Un Général diplomate au temps de la révolution/01

Un Général diplomate au temps de la révolution
Revue des Deux Mondes3e période, tome 64 (p. 302-332).
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UN
GENERAL DIPLOMATE
AU TEMPS DE LA REVOLUTION

I.
DUMOURIEZ AUX AFFAIRES ÉTRANGÈRES.


Archives des affaires étrangères, Correspondances de 1792.

Dumouriez avait cinquante ans en 1789. Après une carrière pendant laquelle il avait plus négocié que combattu et plus intrigué que négocié, il avait obtenu à grand’ peine la place de commandant militaire à Cherbourg. C’était un ambitieux : il n’avait pas réussi, il était agité, frondeur, mécontent. Parmi les survivans du ministère secret de Louis XV, quelques-uns le connaissaient et le tenaient pour un génie méconnu. Dans les bureaux de la guerre, on le considérait comme un faiseur ; dans ceux des affaires étrangères, comme un homme à chimères et un agent dangereux. Il semblait destiné à ne laisser qu’une trace incertaine dans les chroniques du temps : en dépouillant les registres de la Correspondance secrète et les papiers du comte de Broglie, l’historien, rencontrant le nom de Dumouriez à côté de celui de Favier, l’homme de main à côté du théoricien, se serait peut-être intéressé à ces deux singuliers esprits ; il aurait recherché leurs projets et leurs actes ; il y aurait montré les étincelles d’un génie condamné à ne luire que dans les mines et à n’éclairer que les dessous de la politique ; il aurait trouvé du plaisir et de l’intérêt à faire revivre ces deux originaux, déclassés dans leur siècle, oubliés dans le nôtre ; il eût retiré de leur biographie la matière d’une piquante étude, et c’eût été tout. La révolution en a décidé autrement. Les Conjectures raisonnées de Favier se sont transformées en doctrine d’état, elles ont dirigé la politique française pendant tout le cours de la révolution ; et le nom de Dumouriez est devenu, par sa gloire d’un jour aussi bien que par sa longue flétrissure, inséparable de l’histoire de ces temps héroïques. Poussé au premier rang, tour à tour ministre des affaires étrangères et général d’armée, ce qui étonne le plus dans sa fortune et son élévation subite, c’est de lui trouver autant de souffle, de découvrir en lui autant de ressources inattendues, d’entrevoir soudain dans ce parvenu les traits et le geste d’un grand homme, de reconnaître qu’il n’en est que le fantôme, de suivre enfin jusqu’à la trahison qui en forme la catastrophe ce roman d’intrigue qui avait un instant, dans sa crise principale et dans sa péripétie, tourné à l’épopée. Dumouriez resta pourtant le même dans toutes ces vicissitudes : on se l’explique quand on considère son passé. C’est dans ses origines qu’il faut chercher le lien qui rattache entre eux les personnages, en apparence si divers, qu’il joua tour à tour dans le grand drame de la fin du dernier siècle.


I

Le père de Dumouriez était commissaire des guerres ; en 1757, il fut attaché à l’armée du maréchal d’Estrées, qui opérait en Allemagne contre la Prusse. Dumouriez, qui avait alors dix-huit ans, le suivit dans cette expédition, et partit, « faisant, à ce qu’il assure, des vœux pour le grand Frédéric. « Il débutait à la fois dans la carrière et dans les cabales, il vit de près l’ennemi et put étudier la grande guerre : bien lui en prit, car il n’eut pas d’autre occasion de la connaître jusqu’au jour où on le nomma général en chef. En 1763, à la paix, il fut réformé avec le grade de capitaine, la croix de Saint-Louis, et 600 livres de pension. C’était le plus clair des bénéfices de ses campagnes. Il en rapportait des blessures et des déceptions, une admiration enthousiaste pour le roi de Prusse et une haine acharnée contre l’Autriche. Ces sentimens le rapprochèrent de Favier, qu’il rencontra lors de son retour en France ; ils se lièrent, et cette liaison exerça sur l’avenir de Dumouriez une influence décisive. Les brillantes études de M. le duc de Broglie ont rendu le nom de Favier aussi familier au public lettré de nos jours qu’il l’était à ses contemporains[1]. C’était, dit Dumouriez dans ses Mémoires, « le plus habile politique de l’Europe. Dumouriez apprit de lui tout ce qu’il sait[2]. » Par la faute de son caractère, qui lui fit un grand nombre d’ennemis, et de ses goûts, qui l’entraînaient dans beaucoup de désordres, Favier en était réduit, dans la diplomatie, au point où Dumouriez se trouvait dans l’armée. Il avait voulu faire carrière de parvenu et il n’avait fait carrière que de mécontent ; mais, comme il était beaucoup plus âgé que Dumouriez, il était mécontent depuis plus longtemps et plus radicalement. Il inculqua donc à son élève le mépris de la diplomatie officielle, la haine des gens en place, et la superstition de la politique secrète, la seule voie par laquelle ils pouvaient encore l’un et l’autre tenter la fortune. Il lui inculqua surtout ses idées, ses plans, son système. Il en professait un, construit de toutes pièces, où l’on trouve, avec une connaissance approfondie de l’Europe et un sentiment très vif des traditions de la France, une critique pénétrante de la politique suivie par Louis XV depuis 1756. On distingue aisément la force de sa critique et la faiblesse de ses propositions. Favier se trompait quand il contestait la nécessité de l’alliance autrichienne en 1756 ; il avait au contraire beau jeu avec le système autrichien, qui, depuis la chute de Bernis, détournait cette alliance de son objet et subordonnait les intérêts essentiels de la France aux calculs de la cour de Vienne. Le fond et le vice de sa politique se résument en un mot : il entendait substituer au système autrichien un système prussien qui en serait la contre-partie.

Cette doctrine de l’alliance prussienne, qui prévalut après 1792 et triompha lors du brillant traité de 1795, était fort populaire sous Louis XV parmi les gens de lettres et les politiques d’opposition. On la rattachait à la tradition de Richelieu, qui était de soutenir contre la maison d’Autriche les états secondaires de l’Allemagne. On oubliait que l’Autriche de 1763 n’avait plus du « colosse » de Charles-Quint que le nom et la légende, que ce n’étaient plus des Autrichiens, mais des Bourbons qui régnaient en Espagne, et que, s’il avait été permis, sauf à s’en repentir, de traiter en auxiliaire l’électeur de Brandebourg, Frédéric avait prouvé, par raisons démonstratives, que c’était une étrange aberration d’en user de la sorte avec lui. Mais Frédéric était philosophe ; on l’était autour de lui ; il y avait à sa cour un parti qui, sans aimer le moins du monde la France, trouvait son intérêt à la gagner, critiquait son gouvernement, vantait ses opposans, affectait de séparer le ministère, tenu en laisse par l’Autriche, de l’opinion, avide de secouer le joug d’une cour où l’on avait pour les dévots toute la considération que Berlin donnait aux philosophes. Prussiens et opposans français professaient une haine commune, celle de l’Autriche : c’était un lien. « L’homme, a dit Rivarol, prendra toujours pour ses amis les ennemis de ses ennemis. » Les nations s’aiment peu, en général, et s’estiment médiocrement les unes les autres. Une inimitié partagée leur tient lieu de sympathie mutuelle ; c’est ce qui explique que leurs amitiés soient si fragiles et résistent si peu aux épreuves. Fondée sur une tradition, nourrie par des passions très ardentes, rattachée à un large et spécieux système qui flattait le goût du temps pour les spéculations politiques, l’alliance prussienne, qualifiée de « naturelle et nécessaire, » semblait le remède à tous les maux dont souffrait l’état et le moyen assuré de racheter les humiliations de la guerre de sept ans par une brillante période de gloire et de conquêtes. Nos opposans se croyaient sûrs de la Prusse, et, forts de cette conviction, avec un mélange d’imprévoyance et de générosité qui n’est pas sans exemple dans notre pays, ils étaient prêts à se livrer en aveugles à l’état étranger dont ils avaient décrété l’alliance.

C’est ainsi que Favier instruisait Dumouriez dans les secrets de la politique. Mais il ne suffisait point de réformer l’Europe ; il fallait vivre, et c’est ce dont Dumouriez ne voyait pas clairement le moyen. Ajoutons qu’il était amoureux. Entre deux campagnes, il s’était, en passant à Pont-Audemer, fiancé avec une de ses cousines. Les parens le prirent mal, et l’on enferma la jeune personne dans un couvent. Faute de mieux, Dumouriez se met alors à courir le monde. Il sollicite une mission en Italie ; en attendant qu’on la lui donne, il se l’attribue, débutant ainsi dans la vie errante qu’il mena si longtemps, ne quitta que pour la durée d’un orage, et reprit ensuite pour finir misérablement dans les auberges, le long des chemins de traverse et des ornières, comme il avait commencé. Mais il était jeune alors ; il avait foi dans l’avenir ; le monde était à lui. Il en prend possession, il s’en va de ville en ville, étudiant les terrains et les hommes, forgeant, selon l’instinct du moment, des plans de bataille ou de négociation. La Corse était en révolution ; elle l’attire, il y débarque et s’y démène si bien qu’à son retour à Paris, M. de Choiseul, qu’il avait prétendu servir, veut le faire embastiller. Favier arrange l’affaire, et Dumouriez s’en retourne, mais cette fois avec quelque argent et une mission d’observateur politique. C’est en Espagne et en Portugal qu’on l’envoie. « Il se prépara au départ, rapporte-t-il, avec de nouvelles espérances, une nouvelle gaîté, et il écrivit à sa cousine. » Toute cette partie de jeunesse est racontée par lui avec un entrain, une verve, une vivacité d’allure qui font penser à la fois aux Mémoires de Beaumarchais et au caractère de son héros.

