphère de sensualité délicate dont mon regret emplissait sa chambre, je la composais par le procédé de l’abstraction, malhonnête au cas particulier. En réalité, les traits séduisants que j’assemble autour de son baiser ne furent jamais réunis ; cette heure-là au contraire est faite de mille détails oiseux et parfois choquants. D’ailleurs, ces minutes offriraient-elles tout ce plaisir dont ma fièvre contrariée les embellit, elles ne me seraient nullement indispensables ; et si trois soirs de suite, je me couchais vers les onze heures, ayant pris à intervalles égaux trois paquets, trente centigrammes de quinine, mon goût se dissiperait.

Je m’étais proposé pour mes fins idéales de prendre là quelque chagrin, un peu d’amertume qui me restituât le désir de Dieu. Dès les premiers jours de cet essai, j’appliquai ma méthode avec plus d’entrain que dans aucun de mes enthousiasmes précédents. Il s’agissait comme toujours de résumer dans une passion ardente le vague désir, qui sans trêve tourbillonne en moi, de réaliser l’unité de mon Être. Sur ce terrain nouveau je fis une moisson abondante d’analyses, car après le cloître et Venise mes yeux étaient neufs pour Paris.

En moi grandit avec rapidité, conformément à mon rôle, cet appétit de se détruire, cette hâte de se plonger corps et âme dans un manque de bon sens, cette sorte de haine de soi-même qui constituent la passion ! Ah ! l’attrait de l’irréparable, où toujours je voulus trouver un perpétuel repos : au cloître, quand je me vouai à l’imitation de mes saints, — au soir d’Haroué, quand je me fis une belle mélancolie de l’avortement de ma race, — sur les canaux éclatants de Venise, quand je m’exaltais des magnificences de cette ville à qui j’avais l’esprit lié ! C’est encore ce morne irréparable que ma fièvre cherche à Paris, tandis que je veux me remettre tout entier entre des mains ornées de trop de bagues !

Je sais pourtant que je suis une somme infinie d’énergies en puissance, et que pour moi il n’est pas de stabilité possible. Je le sais au point que, sur cet axiome, j’ai fondé ma méthode de vie, qui est de sentir et d’analyser sans trêve.

Pour aiguillonner ma sensibilité et la pousser dans cette voie d’amour que j’expérimente, j’ai trouvé cinq à six traits d’un effet sûr.

1o Se représenter l’Objet, de chair délicate et de gestes caressants, aux bras d’un homme brutal, et pâmée de cette brutalité même, embellissant ses yeux de misérables larmes de volupté, qu’elle n’eût dû verser que sainte et honorant Dieu à mes côtés.

Cette trahison des sens, cette défaite de la femme, si faible contre les exigences de ses vingt ans, fournissait un thème abondant et monotone a mes entretiens du soir avec l’Objet. L’Objet surpris, choqué, puis fatigué par mon insistance, m’avoua diverses circonstances où elle avait goûté violemment ces affreux entraînements. Je l’écoutais en silence, rempli d’amertume et de trouble, tandis que, s’animant, elle mettait à ses aveux un vilain amour-propre. Cependant, vierge et intimidée, elle ne m’eût inspiré qu’une sorte de pitié, ennemie de toute passion.

2o Se représenter qu’ayant fait le bonheur de beaucoup d indifférents qui tous l’abîmeront un peu, elle deviendra vieille et dédaignée, sans revanche possible.

M’abandonnant à une bonté triste et sensuelle, je souffrais de cette fatalité où son beau corps engrené était chaque jour froissé, et m’appuyant contre cette pauvre amie, je me faisais ainsi une mélancolie facile qui m’énervait délicieusement, mais où elle ne voyait durant nos soirs d’automne que de longs silences insupportables.

Une singulière contradiction de sentiment sans trêve tournoie en moi comme une double prière. Je m’irritai toujours du mépris qu’affectent les âmes vulgaires pour les créatures qui consacrent leur jeune beauté et leur fantaisie à servir la volupté. Leur corps si souple, leur sourire de petit animal et toutes leurs fossettes, quand elles les livrent au passant ému, c’est qu’elles sont agitées du même dieu, dieu d’orgueil et de générosité, qui fait les analystes. Les analystes prient l’inconnu qu’il veuille être leur ami, et rejetant toute pudeur, ils le provoquent à connaître leur âme et à en jouir. Les uns et les autres sont victimes d’une fatalité, car ils naquirent chargés d’attraits singuliers. J’aime l’orgueil qui les pousse à révéler publiquement leur beauté. J’aime leur désintéressement qui leur fait dédaigner toutes ces petites préoccupations, groupées par le vulgaire sous le nom de dignité, et auxquelles Simon prêtait de l’importance. J’aime leurs emportements qui m’aident à comprendre la mort : ils se hâtent de faire leur tâche et d’épanouir leurs vertus, car ils n’auront pas de fils, selon le sang, à qui les transmettre. Il faut qu’ils se gagnent des fils spirituels où déposer le secret de leurs émotions. La frénésie des monographistes sincères et celle de Cléopâtre abandonnée dans les bras de César, d’Antoine et de tant de soldats, n’éveillent aucune raillerie facile chez les esprits réfléchis : de telles impudeurs transmettent, de génération en génération, les vertus d’exception. Ces femmes et ces penseurs ont sacrifié leur part de dignité vulgaire pour mettre une étincelle dans des âmes sauvées de l’assoupissement. Cependant, et voilà ma contradiction, je me désespérais que l’Objet fût telle. Seule son infâme ingéniosité m’intéressait à elle, et je la lui reprochais, me plaisant à lui détailler tout haut, combien elle violait les lois ordinaires de la nature et de la bienséance.

Amoureuse d’absurde, autant que je le suis, et vaniteuse, elle prenait un goût très vif à mes irritations. Nous en plaisantions l’un et l’autre, mais parfois j’étais presque brutal, et parfois encore j’étais près de regretter qu’elle fût un objet irréparablement gâté.

Mais sans trêve, au fond de moi, quelqu’un riait disant : « Ah ! l’insignifiante parade ! Ah ! que ces choses me seraient indifférentes, s’il me plaisait d’en détourner mon regard ! »

De telles expériences, menées avec trop de zèle, présentent quelque danger. C’est le jeu un peu fébrile du pauvre enfant qui, par un jour de pluie, assis dans un coin de la chambre, examine son jouet au risque de le casser, — non loin des grandes personnes qui sont, en toutes circonstances, un châtiment imminent.


Elle avait de la générosité de cœur, et, malgré sa vanité, un convenable bohémianisme. Autrement son sourire n’aurait-il arrêté ? Deux ou trois fois, dans notre jeu sentimental, nous nous sommes touchés à fond, et soudain presque sincères, nous cessions notre intrigue pour vouloir nous aimer bonnement. Nous aurions pu goûter, à l’écart, quelques semaines de vraie satisfaction.

Mais quoi ! tant de sentiments délicats, que j’ai acquis par de longs efforts méthodiques, dès lors me devenaient inutiles ! Pouvais-je accepter de me réduire à la petite sensibilité sensuelle de ma vingtième année ! Renier, pour la première fois, la journée de Jersey !

