Un Général diplomate au temps de la révolution/02

Un Général diplomate au temps de la révolution
Revue des Deux Mondes3e période, tome 64 (p. 575-606).
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UN
GENERAL DIPLOMATE
AU TEMPS DE LA REVOLUTION

II.[1].
DUMOURIEZ ET LA RETRAITE DES PRUSSIENS.


Archives des affaires étrangères, Archives nationales, Archives de la guerre : Correspondances de 1792[2].


Le 18 août 1792, Dumouriez reçut sa nomination de commandant en chef de l’armée du Nord. Il remplaçait La Fayette, qui, désespéré de n’avoir pu sauver Louis XVI, renié par ses soldats, désavoué par son parti, proscrit par l’assemblée, était à la veille de passer la frontière. Le roi était captif, Paris en pleine révolution, la France en pleine anarchie. Frédéric-Guillaume et Brunswick s’avançaient avec 42,000 Prussiens, 6,000 Hessois, autant d’émigrés, soutenus sur leur droite par 15,000 Autrichiens sous Clerfayt, sur leur gauche par 15,000 sous Hohenlohe ; en tout environ 83,000 hommes. Le duc de Saxe-Teschen couvrait la Belgique et menaçait Lille avec 25,000 hommes. L’Autriche annonçait des renforts qui se dirigeaient vers la frontière de l’Est. La France n’avait à leur opposer qu’une centaine de mille hommes, échelonnés du Rhin à la mer, derrière des places à demi démantelées et dépourvues de munitions. Dumouriez estimait ses forces à 6,000 cavaliers, 25 à 30,000 fantassins ; mais, à part l’artillerie, l’arme classique de la France, qui avait conservé ses cadres et ses officiers, le reste était de qualité douteuse et présentait peu de consistance. C’étaient des troupes privées de leurs chefs, « désorganisées, consternées, » agitées par les soupçons, travaillées par la propagande, en proie aux paniques. Dumouriez croyait possible de les enlever pour une attaque ; il ne les jugeait pas assez fermes pour les épreuves de la défensive. C’est pourquoi il pensait toujours à se jeter sur la Belgique. Il comptait que les Prussiens s’arrêteraient à assiéger les places et que cette diversion les déconcerterait. Mais, le 30 août, pressé par Clerfayt, apprenant d’autre part que Longwy avait capitulé et que les Prussiens assiégeaient Verdun, il se décida à se retirer, emmenant avec lui tout ce qu’il pouvait ramasser de troupes : son intention était de se retrancher dans les défilés de l’Argonne et de couper aux Prussiens la route de Paris. L’opération était hasardeuse : l’armée manquait de vivres et de charrois, l’ennemi la serrait de près. Avec un peu d’audace il aurait pu l’anéantir : il ne le fit point. Le 4 septembre, Dumouriez occupait à Grandpré un des défilés de l’Argonne avec 13,000 hommes ; Dillon le rejoignit le lendemain avec 7,000. Le 7, Duval arrivait avec 6,000 hommes.

Les collines qu’ils occupaient s’étendent sur seize lieues environ ; elles sont couvertes de bois épais, coupées de ruisseaux, d’étangs et de marécages qui les rendent impraticables partout ailleurs que par les cinq passages de routes. Il est aisé de s’y retrancher ; Dumouriez le fit, mais il se garda mal. Le 12, un des passages, La Croix-aux-Bois, fut surpris par l’ennemi. L’armée était tournée. Dumouriez se tira d’affaire grâce à son sang-froid. Sa légèreté le mettait souvent en péril, sa vivacité et sa résolution l’en retiraient. Il décampa dans la nuit du 14 au 15 et parvint à dérober sa retraite aux Prussiens. Mais quand le jour parut, les soldats se trouvèrent au milieu de la brume et de la pluie, dans des chemins défoncés, transis, et harassés par les piétinemens de la nuit : leur courage s’ébranla, ils s’agitèrent. Douze cents hussards prussiens se jetèrent sur une des divisions, qui se mit en déroute. Il y eut des hommes qui s’enfuirent jusqu’à trente lieues de là en criant à la trahison. Les chefs parvinrent à en rallier le plus grand nombre. Le lendemain, le même vertige égara d’autres troupes. Dumouriez, qui était resté vingt heures à cheval et venait d’en descendre, remonta en selle, sabra les fuyards, harangua les alarmés et l’on campa. Les alliés, heureusement, ne parurent point. Le 17, la petite armée de Dumouriez arrivait à Sainte-Menehould, elle était sauvée. Elle pouvait attendre les renforts qu’on lui envoyait de toutes parts et Kellermann, qui avait l’ordre de la rejoindre. Dumouriez s’établit fortement dans son camp. L’expérience qu’il venait de faire de ses troupes l’avait convaincu de la nécessité de temporiser jusqu’au moment où elles auraient repris confiance, acquis de la fermeté, et se sentiraient en nombre. Le 19 septembre, la division de Beurnonville opéra sa jonction avec Dumouriez. Tandis que le général en chef saluait ces troupes, le lieutenant Macdonald lui annonça l’arrivée de Kellermann. L’armée s’élevait à plus de 50,000 hommes. Le soir, Dumouriez écrivait à l’un de ses lieutenans qu’il avait laissé à l’armée du Nord : « Les Prussiens sont accablés de maladies, exténués de fatigue et mourant de faim. En tenant cette position-ci, j’achèverai de ruiner leur armée : c’est l’affaire de quinze jours et je réponds du succès… Je vous promets, avant le 10 octobre, de mener 30 ou 40,000 hommes à votre secours et de pénétrer encore cet hiver en Belgique. » Le lendemain, un événement qu’il n’attendait pas allait, en le couvrant de gloire, justifier en moins de temps qu’il ne l’espérait toutes ses conjectures. Mais, pour comprendre cet événement, son caractère, ses conséquences, les négociations singulières qui en furent la suite, il faut pénétrer dans le camp des alliés, rechercher pourquoi, après avoir négligé tant d’avantages, ils allaient commettre tant de fautes, et nous rendre compte des mobiles compliqués qui décidèrent de l’issue d’une campagne où la politique joua un plus grand rôle que la stratégie.


I

Les Prussiens étaient entrés en France pleins de mépris pour l’armée qu’ils auraient à combattre, convaincus, sur la foi des émigrés, que les populations allaient les recevoir en sauveurs. Les villes ouvriraient leurs portes ; quant aux hordes révolutionnaires, on les balaierait jusque devant Metz, où le canon anéantirait ce que la peur n’aurait point dispersé. Ils trouvèrent les populations hostiles ; ils les traitèrent en peuple conquis et achevèrent de les exaspérer. La désillusion fut prompte. « Leur enthousiasme insensé et surtout leur exaspération contre nous dépassent la mesure et les moyens permis, » écrivait le 20 août un secrétaire du roi de Prusse. Des habitans tirèrent sur l’ennemi ; l’ennemi fusilla les habitans, pilla les villages et ne s’en trouva pas mieux. Ajoutons que, comptant sur la soumission du pays, les Prussiens n’avaient point pris leurs précautions. Dès les premiers jours, ils manquèrent de tout. Leurs énormes bagages s’entassaient et s’embarrassaient sur les routes détrempées par la pluie. Le mauvais temps durait depuis le 30 juillet ; la marche harassait les troupes, le bivouac les épuisait : la maladie les gagna et avec elle le découragement. Cependant on s’était arrêté un jour à Longwy pour se refaire ; on s’était arrêté à Verdun ; on piétinait dans la boue plutôt qu’on n’avançait. Deux lieues en une journée, rapporte un témoin, suffisaient à mettre sur le flanc les hommes et les chevaux. Les troupes se décimaient sur les chemins. Embourbée et entravée, cette lourde machine de guerre se disloquait. Quand l’armée prussienne rejoignit les Français, elle était méconnaissable. Le prince de ligne, un frère de l’écrivain, fut tué dans le combat du 13 septembre. On trouva sur lui une lettre inachevée. « Nous commençons à être las de la guerre ; les émigrés nous promettaient plus de beurre que de pain, mais nous avons à combattre des troupes de ligne dont aucun ne déserte, des troupes nationales qui résistent ; tous les paysans qui sont armés, ou tirent contre nous, ou nous assassinent, quand ils trouvent un homme seul ou endormi dans une maison… Le temps depuis que nous sommes en France est si détestable… que nous ne pouvons retirer nos canons ; de plus la famine… Nous avons tout le mal imaginable pour que le soldat ait du pain. La viande manque souvent. Bien des officiers sont cinq, six jours sans trouver à manger chaud. Nos souliers et nos capotes sont pourris… Je ne sais comment nous ferons, et ce que nous deviendrons. »

C’était la question que se posait le général en chef, le duc de Brunswick. Il blâmait la guerre qu’il était chargé de conduire et le plan qu’il était chargé d’exécuter ; les obstacles qu’il rencontrait confirmaient ses appréhensions secrètes ; et les difficultés augmentaient chaque jour en lui les irrésolutions d’un esprit naturellement perplexe. Le roi, impatient, fougueux, colère, voulait que l’on s’avançât sur Paris à marches forcées. Brunswick conseillait de s’arrêter devant les places, d’assurer les communications et les approvisionnemens, de ne rien risquer, en un mot, et de ne frapper qu’à coup sûr. Il estimait qu’au train dont allaient les choses, il pourrait tout au plus amener sous Paris une armée de 30,000 hommes, et c’était, à ses yeux, pure folie de s’exposer de la sorte. Le roi ne se rendit point à ces raisons : il ordonna la marche en avant. Brunswick se soumit à regret. Trop courtisan pour résister à son maître, il était trop entêté de ses idées pour se plier à celles d’autrui. Il exécuta mollement une entreprise téméraire et s’exposa à tous les inconvéniens de l’imprévoyance sans s’assurer aucun des bénéfices de l’audace. C’est ainsi qu’il laissa, sans l’inquiéter, Dumouriez accomplir sa périlleuse marche de flanc. Après la surprise du 12 septembre, au lieu de l’attaquer de front, il prétendit l’envelopper, et il le laissa s’échapper. Ce qu’il apprit de l’armée française à la suite de cette rencontre n’était pas fait pour diminuer ses hésitations.

Dans le camp des alliés, et sur la foi des intrigans de toute sorte qui y affluaient, on se flattait que les généraux français transigeraient avec l’ennemi et se prêteraient à rétablir la royauté. Le passé de Dumouriez, son rôle au ministère, les négociations qu’il avait essayé d’ouvrir à Berlin, le langage de plusieurs personnes qui se disaient ses amis permettait de croire qu’il écouterait des propositions de cet ordre. On espérait agir sur lui par sa maîtresse, la baronne d’Angelle, qui était la sœur de Rivarol, et se rattachait ainsi à l’émigration. Au commencement de septembre, un émissaire aborda Dumouriez avec une lettre qui contenait des avances ; le général la déchira, en jeta les morceaux aux pieds du porteur, et lui dit très froidement : « J’y répondrai à coups de canon. » Le 14 septembre, voulant se renseigner à la fois sur l’état de l’armée et sur les dispositions du commandant, Brunswick lui dépêcha un officier qui avait toute sa confiance, connaissait les affaires, et parlait passablement le français : le major de Massenbach ; il devait proposer à Dumouriez une entrevue soit avec le duc de Brunswick, soit avec le prince de Hohenlohe. Massenbach s’attendait à tomber dans une horde de Huns ou de Vandales, une émeute en mouvement, une populace en expédition. Il n’était pas, au fond, sans quelque appréhension en arrivant aux avant-postes français ; son inquiétude changea promptement de nature, mais n’en devint que plus vive.