Il s’amuse fort durant ce voyage, recueille beaucoup de notes et fréquente le beau monde, celui surtout où l’on intrigue : c’est sa vraie salle d’armes et son école d’escrime. Il en revient pour être envoyé en Pologne, où il achève son apprentissage de conspirateur et de partisan. Avant de remonter en chaise de poste, il avait offert une fois de plus à sa cousine de l’épouser ; elle répondit « du pied de son crucifix » qu’elle ne songeait plus aux unions de ce monde. « Il se crut entièrement libre envers elle et ne s’en occupa plus. » Choiseul l’avait envoyé en Pologne, d’Aiguillon l’en rappela. C’est alors que, compromis dans le dernier et inextricable imbroglio de la diplomatie secrète, il fut jeté à la Bastille. Il y fit de bonnes lectures, se moqua de ses juges, et attendit patiemment la grâce que lui accorda Louis XVI en montant sur le trône. On l’envoie achever sa pénitence dans le château de Caen. Le hasard veut que ce château soit voisin du couvent de sa cousine. Elle n’avait point encore pris le voile ; il la revoit, la trouve changée, se persuade que le chagrin l’a flétrie et qu’il en est la cause. Elle tombe malade, il la soigne, s’attendrit en la voyant souffrir, s’enthousiasme à la pensée de la consoler. Elle se guérit, ils se marient ; et font le plus mauvais ménage du monde. Elle était austère, elle se réfugia dans la piété ; lui, prit le parti de se divertir et s’y appliqua du mieux qu’il put.

Cependant il avait rencontré quelques protections. On le replaça ; et c’est ainsi que l’année 1789 le trouva commandant militaire à Cherbourg. Il composait mémoires sur mémoires pour prouver l’utilité et montrer les moyens de créer dans ce port un grand établissement maritime. Ce travail ne lui rapportait ni honneur ni profit, et il était aussi avide de l’un que de l’autre. S’usant ainsi à piétiner dans ces oubliettes de province, chargé de dettes, prodigue et besogneux, agité de toutes les ambitions, se jugeant apte à tous les emplois, rongeant sa chaîne, se poussant dans tous les sens, se heurtant et se meurtrissant à tous les angles, il atteignait, avec un passé de déceptions, l’âge où les plus téméraires cessent de compter avec l’imprévu. Il n’en était encore pourtant qu’à l’apprentissage de sa vie. Mais comment l’eût-il pu croire ? La fortune qui lui était réservée était de celles qui échappent à tous les calculs et déconcertent jusqu’aux rêves. La révolution lui découvrit un monde nouveau. Elle lui sembla faite pour lui. C’est dans cet esprit qu’il en adopta les principes, et de là vint qu’il n’en comprit jamais bien le caractère et la portée. Il y vit surtout un grand déplacement de personnes, une occasion de revanche pour les déshérités de l’ancien régime. Il arrivait trop tard ; il avait été trop secoué par la vie, il avait reçu trop de blessures, il avait gardé de ses longues migrations trop de douleurs et trop de fièvres ; il apportait dans son ardeur de parvenir trop d’impatience et d’âpreté pour ressentir ce qu’il y avait de pur, de généreux, de désintéressé dans le premier élan de la révolution française. Il n’appartenait pas à la génération des jeunes héros : on ne voit aucune commune mesure entre son âme et celle d’un Marceau, d’un Hoche, d’un Desaix. La révolution française n’était pas, à ses yeux, une régénération de l’humanité : c’était une carrière. Il s’y jetait avec un parfait scepticisme, une indifférence complète sur les moyens, prétendant jouer de cette révolution comme Retz avait joué de la fronde, comme naguère Frédéric avait joué de la philosophie et des « lumières » du siècle, la considérant du dehors en quelque sorte, jugeant les partis en étranger, rusant, négociant, traitant avec eux et décidé à se servir de tous sans se livrer à aucun. D’ailleurs, comme il était de son temps, qu’il avait lu Jean-Jacques et s’était imprégné de Diderot, il avait l’émotion facile et le don des larmes. C’était, en toute matière, un merveilleux improvisateur, et sa verve, s’échauffant d’elle-même, pouvait passer pour de l’inspiration. L’extrême souplesse de son tempérament, ses facultés d’assimilation et de mimique faisaient de lui un artiste de l’espèce la plus rare, capable de se composer un grand rôle, de croire à son personnage, de le jouer avec conviction. Il pouvait parler le langage de l’enthousiasme et, par bouffées, en éprouver le sentiment ; mais, descendu de la scène et rentré dans sa loge, il se retrouvait ce qu’il était au fond : un roué qui avait reçu de la nature le génie des expédiens.

Déiste en philosophie, constitutionnel en politique, soldat pardessus tout, c’est-à-dire ennemi né du désordre, méprisant la « canaille, » épris d’un pouvoir fort qui garantirait les réformes civiles, rêvant enfin de voir finir entre ses mains la révolution qui commençait à son profit, il tenait, comme il le dit plus tard à Louis XVI, qu’il fallait faire la part du feu, « abonder totalement dans le sens des jacobins, adopter leur esprit, leur langage pour mieux les tromper[3], » marcher avec eux, en un mot, jusqu’au jour où l’on serait assez fort pour marcher contre eux. C’était un mouvement tournant et préparé de longue main qu’il méditait. Il fut un des premiers à chercher le salut de l’état dans une intervention de l’armée. Pour cela, il fallait reconstituer cette armée même qui n’avait plus de discipline et qui avait perdu, par l’émigration, une partie de ses officiers. Une guerre en devait fournir le moyen. C’était le remède classique aux troubles intérieurs : une diversion au dehors qui éloignerait les turbulens, occuperait les esprits, et préparerait au pouvoir l’instrument dont il avait besoin pour se raffermir. Il fallait que cette guerre fût populaire et offrit des succès faciles : cela conduisait directement à attaquer l’Autriche. L’impopularité de Marie-Thérèse et de la guerre de sept ans avait naguère rejailli sur Marie-Antoinette ; l’impopularité de la reine s’ajoutait, maintenant à celle de l’alliance. L’Autriche d’ailleurs avait son point vulnérable. Les Pays-Bas étaient en révolte : une attaque de la France dans ces provinces serait soutenue par une insurrection nationale. On aurait l’honneur d’une guerre d’affranchissement, avec les avantages d’une guerre politique. Dumouriez, qui avait des amis parmi les hommes au pouvoir, se fit envoyer en Belgique, et alla étudier sur place son champ de manœuvres et de batailles.

A son retour, on lui donna le grade de maréchal-de-camp avec le commandement de Niort. Il s’y lia avec Gensonné, qui fut son introducteur parmi les girondins. Sa haine de l’Autriche lui tint lieu de principes républicains et lui servit de passeport auprès de Brissot. Il n’avait garde, en même temps, de négliger les liaisons qu’il s’était ménagées près de la cour. L’intendant de la liste civile, Laporte, le connaissait de longue date. Dumouriez lui persuada qu’il ne s’était jeté dans la révolution que pour sauver la monarchie. Lorsqu’au commencement de 1792, la politique de guerre triompha dans l’assemblée, que la cour elle-même ne vit plus d’autre moyen de salut, que le calcul du roi pour conserver sa couronne se rencontra en ce point avec celui des révolutionnaires pour la lui enlever, Dumouriez se trouva naturellement désigné pour le ministère. Il avait gagné la confiance des girondins, et, en même temps, en secret, il se déclarait disposé à servir le roi. C’est ainsi que, le 15 mars 1792, Louis XVI le nomma ministre des affaires étrangères. « Je vais travailler dans le grand, dans le très grand, » disait-il une vingtaine d’années auparavant à M. de Choiseul, qui l’envoyait en Pologne. Il avait attendu longtemps son heure, mais cette heure était venue. Si la guerre tournait mal et que dans la crise la royauté sombrât, il devenait l’homme nécessaire : on le faisait dictateur ; si la guerre tournait bien, et qu’il sauvât la monarchie, il devenait connétable. Il croyait jouer à coup sûr cette redoutable partie et l’entamait avec une imperturbable confiance dans sa fortune.

Il avait alors cinquante-trois ans : « Un petit corps râblé et nerveux ; figure commune, presque laide, physionomie agréable ; œil petit, mais vif et hardi, bouche grande, mais douce et riante, quelquefois fine et dédaigneuse… le ton net et ferme, des manières brusques sans être rudes et vives, et, en même temps, retenues sans être emportées[4]. » Poudré à blanc, très soigné dans sa mise, gesticulant fort de ses mains, qu’il avait petites et ridées ; rien du soudard ni de l’officier de fortune ; rien non plus du fanatique, encore moins du puritain ; très cultivé, familier avec les lettres, plein de politesse, d’esprit, de séduction, aussi rompu aux mœurs des chancelleries qu’à celles des camps, plus près enfin de l’état-major de Frédéric que de celui de Cromwell ou de Washington.

Les grandes occasions lui arrivaient. La vie lui avait donné tout ce qui convient pour les exploiter, rien de ce qu’il faut pour s’en rendre maître. Il connaissait la politique, il y apportait, avec une sagacité toujours en éveil, une extraordinaire souplesse d’esprit, une fécondité surprenante de moyens, l’art de se plier aux circonstances, le coup d’œil, la repartie, l’invention. Mais il n’avait pratiqué la politique que dans les dessous, étudié la diplomatie que dans les coulisses. Il comptait trop avec les hommes, avec lui-même surtout, pas assez avec les événemens : attendant trop des petites passions qu’il savait gouverner, rien des grandes, qui lui échappaient ; trop artiste en intrigue, trop confiant dans la ruse ; une vue pénétrante, mais courte, grossissant les objets voisins et se troublant sur les hauteurs ; une imagination présomptueuse qui l’aveuglait sur les obstacles et le trompait sur les moyens ; enfin, une incurable étourderie qui diminuait tout en lui et rompait constamment la suite de ses desseins. Il avait l’étoffe d’un politique, mais le vêtement qu’il portait était fait à la taille d’un agent secret ; et le ministre le garda, De même, l’homme de guerre conserva toujours quelque chose du batteur d’estrade et du partisan. Il possédait, a dit un illustre historien[5], « toutes les ressources des grands hommes. » Il lui manquait le caractère. La tempête dans laquelle il s’était jeté le souleva très haut : en reprenant terre, il reparut tel que son existence équivoque l’avait fait. On le vit, tour à tour et à très peu de distance, se présenter en héros et se retourner en traître. Au fond, il y avait en lui de l’un et de l’autre : c’était un aventurier.