Quelque irraisonnable que cela fût, tels étaient ses yeux cerclés de fatigue charmante, quand elle se soulevait d’entre mes bras, que je cédais à mon goût pour cet objet, plus qu’il n’était marqué dans mon programme… Ce genre d’émotions est assez connu pour que je n’en fournisse pas la description.

Dans ce désarroi de mon système, à défaut de ma volonté, quelques gestes dont j’avais pris l’habitude toute machinale me sauvèrent. Cela est louable, mais je ne puis m’en glorifier : en réalité j’étais désarmé ; ses mains fiévreuses avaient forcé le tabernacle de mon vrai Moi. Tandis qu’intérieurement j’étais profané, je parus encore servir avec orgueil mon Dieu. Ce fut une suprême journée. Comme moi, elle était à limite. De découragement, soudain, elle abandonna la partie ; elle m’avait vaincu, et ne le sut jamais.

Mais n’est-ce pas aussi que je la fatiguais par la monotonie de mes propos ? Mon égotisme, outre qu’il est peu séduisant, ne se renouvelle guère. — Ou bien fut-elle décidée par des choses de la vulgaire réalité ? J’ai peut-être un dédain excessif des nécessités de la vie…

Toutes les inductions sont permises, mais hasardeuses, sur ces rapports d’homme à femme. Fréquemment, pour me procurer de l’amertume, j’ai réfléchi sur mon cas, et les hypothèses les plus diverses m’ont tour à tour satisfait, selon les heures de la journée : j’ai le réveil dégoûté, l’après-dîner indulgent et un peu brutal, la soirée fiévreuse et qui grossit tout.

Le fait, c’est qu’elle fut inexacte jusque l’impolitesse pendant cinq jours, toujours gracieuse d’ailleurs, puis s’en alla n’importe où avec une personne de mon sexe. Les femmes oscillent étrangement d’une complaisance maladive à la méchanceté. J’en conçus du dégoût, et, jugeant l’expérience terminée, je partis pour le littoral méditerranéen.


II
je profite de mes émotions

Cannes était encore vide (octobre). Je promenais mon malaise au long de la plage éventée jusqu’à la Croisette, où je demeurais immobile à regarder sur l’eau rien du tout, puis je repassais, avec la migraine, dans la grande rue, très vexé de n’avoir pas envie de pâtisseries. Quelques promenades en voiture ne pouvaient remplir mes journées ; j’avais spécialement horreur des wagons, qui m’enfermaient trop étroitement dans ma pensée, et de Nice, où je promenais mon ennui dans les cafés, en attendant l’heure du train pour Cannes. Jamais les après-midi ne furent aussi grises qu’à cette époque. Et quelles soirées, devant un grog ! Il est bien fâcheux que je n’aie eu personne avec qui analyser, brins par brins, mon chagrin, pour le dessécher, puis le réduire en poussière qu’on jette au vent. Voyez quel recul j’avais fait dans la voie des parfaits, puisque Simon, qui fut ma première étape, me redevenait nécessaire.

Vous connaissez ces insomnies que nous fait une idée fixe, debout sur notre cerveau comme le génie de la Bastille, tandis que, nous enfonçant dans notre oreiller, nous nous supplions de ne penser à rien et nous recroquevillons dans un travail machinal, tel que de suivre le balancier de la pendule, de compter jusqu’à cent et autres bêtises insuffisantes. Soudain, à travers le voile de banalités qu’on lui oppose, l’idée réapparaît, confuse, puis parfaitement nette. Et vaincu, nous essayons encore de lui échapper, en nous retournant dans nos draps. Enfin, je me levais, et par quelque lecture émouvante je cherchais a m’oublier. Tout me disait mon chagrin, au point que les romans de mes contemporains me parurent admirables.

Ce n’étaient pas ses yeux, ni son sourire qui m’apparaissaient dans mes troubles ; je ne m’attendrissais que sur moi-même. J’imaginais le système de vie que j’aurais mené avec elle, et je me désespérais qu’une façon d’être ému, que j’avais entrevue, me fût irrémédiablement fermée. Au résumé, j’aurais voulu recommencer avec elle la solitude méditative que Simon et moi nous tentâmes. Retraite charmante ! Ma méthode, en étonnant l’Objet, m’eût paru rajeunie à moi-même. Puis ces commerce d’idées avec des êtres d’un autre sexe se compliquent de menues sensations qui meublent la vie.

Ainsi, à étudier ce qui aurait pu être, j’empirais ma triste situation. Et, piétinant ma chambre banale, je suppliais les semaines de passer. Il est évident que ça ne durera pas, mais les minutes en paraissent si longues ! J’ai connu une angoisse analogue sur le fauteuil renversé des dentistes, et pourtant l’univers, que je regardais désespérément par leurs vastes fenêtres, ne me parut pas aussi décoloré que je le vis, durant ces nuits détestables et ces après-midi où je me couchais vers les trois heures et m’endormais enfin, hypnotisé par mon idée fixe, éclatante parmi le terne de toutes choses. Ah ! les réveils, au soir tombé, les membres couverts de froid ! Les repas, sans appétit, sous des lumières brutales ! Parfois même il pleuvait.

J’aurais dû me méfier que l’air de la mer, précieux en ce qu’il pousse aux crises (cf. Jersey et Venise) m’était dans l’espèce détestable.


Seule, elle a pu me faire prendre quelque intérêt, à la vie extérieure. Elle était pour moi, habitué des grandes tentures nues, un petit joujou précieux, un bibelot vivant. Et comme son parfum brouillait avec mon sang toutes mes idées, je goûtais des choses vulgaires, je cancanais un peu et j’étais fat à la promenade.

Les petits tableaux qui raniment le souvenir que je lui garde sont au reste fort rares. Elle ne m’a jamais rien dit de mémorable, ni de touchant ; c’est peut-être que je ne l’écoutais guère ? L’ayant abordée avec le simple désir de me donner quelque amertume et de reprendre du ton, j’ai habillé selon ma convenance et avec un art merveilleux le premier objet à qui j’ai plu. Elle n’est qu’un instinct dansant que je voulus adorer, pour le plaisir d’humilier mes pensées.

Comme elle était venue me surprendre, un matin de naguère, dans ma chambre d’hôtel, elle me trouva appuyé sur une malle, qui lisais l’Imitation. Je la priai d’entendre le chapitre si bref sur l’amour charnel. Elle m’assura que cela lui plaisait infiniment, et pour me le prouver elle riait. La société de Simon a perverti en moi le sens de la sociabilité. Il est évident que j’ai ennuyé au delà de tout l’Objet. Uniquement soucieux de me distraire, je ne songeais pas assez qu’elle était un objet vivant. Ce jour où, sur ma malle de voyageur, je prétendis l’instruire de l’instabilité des passions sensuelles, est l’instant où je me crus le plus près d’être aimé et d’aimer, mais comme il était midi un quart, elle, avec une netteté d’analyse intime, que je n’atteignis jamais, se rendait compte qu’elle avait une grande faim.