Il vit un camp établi selon les règles ; on l’accueillit avec toutes les formes voulues ; l’officier qui l’accompagnait se montra plein de courtoisie ; les soldats qui l’escortaient n’avaient rien de féroce ni de débraillé ; ils étaient allègres, de belle tenue et de bonne humeur. Il fut reçu par le général Duval : c’était un vétéran de l’ancienne armée, qui avait fait la guerre de sept ans et connaissait l’Allemagne. Il avait de beaux cheveux blancs, une taille majestueuse et s’exprimait avec une dignité familière, sans emphase et sans violence. « Croyez-moi, dit-il à Massenbach, tandis qu’ils attendaient la réponse de Dumouriez, les alliés font une folie de se mêler des affaires intérieures de la France. Ils n’en ont pas le droit, et ils supporteront les conséquences d’une guerre où ils se sont laissé entraîner par la frivolité des émigrés. Vous vous imaginez que vous allez arriver tout droit à Paris. Écoutez-moi, j’ai servi longtemps, j’ai réfléchi à mon métier : votre marche sur Paris tournera comme celle de Charles XII sur Moscou ; vous trouverez votre Pultava… Et comment le roi de Prusse peut-il marcher avec sa rivale, la perfide Autriche, contre une puissance qui est son alliée naturelle ? Vous ne ferez pas de contre-révolution en France ; au contraire, vous y fortifierez la révolution. Ne comptez pas surtout sur les défections et ne vous fiez pas aux émigrés… » La conversation se poursuivit jusqu’à dix heures du soir. Dumouriez fit alors répondre qu’il refusait l’entrevue, et Massenbach se retira, emportant l’impression qu’il y avait encore une armée française et des généraux capables de la conduire.

Brunswick en conclut qu’il fallait attendre des renforts. Ils ne se pressaient point d’arriver. Les Autrichiens se montraient plus lents encore que leurs alliés à entrer en campagne. Obéissant à des arrière-pensées de conquête qu’ils dissimulaient de moins en moins chaque jour, ils assiégeaient avec 25,000 hommes et une puissante artillerie Lille, qui n’était défendue que par 4,000 hommes de ligne et 6,000 gardes nationaux. Leurs forces principales devaient couvrir le Rhin et assurer ainsi les communications de l’armée d’invasion. La Prusse ne les voyait pas en mesure de le faire ; elle redoutait, de ce côté, une pointe des Français qui aurait compromis la sécurité de son armée. Après avoir blâmé ces lenteurs, qu’elle attribuait à des calculs politiques, elle commençait à s’en inquiéter. C’est que, pour s’être alliées contre un ennemi commun, les deux puissances allemandes n’étaient point devenues amies et n’avaient pas cessé d’être rivales. A vrai dire, elles ne s’étaient jamais accordées ni sur le but de la guerre ni sur la manière de la conduire. Le roi de Prusse, endoctriné par les émigrés, poussé par la Russie, inclinait à rétablir en France la monarchie absolue, comptant se ménager dans le gouvernement restauré un allié puissant ; l’Autriche trouvait son intérêt à maintenir la France dans un état de trouble intérieur qui la paralyserait : il lui suffisait que le roi gardât sa couronne et parvînt à régner décemment, par une sorte de compromis, de façon à n’inquiéter ses voisins ni par la force ni par la faiblesse de son gouvernement. Enfin rien n’était encore arrêté sur l’article des indemnités de guerre, « le plus important de tous, » comme le disait avec une grande sincérité le ministre prussien, Schulenbourg.

Tandis que les généraux discutaient le plan de campagne, les diplomates s’étaient réunis à Mayence, vers la fin de juillet, pour régler cette grosse affaire. Sur le principe et les vues générales, ils s’accordèrent aisément. Les vues générales, c’était d’acquérir le plus possible ; le principe, d’observer dans les acquisitions respectives une rigoureuse égalité. Ce « principe » était entré dans le droit public des cours du Nord depuis le partage de la Pologne : il ne souleva point d’objections. On n’en trouva pas non plus à déclarer que la Prusse chercherait son indemnité en Pologne et que l’Autriche trouverait la sienne dans la Bavière, qu’elle échangerait contre la Belgique. Louis XVI était encore roi, on s’armait pour venir à son secours, il ne pouvait être décemment question de le dépouiller : on s’en tenait donc aux Polonais, alliés de la Prusse, et aux Bavarois, confédérés de l’Autriche. Restaient les questions de quantité et de qualité. C’est sur ce point que l’on cessa de s’entendre. Les Prussiens parlèrent de plusieurs palatinats, quelque chose comme la province de Posen. Les Autrichiens se récrièrent : c’était violer le principe de l’égalité, qui formait, comme on vient de le voir, l’article premier de la déclaration des droits. La Prusse ferait un bénéfice net, l’Autriche, par son échange, n’en ferait qu’un de convenance ; encore y perdrait-elle 2 millions de revenus ; si la Prusse prenait tant de Polonais, il serait nécessaire de fournir a l’Autriche, « en sus du troc, un surcroît de dédommagement, » car enfin, disait le plénipotentiaire autrichien, Philippe Cobenzel, « les deux cours se proposant un double but, celui de l’arrondissement et celui de l’accroissement en revenu, le principe de l’égalité serait blessé si le lot qui écherrait à l’Autriche, pour bonifier le désavantage du troc, ne réunissait pas également l’une et l’autre convenances. » C’est le style et le ton de ces graves entretiens : il est bon de les connaître. On ne raillera jamais assez les boursouflures, on ne flétrira jamais trop les hypocrisies sentimentales de la rhétorique terroriste ; mais ce jargon de brocanteur, cet argot d’hôtel des ventes, parlé gravement par des diplomates, étalé tout crûment par eux dans des documens publics, mérite aussi, ne fût-ce que par contraste, sa part de raillerie et sa flétrissure. Bref l’Autriche demandait Anspach et Baireuth. Ce fut au tour des Prussiens de jeter les hauts cris : ils n’étaient point gens à troquer le bien de leur roi. Ils se déclarèrent « révoltés » de cette proposition « effroyable, pour ne pas dire insolente. » Cependant ils s’apaisèrent à la crainte, bien chimérique d’ailleurs, que l’Autriche, pour couper court aux litiges, ne renonçât aux indemnités. Il en fallait absolument. « Nous n’avons entrepris la guerre qu’à cette seule condition, écrivaient les ministres prussiens. Ce serait une vraie duperie que d’avoir fait des frais si énormes pour une cause qui d’ailleurs nous est étrangère, à pure perte, et sans en obtenir un juste dédommagement. » Voilà où en étaient les alliés à la fin de juillet. Ils n’étaient guère plus avancés au milieu de septembre, sauf que n’ayant plus à compter avec le roi de France, ils pouvaient tailler dans son royaume, et qu’ainsi un nouveau champ allait s’ouvrir, croyaient-ils, aux applications du « principe » de l’égalité.

A Vienne, il s’était fait une petite révolution de chancellerie. Le vieux Kaunitz avait décidément pris sa retraite ; le vice-chancelier, Philippe Cobenzel, le remplaçait depuis le 19 août. Dans des conférences ministérielles qui eurent lieu le 3 et le 7 septembre, on discuta longuement sur la révolution de France et son étrange corollaire, la question des indemnités. L’Autriche persistait à réclamer, outre l’échange de la Belgique contre la Bavière, un supplément de bénéfices : elle demanderait Anspach et Baireuth ; faute de les obtenir, elle se rejetterait sur l’Alsace ou sur la Pologne. Mais elle considéra que l’Alsace était loin, que les Alsaciens montraient peu de dispositions, que la France chercherait toujours à reprendre cette province, et elle conclut pour la Pologne. Il restait à prévoir un cas bien délicat : celui où, la Prusse ayant pris son lot en Pologne, l’échange de la Bavière ne se pourrait opérer, soit que les Bavarois s’y refusassent, soit que, par le fait des Français, la Belgique ne fût plus disponible. Pour se garantir contre ce danger, les Autrichiens jugèrent prudent d’occuper, à titre de nantissement, autant de districts polonais qu’en occuperaient les Prussiens ; si l’échange s’opérait, on évacuerait une partie de ces districts, et l’on ne conserverait que les territoires constituant le complément, le surrogat d’indemnité, comme on disait. Il fut décidé qu’une négociation serait ouverte, à cet effet, avec la Prusse, et le référendaire Spielmann, qui fut chargé de la conduire, partit le 12 septembre pour le quartier-général de Frédéric-Guillaume. Ses instructions, quant aux affaires de France, prévoyaient le cas où, le roi et le dauphin venant à succomber, Monsieur serait en position de faire valoir ses droits. L’Autriche estimait qu’alors il serait aussi imprudent que dispendieux de poursuivre la guerre pour imposer à la nation un gouvernement dont elle ne voulait point. Il faudrait au moins que l’Espagne et l’Angleterre s’en mêlassent, ce qui semblait douteux. L’instruction admettait donc l’hypothèse d’une paix qui laisserait la France divisée : une partie, les départemens royalistes, sous Monsieur, le reste en états confédérés. Si, par bonheur, le roi et le dauphin conservaient la vie, Spielmann était autorisé à approuver une négociation entre le gouvernement français et le duc de Brunswick : le salut de la famille royale et le rétablissement de Louis XVI sur le trône en formeraient les conditions essentielles. Le sentiment des difficultés de la guerre, la crainte que la Prusse n’obtînt des succès trop prononcés, l’arrière-pensée de ne se point engager à fond sans être sûr d’avoir la Bavière ou au moins des palatinats polonais, l’abandon éventuel de la cause royaliste, la tendance à négocier et à transiger avec la révolution, telles étaient les idées qui perçaient à travers les instructions de Spielmann et qui retardaient la marche des Autrichiens.