II

Dumouriez arrivait au ministère avec une politique à suivre et des amis à placer. Il écarta les anciens commis qui lui étaient suspects, leur substitua des hommes nouveaux dont il se croyait sûr, et prépara un grand mouvement dans le personnel des ambassades et des légations[6] ; mais ce n’étaient là que les instrumens de la révolution qu’il se proposait d’accomplir dans la diplomatie. Il s’agissait d’opérer un changement de front devant l’ennemi. La manœuvre était hardie. Le plan qu’il conçut pour l’exécuter était ingénieux : dans son ensemble, profond même dans quelques-unes de ses parties. Dumouriez partait de cette donnée, fort juste d’ailleurs, que l’Europe considérait la France comme un état en dissolution, une seconde Pologne ; que les puissances voisines voudraient profiter, comme en Pologne, de l’anarchie pour intervenir et de l’intervention pour démembrer ; que les puissances éloignées laisseraient faire les autres, ne voulant point s’opposer à l’entreprise ou ne pouvant point s’y associer. On annonçait un congrès, c’était la préface du partage. Il fallait déconcerter la ligue qui se formait, séparer l’Autriche de ses alliés, et profiter de l’irritation des Belges pour porter hardiment la guerre dans ses états. « J’ai conseillé la guerre offensive, écrivait Dumouriez quelque temps après son entrée au ministère[7], parce que je l’ai crue nécessaire dans les Pays-Bas : 1° pour éloigner le fléau et la confusion de la défense d’une frontière qui n’est qu’à cinquante lieues de Paris ; 2° parce que le peuple belgique semblait attendre l’instant de notre invasion dans les Pays-Bas pour embrasser la cause de la liberté ; .. parce que je savais que nous n’avions pas dans la trésorerie nationale un numéraire suffisant pour la campagne… Je ne me suis pas dissimulé l’insubordination des troupes, l’inexpérience des officiers de remplacement et même d’une partie des généraux ; mais j’ai compté sur le courage français… » Sa confiance était raisonnée ; l’événement prouva qu’il raisonnait bien. « Nous soutiendrons cette guerre avec énergie, et même avec succès, écrivait-il le 30 mars[8], parce qu’il est impossible que des opérations militaires combinées entre tant de puissances puissent réussir, et parce que la rage de la liberté gagnera tous les stipendiaires qui viendront se frotter contre nous. »

Il voulait provoquer en Belgique un soulèvement qui faciliterait l’invasion. Les nations voisines en ressentiraient le contre-coup. Il y avait beaucoup de mécontens en Hollande ; le parti « patriote, » vaincu par les Prussiens en 1787, n’attendait qu’une occasion pour prendre sa revanche. Le stathouder et ses amis, seraient forcés d’y réfléchir. Par un singulier coup de partie, l’invasion de la Belgique, qui devait surprendre l’Autriche, devait du même coup paralyser l’Angleterre. A ne raisonner que sur les faits acquis et d’après les idées reçues, il semblait que cette offensive des Français aurait, en 1792, comme elle l’avait eu de tout temps, pour résultat inévitable d’amener les Anglais à prendre parti pour les Autrichiens. Dumouriez en attendait un effet tout contraire. C’est qu’il ne comptait pas annexer la Belgique. Il connaissait ce pays ; il savait que, sauf une minorité de démocrates, la grande majorité des habitans était plus hostile encore à la révolution française qu’à la domination autrichienne. Ils étaient prêts à acclamer les Français s’ils arrivaient en libérateurs, mais également prêts à se soulever contre la France si elle prétendait les « révolutionner. » Ils entendaient être libres à leur manière, ce qui est, au fond, la seule manière d’être libre. Dumouriez songeait donc à établir en Belgique, sous la protection plus ou moins avouée de la France, une république fédérative. Cette combinaison, la plus pratique, la plus naturelle, et peut-être la plus avantageuse pour la France, conciliait les principes qui interdisaient les conquêtes avec les intérêts qui commandaient d’affaiblir l’Autriche. Dumouriez pensait que l’Angleterre s’y résignerait pour éviter une annexion pure et simple de la Belgique et surtout une révolution en Hollande.

L’invasion de la Belgique était le fond de ses desseins. Il s’occupa d’y préparer l’insurrection. Il y avait des amis, il y envoya des agens, et, parmi eux, un jeune journaliste, appelé à fournir dans la politique une brillante carrière, et qui, selon la mode du temps, faisait ses premières armes dans la diplomatie secrète, Maret, le futur duc de Bassano. Dumouriez recommandait à ses envoyés de ne s’appuyer exclusivement sur aucun parti, car aucun n’était assez fort pour dominer les autres. Il fallait les animer tous et les unir s’il était possible : « Tâchez, écrivait-il à l’un de ses émissaires, qu’ils ne conservent de leurs affections actuelles que la haine contre la maison d’Autriche et un violent désir d’en secouer le joug. » C’était tout ce qu’il lui fallait alors, — ses vues pour l’avenir dépendant de la conduite que tiendrait l’Angleterre, il se réservait toutes les chances et ne s’engageait avec personne. L’agression préparée de la sorte, restait à déclarer la guerre. Au point où en étaient les choses entre Paris et Vienne, ce n’était plus qu’une affaire de temps. Le 27 mars, Dumouriez expédia son ultimatum à l’Autriche, et, ne doutant point que cette cour n’acceptât immédiatement le cartel, il tâcha de l’isoler.

Il comptait sur la Prusse. Il n’ignorait pas que Frédéric-Guillaume, circonvenu par les émigrés, entraîné par ses favoris, était tout à la guerre et s’armait bruyamment pour la croisade des rois. Sous le ministère précédent, De Lessart et Narbonne avaient fait leur possible pour l’en détourner. On lui avait dépêché l’un des plus séduisans, l’un des plus habiles, l’un des mieux renommés parmi les anciens diplomates, le comte de Ségur. Tout son art et toute sa droiture avaient échoué devant le parti-pris de la cour de Berlin, l’irritation qu’y causaient les événemens de Paris, les contre-lettres des agens secrets de Louis XVI, et les intrigues de l’émigration. Dumouriez savait cela, mais il se disait que la Prusse avait ses traditions, ses intérêts, ses nécessités historiques ; que la rivalité avec l’Autriche était le premier et le dernier mot de sa politique ; que si ces deux ennemies héréditaires se rapprochaient un instant, ce n’était que pour se mieux tromper l’une l’autre ; qu’elles ne pouvaient s’accorder que sur un malentendu et se concerter que sur une équivoque ; que leur alliance ne résisterait pas à l’épreuve d’une campagne ; qu’il y avait à Berlin, à la cour même, dans la chancellerie, dans l’armée, un parti de philosophes prussiens que leurs goûts portaient vers la France et que leurs passions éloignaient de l’Autriche ; que, tôt ou tard, ces causes rapprocheraient la Prusse de la France et la sépareraient de la coalition. Le temps devait infailliblement amener ce résultat, Dumouriez croyait possible de hâter l’œuvre du temps.

Depuis le départ de M. de Ségur, il n’y avait à Berlin qu’un chargé d’affaires, c’était François de Custine, le fils du général. Il avait du tact, de l’esprit, des connaissances étendues, une expérience précoce, l’ardeur de la jeunesse et tout l’enthousiasme du plus noble patriotisme. Dumouriez lui écrivit, le 18 mars, que le roi le nommait ministre plénipotentiaire, et lui envoya des lettres de créance, s’en remettant à lui de l’usage qu’il en conviendrait de faire. Custine ne devait point commencer ses négociations par une maladresse et ce serait la plus insigne de toutes que de s’exposer à être publiquement éconduit. L’important, c’était d’être écouté. Il devait protester des intentions de la France. Tout le mal, devait-il dire, vient « des menaces qui nous ont été faites, du rassemblement de nos émigrans, » en Allemagne, sur nos frontières. C’est ce qu’il faut faire cesser en s’expliquant loyalement : « Une guerre de la part de la Prusse contre la France serait contraire à tous les principes de la saine politique entre les deux puissances. Ce sont ces principes qui devraient diriger à l’avenir toutes les négociations entre le roi des Français et le roi de Prusse… Ces deux puissances doivent être alliées naturelles ; toute autre alliance, de part et d’autre, ne pourrait être qu’un système forcé, momentané, et ne pourrait procurer que des guerres continuelles. C’est ainsi que le concert actuel est une monstruosité en politique et ne peut produire qu’une guerre affreuse qui ruinera toutes les puissances belligérantes et dans laquelle, en cas de succès, la part de la Prusse est zéro. » — C’était plus que la paix, c’était l’entente et l’alliance que Custine proposerait à la Prusse : — « Si les Prussiens se montraient disposés, écrivait Dumouriez, je prendrai les ordres du roi pour vous autoriser à traiter franchement et promptement et à aplanir toutes les difficultés. » Pour soutenir Custine, le seconder, et peut-être le surveiller au besoin, Dumouriez lui adjoignit des secrétaires, Rivais et Benoît entre autres ; ce dernier espérait s’approcher de la cour grâce à un ancien lieutenant de Bouille, Heymann, qui avait pris du service en Prusse, passait pour jouir de la faveur du roi, et sur lequel Dumouriez croyait pouvoir compter.

Le premier point était de gagner la Prusse ; le second était de neutraliser l’Allemagne. Ce n’était pas une opération malaisée ; il suffisait de rassurer les petits états, qui ne demandaient qu’à rester en paix, craignaient presque de se défendre, et redoutaient la coalition de la Prusse et de l’Autriche presque autant que la révolution française. Il n’y avait avec l’Empire qu’une affaire sérieuse : celle des princes allemands possessionnés en Alsace. Ils avaient protesté contre la suppression des droits féodaux ; ils prétendaient que ces droits étaient garantis par les traités de Westphalie et qu’enfreindre ces traités, sur ce point, c’était compromettre, annuler même le titre en vertu duquel l’Alsace avait été cédée à la France. La France avait résolument écarté ces objections et répondu qu’elle était libre, comme tout état indépendant, de modifier sa constitution intérieure. Elle offrait une indemnité. Plusieurs princes étaient entrés en négociation : c’était le seul moyen de régler le conflit. Les agens français en Allemagne devaient y engager les Allemands, déclarer que ce serait peine perdue de demander à la France de revenir sur les principes fondamentaux de sa nouvelle constitution. Les princes ont le choix entre une transaction équitable et tous les périls d’une guerre. Que ne reviennent-ils à la politique des traités de Westphalie ? L’Autriche ne les en détourne que pour les asservir ; l’intérêt de la France est de défendre leur indépendance : « La France, devait dire l’envoyé français près de la diète, est la seule nation qui puisse aujourd’hui sauver la liberté germanique[9]. » C’est à la Bavière surtout que ces discours s’adressent : l’Autriche a voulu la démembrer, elle médite de l’annexer en transportant sa dynastie aux Pays-Bas ; la France ne cessera de s’y opposer ; elle a élevé la Prusse contre l’Autriche, il est de son intérêt d’élever entre la Prusse et l’Autriche une troisième puissance qui les divise et les contienne : ce rôle est réservé à la maison de Bavière et la doit conduire aux plus hautes destinées.