Un autre souvenir qui m’émeut dans l’exil de Cannes, c’est ce fiacre, à neuf heures du soir, qui nous emporta le long des boulevards immenses et tristes vers la gare de Lyon, où l’on se bouscule confusément sous trop de lumières. Je m’absentais pour deux jours, mais afin de dramatiser la situation et de me faire un peu mal aux nerfs, je lui dis la quitter pour deux mois. Ses larmes chaudes tombaient sur mes mains dans l’obscurité misérable. C’est ainsi qu’un peu après, seul dans mon wagon, je goûtai une petite mélancolie et une petite fierté, ce qui fait une délicate sensualité.

À imaginer ce sentiment sincère de petite fille qu’elle eut pour moi, tandis qu’elle sanglotait de mon faux départ, je me désole de mon mauvais cœur, et une vision d’elle, tout embellie et affinée, s’impose à mon souvenir : figure si épurée que je n’éprouve plus qu’un regret violent et attendri de la savoir malheureuse. Elle est de la même race que moi ; si elle entrevoit ce qu’elle devrait être et ce qu’elle est, combien elle souffre de ne pas vivre à mes côtés, pensant tout haut et se fortifiant de mes pensées ! C’est ma faute, ma faute irréparable, de ne pas lui être apparu tel que je suis réellement ! Oh ! ma constante hypocrisie ! mon impuissance à démêler ce qui est convenable, parmi tant de charmantes façons d’être, qui s’offrent à moi comme possibles en toutes occasions ! Avec son joli corps, pâmé des hommes grossiers, que la voilà misérable, elle, charmante comme une sainte païenne !

Hélas ! pourquoi suis-je si vivement frappé du désordre qu’il y a dans les choses ?… Ou pourquoi n’est-elle pas morte ? La nuit, durant mes détestables lucidités, elle ne m’apparaîtrait plus comme un bonheur possible et que je ne sais acquérir. Elle serait un cadavre doux et triste, une chose de paix.


Je lui écrivis. Dès lors je connus à chaque courrier l’angoisse, puis la secousse à briser mes genoux, quand le facteur si longtemps guetté s’éloignait, sans une lettre pour moi qui sifflotais d’indifférence affectée.

Je n’eus plus le courage de penser à rien autre qu’à elle, qui peut-être en ce moment riait.

« Elle ne m’a pas écrit, — me disais-je chaque matin avant de quitter mon lit, — faut-il en conclure qu’elle ne me répondra pas ? Elle fut toujours détestable ; son sans-gêne d’aujourd’hui prouve-t-il que son amitié ait fléchi ? » Et, singulier amant, je cherchais les preuves d’indifférence qu’elle m’avait données aux meilleurs jours, avec plus d’ardeur qu’un homme raisonnable ne se rappelle les preuves de tendresse.

À cette époque, le goût que je lui gardais prit des proportions vraiment curieuses. Vous connaissez ces inquiétudes nerveuses qui, certains jours, nous tiraillent dans toutes les jointures, nous cassent les jambes à la hauteur des genoux, et nous réduisent enfin à un geste brusque, coup de pied dans les meubles ou assiettes cassées, en même temps qu’elles nous font une idée claire des sensations du véritable épileptique. J’avais à l’imagination une angoisse analogue.

Dès l’aube, je lui télégraphiai à son ancienne adresse. Journée déplorable ! À travers Cannes, perdue d’humidité, je ne cessais d’aller de l’hôtel au télégraphe, où les employés agacés me secouaient leurs têtes, et mon cœur s’arrêtait de battre, sans que mon attitude perdit rien de sa dignité. Le long de la plage, dans la grande rue, cette journée dont j’entendis sonner tous les quarts d’heure me brisa, tant mon espoir surchauffé à chaque seconde se venait butter contre l’impossible, de la secousse d’un express qui s’arrête brutalement… Vers cinq heures, seul dans le salon humide de l’hôtel, je n’avais encore rien reçu : la totalité des choses me parut sinistre, puis je fus dément.

Comme elle était oubliée, la fille des premiers instants de cette aventure, — celle à qui je voulus bien prêter un sourire doux et manièré ! J’avais à propos d’elle conçu un si violent désir d’être heureux, j’y étais allé d’une telle chevauchée d’imagination qu’en me retournant, je me trouvais seul. De la même manière, sous le cloître, mes saints, — à Venise, Venise, — et en amour, l’amante, se dissipaient pour me laisser manger du vide, face à face de mon désir.

Prendre l’express sur l’heure, retrouver à Paris, par l’obligeance des concierges, l’adresse de l’Objet, la reprendre, puisqu’elle est mobile et que je ne lui déplais pas, rien de plus simple mais il y faudrait quinze jours, et j’aime mieux croire que dans ce délai je serai guéri. Ce bonheur-là, pour me plaire, devrait m’être donné tel que je l’imagine, et à l’heure même où je le désire.

Quant à revivre les jours passés auprès d’elle, vraiment je m’en soucierais peu. Ce qui me désole, c’est la non-réalisation de tout ce que j’ai entrevu en la prenant pour point de départ. Je considère avec affolement combien la vie est pleine de fragments de bonheur que je ne saurai jamais harmoniser, et d’indications vers rien du tout.

Et puis, comment me consoler de cette ignominie qu’un élément essentiel de ma félicité soit un objet d’entre les Barbares, quelque chose qui n’est pas Moi ?


Un matin, toujours sans nouvelle, j’eus au moins la petite satisfaction d’avoir prévu dès la veille, qu’il fallait laisser tout espoir. M’examinant avec minutie, je constatai que je traversais une période de démence. La direction de mon énervement ne me parut pas blâmable, mais seulement son intensité. Il faut avouer que la réussite de mon excursion dans la vie dépassait mes plus belles espérances ; vraiment j’avais rajeuni ma puissance de sentir ! Et malgré qu’une partie de moi-même, toujours un peu larmoyante, résistât, je m’amusai pendant quelques minutes d’être si parfaitement dupe de la duperie que j’avais méthodiquement organisée.

Le soleil gai courait de la mer bleue et argentée jusque dans ma chambre tout ouverte ; mon chocolat embaumait ; j’avais faim et je souriais. Profitant avec un grand sens de cet éclair d’énergie, je pris le train de Nice. De Nice a Monte-Carlo je suivis la côte à pied, dans une atmosphère légère qui me disposait aux sentiments fins. Je m’imposais :

1° De respirer avec sensualité

2° De me convaincre qu’aucune des beautés soupirées par moi depuis trois semaines n’était en cette fille : « Je subis une querelle de mes rêves intimes ; l’amour n’est qu’un domino qu’ils ont pris pour piquer ma curiosité. Mais, en vérité, je n’ai pas à me mépriser ; personne n’a porté la main sur moi. Si je suis troublé, c’est moi seul qui me trouble. »

Je dînai abondamment, et malgré que cette heure (de six à neuf) soit lugubre au sentimental indisposé, je sortis du restaurant plus viril, un peu ballonné et un cigare très curieux à la bouche.