Des préoccupations analogues assiégeaient, dans le même temps, l’esprit des Prussiens et suspendaient leurs mouvemens. La Russie se montrait d’une réserve extrême ; on ne pouvait obtenir d’elle des explications précises. Après avoir tant excité les convoitises, elle semblait prendre plaisir à les décevoir : la Prusse ne savait qu’une chose, c’est que, profitant de l’éloignement des alliés, la tsarine s’établissait en Pologne et y opérait à sa guise. L’Autriche, d’autre part, s’enveloppait de mystère ; on pouvait craindre qu’au lieu de risquer ses forces contre les Français, elle n’occupât tout simplement la Bavière, et ne s’entendît avec la Russie pour régler les affaires de Pologne au détriment de la Prusse. Était-il prudent, dans ces conditions, d’engager l’armée prussienne ? Ces réflexions fortifiaient Brunswick dans son dessein de gagner du temps, de parlementer, de négocier jusqu’à ce que l’on sût à quoi s’en tenir. Frédéric-Guillaume répugnait à cette politique, mais on y inclinait autour de lui, et ce prince, véhément et mobile, n’échappait jamais longtemps aux influences de son entourage. Là, tout était petites vues et petits moyens. Le ministre Schulenbourg, le seul homme d’affaires que le roi eût auprès de lui, était reparti pour Berlin, en demi-disgrâce, débordé par les événemens, discrédité par les favoris. La direction de la diplomatie passait entre les mains d’un Italien élevé dans la chancellerie de Frédéric, adroit, habile même, insinuant, mais ondoyant au possible, fugitif dans ses vues, insaisissable dans ses actes, un parfait égoïste au fond et toujours inquiet de flairer le vent favorable. C’était Lucchesini, naguère ministre à Varsovie, où il s’était montré l’adversaire ardent de l’Autriche. Il arriva le 14 septembre au quartier-général. Il y fut bientôt suivi par Haugwitz, qui, pendant tout l’été, avait représenté la Prusse à Vienne, et qui, fort lié avec Bischoffswerder, sorti comme lui des rose-croix, allait chercher à se faufiler aux premiers rangs par l’appui de la cabale. Dans ce groupe, l’influence principale appartenait alors à un aide-de-camp du roi, le colonel Manstein. Laborieux, borné, courtisan grave et mystique, mélange du théosophe et de l’intrigant, imposant par ses manières réservées, la correction de sa tenue, son air sombre, ses allures taciturnes, Manstein visait à prendre dans l’esprit du roi la place de Bischoffswerder. Ce dernier avait assis son crédit sur l’alliance autrichienne ; il avait flatté l’enthousiasme de Frédéric-Guillaume pour la croisade des rois ; Manstein prévoyait un revirement et se préparait à en profiter. Tous d’ailleurs inclinaient à juger la partie perdue ; ils ne s’étaient mis en route que pour une promenade militaire ; ils ne voulaient point d’une expédition sérieuse qui, en se prolongeant, substituerait nécessairement l’influence des militaires à celle des favoris. Ils préféraient la diplomatie à la guerre et l’intrigue à l’action.

Ainsi, dirigés par des motifs divers, tous ceux qui tenaient les fils dans ces conjonctures critiques se trouvaient disposés aux négociations : Dumouriez, pour gagner du temps et attendre ses renforts ; les alliés, pour se tirer d’une affaire qui leur semblait inextricable, s’épargner de nouvelles dépenses et s’assurer plus vite leurs indemnités ; les émigrés, enfin, pour hâter l’événement et décider leur succès. Ils prenaient leurs mesures pour circonvenir Dumouriez, comptant fort sur l’intervention de la baronne d’Angelle. C’était l’évêque de Pamiers qui menait ce petit complot. Il s’agissait d’obtenir de Dumouriez que, dans le cas où son armée serait repoussée sous Paris, il se prononcerait pour Louis XVI. « Je ne sais point, écrivait le baron de Breteuil, de bornes à mettre aux gains que Dumouriez pourrait demander pour lui et ses adjoints en pareille circonstance. » Ils affectaient, d’ailleurs, de conserver dans l’issue de l’entreprise une imperturbable confiance. « Il ne restait plus qu’une bataille à gagner, rapporte Bertrand de Molleville, bataille que le mauvais temps empêchait de livrer ; mais je n’avais pas le moindre doute que, le jour où la pluie cesserait, l’armée de Dumouriez ne fût taillée en pièces. L’impatience de voir arriver ce beau jour me réveillait. » Le baron de Breteuil le croyait prochain. Les Prussiens marchent sur Paris, écrivait-il à Fersen le 12 septembre, « M. le duc de Brunswick ne compte s’arrêter à Valmy, où il sera dans quatre jours, que le temps qu’il lui faudra pour renouveler et assurer les vivres de son armée. » Brunswick arriva, en effet, à Valmy à peu près au jour dit ; mais il y trouva Kellermann, qu’il ne s’attendait point à y rencontrer.


II

Le soir du 19 septembre, Kellermann s’était établi sur les hauteurs de Valmy. Ses troupes étaient entassées sur un étroit plateau où il n’avait pas les moyens de les déployer. Il disposait d’environ 20,000 hommes, et se trouvait assez éloigné de l’armée de Dumouriez, qui présentait alors un effectif de plus de trente mille soldats. Les Prussiens, qui en comptaient 40,000, se trouvaient entre eux et la route de Paris ; les Français se plaçaient entre l’ennemi et la frontière : les deux adversaires s’étaient tournés l’un l’autre. Le roi de Prusse prétendit couper les Français de leurs communications, et, craignant que Dumouriez ne lui échappât une seconde fois, il ordonna d’occuper, le 20 septembre, la route de Châlons. Les Prussiens se mirent en marche le matin, par un brouillard intense, et se heurtèrent à Kellermann. Celui-ci fit aussitôt mettre ses canons en batterie. Il n’en avait que quarante, mais parfaitement servis. Les Prussiens lui en opposaient quatre-vingts. Une furieuse canonnade s’engagea dans la brume. Vers onze heures, le brouillard se dissipa, et le jour, en s’élevant, découvrit l’une à l’autre les deux armées. Les Prussiens s’étaient formés en colonnes d’attaque : c’était la fameuse infanterie de Frédéric ; depuis la guerre de sept ans, elle n’avait pas livré de grande bataille ; l’ardeur de combattre, le sentiment qu’elles avaient de leur prestige rendaient à ces troupes, abattues la veille, leur allure redoutable. Sous le feu violent des artilleurs français, elles se déployaient, rapporte un officier russe[3], « avec cet ordre qui caractérise les troupes prussiennes ; à quelques boulets près, on eût cru se trouver à une manœuvre de Potsdam bien compassée. Jamais je ne vis rien de plus beau et de plus imposant, et jamais je n’avais plus fermement cru à une victoire. » Les alliés s’attendaient à voir les Français, après quelque attaque désordonnée, plier et se débander devant cette forteresse vivante qui s’avançait vers eux ; ils les aperçurent, au contraire, fermes à leur poste et en bel ordre de bataille ; « rangés, rapporte Goethe, en amphithéâtre, dans un repos et une tranquillité imperturbables. « Il y eut, de part et d’autre, une sorte de saisissement, quelque chose comme ces accalmies soudaines qui précèdent l’explosion des orages. Les Prussiens s’arrêtèrent. Des caissons firent explosion au milieu des Français ; ils parurent tourbillonner un instant et leur feu cessa. Les Prussiens se remirent en marche. Le trouble augmenta parmi les Français. Sur l’ordre général, le duc de Chartres fit approcher deux batteries montées qui couvrirent l’infanterie. Alors Kellermann, levant au bout de son épée son chapeau décoré de la cocarde tricolore, parcourut le front des troupes, animant les cœurs ; des cris mille fois répétés de : « Vive la nation ! » lui répondirent.

Cependant l’artillerie s’était remise de son alerte ; la canonnade des Français reprit serrée, continue. Les coups portaient dans les masses profondes de l’ennemi. Déconcertés par l’aplomb de ces troupes, qu’ils se figuraient chancelantes, troublés par le feu de cette artillerie, qu’ils avaient cru désorganisée et qu’ils reconnaissaient encore « pour la première de l’Europe[4], » les Prussiens hésitèrent. Brunswick arriva sur le champ de bataille ; il jugea l’opération manquée et la suspendit. On vit alors ces colonnes, tout à l’heure si fières et si menaçantes, osciller un instant, pivoter sur leur base et s’éloigner. La canonnade seule continua jusqu’au soir. La bataille coûtait à peine deux cents hommes aux Prussiens, trois cents aux Français. Si l’on ne regarde qu’au sang versé, c’était une escarmouche ; si l’on mesure les résultats, c’était une des grandes journées de l’histoire, à l’inverse de ces vaines hécatombes qui semblent n’avoir d’autre objet que de faire éclater à la fois l’horreur et la grandeur de la guerre, et de montrer qu’il n’y a rien de supérieur au génie destructif de l’homme, si ce n’est sa constance à défier la mort.

Dumouriez n’avait point pris part au combat. Il sut en retirer tous les fruits. Il échauffa les troupes et les entraîna. Il leur inspira confiance en elles-mêmes et dans leurs chefs. Elles avaient fait reculer les phalanges de Frédéric, elles se crurent invincibles. L’entrain succédait à la panique. Les Prussiens se sentirent vaincus ; ils doutèrent, non de leur force, mais de la faiblesse de l’ennemi et de l’utilité de la guerre. Il suffit de cette rencontre pour réveiller chez eux toutes les animosités contre ce rival d’hier, cet allié d’aujourd’hui, l’Autrichien, pour lequel ils s’épuisaient inutilement sans en être soutenus. Ajoutons qu’ils n’avaient alors nulle haine contre les Français ; les trouvant forts, ils se reprirent à les respecter, et se souvinrent que la France avait été longtemps une amie fidèle. Entre une armée luttant pour une cause nationale, se croyant appelée à régénérer le monde, et des soldats soutenant, loin de leur patrie, une guerre toute politique, sous des chefs incertains, la partie cessait d’être égale. Valmy fit passer toutes les forces morales du côté des Français.

On le sentit au camp prussien : « Vous allez voir, disait un officier, comme ces petits coqs-là vont se dresser sur leurs ergots. Ils ont reçu le baptême du feu… Nous avons perdu plus qu’une bataille. Le 20 septembre a changé la tournure de l’histoire. C’est le jour le plus important du siècle. » Le soir, autour du feu de bivouac, Goethe, interrogé par ses compagnons sur la portée de l’événement, leur répondit : « De ce lieu et de ce jour date une nouvelle époque de l’histoire du monde, et vous pourrez dire : J’y étais. » Ce que Massenbach exprimait en soldat, ce que Goethe résumait en philosophe, chacun en avait l’instinct, et la dépression des âmes était d’autant plus profonde que les souffrances matérielles s’y joignaient. Depuis quatre jours, les troupes vivaient d’une décoction de blé : le pain manquait, et, qui pis est, l’eau potable, au milieu des marécages et sous la pluie battante. « Le 21, au matin, rapporte Goethe, on se sentait dans une situation humiliante et désespérée. Nous nous trouvions placés sur le bord d’un vaste amphithéâtre, et, de l’autre côté, sur des hauteurs dont le pied était couvert par des rivières, des étangs, des ruisseaux, des marais, l’armée ennemie formait un demi-cercle immense… Si belliqueux qu’on eût été la veille, on avouait qu’un armistice était désirable, car les plus courageux et les plus ardens étaient forcés de reconnaître qu’une attaque serait l’entreprise la plus téméraire du monde. »

Si la position des Prussiens était mauvaise, celle de Dumouriez restait dangereuse. Le découragement de l’ennemi le servait plus que ses propres forces. Ses troupes ne lui paraissaient pas encore de taille à risquer une bataille rangée. Avec un peu de résolution et d’audace, les Prussiens pouvaient le tourner et le couper. Il comprit avec une sagacité rare que le temps travaillait pour lui et que, dans cette rencontre singulière, il ne s’agissait que de payer de contenance. Il suffisait d’agir en vainqueur pour s’assurer les avantages de la victoire. La partie se présentait comme il aimait à la jouer ; ces complications convenaient à la subtilité de son génie : il se trouvait enfin dans son élément. « Je suis arrivé au point d’épuiser cette armée par les bivouacs, la famine, les maladies et la désertion, écrivait-il à Servan le 26 septembre. J’ai eu l’avantage dans tous les combats particuliers : c’est en quoi le brave Kellermann m’a vigoureusement aidé. J’ai été le Fabius, il a été le Marcellus, et nous minons ensemble l’Annibal Brunswick. « Il se proposait de réunir 80,000 hommes, et, en attendant, de maintenir une « espèce de trêve » en amusant l’ennemi « par de vaines négociations. « Vaines, au début peut-être, mais dans sa pensée elles ne devaient point le demeurer toujours. Il comptait amuser l’ennemi, mais il désirait, au fond, que l’ennemi prît l’amusement au sérieux. L’idée de détacher le roi de Prusse de la coalition lui revenait naturellement à l’esprit, et il se croyait dans son camp plus maître de la diplomatie qu’il ne l’était, trois mois auparavant, aux affaires étrangères. Toutefois, ignorant les sentimens de la Convention, qui se réunissait alors à Paris, il ne voulait se hasarder qu’avec une extrême prudence sur ce terrain scabreux. Il se contenta de le reconnaître. Le hasard lui en fournit l’occasion.