La neutralité qu’il espérait de l’Allemagne, Dumouriez était sûr de l’obtenir du Danemarck et de la Suède : Gustave III était seul à vouloir la guerre, et on venait de l’assassiner. La Russie était très hostile, mais elle était très éloignée, et Dumouriez pénétrait bien ses intentions, qui étaient de pousser les autres à la guerre, de n’y point prendre part, et d’en profiter pour agir à sa guise en Pologne et en Turquie. Les états de l’Italie étaient trop faibles pour être redoutables : une démonstration de la flotte contraindrait Naples à la neutralité. Il serait plus difficile d’y décider le roi de Sardaigne, cependant il aimait la terre et il n’aimait point l’Autriche. Du mouriez espérait qu’en lui offrant le Milanais, on le détournerait d’une guerre fort hasardeuse et qui ne pouvait guère lui rapporter d’autre bénéfice que celui-là[10]. La France, en compensation, prendrait Nice et la Savoie. La Hollande suivait l’Angleterre, l’Espagne la redoutait ; la Hollande ne bougerait point si elle n’était soutenue par l’Angleterre ; aussi longtemps que l’Angleterre demeurerait neutre, l’Espagne n’oserait se lancer dans la coalition ; il lui fallait, pour s’engager contre la France, la certitude que les Anglais ne profiteraient point de ses embarras sur le continent pour l’attaquer aux colonies. Ainsi, la neutralité de ces deux états dépendait de celle de la cour de Londres. Cette neutralité était absolument nécessaire pour le succès des plans de Dumouriez.

En théorie, il ne semblait point impossible de l’obtenir. La révolution de France, la crise commerciale qui en était la conséquence, les agitations des colonies, la guerre même dans laquelle les Français allaient se jeter, assuraient à l’Angleterre tous les bénéfices qu’elle aurait pu retirer d’une victoire. Le sentiment public répugnait à la guerre ; Pitt ne la désirait pas. Si l’on ne menaçait les Anglais dans aucun de leurs intérêts essentiels, on n’avait point à redouter d’agression de leur part. Pouvait-on attendre davantage, les amener à un rapprochement sérieux et solide avec la France nouvelle ? Quelques-uns l’espéraient ; et Talleyrand, qui avait été envoyé en mission officieuse à Londres à la fin de janvier, en revenait plein de confiance : « La neutralité est incontestable, écrivait-il le 2 mars, les intentions de l’Angleterre sont loin d’être inquiétantes… Le gouvernement anglais, par intérêt, par prudence, et même par opinion, ne voudra ni nous inquiéter ni nous contrarier. » Le terrain était bon pour traiter : il ne fallait qu’un négociateur habile : « Je vous atteste, concluait-il, que je ne voudrais, pour mon compte, qu’un titre et du temps devant moi pour fonder et établir ici les rapports les plus utiles pour la France. » Ce qu’il écrivait de Londres, il le dit en termes plus formels peut-être après son retour à Paris, au commencement de mars : « L’évêque d’Autun, rapporte un témoin très bien placé pour tout savoir en ces matières[11], a flatté les gens qui gouvernent ici, que, dans aucun cas, l’Angleterre ne prendrait parti contre nous, même dans celui où nous attaquerions le Brabant. » C’étaient bien les dispositions qui convenaient à Dumouriez ; mais le négociateur ne lui plaisait point. Il avait peu de goût pour Talleyrand ; il aurait préféré un homme plus facile à saisir, plus souple et tout à fait à lui[12]. Talleyrand, de son côté, ne professait pour Dumouriez qu’une admiration limitée : « Il met de l’activité dans son département, écrivait-il à son ami Biron ; ses dépêches sont bien au fond, mais n’ont pas assez de noblesse dans le style. » Cependant ils avaient intérêt à s’entendre, ils avaient des amis communs, ils s’entendirent. Talleyrand tenait à retourner à Londres, moins peut-être pour le rôle qu’il y pourrait jouer que pour celui auquel il échapperait à Paris. Sieyès l’avait rapproché de la Gironde. Brissot ne l’aimait pas, mais, rapporte Dumont, il le savait « perdu à la cour, ce qui compensait tout. » Il ne pouvait être ambassadeur en titre : il avait été membre de la constituante, et le testament de cette assemblée l’excluait de toute fonction publique. On imagina de nommer un ministre titulaire qui recevrait les honneurs de la mission sans en avoir la conduite : « Il est nécessaire, disait Dumouriez dans son rapport au roi, le 28 mars 1792, que cet adjoint soit entièrement dans la main de M. de Talleyrand et ne puisse rien faire seul et de lui-même, n’étant absolument qu’un prête-nom. Je propose, pour cette adjonction, M. de Chauvelîn, qui convient à M. de Talleyrand. » Talleyrand se trompait. Chauvelin était l’homme du monde qui convenait le moins à ce rôle discret et délicat. Timon[13] nous le montre « étincelant de saillies, » après que de ci-devant marquis et d’ex-citoyen, il était devenu comte de l’empire et conseiller d’état. C’étaient, en 1792, des étincelles latentes. Très jeune encore, fort inconsidéré, plein de suffisance, d’une vanité ombrageuse, obsédé par l’inquiétude où il était de se faire pardonner sa naissance, Chauvelin se montra émissaire compromettant, observateur médiocre, et négociateur maladroit.

Cette négociation d’Angleterre paraît avoir été la principale préoccupation de Dumourièz. Il y a consacré deux grands mémoires[14] : Ce sont les pièces les mieux faites pour nous éclairer sur ses vues politiques et ses propositions d’avenir. L’Angleterre, dit-il, semble disposée à la neutralité, mais ce ne sont que des intentions, et les assurances verbales qui en ont été données ne suffisent point, elles ne constituent pas un engagement. Il nous faut davantage. Les Pays-Bas vont devenir le théâtre de la lutte. « Il est possible que l’Angleterre… prenne ombrage de l’envahissement de ces belles provinces et fasse semblant de croire que nous voulons les joindre à l’empire français. » Il importe de prévenir cette objection, de montrer les nécessités qui nous obligent à prendre l’offensive, de démasquer la coalition qui nous menace. « Ce concert, par lequel des puissances étrangères se réunissent pour influer sur la constitution que la France vient de se donner, n’est, dans le fait, qu’une grande conspiration des despotes contre les états libres. C’est un renouvellement des entreprises que forma jadis Louis XIV, et que formèrent après lui l’Espagne et la Suède, pour forcer l’Angleterre à rappeler les Stuarts. Nous ne craignons point qu’après avoir établi sa constitution sur le droit imprescriptible du peuple à réformer son gouvernement, à changer l’ordre ancien de succession au trône, le ministère et la nation britanniques veuillent entrer dans un concert qui porte atteinte chez un peuple voisin à ce principe auquel la Grande-Bretagne est redevable de sa prospérité. » L’Angleterre doit être rassurée sur nos intentions. « Nous déclarons que nous ne voulons point garder les Pays-Bas ni les joindre à notre empire. » L’Angleterre n’a point de motif de s’opposer à notre entreprise ; elle doit engager les Hollandais à demeurer neutres. Quel intérêt aurait-elle à soutenir une coalition de l’Autriche, de la Prusse, de la Russie qui les rendrait arbitres du Nord et de l’Orient, maîtresses de la Baltique et de la Mer-Noire ? Du reste, le succès de cette ligue est improbable : elle est divisée, les Français sont unis. Considérons les résultats possibles. La victoire de la coalition, c’est le démembrement de la France. L’Autriche prendra l’Alsace et la Lorraine ; mais elle ne sera pas seule à prendre ; les autres voudront des compensations, il y aura des partages en Allemagne, en Courlande, en Turquie, en Pologne ; l’Angleterre en souffrira, elle les doit prévenir. De plus, si la coalition triomphe, elle rétablira l’ancien régime, et avec lui l’alliance autrichienne et le pacte de famille. Voilà pour la première hypothèse. La seconde et la plus vraisemblable, grâce aux ressources du pays et à l’élan du patriotisme, c’est le succès de la France, et par suite le développement de ses immenses richesses commerciales. La France sortira de la lutte plus puissante et plus prospère. L’Angleterre doit choisir : entraver cet essor ou le seconder. Si elle nous combat, elle ruine notre commerce, mais elle ruine aussi le sien. Elle sera obligée, comme pendant la guerre de sept ans, de soudoyer des armées en Allemagne. Qu’y gagnera-t-elle ? Nos colonies ? Elles sont dévastées, en proie à l’anarchie, et d’ailleurs les Anglais y rencontreront les Espagnols et les Américains qui leur disputeront l’empire. Les Français, pour se dédommager, garderont la Belgique, s’établiront sur le Rhin et, par le seul effet de leur voisinage, provoqueront une révolution en Hollande. La France ainsi affermie et agrandie, sera-t-ils indifférent pour l’Angleterre de l’avoir pour amie ou pour ennemie ? Le ministère anglais doit réfléchir « sur les efforts dont sera un jour capable la France régénérée dans ses finances et soumise dans toutes les parties de son administration au régime sévère de la liberté. » N’est-il pas expédient de commencer par où l’on devra finir ? de mettre un terme à ces rivalités odieuses qui séparent deux nations faites pour s’estimer et s’entendre ? « Calculez, devra dire Talleyrand, calculez la perte de l’alliance de la Hollande, l’ouverture de l’Escaut, et tout ce que vous aurez à craindre d’un surcroît de population de cinq à six millions d’hommes, et de la possession d’un pays riche et abondant. Vous seuls aurez porté atteinte à notre constitution, vous seuls nous aurez forcés d’étendre notre puissance en propageant notre esprit de liberté… Vous nous aurez rendus conquérans malgré nous, puisque nous serons obligés de garder ces belles provinces en nantissement de ce que vous nous aurez enlevé… Au lieu que si vous restez neutres, nous sommes sûrs de démembrer la ligue, nombreuse mais peu solide, de nos ennemis. Vous pouvez même nous aider à contenir le roi de Prusse et la Hollande. Dans ce cas, vous devenez nos bienfaiteurs et nos alliés naturels, nos rivalités cessent, et nous devenons conjointement les arbitres de la paix ou de la guerre dans l’univers. »