L’excellent remède que l’orgueil quand on va s’émietter dans un désagrément ! Je relève un peu la tête, je fais table rase de tous les menus souvenirs et je dis : « Quoi ! des scénettes touchantes que je fabrique pour m’attendrir ! vais-je m’empêtrer là dedans ! Je suis centre des choses ; elles me doivent obéir. Je mourrai fatalement, et, si j’en éprouve le besoin, je puis avancer cette date. En attendant, soyons un homme libre, pour jouir méthodiquement de la beauté de notre imagination. »

Les salles de jeu m’ont toujours ennuyé. J’ai pourtant tous les instincts du joueur. Si je m’intéressais à la politique, à la religion et aux querelles mondaines, j’embrasserais le parti du plus faible. C’est générosité naturelle ; c’est aussi calcul de joueur : j’espérerais être récompensé au centuple. En outre, il m’arrive, quand je souffre un peu des nerfs, de désirer avec frénésie risquer ma vie à quelque chose ; pour rien, pour l’orgueil de courir un grand risque. Mais mettre des louis sur le tapis vert, voilà qui n’intéresse pas la dixième partie de moi-même. Et si je perdais, tout mon être serait annihilé. Car sans argent, comment développer son imagination ? Sans argent, plus d’homme libre.

Celui qui se laisse empoigner par ses instincts naturels est perdu. Il redevient inconscient ; il perd la clairvoyance, tout au moins la libre direction de son mécanisme. Le joueur de Monte-Carlo est là pour se fouetter un peu les nerfs, pour son plaisir. Que la chance l’abandonne, c’est un homme qui ne possède plus et qui compromet ses plaisirs de demain. — Ainsi, j’allais à Paris faire une expérience sentimentale afin de me réveiller un peu (mettre quelque amertume dans mon bonheur trop fade). La chance a tourné, j’ai été pris. C’est que j’avais choisi une des loteries les plus grossières : l’amour pour un être ! L’homme vraiment réfléchi ne joue qu’avec des abstractions il se garde d’introduire dans ses combinaisons une femme ou un croupier de Monte-Carlo.

J’ai trempé dans l’humanité vulgaire ; j’en ai souffert. Fuyons, rentrons dans l’artificiel. Si mes passions cabalent pour la vie, je suis assez expert à mécaniser mon âme pour les détourner. C’est une honte, ou du moins une fausse manœuvre, qu’après tant d’inventions ingénieuses où je les ai distraites, elles m’imposent encore de ces drames communs, que je n’ai pas choisis, et qui ne présentent pas d’intérêt.

Sortons de ce Casino où des hommes, d’imagination certes, mais d’une imagination peu ornée, mes frères sans doute, mais de quel lit ! cherchent comme moi l’échauffement, et a ce jeu se brûlent. Je suis un joueur qui pipe les dés ; désintéressé du résultat que je connais, j’ai l’esprit assez libre pour prendre plaisir aux plus minutieux détails de la partie. Plaisir un peu froid, mais exquis !

Oh ! ces halles, ces filles, cette lourde chaleur ! Quelle grossière salle d’attente, auprès du wagon léger dans lequel je traverserai la vie, prévenu de toutes les stations et considérant des paysages divers, sans qu’une goutte de sueur mouille mon front, qu’il faudrait couronner des plus délicates roses, si cet usage n’était pas théâtral !

Je repris le train de Cannes. Auprès de moi des officiers de marine causaient, et je fus frappé tout d’abord de leur simplicité, de la camaraderie enfantine de leurs propos. Je me rafraîchissais à les suivre. Naturellement ils bavardaient sur la roulette, avec ce ton de plaisanterie mathématique particulier aux élèves de Polytechnique ou de Navale :

— Puisque c’est le banquier qui finit par gagner, disaient-ils, plus vous divisez la somme que vous pouvez risquer, plus vous augmentez vos chances de perte. Le meilleur, c’est encore de risquer un gros coup, puis de s éloigner.

Ah ! l’admirable vérité, m’écriai-je entre Villefranche et Nice, dans les cahots du wagon, et comme cela confirme ma théorie ! Dans la vie, la somme des maux, nul ne le conteste, est supérieure à celle des bonheurs. Plus vous aventurez de combinaisons pour gagner le bonheur, plus vous augmentez vos changes de pertes. Puisqu’il rentrait dans mon système d’aimer et d’être aimé, c’était bien de m’y risquer un jour ; mais la sotte combinaison que de laisser ma mise sur le tapis pendant cinquante jours !

Heureusement pour mes bonnes dispositions, je ne trouvai pas à l’hôtel de lettre de l’Objet.

Je pris une pilule d’opium, pour qu’une insomnie, toujours déprimante, ne vint pas me désespérer à nouveau, et, à mon réveil, je me parus satisfaisant. Je sais d’ailleurs qu’il faut être indulgent aux convalescents, et ne pas trop demander a leurs forces trébuchantes.

Le lendemain, je partis pour m’aérer n’importe où.


III
méditations sur l’anecdote d’amour

Il ne faut pas que je me plaigne de cette déchéance subie durant quelques jours. L’humiliation m’est bonne, c’est la seule forme de douleur qui me pénètre et me baigne profondément. Le danger de mon machinisme, parfait à tant d’égards, est qu’il me dessèche.

Cette anecdote d’amour me sera pour plusieurs mois une source de sensibilité ; elle me rappellera combien il est urgent que je me bâtisse un refuge. Et puis cette belle expérience que je viens de créer, je pourrai à mon loisir la répéter. Désormais je connais la voie pour être émoustillé, attendri, voire libidineux comme sont la plupart des hommes et des femmes.

Mon rêve fut toujours d’assimiler mon âme aux orgues mécaniques, et qu’elle me chantât les airs les plus variés à chaque fois qu’il me plairait de presser sur tel bouton. J’ai enrichi mon répertoire du chant de l’amour. Je ne pouvais guère m’en passer. La chose se fit très lestement. La période grossière, où l’on souffre vraiment, où l’on jouit vraiment (et je ne sais, pour un esprit soucieux de voir clair, quel est de ces égarements le plus pénible !), je ne permis pas qu’elle durât plus de deux mois. Le plaisir ne commence que dans la mélancolie de se souvenir, quand les sourires, toujours si grossiers, sont épurés par la nuit qui déjà les remplit. Pour présenter quelques douceurs, il faut qu’un acte soit transformé en matière de pensée. J’ai activé les phénomènes ordinaires de la sensibilité. En trois semaines, d’une vulgaire anecdote je me suis fait un souvenir délicieux que je puis presser dans mes bras, mes soirs d’anémie, me lamentant par simple goût de mélancolique, craignant la vie, l’instinct, tout le péché originel qui s’agite en moi, et fortifiant l’univers personnel que je me suis construit pour y trouver la paix.