Il y avait dans la maison civile du roi de Prusse un jeune secrétaire du nom de Lombard ; c’était un garçon fort avisé, mais d’un naturel pacifique. Cependant, lorsqu’il entendit le canon, il ne put contenir sa curiosité et voulut, comme tous les autres, aller voir la bataille. Mal lui en prit, car il tomba dans un parti de cavaliers français qui le ramassèrent. On prétendait qu’ils ne faisaient point de quartier aux Prussiens ; Lombard s’estima trop heureux de leur abandonner sa bourse, sa montre, sa bague, ses éperons et son cachet. Tandis qu’ils l’emmenaient, ils rencontrèrent une troupe de volontaires, et ce fut, avoue Lombard, un très mauvais moment à passer. Lombard était d’une famille de réfugiés ; il parlait français ; les volontaires, à son costume civil et à son langage, le prirent pour un émigré et voulurent le pendre. Les hussards le dégagèrent et l’entraînèrent à bride abattue jusqu’au camp du général Duval, entre les mains duquel ils le laissèrent. Duval, en apprenant sa qualité, le traita fort poliment, et ordonna qu’on le conduisît chez Dumouriez, à Sainte-Menehould. Il partit avec un convoi de blessés et erra toute la nuit dans les chemins, sous la pluie, sans manteau, affamé, transi, et par-dessus tout consterné de la déplorable aventure dans laquelle son imprudence l’avait jeté. Dumouriez lui envoya le lendemain un de ses aides-de-camp, qui. tâcha de le faire parler ; puis, averti que le roi de Prusse le réclamait, il proposa de l’échanger contre George, ancien député de Verdun, que les Prussiens avaient pris et gardaient en otage. Lombard écrivit pour annoncer cette proposition, ajoutant, avec un beau stoïcisme, qu’il s’en remettait à la sagesse du roi et subordonnait sa liberté aux besoins de la politique. Le message fut porté, le 22 septembre, par un homme qui tenait à la fois de l’agent secret et de l’aventurier militaire, Westermann, révolutionnaire ardent, fort compromis dans le 10 août. C’était un des hommes de main de Danton, et Dumouriez jugea prudent de le mêler à ses opérations. Il lui remit un mémoire pour le roi de Prusse. Dans ce mémoire, destiné, comme l’écrivait Dumouriez à Lebrun, ministre des affaires étrangères, « à amorcer la négociation, » il insistait sur le péril où l’alliance autrichienne entraînait la Prusse, sur les forces, chaque jour plus formidables, que lui opposerait la France. Après avoir insinué, sous forme de parenthèse, que Dumouriez se trouvait placé « par l’universelle confiance au plus haut degré du pouvoir, » le mémoire concluait en ces termes : « L’examen de tout ce qui vient d’être dit, joint à une multitude de motifs intéressans au roi de Prusse lui-même, porterait volontiers M. Dumouriez, général en chef, à prendre la liberté de lui conseiller de se retirer d’abord de sa personne et, ensuite, d’entrer en négociation sur le pied qui lui a été proposé par ce général lorsqu’il était ministre des affaires étrangères ; alors le roi de Prusse retirerait son armée du pas dangereux où elle se trouve et s’en servirait, ainsi qu’il y sera infailliblement appelé par une nécessité supérieure, à achever le vrai plan de la monarchie prussienne, qui est de contre-balancer la maison d’Autriche… » L’émissaire de Dumouriez ne se contenta point de remettre ce mémoire, il insinua que l’on pourrait négocier un arrangement qui assurerait le salut de Louis XVI, et que l’on en saurait davantage si l’on envoyait quelque personne de confiance auprès du général en chef.

Le roi accepta la proposition d’échange. Brunswick et Manstein l’engagèrent vivement à ne point repousser les ouvertures de Dumouriez. L’état de l’armée, la nécessité où l’on croyait être de battre prochainement en retraite, les inquiétudes que donnait la conduite de l’Autriche et de la Russie, enfin l’espoir de sauver la vie de Louis XVI décidèrent Frédéric-Guillaume. Il autorisa Manstein à se rendre au camp français, en compagnie de Heymann, ancien lieutenant de Bouillé, qui se piquait d’avoir de l’action sur Dumouriez et des intelligences dans le parti de la révolution. L’entrevue eut lieu le 23 septembre à Dampierre, au quartier-général de Kellermann. On échangea force complimens et prévenances ; Manstein tâcha d’amener Dumouriez à se déclarer pour Louis XYI. Sans se prononcer sur le fond, Dumouriez prodigua les encouragemens et les promesses générales, « amplifia beaucoup sur le mémoire, » et consentit à transmettre au conseil exécutif les propositions que Manstein lui laissa par écrit sous ce titre : Points essentiels pour trouver moyen d’accommoder à l’amiable tout malentendu entre les deux royaumes de France et de Prusse. Le texte était court et précis :


1o Le roi de Prusse ainsi que ses alliés désirent un représentant de la nation française dans la personne de son roi pour pouvoir traiter avec lui. Il ne s’agit pas de remettre les choses sur l’ancien pied, mais, au contraire, de donner à la France un gouvernement qui soit propre au bien du royaume.

2o Le roi ainsi que ses alliés désirent que toute propagande cesse.

3o L’on désire que le roi soit mis en entière liberté.


La conférence terminée, on se mit à table, puis on convint de se revoir et l’on décida de cesser provisoirement le feu. Le lendemain, 24 septembre, Manstein invita Dumouriez et Westermann à dîner. Dumouriez accepta d’abord ; puis, à la réflexion, il se ravisa. C’est qu’il venait d’apprendre les premiers décrets de la Convention : l’abolition de la royauté, la proclamation de la république. Ces nouvelles coupaient court à la négociation entamée par Manstein. Dumouriez n’était point homme à se compromettre sans profit et à risquer prématurément sa fortune dans la partie que venait de perdre La Fayette. Il écrivit à Manstein, lui fit ses excuses et lui manda les nouvelles de Paris, ajoutant qu’il attendait les ordres de son gouvernement pour reprendre les pourparlers. Il terminait par des complimens emphatiques et par l’expression sentimentale des regrets que lui causait une guerre contraire aux principes de l’humanité, de la philosophie et de la raison. Dumouriez savait aussi bien parler le jargon des rose-croix que celui des jacobins et jouait tour à tour, avec la même désinvolture, le personnage qui convenait à ses desseins.

Cette négociation avec les Prussiens était encore la moindre des affaires qu’il avait à conduire. Il lui fallait défendre contre son propre gouvernement la position dans laquelle il s’était retranché et dont il tirait tant de parti. Servan le pressait de battre en retraite et de couvrir Paris. Les troupes françaises souffraient moins que les prussiennes, mais elles étaient très éprouvées cependant. Dans l’inaction de la vie campée, au milieu des bois trempés de pluie, l’indiscipline tendait sans cesse à renaître. Ces allées et venues d’émissaires, ces entrevues de généraux agitaient les esprits, naturellement portés au soupçon. Enfin Kellermann, qui se sentait le vrai vainqueur de Valmy, supportait impatiemment la prépondérance que prenait Dumouriez et ne le secondait pas. Dumouriez tachait de le rallier à ses projets ; il s’efforçait de convaincre Servan : qu’on lui permît seulement d’attendre, et les Prussiens seraient forcés de se retirer ; leur retraite ouvrirait la route de la Belgique. C’était son idée maîtresse, il y revenait toujours. Le ministre des affaires étrangères, Lebrun, était sa créature ; le 24 septembre, il lui écrivit une lettre qu’il confia à Westermann. Ce dernier devait raconter à Danton ce qu’il avait vu dans le camp prussien et résumer de vive voix les pourparlers.

« Les points essentiels de Manstein ne sont point une base de négociation, écrivait Dumouriez ; mais cette pièce, qui n’engage à rien, peut servir de prétexte pour entrer en conversation. Elle prouve la détresse de l’armée prussienne. — Je crois, ajoutait-il, le roi de Prusse très embarrassé et très fâché d’avoir été si avant, et qu’il désirerait trouver un moyen de sortir d’embarras… Si je le tiens encore en panne huit jours, son armée sera entièrement défaite, d’elle-même, sans combattre. » D’ailleurs il n’entamerait aucune négociation sans un ordre formel. « Répondez-moi à cet égard ; en attendant, je continuerai à tailler ma plume à coups de sabre. » Deux jours après, le 26, s’adressant à Clavière, le ministre des finances : « J’espère que ceci ne sera pas long et que, si on m’y autorise, avec quelques escarmouches et de bonnes paroles, je vous débarrasserai des Prussiens. Quant aux Autrichiens, c’est autre chose. Mon avis n’est pas que nous les tenions quittes à si bon marché, et mes braves amis belges doivent y gagner leur liberté et nous leur alliance. » Il attendait beaucoup des « bonnes paroles ; » mais il souhaitait qu’on lui permît d’aller plus loin. « Comme les Prussiens paraissent me témoigner une confiance exclusive, parce que j’ai été ministre des affaires étrangères, écrivait-il à Servan le 26 septembre, je pourrai, si la république le juge à propos et si on m’envoie des bases, travailler activement et profiter des circonstances. » Reconnaissance de la république, rupture de la coalition, neutralité entre la France, l’Autriche et l’Empire, une simple intercession pour Louis XVI, évacuation du territoire : « Si ces articles peuvent être accordés, il s’ensuivra très vite un traité d’alliance entre la France et la Prusse qui donnera, presque sans combattre, la liberté aux peuples de la Belgique. »