C’est l’alliance : Talleyrand la proposera formellement. Les alliés se garantiront toutes leurs possessions en Europe et dans les deux Indes. On s’entendra sur la politique continentale, on s’entendra sur la politique commerciale, on pourra même s’entendre en matière de colonies. Le Nouveau-Monde est assez étendu pour qu’on se le partage. Du mouriez découvre ici les plus vastes perspectives. Si l’Espagne se montre hostile, on examinera « si le moment ne serait pas venu de former entre la France et la Grande-Bretagne, en y joignant, s’il le faut, l’Amérique septentrionale, quelque grande combinaison qui ouvre à ces trois puissances le commerce des possessions espagnoles, tant dans la mer du Sud que dans l’Atlantique. » C’étaient là des bénéfices d’avenir ; dans le présent, la France se montrait disposée à confirmer le traité de commerce conclu en 1786. Dumouriez espérait que cette concession engagerait le gouvernement anglais à garantir un emprunt de 3 ou 4 millions sterling que le trésor français contracterait à Londres. S’il le fallait absolument, on irait encore plus loin. « Dans le cas où il serait nécessaire, pour obtenir la garantie du gouvernement britannique, que nous fissions un sacrifice, le roi vous autorise à offrir à la Grande-Bretagne la cession de l’île de Tabago, que nous avons acquise par le dernier traité de paix. Ceux qui habitent cette île sont presque tous nés dans l’empire britannique ; leurs mœurs, leurs habitudes, leur langage, leurs besoins mêmes les mettent dans une relation nécessaire avec leur ancienne patrie. Cette circonstance nous fait croire que le commerce britannique attacherait à la restitution de cette île une véritable importance. De son côté, Sa Majesté pense qu’en l’offrant à l’Angleterre, sous la réserve nécessaire du consentement des habitans eux-mêmes, elle donne à cette puissance un gage des dispositions amicales de la nation française et du désir qu’elle a d’effacer entre elle et la nation britannique toute trace des anciennes mésintelligences. »

Une entente avec l’Angleterre fondée sur la communauté des formes du gouvernement et cimentée par un traité de commerce ; la grosse difficulté des prétentions rivales sur la Belgique réglée par l’établissement dans ce pays d’une république fédérative vouée par son caractère même à la neutralité ; l’affranchissement des colonies espagnoles, l’ouverture au commerce français et anglais de ces vastes débouchés ; la paix du continent garantie et gouvernée par les deux plus puissans états de l’Europe, ce n’étaient point là des données vulgaires, ce n’étaient point non plus des visées chimériques. Ce que Dumouriez proposait pour prévenir l’épouvantable guerre de vingt-trois ans fut précisément ce que l’on imagina plus tard pour en éviter le retour. Ce sont les combinaisons qui ont prévalu dans le siècle suivant et assuré à l’Europe apaisée quelques-unes de ses plus belles années de civilisation et de prospérité. Enfin, il convient de relever dans ces projets de Dumouriez une phrase capitale qui contenait tout un programme d’avenir, et qui présente, en matière de droit des gens, la véritable application des idées de 1789 : la réserve nécessaire du consentement des habitans eux-mêmes. La France mettait cette réserve à la cession projetée d’une de ses colonies, elle la mettait aussi à ses desseins sur la Belgique.

Tandis que Dumouriez méditait et traçait à la hâte ces instructions, les événemens se précipitaient. La coalition se nouait en Allemagne, et, à Paris, chaque jour augmentait le péril de la famille royale, l’audace des anarchistes, la violence de la révolution. Le ministère laissait couler autour de lui le courant qui l’avait porté au pouvoir et qui le soulevait encore. Dumouriez n’en avait pas mesuré la puissance : c’était le vice irrémédiable de ses combinaisons politiques. Il comptait sans la tempête, c’est-à-dire sans la force même des choses qui avait fait de lui un ministre de Louis XVI. Il avait sainement jugé l’Europe ; mais il se trompait sur l’état de la France, sur la nature de la révolution, sur ce caractère singulier qui allait joindre à l’enthousiasme patriotique les emportemens d’un fanatisme sectaire et transformer en un prosélytisme conquérant le premier élan de la défense nationale.


III

Dumouriez trouva devant lui, concourant à entraver sa politique, la propagande révolutionnaire, la diplomatie secrète de la cour, les intrigues de l’émigration. La trame était trop subtile ; elle ne pouvait résister à ce triple engrenage. En même temps que le courrier du ministère, un agent de la cour, Goguelat, partait pour Vienne[15]. Il y était le 30 mars. Il exposa la nécessité où était le roi de s’abandonner en apparence au parti de la révolution, l’imminence de la guerre que l’on ferait « en passant le Rhin et en attaquant la Sardaigne, » l’urgence d’un secours, l’espoir que, devant l’intervention des puissances, un grand parti se rallierait autour de la royauté. La cour de Vienne était décidée à la guerre : les sommations de Dumouriez étaient faites pour précipiter ses résolutions. Un Habsbourg ne pouvait pas laisser à terre le gant que lui jetait cet aventurier : « Le roi de Hongrie est las de tout ce qui se passe en France, disait Thugut au baron de Breteuil, représentant secret de Louis XVI ; il est décidé à y mettre fin, il va faire marcher ses troupes de concert avec le roi de Prusse… S’ils n’attaquent pas, il est de même décidé à les attaquer[16]. » C’est le 17 avril que Thugut tenait ce langage. Trois jours après, le 20 avril, la France déclarait solennellement la guerre à la maison d’Autriche. C’était en réalité la guerre à la vieille Europe. « Guerre aux rois et paix aux nations ! » Un des plus fougueux coryphées de la révolution armée, Merlin (de Thionville), venait ainsi, en deux mots, de définir l’ère de combats qui commençait. Ce terrible cri de guerre bouleversait du premier coup toute la diplomatie de Dumouriez. Il avait préparé une entreprise toute politique ; c’était une croisade révolutionnaire que l’on prêchait. Il avait tout disposé en vue de cette guerre, et la direction lui en échappait dans l’instant même où elle était déclarée.

C’était sur Londres qu’il avait dirigé son principal effort ; ce fut à Londres qu’il put, dès les premiers jours, mesurer l’étendue des obstacles qui se dressaient de toutes parts autour de lui. La propagande cosmopolite, l’appel à la révolte générale des peuples et à la réforme radicale des sociétés avaient singulièrement affaibli en Angleterre le parti des amis de la France. La déclaration de guerre, l’inquiétude que l’on en ressentit pour la Belgique achevèrent de ruiner leur crédit. Cependant le gouvernement demeurait pacifique. Une note envoyée aux journaux, le 28 avril, le déclara formellement. La neutralité semblait donc assurée avant l’arrivée de la nouvelle mission française ; mais les dispositions toutes pacifiques qui assuraient la neutralité s’opposaient à l’alliance. Si l’ambassade s’aventurait jusque-là, elle était sûre d’être arrêtée.

Elle ne se pressait point de partir de Paris. Le 20 avril, elle y était encore. C’était Chauvelin qui commençait ainsi, avant même d’être en route, à entraver la mission dont il était le chef nominal. On lui avait adjoint, en sus de Talleyrand, le Genevois Du Roveray ; il s’en offensa, se voyant, dit un contemporain, « comme un jeune homme qu’on envoie dans une cour étrangère avec deux gouverneurs. » Il ne montra pas toujours autant de perspicacité. Dumouriez s’impatientait de ces retards. Il fit venir Dumont, l’ami de Mirabeau, qui patronnait nos envoyés auprès des libéraux de Londres : « M. de Talleyrand s’amuse, lui dit-il ; M. de Chauvelin boude ; M. Du Roveray marchande. Dites-leur que s’ils ne sont pas en route demain soir, après demain une autre ambassade sera nommée et partira avant midi. » Cette menace mis d’accord les trois envoyés, et ils prirent la malle-poste. Ils emmenaient, en qualité de secrétaire, un homme de lettres, Garat, celui que Camille Desmoulins appelait « Garat l’orateur, » non qu’il lui trouvât du talent, mais parce qu’il fallait le distinguer de son homonyme, « Garat le rossignol, » qui se contentait de chanter. Garat mettait plus d’esprit dans sa conversation qu’il n’en apportait dans la politique ; il fit le divertissement du voyage. Il était ravi de quitter Paris, de respirer librement, de voir du pays. « C’est un écolier en vacances ! » disait Talleyrand. Arrivé en Angleterre, il admirait tout et s’étonnait de tout, surtout peut-être d’y arriver en ambassade[17]. « Quel dommage ! s’écriait-il, si on allait révolutionner ce beau pays ! Quand la France sera-t-elle aussi heureuse que l’Angleterre ? »

Le 2 mai, Chauvelin eut son audience du roi. Il faisait les visites, Talleyrand dirigeait la mission et dictait les rapports. L’accueil de George III fut plus que réservé. Deux jours après, les journaux de Paris apportèrent le texte de la lettre que Chauvelin avait remise au roi de la part de Louis XVI. Elle avait été publiée avant d’être communiquée au souverain auquel elle était adressée. Cette indiscrétion, écrivaient nos envoyés, est bien faite pour éloigner la confiance « d’un gouvernement dont les confidences remplissent les gazettes et qui notifie quand il paraît insinuer. » Pour corriger le fâcheux effet de cette impertinence, pour atténuer surtout les inquiétudes qui se répandaient autour d’eux, ils crurent devoir répudier solennellement les vues de propagande et de conquête[18]. Leurs déclarations péremptoires dépassaient singulièrement les données de leurs instructions. Talleyrand les jugeait nécessaires. « Comment, écrivait-il le 23 mai, pourrions-nous caractériser d’atteinte au droit des gens l’intervention de l’Autriche dans nos affaires, si nous ne nous interdisions scrupuleusement tout acte du même genre envers des puissances amies ou même neutres, surtout envers celles qui, comme l’Angleterre, ont constamment respecté les lois du bon voisinage sans prendre aucune part dans nos troubles intérieurs ? »