CHAPITRE  XII
MES CONCLUSIONS
La règle de ma vie

Aujourd’hui j’habite un rêve fait d’élégance morale et de clairvoyance. La vulgarité même ne m’atteint pas, car assis au fond de mon palais lucide, je couvre le scandaleux murmure qui monte des autres vers moi par des airs variés, que mon âme me fournit à volonté.

J’ai renoncé à la solitude ; je me suis décidé a bâtir au milieu du siècle, parce qu’il y a un certain nombre d’appétits qui ne peuvent se satisfaire que dans la vie active. Dans la solitude, ils m’embarrassent comme des soudards sans emploi. La partie basse de mon être, mécontente de son inaction, troublait parfois le meilleur de moi-même. Parmi les hommes je lui ai trouvé des joujoux, afin qu’elle me laisse la paix.

Ce fut la grande tristesse de Dieu de voir que ses anges, des émanations de lui-même, désertaient son paradis pour aimer les filles des hommes. J’ai trouvé un joint qui me permet de supporter sans amertume que des parties de moi-même inclinent vers des choses vulgaires. Je me suis morcelé en un grand nombre d’âmes. Aucune n’est une âme de défiance ; elles se donnent à tous les sentiments qui les traversent. Les unes vont a l’église, les autres au mauvais lieu. Je ne déteste pas que des parties de moi s’abaissent quelquefois : il y a un plaisir mystique à contempler, du bas de l’humiliation, la vertu qu’on est digne d’atteindre ; puis un esprit vraiment orné ne doit pas se distraire de ses préoccupations pour peser les vilenies qu’il commet au même moment. J’ai pris d’ailleurs cette garantie que mes diverses âmes ne se connaissent qu’en moi de sorte que n’ayant d’autre point de contact que ma clairvoyance qui les créa, elles ne peuvent cabaler ensemble. Qu’une d’elles compromette la sécurité du groupe et par ses excès risque d’entraîner la somme de mes âmes, toutes se ruent sur la réfractaire. Après une courte lutte, elles l’ont vite maîtrisée ; c’est ce qu’on a pu voir dans l’anecdote d’amour.

Vraiment, quand j’étais très jeune, sous l’œil des Barbares et encore à Jersey, je me méfiais avec excès du monde extérieur. Il est repoussant, mais presque inoffensif. Comme l’onagre par le nez, il faut maîtriser les hommes en les empoignant par leur vanité. Avec un peu d’alcool et des viandes saignantes à ses repas, avec de l’argent dans ses poches, on peut supporter tous les contacts. Un danger bien plus grave, c’est, dans le monde intérieur, la stérilité et l’emballement ! Aujourd’hui, ma grande préoccupation est d’éviter l’une et l’autre de ces maladresses. On connait ma méthode : je tiens en main mon âme pour qu’elle ne butte pas, comme un vieux cheval qui sommeille en trottant, et je m’ingénie à lui procurer chaque jour de nouveaux frissons. On m’accordera que j’excelle a la ramener dès qu’elle se dérobe. Parfois je m’interromps pour m’adresser une prière :

Ô moi, univers dont je possède une vision, chaque jour plus claire, peuple qui m’obéit au doigt et a l’œil ne crois pas que je te délaisse si je cesse désormais de noter les observations que ton développement m’inspire ; mais l’intéressant, c’est de créer la méthode et de la vérifier dans ses premières applications. Somme sans cesse croissante d’âmes ardentes et méthodiques, je ne décrirai plus tes efforts ; je me contenterai de faire connaître quelques-uns des rêves de bonheur les plus élégants que tu imagineras. Continuons toutefois à embellir et à agrandir notre être intime, tandis que nous roulerons parmi les tracas extérieurs. Soyons convaincus que les actes n’ont aucune importance, car ils ne signifient nullement l’âme qui les a ordonnés et ne valent que par l’interprétation qu’elle leur donne.


J’ai écrit dernièrement a Simon :

« Avec vous, lui dis-je, j’avais vécu dans l’Église Militante, faite de toutes les misères de l’Esprit molesté par la vie. Demeuré seul, j’ai projeté devant moi, par un effort considérable, ce pressentiment du meilleur que nous portions en nous ; j’ai réalisé cette Église Triomphante que parfois nous entrevoyions ; j’ai participé de ses joies. Rien de plus délicat que de se maintenir sur ce sommet de l’artificiel. Mes passions ont cabalé pour la vie… Aussitôt mon âme me signalait leur insurrection, et, toute coalisée, les réduisait. Cependant j’avais glissé plus bas que jamais nous ne fûmes. Il faut que je remonte la série d’exercices spirituels qui nous avaient si fort embellis, mon cher ami.

« C’est une grande erreur de concevoir le bonheur comme un point fixe ; il y a des méthodes, il n’y a pas de résultats. Les émotions que nous connûmes hier, déjà ne nous appartiennent plus. Les désirs, les ardeurs, les aspirations sont tout ; le but rien. Je fus inconsidéré de croire que j’étais arrivé quelque part. Mieux averti, je vais recommencer nos curieuses expériences.

« Vous et moi, mon cher Simon, nous sommes de la petite race. Nos examens de conscience, les excursions que nous fîmes botte à botte hors du réel et l’assaut que je viens de subir ne me laissent pas en douter. Je ne veux pas me risquer à rien inventer ; je veux m’en tenir à des émotions que j’aurai pesées à l’avance. Rien de plus dangereux que nos appétits naturels et notre instinct. Je les étoufferai sous les enthousiasmes artificiels se succédant sans intervalle.

« Ce système excellent pour l’individu serait, à la vérité, déplorable pour l’espèce. Les voluptueux de mon ordre demeurent stériles. Mais je ne crains pas que la masse des hommes m’imite jamais : il faut, pour garder la mesure que je prescris, un tact, une clairvoyance infinis.

« Vous le savez bien, Simon, s’il m’eût plu, j’étais un merveilleux instrument pour produire des phénomènes rares. Je penche quelquefois à me développer dans le sens de l’énervement ; névropathe et délicat, j’aurais enregistré les plus menues disgrâces de la vie. Je pouvais aussi prétendre à la compréhension j’ai un goût vif des passions les plus contradictoires. Enfin je suis doué pour la bonté ; je me plais a plaire, je souris ; en persévérant, j’aurais atteint à cette vertu royale, la charité. Mais décidément je ne m’enfermerai dans aucune spécialité ; je me refuse a mes instincts, je dérangerai les projets de la Providence. Que mes vertus naturelles soient en moi un jardin fermé, une terre inculte ! Je crains trop ces forces vives qui nous entraînent dans l’imprévu, et, pour des buts cachés, nous font participer à tous les chagrins vulgaires.

« Je vais jusqu’à penser que ce serait un bon système de vie de n’avoir pas de domicile, d’habiter n’importe où dans le monde. Un chez soi est comme un prolongement du passé ; les émotions d’hier le tapissent. Mais, coupant sans cesse derrière moi, je veux que chaque matin la vie m’apparaisse neuve, et que toutes choses me soient un début.