En attendant, des émissaires choisis parmi les Alsaciens de l’armée se rendaient aux avant-postes prussiens, y répandaient des écrits contre l’Autriche et des appels à la liberté, engageaient les Allemands à déserter, à s’établir en France pour jouir des bienfaits de l’égalité : ils y trouveraient des emplois et des terres, car les Français, disaient ces naïfs apôtres, « aimaient les Prussiens comme des frères et ne détestaient que les Autrichiens. » Les Autrichiens et les émigrés se plaignaient de cette propagande que les Prussiens semblaient favoriser. Ceux-ci se décidèrent à y mettre fin, et, le 24 septembre, Massenbach fut chargé de déclarer que si les émissaires persistaient dans leurs tentatives d’embauchage, on les repousserait à coups de fusil. Reçu aux avant-postes français par le général Stengel, Allemand d’origine et qu’il connaissait de longue date, Massenbach fut conduit chez Kellermann. Il y trouva réunis les généraux La Barouillière et Dillon, avec les ducs de Chartres et de Montpensier, « les deux princes Égalité, » comme on disait alors. On se mit à causer de la campagne en gens du métier, qui se faisaient la guerre ainsi que l’entendaient, à la fin du XVIIIe siècle, les militaires de profession, sans esprit de haine nationale, sans passion dénigrante et sans mépris : une sorte de milieu entre une affaire d’honneur et une partie d’échecs. On s’estimait justement parce que l’on se battait ensemble, et pendant les pauses, on causait en hommes qui, pour risquer leur vie les uns contre les autres, ne se sentent pas moins du même monde, nourris de la même civilisation et liés encore, quoi qu’ennemis, par la grande franc-maçonnerie des armes. Massenbach trouva les Français très préoccupés des événemens politiques. Ils n’osaient pas, disaient-ils, considérer l’avenir. Dillon, soldat vaillant et royaliste convaincu, partagé entre son ardeur guerrière et son attachement pour Louis XVI, se montrait plus agité, plus perplexe, plus communicatif aussi que ses compagnons. Il avait autrefois connu Frédéric-Guillaume et Brunswick. Après le dîner, il prit à part Massenbach : « Dites au roi et au duc, lui dit-il, que la vie du roi ne peut être sauvée que si la coalition reconnaît la république et fait la paix avec elle. Cette paix la ruinera, car les partis se déchireront, mais la guerre les exaspérera, la monarchie et la noblesse seront anéanties. Qu’on ne songe pas à ramener les frères du roi : toute la nation les méprise et les déteste. » Puis, attirant son interlocuteur dans l’embrasure d’une fenêtre ouverte, où il était sûr de n’être point entendu de ses compagnons, il ajouta plus bas : « Dites au roi qu’on prépare à Paris une invasion de l’Allemagne, car on sait que le Rhin est découvert de troupes allemandes, et qu’on espère ainsi hâter la retraite des armées du sol français. » Cette confidence était peut-être, dans la pensée de Dillon, un moyen de décider les Prussiens à la retraite ; mais l’avis dépassait singulièrement la mesure, et des confidences de ce genre menaient à l’échafaud. Il n’y avait qu’une façon de concilier tous les devoirs : se battre et se taire. C’est le rude conseil que Danton donna au duc de Chartres[5]. La pente était trop glissante, et c’était le péril de ces entrevues. Dumouriez était trop avisé, trop maître de lui pour laisser échapper de ces paroles redoutables ; mais il avait, et comme général et comme diplomate, trop d’intérêt à continuer les pourparlers pour ne pas employer tout son art à tenir les Prussiens en haleine.

Il trouva dans Manstein un partenaire plein de zèle. Refusant de se rendre au camp prussien sous le prétexte que ses soldats s’y opposaient, il invita l’aide-de-camp du roi à venir le voir : « Nous causerons à fond sur les intérêts de deux nations faites pour s’aimer et être alliées. » Manstein dîna le 25 septembre à Dampierre, chez Dumouriez, avec Kellermann, Valence et les « deux princes Égalité. » Dumouriez démontra que le roi de Prusse serait nécessairement conduit à traiter avec la Convention. Manstein n’en écarta pas absolument la pensée et fit entendre que, « malgré la répugnance du monarque prussien, » de nouvelles propositions seraient probablement faites. Pour les faciliter, on résolut de négocier un cartel d’échange des prisonniers de guerre, et l’on arrêta que Thouvenot, l’aide-de-camp de confiance de Dumouriez, se rendrait, à cet effet, le lendemain au quartier-général prussien.

On s’y flattait alors des plus étranges illusions ; on croyait pouvoir gagner Dumouriez et, ce qui était plus invraisemblable, s’assurer le concours de son armée pour restaurer la monarchie. Brunswick se prononçait nettement pour les négociations. Les terrains étaient impraticables ; la cavalerie perdait ses chevaux, la dyssenterie continuait de sévir. On ne pouvait songer à une attaque nouvelle avant d’avoir reçu des renforts. Des bruits sinistres circulaient ; on assurait que des troupes arrivaient chaque jour à Dumouriez ; que des bandes de forcenés battaient le pays, rompant les communications, massacrant les soldats isolés. L’inquiétude était extrême. Ajoutez les nouvelles venues de Paris, la proclamation de la république et la menace d’une invasion des Français dans les pays du Rhin.

Lorsque, le 26 septembre, Thouvenot se présenta, il fut reçu par le duc de Brunswick. Le cartel d’échange fut signé sans difficultés ; puis on en vint aux affaires politiques. Thouvenot s’en tira avec esprit, éludant les questions compromettantes. « Nos nations, disait Brunswick, ne sont pas faites pour être ennemies. N’y aurait-il pas moyen de nous accommoder à l’amiable ? Nous savons que nous n’avons pas le droit d’empêcher une nation de se donner des lois, de tracer son régime intérieur ; nous ne le voulons pas. Le sort du roi seul nous occupe. » Qu’on les rassurât sur la vie de Louis XVI, qu’on lui donnât une place dans le nouvel ordre de choses, et le roi de Prusse se retirerait, il deviendrait même un allié de la France. — Je ne vois, répondit Thouvenot, qu’un seul moyen d’arrangement : c’est de traiter avec la convention nationale. » Sur ces entrefaites, Lucchesini survint. Il trouvait des difficultés à négocier avec la Convention : ne pourrait-on pas s’arranger avec l’armée ? — « Chez nous, monsieur, répliqua Thouvenot, la force armée ne traite pas de politique. »

Dumouriez jugea que son aide-de-camp avait montré trop de réserve. Ayant appris que le roi de Prusse manquait de sucre et de café, il imagina, le 27 septembre, de lui en envoyer ; il y joignait un second mémoire, plus long que le premier et beaucoup plus emphatique, sur le danger que l’alliance autrichienne faisait courir à la Prusse. Le tout était accompagné d’une lettre adressée à Manstein, « le vertueux Manstein, » comme le qualifiait Dumouriez. Il protestait de l’estime où tous les Français tenaient le roi de Prusse, de leur désir de renouer avec lui l’utile alliance dont les avait privés « une cour légère et perfide. » Il montrait les calamités qu’entraînerait la continuation de la guerre : « Il faut traiter avec nous ou il faut nous détruire, et on n’efface pas de la surface du globe une nation courageuse de 25 millions d’habitans. D’ailleurs, concluait-il, ce succès serait un crime contre l’humanité, s’il pouvait avoir lieu ; nous passerions de l’amour de votre roi à l’horreur d’un homme inhumain et injuste. Non, cela ne peut pas être ; vous m’avez peint le cœur et les vertus du roi, vous devez être son garanti Je vous embrasse cordialement. » Il comptait sans doute que ces fadeurs humanitaires et cet épais encens enivreraient le sombre théosophe. Il se mettait au ton des bizarres courtisans de Frédéric-Guillaume, espérant ainsi gagner ce monarque à ses insinuations et l’amener à quelque proposition bien déterminée. Il l’amena, en effet, à se prononcer, mais dans un sens fort différent de celui qu’il désirait.

Lucchesini exerçait une influence chaque jour plus grande au quartier-général prussien. Tout adversaire qu’il fût de l’alliance autrichienne, il était homme de précaution, et il trouva que Manstein s’était beaucoup trop engagé avec Dumouriez. Depuis son entretien avec Thouvenot, et en raison même de la réserve observée par cet officier, il s’était convaincu que Dumouriez n’avait point de pouvoirs, que la convention, selon toute vraisemblance, ne l’autoriserait point à traiter aux seules conditions compatibles avec l’honneur de la Prusse, que l’armistice ne profiterait qu’aux Français et que toutes ces négociations n’aboutiraient qu’à brouiller en pure perte la Prusse avec ses alliés. Le second mémoire de Dumouriez à Manstein le fortifia dans cette opinion. Le roi fut d’ailleurs blessé du ton que le général français prenait à son égard, de la manière dont il lui faisait la leçon sur ses propres intérêts, et de la hauteur avec laquelle il lui conseillait de trahir l’Autriche. Il désapprouva Brunswick, blâma Manstein, et l’obligea d’écrire sur-le-champ à Dumouriez. La lettre était fort sèche : elle coupait court, dans les formes les moins sentimentales, aux effusions du général français. Le roi ne manquait de rien, les présens étaient superflus. « J’ose vous prier de ne plus vous donner de pareilles peines. » Manstein priait aussi Dumouriez de ne plus parler de l’Autriche. « Chacun a ses principes : celui du roi mon maître est de demeurer fidèle à ses engagemens. Ce principe ne pourra qu’augmenter la bonne opinion que la nation française a de ce prince… » Cette ironie, qui sentait son Frédéric, trahissait la collaboration de Lucchesini à la correspondance du « vertueux » Manstein.

La lettre rompait la négociation ; mais elle ne changeait point le fond des choses. Elle n’empêchait pas la pluie de tomber sans relâche, la terre de se détremper encore davantage, les convois de s’embourber et de rester en chemin, le fourrage de manquer, les chevaux de dépérir, les hommes d’avoir la dyssenterie, les Russes de s’établir en Pologne et les Autrichiens de s’attarder en Allemagne. En huit jours, l’armée prussienne s’était affaiblie de 6,000 hommes, et le ministère ne recevait aucune offre réelle de Vienne ou de Saint-Pétersbourg. Le 21 septembre, lorsque les Prussiens pouvaient encore livrer bataille, ces considérations les avaient engagés à différer le combat ; maintenant que l’attaque devenait téméraire, elles leur commandaient la retraite. C’est à quoi ils se résignèrent. Pour se couvrir, et faute d’autre engin de guerre, ils lancèrent un manifeste. Brunswick, qui avait signé déjà celui de juillet, qu’il trouvait détestable, signa encore celui d’octobre, qu’il ne jugea pas meilleur. Il était moins brutal, sans doute ; le premier était un manifeste d’invasion, destiné à faire peur ; celui-ci était un manifeste de retraite, destiné à faire illusion : il était tout rempli de faux-fuyans emphatiques, les équivoques de la pensée atténuaient les rodomontades du style, et les sommations étaient doublées d’échappatoires. Cet épouvantail de chancellerie était l’œuvre de Lucchesini. Il en paraissait très fier, parce qu’il y avait glissé nombre de malentendus : « J’ai dû, écrivait-il aux ministres prussiens, me borner à insister sur la liberté, la sûreté et le rétablissement de la dignité du roi très chrétien, points qui pourront être accordés en tout cas sans entraîner implicitement l’idée de son autorité. J’ai évité soigneusement de rien dire qui puisse nous compromettre par rapport à cette formation subite d’un état républicain ; enfin les termes employés nous laisseront toute la liberté et la facilité d’appliquer leur sens aussi bien à un avenir heureux qu’à un état de succès imparfaits et insuffisans pour l’exécution de nos vues. »