Il n’y avait point à espérer de révolution en Angleterre ; il importait de ne s’y point rendre suspect de propagande. La cour, le public même étaient prévenus contre nos envoyés. Ils avaient été reçus « très froidement à la cour et presque injurieusement par le public, » rapporte Dumont. Ils ne fréquentaient que les membres de l’opposition : Fox, Sheridan, fréquentations compromettantes de part et d’autre. La retenue extrême des ministres à leur égard ne tarda point à les inquiéter ; leurs sentimens et leur situation sont vivement décrits dans un rapport[19] où l’on reconnaît la main de Talleyrand. Sous prétexte d’exposer l’état des affaires, il insinue de sages conseils et de judicieuses critiques. Il explique qu’il n’y a rien à attendre de l’opposition parlementaire et qu’elle n’a rien de commun avec un parti de révolution. On la regarde « comme un expédient aussi nécessaire à la constitution que le ministère lui-même ; mais c’est là tout ; et, tant qu’on les voit aux prises l’un avec l’autre, on se croit sûr de la liberté. » Les réflexions discrètes de Talleyrand sur ce chapitre étaient suivies de propositions tout aussi raisonnables, tout aussi pratiques, mais dont le sommaire suffit à montrer à quelle impuissance se trouvait réduite l’ambassade. Il demandait qu’on s’abstint de menacer le ministère britannique, de l’injurier, de cabaler contre lui, qu’on évitât dans les journaux de présenter comme une victoire de la liberté toute agitation qui éclatait en Angleterre, car c’était avec le ministère qu’il fallait négocier et traiter. Il suppliait qu’on ne lût pas leurs dépêches à la tribune, qu’on ne les communiquât point toutes vives aux journaux. « Le ministère britannique est le plus secret de toute l’Europe ; on lui en reconnaît même le droit, parce qu’il est responsable. » Quant à la France, « elle a besoin d’avoir plus que jamais un gouvernement ferme et actif pour conserver le langage et l’attitude d’une puissance. Nous en avons besoin aussi pour continuer à la représenter avec courage. »

La désillusion perce sous la forme très réservée de ces Lettres sur les Anglais, que Talleyrand commençait à écrire, et qui, lues à distance, nous présentent moins les pièces d’une négociation qui se déroba toujours que les jugemens et les avis d’un des plus sagaces observateurs que rencontra jamais un ministre des affaires étrangères. Il fallait bien s’en tenir à la critique, aux exposés, aux définitions et aux conseils ; le dédain ou la prudence du ministère anglais réduisaient les envoyés de Dumouriez à ces occupations tout académiques. Après les avoir fait attendre près d’un mois, lord Grenville se contenta de leur transmettre, le 24 mai, une proclamation qui fut publiée le 25 : l’Angleterre exprimait son regret de la guerre ; elle promettait de respecter les traités ; elle exprimait le désir de demeurer en paix avec la France et le vœu que la France y contribuât « en faisant respecter les droits de Sa Majesté et de ses alliés. » Lord Grenville désignait par cette dernière phrase la Prusse et la Hollande. Conseiller à Dumouriez de ménager la Prusse, c’était prêcher un converti ; il était disposé, pour la Prusse, à bien autre chose qu’à des ménagemens. Il aurait voulu la gagner à tout prix. Mais.il était trop tard : la propagande qui éloignait les Anglais de l’alliance poussait les Prussiens à la guerre.

A Berlin, le parti français était réduit au silence. Les nouvelles de Paris le discréditaient chaque jour davantage. Se montrer pacifique, c’était passer pour jacobin. La coterie, ou, comme on disait, « la clique » des théosophes triomphait bruyamment. On était en pleine réaction politique et religieuse. Frédéric-Guillaume, esprit borné, nature violente, brûlait de s’illustrer par l’anéantissement d’une révolution qui menaçait toutes les couronnes. Il se voyait pénétrant en France à la tête de l’armée des rois coalisés, pacifiant l’Europe, relevant le trône des Bourbons, écrasant l’infâme en son propre foyer. Les émigrés, qui savaient flatter ses faiblesses, acclamaient en lui le sauveur de la monarchie et lui promettaient l’alliance de la royauté restaurée. Ils l’assuraient qu’à l’apparition de ses troupes, au premier son de ses fifres, on verrait se disperser les hordes révolutionnaires et s’ouvrir d’elles-mêmes les portes des citadelles. Les souvenirs de l’expédition de 1787, dans laquelle les Prussiens avaient mis en déroute, presque sans combat, les patriotes hollandais, soutenaient ces illusions. Ceux qui avaient vaincu si aisément les terribles adversaires de Louis XIV auraient bien vite raison des sujets révoltés de Louis XVI. « N’achetez pas trop de chevaux, disait aux officiers le confident du mi, le négociateur de l’alliance avec l’Autriche, l’un des plus ardens boutefeu de la coalition, Bischoflswerder, n’achetez pas trop de chevaux, la comédie ne durera pas longtemps. L’armée des avocats sera bientôt anéantie en Belgique, et nous serons de retour dans nos foyers vers l’automne. » On espérait donc que la campagne serait brillante et facile ; on s’attendait de plus qu’elle serait lucrative : non que l’on songeât à dépouiller directement la France ; on se bornerait, s’il était nécessaire, à la laisser dépouiller par l’Autriche, qui aurait l’odieux de la mesure et les embarras du démembrement. La Prusse ne demanderait à Louis XVI que le paiement des frais de la guerre et un bon traité d’alliance, évinçant ainsi l’Autriche au moment même où elle semblerait soutenir sa cause. Quant aux bénéfices matériels, elle les trouverait ailleurs, dans cette terre promise de Pologne, où, comme on disait naguère, il n’y avait qu’à se baisser pour prendre. La grande Catherine préparait une vaste opération et se déclarait disposée à y associer la Prusse. Il n’avait pas moins fallu pour lever les scrupules des prudens conseillers de Frédéric-Guillaume : laissant à leur maître les nobles motifs et les velléités de désintéressement, ils avaient jugé nécessaire de s’assurer contre les risques avant de jeter dans cette grande partie l’héritage de Frédéric : l’armée prussienne et le trésor de guerre. L’assurance était Tenue de Pétersbourg, les diplomates s’occupaient d’en dresser le contrat, et convaincus désormais qu’allant à l’honneur ils reviendraient avec le gain, les successeurs des chevaliers teutoniques brûlaient de partir pour la croisade.

Le vide se faisait autour de Custine[20]. A son arrivée, on l’avait « toléré, » grâce au patronage du duc de Brunswick, à l’amitié du prince Henri, à d’anciennes liaisons contractées lors de son premier voyage, en 1736. Maintenant il était en quarantaine. L’assassinat de Gustave III avait fort affecté le roi et fourni des argumens aux ennemis de la France. On voyait partout des assassins et partout des conjurés, surtout à la légation de France. Cette nouvelle « est affreuse pour nous, écrivait Custine. Je n’avais pas besoin de ce surcroît de difficultés. » Il n’y avait rien à attendre de l’intrigue ni de la corruption. L’intrigue travaillait pour les émigrés : leur agent, le baron de Roll, passait pour avoir accompli ce prodige de rapprocher les deux coteries et de réconcilier la favorite avec le favori. « La maîtresse en exercice, » Mme Dœnhoff, était très aristocrate et craignait de se mêler de politique. « La maîtresse douairière, » Mme Rietz, qui s’en mêlait, était « au dernier degré d’exaltation contre-révolutionnaire. » « Un jeune Français, ajoutait Custine, prenait le soin particulier de la confirmer dans ces dispositions. » Quant au favori, Bischoffswerder, c’eût été peine perdue de chercher à le gagner. L’alliance autrichienne était son ouvrage et la condition même de son influence. « Supposé qu’il soit vénal, ce que j’ignore, si nous lui offrons de le payer, ce sera pour embrasser un parti qu’il déteste contre un parti qu’il aime et qui lui rapporte également. Il faudrait être bien gauche pour lui donner ainsi une tentation d’être honnête homme ou l’occasion facile de s’en donner l’air à si bon marché. » Mirabeau avait posé en axiome que tout se pouvait acheter à Berlin : « Que ne peut l’argent dans une maison si pauvre ? » L’argent n’y pouvait rien pour Custine : on l’excluait du marché. Il y avait un cordon de police autour de sa maison. « Les moyens que tous les diplomates du monde emploient pour se faire écouter ou être informés de ce qui se passe, et dont tous les ministres résidans à cette cour se servent avec plus de succès et plus généralement qu’ailleurs, me sont interdits. » S’il essayait, il se ferait surprendre avec scandale, puis éconduire avec éclat. Il fallait laisser passer l’orage. Si la France résistait à l’agression et démentait le calcul des favoris, Frédéric-Guillaume reviendrait de son erreur. « Ils reconnaîtront que combattre contre nous, c’est combattre contre eux-mêmes et qu’ils seront ruinés de notre ruine. » Pour les dégoûter de l’alliance autrichienne, il suffisait de les en laisser faire l’épreuve. La force des choses les conduirait à se réconcilier avec nous. Il était dangereux et prématuré de les en solliciter en ce moment, mais il convenait de leur en ménager le moyen. « Évitons, concluait Custine, ce qui dans une rupture pourrait aigrir et aliéner trop fortement deux états que la nature destine à se rapprocher. »

Il n’y avait donc point à parler d’alliance. Custine en était convaincu, et il en eut la preuve trop manifeste, lorsqu’après avoir reçu les instructions de Dumouriez, il en alla conférer avec M. de Schulenbourg, l’un des ministres chargés des affaires étrangères[21]. Custine lui représenta que l’intérêt des puissances commandait la paix, « Si l’intérêt doit être compté, répondit Schulenbourg, l’honneur des couronnes doit l’être aussi, et cet honneur est blessé par vos provocations, vos demandes d’explications péremptoires, accompagnées de menaces et présentées comme des conditions de la paix. » Il fut question des troubles qui agitaient la Belgique. Custine défendit la France de les fomenter : « Nos principes sont connus, ils proscrivent l’esprit de conquête. » Schulenbourg demanda comment on les conciliait avec l’annexion d’Avignon. « C’est, répliqua Custine, que nous ne faisions que reprendre notre bien. » La diversion était insidieuse ; Custine sut l’éviter et revint à son thème. Il insista sur l’intérêt évident de la Prusse à ménager la France. Schulenbourg l’interrompit : « Assurément la ruine de la France ne serait un bien pour aucune puissance, excepté peut-être pour l’Angleterre. La Prusse en souffrirait plus qu’aucune autre… Vos principes, ajouta-t-il, et votre constitution ne la regardent en rien tant qu’ils ne s’appliquent qu’à vous ; leurs inconvéniens ne peuvent affecter le roi que par l’intérêt qu’il a à repousser cet esprit de prosélytisme qui semble menacer tous les potentats et vouloir s’étendre sur tous les pays. — Mais, reprit Custine, si la France donnait sur tous les points en litige des déclarations rassurantes ? — Qui les garantirait ? demanda Schulenbourg. Sur quoi peut-on compter aujourd’hui chez vous, où deux ou trois partis se disputent la victoire et la domination ? — Sur la constitution, répondit Custine. Si l’on nous force à faire la guerre, on verra que les partis qui vous semblent acharnés à se détruire, se réuniront pour la défendre. — En ce cas, la guerre serait un bonheur pour vous. — Rien n’est plus possible sans doute. »