« Mon cher ami, vous êtes entré dans une carrière régulière ; vous utiliserez notre dédain, qui nous conduisit à Jersey, pour en faire de la morgue de haut personnage notre clairvoyance, qui fit nos longues méditations, deviendra chez vous un scepticisme de bon ton ; notre misanthropie, qui nous sépara, une distinction et une froideur justement estimées de ce monde sans déclamation où vous êtes appelé à réussir. Nul doute que vous n’arriviez à proscrire pour des raisons supérieures ce que le vulgaire proscrit, et à approuver ce qu’il sert. Certaines natures avec leur fine ironie s’accommodent à merveille, quoique pour des raisons très différentes, du vulgaire bon sens. Alors, assistant de loin au développement de ma carrière, si vous la voyez tourner à mille choses faciles que j’étais né pour mépriser toujours, ne vous étonnez pas. Croyez que je demeure celui que vous avec connu, mais poussé à un tel point que les attitudes mêmes que nous estimions jadis, je les dédaigne : car vis-a-vis des rêves que entrevois, un peu plus, un peu moins, c’est bien indifférent. Et ces rêves eux-mêmes n’ont pas grande importance, parce que je mourrai un jour, parce que je ne suis pas sûr que dans cette courte vie elle-même mon idéal d’aujourd’hui soit demain mon idéal, enfin parce que je sais n’avoir une idée claire qu’à de rares intervalles, au plus deux heures par jour dans mes bonnes périodes. — En conséquence, j’ai adopté cinq ou six doutes très vifs sur l’importance des parties les meilleures de mon Moi.

« L’évidente insignifiance de toutes les postures que prend l’élite au travers de l’ordre immuable des événements m’obsède. Je ne vois partout que gymnastique. Quoi que je fasse désormais, mon ami, jugez-moi d’après ce parti pris qui domine mes moindres actes.

« Il est impossible que nous cessions de nous intéresser l’un à l’autre ; il est probable cependant que nous cesserons de nous écrire. Cela ne vous blessera pas, mon cher Simon. Vous savez si je vous aime ; en réalité, nous sommes frères, de lits différents, ajouterai-je, pour justifier certaines différences de nos âmes ; nous avons une partie de notre Moi qui nous est commune à l’un et à l’autre ; eh bien ! c’est parce que je veux être étranger même à moi que je veux m’éloigner de vous. Alienus ! Étranger au monde extérieur, étranger même à mon passé, étranger à mes instincts, connaissant seulement des émotions rapides que j’aurai choisies : véritablement Homme libre ! »

Cette lettre écrite, je réfléchis que ce désir d’être compris, ce besoin de me raconter, de trouver des esprits analogues au mien était encore une sujétion, un manque de confiance envers mon Moi. Et si je la fis tenir à Simon, c’est uniquement par esprit d’ordre, pour fermer la boucle de la première période de ma vie.

Avril 1887.



APPENDICE

NOTE DE LA PAGE VI
RÉPONSE À M. RENÉ DOUMIC
PAS DE VEAU GRAS !

Dans un article de la Revue des Deux Mondes, M. René Doumic dresse le « Bilan d’une génération », et voici comment il le résume : « Les beaux jours du dilettantisme sont définitivement passés. Le livre que M. Séailles consacrait naguère à Ernest Renan témoigne assez de cette espèce de colère contre l’idole de la veille. Les représentants les plus attitrés du pessimisme, de l’impressionnisme et de l’ironie ont abjuré leurs erreurs avec solennité. C’est M. Paul Bourget, de qui nous enregistrons aujourd’hui la nette et significative profession de foi. C’est M. Jules Lemaître, si habile jadis à ces balancements d’une pensée incertaine, et qui s’est ressaisi avec tant de vigueur et de courage. C’est M. Barrès, si empressé dans ses premiers livres à jeter le défi au bon sens et qui, dans son dernier, s’occupait à relever tous les autels qu’il avait brisés, »

M. Doumic me permettra de lui présenter ma protestation : je ne relève aucun autel que j’aie brisé et je n’abjure pas mes erreurs, car je ne les connais point. Je crois qu’avec plus de recul, M. Doumic trouvera dans mon œuvre, non pas des contradictions, mais un développement ; je crois qu’elle est vivifiée, sinon par la sèche logique de l’école, du moins par cette logique supérieure d’un arbre cherchant la lumière et cédant à sa nécessité intérieure.

Je m’explique la-dessus, parce que M. Doumic n’est pas le seul à me faire une réception d’enfant prodigue. D’autres me donnent des éloges dont s’embarrasse mon indignité. Eh ! messieurs, mes erreurs, il s’en faut bien que je les « abjure solennellement ou non : elles demeurent, toujours fécondes, à la racine de toutes mes vérités.

Si c’est mon illusion, elle est autorisée par tant de jeunes esprits qui m’ont gardé leur confiance, non parce que je les amusais (j’aime à croire que je suis un écrivain plutôt ennuyeux qu’amusant ; on est prié d’aller rire ailleurs), mais parce que je les aidais à se connaître ! Sans doute, mon petit monde créé par douze ans de propagande, par Simon, par Bérénice et par le chien velu, a été décimé par l’affaire Dreyfus. Je garde un souvenir aux amis perdus, mais notre première entente m’apparaît comme un malentendu ; nous n’étions pas de même physiologie. Seuls les purs, après cette épreuve, sont demeurés. C’est pour le mieux. Ils reconnaissent que je n’ai jamais écrit qu’un livre : Un Homme libre, et qu’à vingt-quatre ans j’y indiquais tout ce que j’ai développé depuis, ne faisant dans les Déracinés, dans la Terre et les Morts et dans cette Vallée de la Moselle (où j’ai peut-être mis le meilleur de moi-même), que donner plus de complexité aux motifs de mes premières et constantes opinions. Ils peuvent témoigner que, dans la Cocarde, en 1894, nous avons tracé avec une singulière vivacité, dont s’effrayaient peut-être tels amis d’aujourd’hui, tout le programme du « nationalisme » que, depuis longtemps, nous appelions par son nom.

Ce n’est pas nous qui avons changé, c’est l’« Affaire » qui a placé bien des esprits à un nouveau point de vue. « Tiens, disent-ils, Barrès a cessé de nous déplaire. » J’en suis profondément heureux, mais je ne fis que suivre mon chemin, et chaque année je portais la même couronne, les mêmes pensées sur une tombe en exil[1].

Sur quoi donc me fait-on querelle ? Je n’allai point droit sur la vérité comme une flèche sur la cible. L’oiseau s’oriente, les arbres pour s’élever étagent leurs ramures, toute pensée procède par étapes. On ne m’a point trouvé comme une perle parfaite, quelque beau matin, entre deux écailles d’huître. Comme j’y aspirais dans Sous l’œil des Barbares et dans Un Homme libre, je me fis une discipline en gardant mon indépendance. Un Homme libre, pauvre petit livre où ma jeunesse se vantait de son isolement ! J’échappais à l’étouffement du collège, je me libérais, me délivrais l’âme, je prenais conscience de ma volonté. Ceux qui connaissent la jeune littérature française déclareront que ce livre eut des suites. Je me suis étendu, mais il demeure mon expression centrale. Si ma vue embrasse plus de choses, c’est pourtant du même point que je regarde. Et si l’Homme libre incita bien des jeunes gens à se différencier des Barbares (c’est-à-dire des étrangers), à reconnaître leur véritable nature, à faire de leur « âme » le meilleur emploi, c’est encore la même méthode que je leur propose quand je leur dis : « Constatez que vous êtes faits pour sentir en Lorrains, en Alsaciens, en Bretons, en Belges, en Juifs. »

Penser solitairement, c’est s’acheminer à penser solidairement[2]. Par nous, les déracinés se connaissent comme tels. Et c’est maintenant un problème social, de savoir si l’État leur fera les conditions nécessaires pour qu’ils reprennent racine et qu’ils se nourrissent selon leurs affinités.