Une missive de Manstein transmit, le 28 septembre, ce manifeste à Dumouriez et lui en annonça la publication. Le manifeste prussien produisit sur Dumouriez le même effet que son mémoire avait produit sur le roi de Prusse : « Le duc de Brunswick me prend sans doute pour un bourgmestre d’Amsterdam, dit-il à l’officier qui apportait le message. Annoncez-lui que, dès ce moment, la trêve cesse et que j’en donne l’ordre devant vous. » Puis, prenant la plume, il écrivit : « Je suis affligé, vertueux Manstein, de recevoir pour unique réponse à des raisonnemens que m’inspiraient l’humanité et la raison une déclaration qui ne peut qu’irriter un peuple libre… Ce n’est pas ainsi qu’on traite avec une grande nation et qu’on dicte des lois à un peuple souverain. » Dumouriez n’avait point à dissimuler le manifeste ; il prit les devans, le fit imprimer, y joignit son second mémoire au roi de Prusse, la lettre de Manstein, sa réponse, et fit lire le tout aux soldats avec cet ordre du jour : « Voici, mes compagnons d’armes, les propositions raisonnables que j’ai faites aux Prussiens après avoir reçu d’eux des messages pour une pacification. Le duc de Brunswick m’a envoyé pour réponse un manifeste qui irritera la nation entière et augmentera le nombre des soldats. Plus de trêve, mes amis ; attaquons ces tyrans et faisons-les repentir d’être venus souiller une nation libre. » Correspondance, mémoire, manifeste et ordre du jour furent envoyés à la Convention, et Dumouriez eut soin que quelques exemplaires s’égarassent chez les Prussiens.

Ce ton péremptoire et cette fermeté de décision ne laissèrent point de leur causer de l’inquiétude. Ils trouvèrent que Dumouriez allait bien vite en besogne et que, pour le prendre de si haut, il devait se sentir en mesure d’agir avec vigueur. S’il le faisait, leur retraite était plus que compromise et pouvait se terminer en déroute. Il leur parut que le général français avait pris trop à la lettre la rhétorique du manifeste et n’en avait pas saisi toute la diplomatie. Dumouriez les avait abusés par des négociations illusoires et s’était ainsi donné le temps de recevoir ses renforts. Ils tâchèrent de lui rendre la pareille et de l’amuser à leur tour jusqu’au moment où leur retraite semblerait assurée. Le plus pressé était de prolonger la trêve, ne fût-ce que d’un jour. Brunswick le déclarait indispensable ; Manstein écrivit le 29 septembre à Dumouriez, l’assurant qu’il s’était mépris sur le sens de la déclaration : « Cette réflexion et l’amour de l’humanité me prescrivent de vous demander un entretien pour demain. » Dumouriez, qui disposait alors de plus de 70,000 hommes, préparait un mouvement qui devait, selon lui, forcer les Prussiens à se retirer sur la Meuse ; mais il avait besoin de quelques jours pour se concentrer. Pour les gagner, il comptait harceler l’ennemi, le fatiguer, couper ses convois. Tout en les « tracassant » ainsi, tout en se préparant à les contraindre à la paix, il espérait encore les y amener par les voies de persuasion ; mais il ne croyait plus possible de décider le roi de Prusse à rompre avec l’Autriche : « Ces gens sont insolens, écrivait-il le 29 septembre à Lebrun ; mais ils ont besoin de la paix et je les crois très fâchés de s’être enfournés. La grande difficulté pour eux est de savoir comment ils pourront garder le decorum dans cette négociation. Je crois que décidément le roi de Prusse n’abandonnera pas l’Autriche. Mon avis est aussi qu’il vaudrait mieux consentir à la paix générale, si nous pouvions la faire glorieusement, que de courir les hasards d’une guerre très longue dans notre propre patrie. J’espère qu’ils ne s’aviseront pas de nous demander de l’argent ou des cessions de territoire et que, dans aucun cas, nous ne serons assez lâches pour rien céder qui compromette la dignité nationale. » Mais que voulait-on à Paris ? Dumouriez, dans l’ignorance où il était sur ce point, ne pouvait faire un pas de plus : « Je ne vois point arriver les citoyens Westermann et Benoît que vous m’avez annoncés. Voilà plusieurs courriers très importans qui restent sans réponse. Il est cependant bien essentiel qu’on prenne un parti, ou pour traiter ou pour rompre entièrement. Je le demande avec insistance. »

Dans tous les cas, si l’on voulait renouer, il y avait une condition préalable à remplir : la rétractation du manifeste. Persuadé qu’il l’obtiendrait en tenant ferme, il écrivit à Manstein que, tant que ce manifeste subsisterait, les pourparlers ne pourraient être repris. Il ajouta que, d’ailleurs, il l’avait envoyé à la convention : « Je ne peux, disait-il en terminant, qu’attendre les ordres de mon souverain, qui est le peuple français, rassemblé en convention nationale par ses représentai. » Ainsi, le 29 septembre, les rôles étaient sensiblement changés. Le lendemain de Valmy, les Prussiens avaient eu réellement la pensée de négocier ; maintenant la négociation n’était plus pour eux qu’une ruse de guerre. Ils cherchaient à arrêter Dumouriez par le moyen qu’il avait employé pour les contenir. Dumouriez les avait joués, mais, au fond et tout en profitant de son artifice, il était tout prêt à engager sur cette invite une partie sérieuse. De part et d’autre, on était donc disposé à reprendre la conversation ; mais il fallait un prétexte, un moyen de renouer le fil rompu par le manifeste de Brunswick et la dénonciation de l’armistice. L’arrivée de Benoît et de Westermann en fournit l’occasion. Le conseil exécutif, à son tour, inclinait vers les négociations.


III

Danton avait été nommé député à la Convention ; le 21 septembre, il déclara se démettre de ses fonctions de ministre, mais il les exerça jusqu’à l’installation de son successeur, Garat, qui, nommé le 10 octobre, n’accepta que le 12. Lors même d’ailleurs qu’il ne siégea plus dans le conseil, il continua d’y dominer. Tous les témoignages confirment ce jugement de Michelet : « En lâchant le ministère, il n’avait rien lâché… Il conservait les fils de la diplomatie et de la justice… On pouvait croire que le dictateur n’était plus à trouver, qu’il existait déjà, ce roi de l’anarchie… » C’est le 25 septembre que le conseil reçut les lettres apportées par Westermann et prit connaissance des Points essentiels posés par Manstein. D’après une tradition recueillie par l’auteur des Mémoires d’ un homme d’état et admise par la plupart des historiens, Danton se prononça pour les négociations : il ne s’agissait point, selon lui, de conclure un traité en forme, mais une convention secrète et toute militaire, en vertu de laquelle les Prussiens se retireraient ; le but de la guerre serait atteint, et cette retraite, qui passerait pour une déroute, découragerait les émigrés. Les documens[6] nous prouvent que le conseil désirait négocier. Sans accorder « beaucoup de croyance à la sincérité des ouvertures faites par le roi de Prusse, le conseil exécutif, écrit Lebrun, était cependant dans l’intention de ne pas les repousser. » Sur le premier et le troisième des articles indiqués par Manstein, le maintien de Louis XVI sur le trône et sa mise en liberté, il n’y avait point de conciliation possible ; mais en serrant de près, en sollicitant avec insistance le texte du premier article, le conseil en retirait « l’aveu formel de cette base fondamentale de la république,.. la souveraineté de la nation française. » —… « En demandant Louis XVI comme un représentant avec lequel il pût traiter, le roi de Prusse, par une contradiction bizarre, faisait une demande conforme à ce qu’avait établi la constitution contre laquelle les puissances liguées avaient pris les armes et dont elles avaient accéléré la chute… » Enfin, ce premier point essentiel qui contenait tant de choses, contenait aussi « l’aveu formel que l’ancien gouvernement n’était pas propre au bien du royaume. » Le conseil concluait de là que, tout en écartant ces articles relatifs à Louis XVI, on pourrait peut-être s’accommoder sur les intérêts mêmes du roi de Prusse ; il décida, en conséquence, de renvoyer Westermann auprès de Dumouriez et de lui adjoindre Benoît « avec des pouvoirs suffisans. » Benoît avait été chargé naguère par Dumouriez d’une mission à Berlin : il devait se concerter avec lui, et conduire l’affaire sous sa direction.

Il avait fallu toute la dextérité des fins légistes qui siégeaient dans le conseil pour concilier les Points essentiels de Manstein, qui ne touchaient que Louis XVI, avec une négociation dont sa personne devait être exclue. Ce n’était point simplement pour calmer leurs scrupules juridiques que les membres du conseil s’étaient livrés à cette joute de subtilités. Ils jugeaient opportun de négocier, mais ils savaient qu’il serait dangereux de passer, aux yeux de leurs terribles commettans, pour suspects de pactiser avec les tyrans. Sous ce rapport, un procès-verbal succinct et des dépêches diplomatiques, nécessairement secrètes, ne suffiraient point à les couvrir, du moins au début. Il fallait se mettre en règle avec la Convention, et comme l’évacuation du territoire était le but qu’ils se proposaient d’atteindre, ils jugèrent expédient de poser comme une condition préalable de leurs négociations ce qui en devait être le résultat. En conséquence, ils rédigèrent la déclaration suivante :


Les généraux de l’armée du Nord et du Centre, ayant fait connaître au conseil exécutif que des ouvertures leur ont été faites de la part du roi de Prusse, qui annonce son désir d’entrer en négociation, le conseil arrête qu’il sera répondu que la république française ne veut entendre aucune proposition avant que les troupes prussiennes aient entièrement évacué le territoire français.


Le lendemain, 26, Lebrun porta cet arrêté à la Convention. Il le fit précéder d’un rapport d’une violence extrême. Il y parlait, notamment : « de ces perfidies profondes dont la politique du cabinet de Berlin avait souvent donné le scandale. » Le reste allait du même ton. Si Brunswick ignorait le langage qu’il faut tenir aux peuples libres dont on désire l’amitié, il est clair que Lebrun n’avait aucune notion de l’art de parler aux rois dont on recherche l’alliance. Il y avait sans doute quelque finesse cachée et des arrière-pensées qui se dissimulaient derrière l’emphase de son rapport, comme il y en avait dans le manifeste de Lucchesini, mais chacun gardait pour soi les restrictions mentales ; manifestes et discours s’adressaient à la galerie, et la galerie, qui les prenait à la lettre, n’y voyait que les mépris, les menaces, les gros mots et les provocations. La lecture du rapport fut suivie de celle de l’arrêté. L’un et l’autre furent accueillis par des applaudissemens. Lebrun déclara en terminant que désormais la politique a serait aussi franche que peu compliquée, » et qu’il n’y aurait plus lieu de recourir « à cette diplomatie qui n’était que l’art de la dissimulation, de la perfidie, de l’imposture, et de la tromperie. » Cela fait, il rentra dans son ministère et signa les instructions destinées au négociateur qu’il envoyait à l’un de ces potentats qu’il venait de flétrir et dont il repoussait si superbement les avances.