Schulenbourg, qui avait été constamment attentif et poli pendant la durée de l’entretien, promit d’en référer au roi. La réponse qui fut donnée, le 6 avril, à Custine portait que le roi n’avait rien à lui dire de plus qu’à M. de Ségur. Schulenbourg l’engagea vivement à ne point insister pour être admis en qualité de ministre. Les circonstances ne s’y prêtaient pas. Frédéric-Guillaume recevait des lettres qui le menaçaient du même sort que Gustave III. Il voyait dans les discours de l’assemblée « la cause du fanatisme par lequel ses jours étaient menacés. » L’amnistie accordée aux assassins d’Avignon acheva de consterner tout ce qu’il restait d’amis à la France. « Bien, écrivait Custine le 10 avril, n’a plus contribué à nous ôter des amis, à nous perdre dans l’opinion. Tous en ont été indignés, et plusieurs des plus précieux défenseurs de notre constitution, dans la classe des gens de lettres et des savans, ont annoncé ouvertement qu’ils ne pouvaient soutenir un gouvernement qui se déshonorait par de pareilles mesures. » Custine avait donc perdu toute espérance de négociation, lorsqu’arriva la nouvelle de la déclaration de guerre. Elle ne s’adressait qu’à l’Autriche, mais il y avait alliance entre l’Autriche et la Prusse, et Frédéric-Guillaume se considéra comme attaqué. Le 29 avril, dès qu’il connut la nouvelle, il revint précipitamment à Berlin et donna l’ordre de presser les préparatifs, « laissant paraître, dit Custine, l’agitation, la colère, la violence dont il était possédé. » Le 1er mai, Custine se rendit chez Schulenbourg, qui lui annonça l’entrée en campagne de la Prusse. Il était fort ému des discours de l’assemblée et des circonstances qui avaient accompagné la déclaration de guerre. Comme Custine lui faisait observer qu’en cas de succès comme en cas de revers, l’entreprise serait malheureuse pour la Prusse : « On l’a voulu, répondit Schulenbourg. Depuis dix mois, les tribunes françaises retentissent d’injures contre les têtes couronnées ; il fallait que cela finit. » Il ne dissimula pas que « l’indifférence sur notre existence future, sur les calamités qui’ nous attendent après une contre-révolution, que le désir de la vengeance pour le passé, celui d’assurer la tranquillité des gouvernemens dans l’avenir, étaient les seuls moteurs des résolutions actuelles. » Il n’y avait plus rien à faire à Berlin. « Tous, concluait Custine, consentent que la France disparaisse de la balance européenne et composent leurs calculs politiques sur de nouveaux élémens. » Et il ajoutait, le 13 mai : « La position est insoutenable, et dénuée du seul espoir qui pût la faire soutenir, l’espoir d’être utile. »

Les agens secrets n’obtinrent pas plus que l’agent public ; ils furent successivement éconduits. Dumouriez, cependant, ne pouvait se résigner à battre en retraite sur ce champ de manœuvres de Berlin, qu’il croyait si bien connaître et où il espérait jouer de si beaux coups de partie. Il était rompu à tous les artifices de la vieille diplomatie et ne voulait jeter aucune de ses cartes sans en avoir essayé. On lui avait voté six millions de fonds secrets. En passant la frontière, ces six millions, — par l’effet du change, — se réduisaient à trois ; mais il y avait encore de quoi faire, et Dumouriez le tenta. Il avait envoyé aux Deux-Ponts M. de Naillac, conseiller d’ambassade, « un des plus constans voyageurs politiques » de l’ancienne diplomatie. L’agent était adroit ; il trouva cette petite cour dans l’épouvante. Le duc, prodigue et pusillanime, son ministre, M. d’Esebeck, remuant et effaré, tremblaient devant l’invasion de la France. S’ils faisaient mine de résister, la France les expulsait ; s’ils avaient l’air de se soumettre, l’Allemagne les traitait en ennemis. Enfin le duc était héritier présomptif de la Bavière, l’Autriche le menaçait d’expropriation ; il avait grand besoin de la France pour assurer son héritage. Dumouriez pensa qu’il trouverait dans ce gouvernement un intermédiaire convaincu auprès de la Prusse. C’était, s’il en fut jamais, un rôle « d’honnête courtier » qu’il lui proposait, et le courtage en valait la peine. « Vous pouvez, écrivait-il à Naillac, le 19 mai, annoncer au ministre que, s’il réussit à empêcher la marche des Prussiens et à faire accéder la cour de Berlin à la même neutralité que le reste de l’empire, il y aura un million pour le duc des Deux-Ponts et deux cent mille livres pour celui ou celle qui aura fait réussir cette négociation. » Elle ne réussit pas. Aux ouvertures qui leur furent faites, les ministres prussiens répondirent, le 7 juin, que la Prusse ne se séparerait point de l’Autriche, et ils ajoutaient : « Il est impossible d’entrer en négociations quelconques avant que le pouvoir légal, le seul avec lequel on puisse traiter, soit rétabli en France avec l’autorité nécessaire pour que l’on puisse négocier avec lui. »

La négociation était manquée en Prusse. En Sardaigne, on n’avait même pas pu l’entamer. Le roi était tout ardeur pour la coalition. Il en attendait précisément le bénéfice que lui offrait la France, la Lombardie ; mais, au lieu de l’obtenir, malgré l’Autriche, en échange de la Savoie et de Nice, cédées aux Français, il espérait la recevoir des Autrichiens eux-mêmes, en compensation des conquêtes qu’il les aurait aidés à faire sur les Français. Il en était là lorsqu’il reçut l’avis que le gouvernement de Paris lui envoyait un ministre et avait désigné pour cette mission M. de Sémonville, alors ministre à Gênes. Au nom seul de l’envoyé, Victor-Amédée s’emporta : « Je ne le recevrai pas, s’écria-t-il ; je ne m’abaisserai pas à l’humiliation de voir dans mon royaume un jacobin de cette espèce. » Le fait est que, pour une cour qui tenait de si près à la famille royale et à l’émigration, le choix était au moins inconsidéré. « Actif, délié, intelligent, dit La Marck, fait pour l’intrigue, dans laquelle il se plaisait, indépendamment des avantages qu’elle pouvait lui rapporter, » Sémonville avait été l’un des adeptes les plus zélés et l’un des préparateurs les plus experts de la fameuse « pharmacie politique » de Mirabeau. Après la mort de son patron et ami le grand tribun, il s’était lancé dans la diplomatie et il y avait apporté les mêmes habitudes d’intrigue, les mêmes goûts d’agitation, les mêmes inclinations pour les moyens de police. Envoyé à Gênes, il passait pour travailler à révolutionner l’Italie, et les émigrés, auxquels il faisait une guerre acharnée, l’avaient depuis longtemps dénoncé à la cour de Turin. Sous prétexte que sa nomination n’avait pas été notifiée dans les formes, Victor-Amédée donna l’ordre au gouverneur d’Alexandrie de l’arrêter au passage et de lui refuser des passeports, ce qui fut fait le 19 avril. Dumouriez déclara, le 26, à la tribune qu’il exigerait une réparation éclatante. En réalité, il la réclama posément et traîna les choses en longueur. C’est qu’il espérait renouer avec Victor-Amédée et cherchait, par l’intermédiaire d’un Sarde établi à Paris, le baron Trichetti, à faire admettre un autre envoyé. Il proposait un ancien, consul général, fort modéré d’opinions, Audibert-Caille, qui aurait pour instructions d’apaiser le différend relatif à Sémonville et d’obtenir la neutralité de la Sardaigne. Les Sardes ne refusèrent ni n’acceptèrent ; ils firent attendre à Audibert ses passeports jusqu’au moment où ils se crurent en mesure de rompre ouvertement. Le 2 juillet, le comte Viretti, secrétaire du roi, à qui Audibert s’était adressé, lui répondit par un refus formel : « H était impossible, concluait-il, d’entrer en négociation avec un gouvernement fondé sur le sable, au moment où la France était au bord de l’abîme et touchait à sa destruction. »

C’était la même réponse qu’à Berlin. L’Espagne avait consenti à recevoir le ministre de France, Bourgoing, mais l’accueil, qui avait été plus que froid de la part du roi et de la reine, avait été injurieux de la part des courtisans. L’Espagne craignait de se mêler à la guerre, elle espérait que l’Autriche et la Prusse réussiraient à rétablir en France l’autorité royale, elle se ménageait et attendait. D’ailleurs l’Angleterre demeurant neutre, la prudence lui conseillait de s’abstenir. Cette neutralité de l’Angleterre commençait à revêtir une nuance assez marquée de malveillance et d’inquiétude. La cause en était dans les progrès de la propagande qui, prêchée violemment à Paris, s’organisait ouvertement sur la frontière de Belgique. Là encore, les événemens tournaient contre le calcul de Dumouriez. Il voulait provoquer un soulèvement national contre l’Autriche, c’était à une révolution démagogique que travaillaient les agens envoyés de Paris. Il se sentit débordé et commença de perdre son sang-froid. Il n’attendit point que les Anglais demandassent des explications, il prit les devans et leur en demanda. « Nous respecterons la Hollande si elle observe la neutralité, écrit-il, le 14 juin, à l’ambassade de Londres ; mais c’est de l’Angleterre même qu’il s’agit. Comment se conduira-t-elle si nous entrons en Belgique ? Elle parle des traités qu’elle a conclus, des alliés qu’elle entend faire respecter. Se considère-t-elle engagée par le traité d’Utrecht et la convention de La Haye de 1790 à garantir la Belgique à la maison d’Autriche ? » C’est un point à éclaircir « sans laisser la moindre équivoque. » Que fera-t-elle si la Hollande prend le parti des Autrichiens ? Considérera-t-elle que la France est l’agresseur et se croira-t-elle obligée à soutenir les Hollandais ? C’étaient de bien graves questions. Les envoyés français à Londres, — et l’on reconnaît ici le coup d’œil de Talleyrand, — jugèrent que, dans l’état des choses, il était intempestif de si bien préciser les termes. L’équivoque est une des ressources classiques de la diplomatie. Ils passèrent donc le 18 juin à lord Grenville une note pleine de réserves, dans les assurances offertes aussi bien que dans les questions posées. Puis la situation leur parut « tellement grave » qu’ils envoyèrent leur rapport à Dumouriez par un homme sûr, connaissant l’état des affaires et capable de l’exposer. Au moment où ils promettaient de respecter la neutralité de la Hollande et demandaient à l’Angleterre d’engager les Hollandais à s’abstenir, on enrégimentait à Paris des « patriotes bataves ; » on ne dissimulait point que la révolution qui se préparait en Belgique était destinée à gagner les Provinces-Unies. « Nous persistons à croire, écrivaient-ils, que si, au lieu de paraître approuver dans les pays étrangers les personnes qui allaient y semer des germes de soulèvement et de révolte, on avait hautement annoncé en France le plus grand respect pour les gouvernemens des autres pays et la résolution de ne rien permettre qui leur soit hostile, on aurait empêché plus facilement cette ligue menaçante qui s’est formée contre la révolution française d’acquérir aucune solidité[22]. »