Au fond le travail de mes idées se ramène à avoir reconnu que le moi individuel était tout supporté et alimenté par la société. Idée banale, capable cependant de féconder l’œuvre d’un grand artiste et d’un homme d’action. Je ne suis ni celui-ci, ni celui-là, mais j’ai passé par les diverses étapes de cet acheminement vers le moi social: j’ai vécu les divers instants de cette conscience qui se forme. Et si vous voulez bien me suivre, vous distinguerez qu’il n’y a aucune opposition entre les diverses phases d’un développement si facile, si logique, irrésistible. Ce n’est qu’une lumière plus forte à mesure que le matin cède au midi.

On juge vite à Paris. On se fait une opinion sur une œuvre d’après quelque formule qu’un homme d’esprit lance et que personne ne contrôle. J’ai publié trois volumes sous ce titre : « Le culte du Moi », ou, comme je disais encore : « La culture du Moi », et qui n’étaient au demeurant que des petits traités d’individualisme. Je crois que M. Doumic m’épargnera et s’épargnera volontiers des plaisanteries et des indignations sur l’égoïsme, sur la contemplation de soi-même, dont j’ai été encombré pendant une dizaine d’années. J’étais un fameux individualiste et j’en disais, sans gêne, les raisons. J’ai « appliqué à mes propres émotions la dialectique morale enseignée par les grands religieux, par les François de Sales et les Ignace de Loyola, et c’est toute la genèse de l’Homme libre » (Bourget) ; j’ai prêché le développement de la personnalité par une certaine discipline de méditations et d’analyses. Mon sentiment chaque jour plus profond de l’individu me contraignit de connaître comment la société le supporte. Un Napoléon lui-même, qu’est-ce donc, sinon un groupe innombrable d’événements et d’hommes ? Et mon grand-père, soldat obscur de la Grande Armée, je sais bien qu’il est une partie constitutive de Napoléon, empereur et roi. Ayant longuement creusé l’idée du « Moi » avec la seule méthode des poètes et des mystiques, par l’observation intérieure, je descendis parmi des sables sans résistance jusqu’à trouver au fond et pour support la collectivité. Les étapes de cet acheminement, je les ai franchies dans la solitude morale. Ici l’école ne m’aida point. Je dois tout a cette logique supérieure d’un arbre cherchant la lumière et cédant avec une sincérité parfaite à sa nécessité intérieure. Donc, je le proclame : si je possède l’élément le plus intime et le plus noble de l’organisation sociale, à savoir le sentiment vivant de l’intérêt général, c’est pour avoir constaté que le « Moi », soumis à l’analyse un peu sérieusement, s’anéantit et ne laisse que la société dont il est l’éphémère produit. Voilà déjà qui nous rabat l’orgueil individuel. Mais le « Moi » s’anéantit d’une manière plus terrifiante encore si nous distinguons notre automatisme. Il est tel que la conscience plus ou moins vague que nous pouvons en prendre n’y change rien, Quelque chose d’éternel gît en nous, dont nous n’avons que l’usufruit, et cette jouissance même, nos morts nous la règlent. Tous les maîtres qui nous ont précédés et que j’ai tant aimés, et non seulement les Hugo, les Michelet, mais ceux qui font transition, les Taine et les Renan, croyaient à une raison indépendante existant en chacun de nous et qui nous permet d’approcher la vérité. L’individu, son intelligence, sa faculté de saisir les lois de l’univers ! Il faut en rabattre. Nous ne sommes pas les maîtres des pensées qui naissent en nous. Elles sont des façons de réagir où se traduisent de très anciennes dispositions physiologiques, Selon le milieu où nous sommes plongés, nous élaborons des jugements et des raisonnements. Il n’y a pas d’idées personnelles ; les idées même les plus rares, les jugements même les plus abstraits, les sophismes de la métaphysique la plus infatuée sont des façons de sentir générales et apparaissent nécessairement chez tous les êtres de même organisme assiégés par tes mêmes images. Notre raison, cette reine enchaînée, nous oblige à placer nos pas sur les pas de nos prédécesseurs.

Dans cet excès d’humiliation, une magnifique douceur nous apaise, nous persuade d’accepter nos esclavages : c’est, si l’on veut bien comprendre, — et non pas seulement dire du bout des lèvres, mais se représenter d’une manière sensible, — que nous sommes le prolongement et la continuité de nos pères et mères.

C’est peu de dire que les morts pensent et parlent par nous ; toute la suite des descendants ne fait qu’un même être. Sans doute, celui-ci, sous l’action de la vie ambiante, pourra montrer une plus grande complexité, mais elle ne le dénaturera pas. C’est comme un ordre architectural que l’on perfectionne : c’est toujours le même ordre. C’est comme une maison où l’on introduit d’autres dispositions : non seulement elle repose sur les mêmes assises, mais encore elle est faite des mêmes moellons, et c’est toujours la même maison. Celui qui se laisse pénétrer de ces certitudes abandonne la prétention de sentir mieux, de penser mieux, de vouloir mieux que son père et sa mère ; il se dit : « Je suis eux-mêmes. »

De cette conscience, quelles conséquences, dans tous les ordres, il tirera ! Quelle acceptation ! Vous l’entrevoyez. C’est tout un vertige délicieux où l’individu se défait pour se ressaisir dans la famille, dans la race, dans la nation, dans des milliers d’années que n’annule pas le tombeau.

J’apprécie beaucoup une « lettre ouverte que j’ai découpée dans le Times. À l’occasion d’une élection à la Chambre des communes, un M. Oswald John Simon, israélite et membre d’une association politique de Londres, écrit : « … Je suis tenu de déclarer ce qui suit pour le cas où j’entrerais dans la vie parlementaire Si un conflit venait malheureusement à naître entre les obligations d’un Anglais et celles d’un juif, je suivrais la ligne de conduite qui paraîtrait en pareil cas naturelle à tout autre Anglais, c’est-à-dire que je suis ce que mes ancêtres ont été pendant des milliers d’années, plutôt que quelque chose qu’ils n’ont été que depuis le temps d’Olivier Cromwell. »

La belle lettre ! Que la dernière phrase de ce juif est puissante ! Elle révèle un homme élevé à une magnifique conscience de son énergie, des secrets de sa vie. Mais quand même cet Oswald John Simon n’aurait pas saisi et formulé la loi de sa destinée, cependant il obéirait à cette loi. Et nous tous, les plus réfléchis comme tes plus instinctifs, nous sommes « ce que nos ancêtres ont été pendant des milliers d’années, plutôt que quelque chose qu’ils n’ont été que depuis le temps d’Olivier Cromwell ». « Je dis au sépulcre : Vous serez mon père ».