Considérant les Points posés par Manstein, Lebrun répondait que Louis XVI ne représentait plus la France et que l’on ne pouvait le mettre en liberté. « Il sera jugé, et la nation ne souffrira point qu’aucun étranger vienne influer sur sa justice ou sur sa clémence[7]. » C’était donc avec le conseil exécutif qu’il convenait désormais d’entrer en négociations. Sur le second point, la propagande, il s’expliquait nettement : il la répudiait. C’était une calomnie des émigrés. La propagande n’avait jamais reçu ni organisation ni autorisation. « La nation française crut toujours que le livre éternel de la nature et de la raison était une propagande infaillible et plus puissante que ses orateurs et ses pamphlets. C’est donc sur la raison, sur les intérêts bien entendus des princes, plutôt que dans l’exaltation même de ses sentimens de bienveillance universelle qu’elle s’est reposée du bonheur de l’humanité. Elle ne souffrira jamais qu’on s’autorise de son nom et de sa puissance pour porter le trouble dans les états de ses alliés. » La Prusse pourrait être un de ces alliés : le sort de Louis XVI n’importe point à son bonheur. « Si le roi de Prusse renonçait à une guerre désastreuse,.. ses propositions seraient écoutées avec intérêt, et l’alliance des deux nations deviendrait possible ; » mais il y aurait un préliminaire indispensable, ce serait la retraite des Prussiens en territoire neutre. « Dans cette hypothèse, l’alliance ne tarderait pas à être promise, on s’occuperait promptement d’en régler les bases. » Ces dispositions ne s’appliquaient qu’à la Prusse : l’Autriche en était exclue ; la France ne poserait les armes qu’après s’être vengée de la cour de Vienne. Ce qui suivait était d’une nature extrêmement délicate et montrait dans quelle mesure le conseil exécutif, tout en conservant encore pour lui-même les principes de la révolution, était déjà disposé, dans ses transactions avec les états de la vieille Europe, à se plier à la coutume des démembremens et des échanges, à concilier enfin le système de la convenance d’état avec le principe de la souveraineté du peuple. « Si même le roi de Prusse ressentait contre la maison d’Autriche la juste indignation qui doit l’animer, s’il prétendait à s’indemniser des frais d’une guerre entreprise sur les exposés insidieux et les folles espérances de la cour de Vienne, on ne serait peut-être pas éloigné de trouver convenable qu’il s’emparât du reste de la Silésie ; mais alors il s’engagerait à garantir l’indépendance des provinces belgiques, que la France ne tarderait point à couvrir de ses armées. Par une suite des principes que la volonté nationale a consacrés, l’indépendance de ces provinces serait absolue, et la nation française promettrait formellement que jamais, même dans le cas où les Belges délivrés en exprimeraient le vœu librement, elle ne consentirait à l’accession d’aucune partie des territoires des Pays-Bas à l’empire français. »

Sentant bien que les articles relatifs à Louis XVI étaient la partie très faible de ce plan de négociation, les membres du conseil firent remettre à Westermann des pièces tendant à prouver que, dans sa captivité, le monarque déchu était traité avec égards. Muni de ces documens, de ces instructions et de celles qui étaient destinées à Dumouriez, Benoît et Westermann partirent, le 27 septembre au soir, pour rejoindre ce général. Les choses en étaient là, quand le conseil reçut coup sur coup le manifeste de Brunswick, qui rompait les négociations, et la lettre de Dumouriez, du 29 septembre, qui en faisait pressentir la reprise. Le conseil approuva la conduite et les vues du général[8]. Sur la foi de rumeurs, assez fondées d’ailleurs, et qui annonçaient des troubles en Prusse, Lebrun croyait que Frédéric-Guillaume ne cherchait qu’à sortir honorablement de son expédition. Il allait même maintenant jusqu’à admettre l’idée d’une paix générale. Trois jours auparavant, il déclarait à l’Autriche une guerre à outrance ; sous l’impression de la lettre de Dumouriez, il se faisait à l’idée de traiter même avec cette ennemie héréditaire. « Je crois, écrivait-il, qu’il est de l’honneur du roi de Prusse de ne pas abandonner son alliée aussi subitement, et que, si l’on peut faire une paix générale sur les seules bases que la république française peut maintenant admettre, il y aurait une obstination mal placée de ne pas en saisir l’occasion. » Ce ne serait d’ailleurs que partie remise : avant trois mois, l’Autriche serait en guerre avec la Prusse, et la Prusse serait alliée de la France. « Ainsi, mon cher général, il ne faut pas trop tenir à l’idée de ne traiter qu’avec la Prusse seule ; mais, dans tous les cas, il ne faut pas consentir à l’ouverture d’un congrès pour des négociations suivies, qu’au préalable les troupes ennemies ne soient hors de notre territoire ; vous pourrez seulement convenir de quelques bases préliminaires, sous la ratification de la Convention, pour faciliter leur sortie de France. » Ainsi, dans le temps même où les Prussiens désiraient des négociations pour masquer leur retraite, le conseil exécutif leur offrait de négocier à la condition qu’ils se retireraient.


IV

Benoît et Westermann arrivèrent le 29 septembre au camp de Dumouriez. Ils y trouvèrent trois commissaires de la convention qui venaient y proclamer la république. C’étaient Prieur (de la Marne), Sillery et Carra. Prieur était un avocat, jacobin prononcé ; Sillery un ci-devant noble, ami du duc d’Orléans et mari de Mme de Genlis ; Carra, un journaliste, dont les violences se prêtaient à des compromis étranges : c’était lui qui avait lancé naguère l’idée d’appeler le duc de Brunswick au trône de France. Ni Carra ni Sillery n’étaient gens à redouter des négociations, voire à s’effaroucher d’une intrigue. Tous les trois d’ailleurs étaient sous le charme de Dumouriez. « Il fait, écrivait Sillery à Pétion, la plus belle et la plus savante campagne que la France ait jamais faite… Il n’y a pas deux partis à prendre : il faut donner à Dumouriez le grade de maréchal de France qui ôte tout prétexte de division entre les chefs ; lui seul a tenu tête à toutes les opinions différentes, et le résultat est qu’il a sauvé la France. » Rien, du côté des Français, ne s’opposait donc à ce qu’on entamât sérieusement les pourparlers. Benoît et Westermann se rendirent dans le camp prussien ; on les y accueillit avec force complimens ; on leur prodigua l’eau bénite de cour, qu’ils reçurent très poliment ; disposés comme ils l’étaient, on n’eut aucune peine à les amuser de vaines paroles et à les tenir en patience. C’était alors tout ce que voulaient les Prussiens.

Leur retraite commençait, et elle s’opérait dans des conditions désastreuses. L’ordre de marcher fut donné dans la nuit du 30 septembre au 1er octobre[9]. L’armée s’ébranla tristement et lentement. Les bagages et l’artillerie s’encombraient et barricadaient les chemins. La troupe marchait à travers des champs d’argile rougeâtres, gluans, tenaces, coupés de flaques marécageuses. Cavaliers et fantassins risquaient à tout instant de s’abîmer dans cette fange. C’était, selon l’image évoquée par Goethe, une sinistre parodie du désastre de Pharaon dans la Mer-Rouge. Les routes se jonchaient d’hommes et de chevaux morts ; le 3 octobre, il fallut abandonner les malades à la générosité des Français. On se pressait, on s’encombrait, et la confusion achevait de déprimer les esprits. C’est qu’on se sentait à la merci de l’ennemi. « On avouait, écrit Goethe, qu’il n’y avait pas de salut à espérer aussitôt que l’ennemi que nous avions à dos, à droite, et à gauche jugerait à propos de nous attaquer… Mais l’attaque ne s’étant point faite dans les premières heures, les cœurs qui avaient besoin d’espérance se rassurèrent bientôt… On se disait que les négociations entre les quartiers généraux s’étaient terminées à notre avantage. » Elles n’étaient qu’entamées, et à peine encore, mais cela devait suffire pour sauver les Prussiens.

Les ordres que Dumouriez donna pour la poursuite manquaient de précision : ils furent exécutés mollement. Kellermann ne les approuvait point ; la discorde des généraux ralentit encore l’action de l’armée. Elle suivit les Prussiens, elle ne les harcela point. C’est que Dumouriez, et, sur ce point, Kellermann s’accordait avec lui, désirait traiter. Les Prussiens, pour gagner du temps, n’avaient qu’à flatter ces espérances et à soutenir ces illusions. Ils s’y employaient de leur mieux. Leurs généraux, dans les entretiens qu’ils eurent avec Westermann et Benoît, parlaient peu de la république ; ils se montraient réservés sur l’article de la paix, plus retenus encore sur celui de l’alliance ; mais, en revanche, ils se répandaient en diatribes véhémentes contre l’Autriche. Les envoyés du conseil exécutif se laissèrent prendre à ce stratagème classique qui avait déçu avant eux tant de diplomates de l’ancien régime et continua d’abuser après eux tant de diplomates du régime nouveau. Comme la haine de l’Autriche les obsédait, il suffisait que l’on parût d’accord avec eux sur ce point pour qu’ils s’imaginassent qu’on l’était sur les autres. Qui détestait leur ennemi devait nécessairement les aimer. Ils n’apercevaient pas de moyen terme entre ces propositions, et pour les entretenir dans cette équivoque, les Prussiens n’avaient qu’à ne point démentir les conclusions qu’ils en tiraient. Entre gens qui s’entendaient si bien l’alliance semblait facile ; nos envoyés la voyaient déjà conclue. On prétend que Westermann reçut 250,000 livres pour se laisser jouer de la sorte : c’est faire trop d’état de la générosité des Prussiens et trop peu de cas la sottise humaine. Westermann était convaincu. Il écrivait à un de ses amis : « J’ai été au camp prussien dîner avec le roi de Prusse ; j’ai fait plus que jamais l’on n’a espéré de moi ; dans ce moment, je suis tout-puissant… Tout va bien : les Prussiens se séparent d’avec les Autrichiens ; toutes leurs armées sont en déroute… La république sera établie malgré l’univers. » Les commissaires de la convention l’envoyèrent porter ces bonnes nouvelles au conseil exécutif. Il partit le 3 octobre. La manœuvre des Prussiens avait réussi. Il était maintenant trop tard pour leur couper la retraite.

Dès qu’on leur avait laissé franchir les défilés, l’occasion était perdue de les écraser. Les difficultés de la marche étaient les mêmes pour les Français que pour l’ennemi, et les Français, moins aguerris, moins fortement encadrés, en auraient peut-être été plus ébranlés encore. « Le temps et les chemins sont détestables, écrivait Dumouriez, le 6 octobre, au ministre de la guerre ; nous n’avons ni vivres ni fourrages, et nous finirions par nous mettre aussi mal qu’eux si nous suivions leur marche avec plus d’acharnement que de prudence. » Il revint alors à son plan primitif, qu’il n’avait jamais abandonné. Il résolut de marcher sur la Flandre avec 30,000 hommes, de débloquer Lille et d’entrer en Belgique, tandis que Kellermann, avec 50,000 hommes, contiendrait les Prussiens, menacerait leur retraite, appuierait les mouvemens de Custine sur le Rhin, et que Montesquiou envahirait la Savoie. Au cours de ces combats, on continuerait les négociations. « C’est ainsi, écrivait Dumouriez à Biron[10], que nous pourrons travailler en grand… J’espère que je finirai par faire préférer au roi de Prusse l’alliance de la France à celle de la dangereuse et perfide Autriche. Je charge Kellermann d’achever sa conversion à coups de canon… Je fais filer 30,000 hommes pour aller délivrer le département du Nord ; j’y marche à leur tête, et vous jugez d’avance, mon ami, que je ne compte pas m’en tenir là et que j’espère passer mon carnaval à Bruxelles. C’est la seule récompense que je demande pour avoir sauvé la patrie. » Tout alors se pliait à ses vues. Il reçut une lettre de Lebrun, datée du 7 octobre, remplie de promesses ; il n’y aurait point de récompenses trop éclatantes pour ses services ; le commandement en chef de l’expédition de Belgique lui était assuré : « C’est une véritable jouissance pour moi d’être encore l’organe du conseil pour vous transmettre une autorité exclusive et une confiance sans bornes. » Toutefois il restait à régler les détails d’exécution et à combiner l’expédition de Belgique avec l’offensive générale sur le Rhin et sur les Alpes. Dumouriez jugea nécessaire de donner de sa personne ; il partit pour Paris.

Cependant l’armée prussienne, « hôpital ambulant traînant une marche lente, » selon le mot de Goethe, avait péniblement atteint Verdun. Les Prussiens ne songeaient pas à tenir dans cette place, mais ils avaient besoin de s’en couvrir quelques jours, et comme Dillon, qui les serrait de près, leur faisait beaucoup de mal avec l’artillerie de son avant-garde, ils eurent recours à l’expédient qui les avait jusque-là si bien servis. Le 8 octobre, Kalkreuth, un des lieutenans de Frédéric et un des combattans de la guerre de sept ans, demanda aux généraux français une conférence en vue d’une suspension d’armes. Les généraux La Barouillière et Galbaud se rendirent, à cet effet, aux avant-postes. Comme ils mettaient à l’armistice des conditions que le commandant en chef de l’armée prussienne pouvait seul décider, on l’appela. L’entretien se tourna, presque dès son début, sur les affaires générales. « Causons de votre nation, dit Brunswick ; je l’aime, et je l’ai prouvé plus d’une fois. Je suis fâché que Dumouriez, au sujet de mon dernier manifeste, ait pris la mouche pour quelques expressions insignifiantes qui s’y trouvent. Ces expressions se jettent dans le peuple, mais les personnes instruites savent les apprécier. » Galbaud fit observer que la nation ne pouvait admettre des négociations avec ceux qui niaient la souveraineté nationale. Un émigré vint à passer ; les deux Prussiens ne cachèrent point leurs sentimens pour ses pareils. « Je n’ai jamais aimé les traîtres, dit le duc, faites-en tout ce que vous voudrez, peu nous importe. Mais j’insiste pour que la nation française, connaissant mieux ses intérêts, revienne à des principes plus modérés. » La Barouillière répondit que la retraite de l’armée prussienne serait la meilleure preuve de ces dispositions. Les Français étaient en mesure de contraindre les Prussiens à évacuer le territoire, mais les Prussiens avaient intérêt à éviter toute effusion de sang. Ces propos ramenèrent les interlocuteurs à l’armistice, qui fut décidé pour une durée de vingt-quatre heures. On convint, en outre, qu’il y aurait une nouvelle conférence, dans laquelle on traiterait de la capitulation de Verdun. Mais le duc avait besoin de prendre auparavant les ordres du roi. a Je suis charmé, dit-il à La Barouillière en le quittant, d’avoir fait votre connaissance ; quant à vous, général Galbaud, j’ai vu avec plaisir un officier d’artillerie : vous m’avez montré, par votre batterie, un échantillon des talens de l’ancien corps royal. Continuez à bien servir votre patrie, et croyez que, malgré la teneur des manifestes, on ne peut s’empêcher d’estimer ceux qui travaillent avec loyauté à assurer l’indépendance de leur pays. » Après cet entretien, qui résume mieux que ne le pourrait faire une longue étude, les mœurs militaires du XVIIIe siècle, « le prince philosophe » se retira dans son camp, Dillon s’établit devant Verdun et somma la place de se rendre. Il s’agissait, pour les Prussiens, de la rendre à de bonnes conditions. C’est à quoi s’employa Kalkreuth dans la conférence qu’il eut le 11 octobre avec Dillon et Galbaud. L’Autriche fit les frais de la conciliation. « Vous n’ignorez pas, dit le général Dillon, que, de tout temps, la nation française a estimé les Prussiens, qu’elle a toujours blâmé le monstrueux traité de 1756… Puissent les deux nations, connaissant mieux leurs intérêts, se réunir contre leur ennemi commun ! — Croyez, repartit Kalkreuth, qu’il ne dépendra pas de moi que cet heureux événement n’arrive promptement. Je n’ai point été consulté sur la guerre présente ; je la trouve aussi impolitique, de la part du roi, que celle de 1756, de la part de Louis XV. » Dillon insista pour que la Prusse se séparât de l’Autriche. « J’espère, dit-il à Kalkreuth en prenant congé, que la campagne prochaine ne s’ouvrira pas sans que la France et la Prusse soient réunies, que vous nous aiderez à affranchir les Pays-Bas. Rappelez au roi de Prusse qu’il ne saurait avoir une plus belle alliance que celle d’un peuple libre. — Reposez-vous sur moi, répondit Kalkreuth ; croyez que personne n’apprécie mieux les avantages communs d’une telle alliance. Puissé-je aller moi-même à Paris la négocier ! Sûr de la loyauté française, les affaires ne seront pas longues à terminer. » Celle de la reddition de Verdun avait été vite conclue. Les Prussiens évacuèrent la place le 12 octobre sans être inquiétés, et Dillon y entra.

A mesure que l’armée alliée avançait vers la frontière, la retraite tournait à la déroute. Les Prussiens en étaient réduits à dépecer les chevaux morts. Les chariots embourbés restaient dans les ornières. Il fallait encore gagner du temps, et Kalkreuth fut chargé de négocier un nouvel armistice. Le 14 octobre, il eut une entrevue avec Kellermann et Dillon. « Si la guerre continue, dit Kellermann à l’un des officiers qui accompagnaient le général prussien, on veut absolument rendre libres les Pays-Bas autrichiens. On sait en France que vous visez à un second partage de la Pologne ; la France verrait avec plaisir augmenter par là les forces d’une puissance qui doit tôt ou tard être son alliée. » C’était toucher les Prussiens à l’endroit sensible. Lucchesini, qui affectait de blâmer « ces négociations insidieuses, » était forcé de reconnaître que la tactique des Français avait porté ses conséquences. Les Autrichiens s’en inquiétaient, et les Prussiens, de leur côté, découvraient chaque jour de nouveaux motifs de se méfier de leurs alliés. Les généraux français allaient trop vite en besogne quand ils croyaient possible de les séparer immédiatement et d’amener le roi de Prusse à se faire républicain ; mais le fait est que les relations des deux cours étaient fort loin d’être cordiales, que ces alliés en étaient à la suspicion légitime, et que, tout éloignés qu’ils fussent encore de la rupture, ils en prenaient le chemin. Les Prussiens s’étaient plaints, dès le début, de la lenteur que l’Autriche mettait à les appuyer. Ce n’était plus de renforts qu’il s’agissait maintenant. L’Autriche retirait ses troupes. Forcée de lever le siège de Lille, elle rappelait pour couvrir la Belgique les divisions qui avaient été détachées à l’armée de Brunswick. Ces résolutions, jointes au silence que gardait la cour de Vienne sur l’article des indemnités, avaient fort irrité le roi. « Il est tombé dans le plus profond dégoût contre l’Autriche, » écrivait Lucchesini le 13 octobre. Hohenlohe refusa péremptoirement d’aider les Prussiens à défendre Longwy. Ce fut le coup de grâce. A la suite d’une conférence orageuse avec le général autrichien, Frédéric-Guillaume fit retomber sa colère sur Bischoffswerder. « Voilà, s’écria-t-il, les f… alliés que vous m’avez donnés ! je suis près de rompre avec eux. »

C’est alors que l’envoyé de la cour de Vienne, Spielmann, arriva pour régler la question des indemnités. Il était à Luxembourg depuis le 30 septembre ; il s’était présenté à Verdun, s’y était abouché avec Haugwitz, puis il s’était joint au cortège de la retraite. Tout ce qu’il avait appris et observé l’avait convaincu que ses instructions étaient fort sages, qu’il fallait s’y tenir, assurer les indemnités, tâcher de finir la guerre, traiter avec les Français « au meilleur marché possible, » et se contenter au besoin d’une « quasi-liberté » pour Louis XVI. Les Prussiens pensaient de même ; ils déclarèrent d’ailleurs formellement qu’ils étaient contraints de songer à leurs propres affaires et mirent leurs alliés en demeure de leur fournir les acquisitions qu’on leur avait promises en Pologne. Ainsi, l’Autriche songeait à la paix, la Prusse y inclinait, l’une et l’autre ne cherchaient plus que leur intérêt et leur profit. La coalition n’était pas dissoute, mais elle changeait de but et de caractère. Il pouvait se former encore entre les alliés de 1792 des sociétés d’acquêts, la croisade était finie. La guerre de principes n’avait pas résisté aux épreuves d’une campagne de six semaines.

Cependant les Prussiens atteignaient Longwy ; c’était leur dernière étape. Kalkreuth parvint une dernière fois à gagner quelques jours au moyen des mêmes feintes. Le 22 octobre, les Français entrèrent dans la place, et le lendemain, trois salves d’artillerie, tirées par l’ordre de Kellermann, annonçaient que l’ennemi avait évacué le territoire de la république. La France était délivrée ; elle prenait déjà l’offensive : Custine était dans Mayence et Dumouriez partait pour la conquête de la Belgique.


ALBERT SOREL.

  1. Voyez la Revue du 15 juillet.
  2. Outre les documens inédits, j’ai consulté pour cette étude les documens publiés par MM. de Vivenot, Mortimer-Ternaux, Feuillet de Conches ; les Correspondances de Gouverneur-Morris, Fersen, La Marck, Lombard ; les Mémoires de Dumouriez, Massenbach, Dumas ; les écrits de MM. de Sybel, Haüsser, Ranke, Hüffer ; ceux de Jomini, Gouvion Saint Cyr, Soult, et de M. C. Rousset ; la Biographie de Dumouriez par un officier prussien, M. de Boguslawski, et la Campagne de France de Goethe, dont M. A. Chuquet a donné récemment une excellente édition.
  3. Relation du prince de Nassau-Siegen, dans le recueil de M. Feuillet de Couches.
  4. Lettres de Lombard.
  5. H. Taine, la Révolution, II, p. 284.
  6. Procès-verbal du conseil exécutif, 36e séance. — Lebrun à Dumouriez, 26 septembre. — Lebrun à Noël, 28 septembre.
  7. Lebrun à Dumouriez, 26 septembre 1792.
  8. Lebrun à Dumouriez, 30 septembre.
  9. Voir Goethe, Journal de la Campagne de France ; les rapports de Nassau-Siegen, et les lettres de Lombard.
  10. 6 octobre 1792.