Parole abondante en sens magnifique ! Je la recueille de l’Église dans son sublime office des Morts. Toutes mes pensées, tous mes actes essaimeront d’une belle prière, — effusion et méditation, — sur la terre de mes morts.

Les ancêtres que nous prolongeons ne nous transmettent intégralement l’héritage accumulé de leurs âmes que par la permanence de l’action terrienne. C’est en maintenant sous nos yeux l’horizon qui cerna leurs travaux, leurs félicités ou leurs ruines, que nous entendrons le mieux ce qui nous est permis ou défendu. De la campagne, en toute saison, s’élève le chant des morts. Un vent léger le porte et le disperse comme une senteur. Que son appel nous oriente ! Le cri et le vol des oiseaux, la multiplicité des brins d’herbe, la ramure des arbres, les teintes changeantes du ciel et le silence des espaces nous rendent sensible, en tous lieux, la loi de l’éternelle décomposition ; mais le climat, la végétation, chaque aspect, les plus humbles influences de notre pays natal nous révèlent et nous commandent notre destin propre, nous forcent d’accepter nos besoins, nos insuffisances, nos limites enfin et une discipline, car les morts auraient peu fait de nous donner la vie, si la terre devenue leur sépulcre ne nous conduisait aux lois de la vie.

Chacun de nos actes qui dément notre terre et nos morts nous enfonce dans un mensonge qui nous stérilise. Comment ne serait-ce point ainsi ? En eux, je vivais depuis les commencements de l’être, et des conditions qui soutinrent ma vie obscure à travers les siècles, qui me prédestinèrent, me renseignent assurément mieux que les expériences où mon caprice a pu m’aventurer depuis une trentaine d’années.

Quand des libertins s’élevèrent au milieu de la France contre les vérités de la France éternelle, nous tous qui sentons bien ne pas exister seulement « depuis le temps d’Olivier Cromwell » nous dûmes nous précipiter. Que d’autres personnes se croient mieux cultivées pour avoir étouffé en elles la voix du sang et l’instinct du terroir ; qu’elles prétendent se régler sur des lois qu’elles ont choisies délibérément et qui, fussent-elles très logiques, risquent de contrarier nos énergies profondes ; quant à nous, pour nous sauver d’une stérile anarchie, nous voulons nous relier à notre terre et à nos morts. Je n’accourus pas « soutenir des autels que j’avais ébranlés », mais soutenir les autels qui font le piédestal de ce moi auquel j’avais rendu un culte préalable et nécessaire.

Les lecteurs et M. Doumic me pardonneront-ils de cette explication pro domo ? Je ne mérite pas les reproches ni le veau gras que connut successivement l’enfant prodigue. Je n’ai aucun passé à renier. Nous avons voulu maintenir la maison de nos pères que les invités ébranlaient. Quand nous aurons remis ces derniers à leur place (l’antichambre, — en style plus noble, l’atrium des catéchumènes), nous reprendrons, chacun selon nos aptitudes, les divertissements où se plurent nos aïeux.

On ne peut pas toujours demeurer sous les armes et il y a d’autres expressions nationales que la propagande politique, bien qu’à cette minute je ne sache pas d’œuvre plus utile et plus belle. Mais, après la victoire, nous ne penserons pas à nous interdire l’art total. « Ironie, pessimisme, symbolisme » (que dénonce M. Doumic), sont-ce là de si grands crimes ? Nous serons ironistes, pessimistes, comme le furent quelques-uns des plus grands génies de notre race, nous verrons s’il n’y a pas moyen de tirer quelque chose de ces velléités de symbolisme que les critiques devraient aider et encourager, plutôt que bafouer, — et ce rôle d’excitateur, de conseiller, serait digne de M. Doumic, — car en vérité, comment pourrions-nous avoir confiance dans la destinée du pays et aider à son développement, si nous perdions le sentiment de notre propre activité et si nous nous découragions de la manifester par ces spéculations littéraires, dont notre conduite présente démontre assez qu’on avait tort de se méfier ?

(Scènes et Doctrines du Nationalisme.)


Sur le même thème, on peut voir le 2 novembre en Lorraine, dans Amori et Dolori sacrum.

Dans l’édition de 1899 le texte était suivi de la petite note suivante et qui était signée de l’éditeur :

 On y verra une âme agitée par l’espoir
de l’enthousiasme, plus encore que par
l’enthousiasme.

(M. de Custine.)

Cette série de petits romans idéologiques, qui commence avec Sous l’œil des Barbares, sera terminée par un troisième volume, Qualis artifex pereo. Le tout sera complété par un Examen de ces trois ouvrages.

Si les circonstances le permettent, il sera publié de ces livrets une édition avec des béquets pour vingt-cinq personnes.

L’auteur de ces petits miroirs de sincérité n’est pas disposé a s’en exagérer l’importance. C’est un culte qu’il rend à la partie de soi qui l’intéresse le plus à cette heure ; dans la suite, il se découvrira peut-être des vertus supérieures. Il imagine volontiers quelques pages affectueuses et plus clairvoyantes encore « au cher souvenir de l’auteur de Sous l’œil des Barbares ». La conclusion même d’Un Homme libre l’autorise à présumer ainsi de son avenir, séduisant avenir d’ailleurs.

L’ouvrage d’abord annoncé sous le titre de Qualis artifex pereo est devenue le Jardin de Bérénice.


  1. Au cimetière d’Ixelles. — Voir la dédicace de l’Appel au Soldat à Jules Lemaître.
  2. C’est par je ne sais quel souvenir d’une assonance antithétique de Hugo que j’emploie ici ce mot de solidarité. On l’a gâté en y mettant ce qui dans le vocabulaire chrétien est charité. Toute relation entre ouvrier et patron est une solidarité. Cette solidarité n’implique nécessairement aucune « humanité », aucune « justice », et par exemple, au gros entrepreneur qui a transporté mille ouvriers sur les chantiers de Panama, elle ne commande pas qu’il soigne le terrassier devenu fiévreux ; bien au contraire, si celui-ci désencombre rapidement par sa mort les hôpitaux de l’isthme, c’est bénéfice pour celui-là. Mais il fallait construire une morale, et voilà pourquoi on a faussé, en l’édulcorant, le sens du mot solidarité. Quand nous voudrons marquer ces sentiments instinctifs de sympathie par quoi des êtres, dans le temps aussi bien que dans l’espace, se reconnaissent, tendent à s’associer et à se combiner, je propose qu’on parle plutôt d’affinités. Le fait d’être de même race, de même famille, forme un déterminisme psychologique ; c’est en ce sens que je prends le mot d’affinités — ou, parfois, d’amitiés