C’était parler d’or, mais c’était méconnaître absolument le caractère et la force d’impulsion du mouvement révolutionnaire. Dumouriez se débattait dans un cercle vicieux. Il avait compté sur les négociations pour faciliter le succès de la guerre, et il arrivait que la déclaration de la guerre entravait toutes les négociations. Il avait espéré qu’une guerre limitée, brillante, suivie d’une paix glorieuse, relèverait le pouvoir et lui permettrait d’étouffer la démagogie ; l’impuissance du pouvoir livrait la France aux démagogues, et le triomphe de la démagogie transformait la guerre contre l’Autriche en une guerre européenne où la France, isolée devant une coalition redoutable, jouait ses destinées. Mais les événemens ne déconcertaient jamais Dumouriez. L’extrême mobilité de son esprit, qui l’exposait à tant de mécomptes, ne le laissait, en compensation, jamais à court d’expédiens. Il lui restait à employer le remède suprême de la vieille diplomatie dans les cas désespérés : il tâcha d’émouvoir le Turc et de provoquer une diversion en Orient. Il songea pour cette mission à Sémonville, qui, depuis sa mésaventure d’Alexandrie, était retourné à Gênes. Il lui écrivit, le 12 juin, de se préparer en toute hâte à partir pour Constantinople. Les instructions, qu’il lui fit dresser étaient fort étendues. Sémonville devait expliquer aux Turcs les raisons qui amenaient la France à changer de système. On avait eu naguère grand’peine à leur faire comprendre que, cessant de combattre l’Autriche, la France les engageait à vivre en paix avec sa nouvelle alliée ; il fallait leur montrer pourquoi on revenait aux anciennes traditions et les exciter à opérer, d’accord avec les Polonais et peut-être les Suédois, une diversion contre les coalisés. Sémonville annoncerait l’envoi d’une flotte dans l’Archipel, ferait entrevoir à la Porte « l’indépendance de la Crimée et la destruction du port de Cherson comme une suite infaillible de l’apparition d’une escadre française dans la Mer-Noire. » Il devait animer le pacha de Scutari et fomenter des troubles en Hongrie. Des fonds secrets très abondans seraient mis à sa disposition « pour se procurer des intelligences dans le sérail et capter la bienveillance du ministère ottoman. Les présens devaient être magnifiques pour prouver à ces barbares qu’un peuple libre est encore plus généreux qu’un despote. »


IV

Dumouriez s’était trompé ; mais son erreur était assez singulière : contrairement à ce qui se voit d’ordinaire en pareil cas, ce ministre improvisé n’avait péché ni par ignorance de l’Europe, ni par esprit de système. C’était la France qui avait tout dérouté. Ce que ce parvenu de la révolution connaissait le moins, c’était précisément la révolution qui l’avait porté au pouvoir. Il la jugeait en politique d’ancien régime et commettait, sous ce rapport, la même faute que les hommes d’état de la vieille Europe. Mais si la révolution avait un caractère si nouveau, qu’il échappait aux hommes mêmes qu’elle entraînait dans son cours et qui prétendaient la diriger, l’Europe ne changeait pas ; c’est pourquoi les propositions de Dumouriez, dans ce qu’elles avaient d’essentiel, devaient tôt ou tard être reprises : elles le furent, et il n’était peut-être pas sans intérêt de les définir sous leur forme primitive. La Prusse, en particulier, avait fort déconcerté Dumouriez. La Prusse, cependant, devait être la première à justifier ses conjectures et à faire de ses projets le principe d’un système politique. La paix de Bâle, signée en 1795, ne fut que la conséquence des négociations proposées en 1792. Les événemens qui rendirent cette paix nécessaire, se préparaient dans le temps même où Dumouriez déclarait qu’elle était possible. La coalition était à peine formée que l’on vit germer le ferment qui la devait dissoudre. L’édifice, à peine élevé, se lézardait, et l’on apercevait la fissure qui permettrait à l’assiégeant de faire sa brèche.

Au moment où l’Autriche et la Prusse donnaient à leurs troupes l’ordre de marcher sur la France, Catherine II donnait aux siennes l’ordre d’entrer en Pologne. Les Allemands venaient en France pour y faire cesser l’anarchie, les Russes venaient en Pologne pour l’y rétablir ; les premiers se proposaient de détruire une constitution qui affaiblissait l’autorité royale, les seconds combattaient une constitution qui avait eu pour objet de la relever. L’absence totale de principes qui caractérise l’Europe de l’ancien régime ne se manifesta jamais avec plus d’éclat, on pourrait dire avec plus de scandale, que dans cette crise solennelle. Il y avait dans ce rapprochement et cette contradiction tout autre chose que la coïncidence fortuite de desseins opposés. Les deux entreprises avaient été conçues en même temps, elles devaient se développer de concert ; il y a entre elles : un rapport qui domine toute l’histoire de l’Europe pendant la révolution française. On ne vit point de souverain plus ardent que Catherine à combattre cette révolution ; mais elle entendait que l’Autriche et la Prusse l’étoufferaient dans son foyer. Elle se réservait les coups à longue portée ; c’était, comme elle aimait à le dire, dans la « jacobinière » de Varsovie qu’elle se proposait d’anéantir les jacobins de Paris. Il lui fallait une intervention des Allemands en France pour la débarrasser d’eux en Pologne. C’était une combinaison très claire, très simple, très pratique. Catherine l’avait préparée avec un art consommé et la poursuivit avec une imperturbable constance.

Cependant les Allemands n’étaient pas sans méfiance. Il leur répugnait de tourner le dos à ces plaines si largement ouvertes, et de s’en aller courir si loin les hasards de la guerre, tandis qu’ils laissaient à leur voisine le loisir des grandes chasses. Pour peu que les Français résistassent, il était évident que les Allemands regretteraient leur imprudence et ne verraient point sans jalousie Catherine se tailler à sa guise un manteau royal en Pologne, alors qu’ils auraient tant de peine à rogner quelques lambeaux de territoire français. La Prusse avait pris ses sûretés avant de se mettre en route. Catherine lui avait assuré une part de bénéfices ; mais si la guerre contre la France, au lieu d’être facile, comme on l’attendait, se présentait menaçante, périlleuse, incertaine, les motifs mêmes qui avaient décidé la Prusse à entreprendre l’expédition l’engageraient à l’abandonner. Partie avec la promesse d’un partage en Pologne, elle reviendrait sur ses pas pour en assurer l’exécution. C’est ainsi que Catherine ruinait toutes les combinaisons des partisans de la monarchie française et frappait d’avance de paralysie la coalition dont les émigrés la croyaient l’âme. C’est ainsi que, dès le début de la guerre, elle fournit à Dumouriez le moyen d’action qui lui avait manqué lors de ses premières tentatives à Berlin. Les ménagemens que conseillait Custine à l’égard de la Prusse étaient commandés à la fois par la prudence et par la politique. On ne rompait que pour renouer tôt ou tard et, l’un des agens de Dumouriez, Benoît, se montrait fort sagace, lorsqu’on quittant Berlin, il déclarait aux Prussiens que le dernier mot n’était pas dit, qu’il reviendrait où et comment les Prussiens le désireraient et que peut-être valait-il mieux pour la négociation que l’armée prussienne se trouvât sur le territoire français[23]. C’est dans ces conditions, en effet, que la négociation devait être reprise par Bu mouriez, et c’est l’épisode le plus singulier de son étrange carrière.

Cependant son rôle de diplomate semblait terminé. Une crise analogue à celle qui l’avait élevé au pouvoir l’en précipita. Il se crut assez fort pour entrer en lutte avec le parti de la gironde qui l’avait fait ministre. Il soutint Louis XVI dans la résistance qu’il opposait à ses trois collègues Roland, Servan et Clavière. Ils furent renvoyés le 13 juin. Dumouriez prit le portefeuille de la guerre et appela Naillac aux affaires étrangères. Mais, pour s’être rendu suspect aux révolutionnaires, il n’avait nullement gagné la confiance des royalistes. La cour, qui s’était servie de lui pour éloigner Roland, ne tenait point à le conserver. L’assemblée le reçut en conspirateur, la cour continua de le traiter en intrigant ; l’assemblée accueillit ses déclarations par des murmures, le roi refusa de suivre ses conseils. Le 15 juin, il donna sa démission, et le 19 il annonça à l’assemblée qu’il partait pour l’armée du Nord, où il avait un commandement. C’est là que la destinée lui réservait ses plus grandes surprises. L’aventurier allait, pour un instant, tourner au héros et son nom, qui n’éveillait jusque-là que les souvenirs de la diplomatie occulte et de l’intrigue, allait s’associer à deux dates immortelles de notre guerre d’indépendance : Valmy et Jemmapes. Mais quelques talens militaires que Dumouriez ait déployés dans les marches qui précédèrent la première de ces journées fameuses, quelque valeur qu’il ait montrée dans les combats de la seconde, le général d’armée ne se sépara jamais en lui du diplomate, et sa stratégie ne fut que la suite de ses négociations.


ALBERT SOREL.

  1. Voir le Secret du roi, II, chap. VIII. — M. Boutaric a donné, dans sa Correspondance secrète de Louis XV, une bonne édition des Conjectures raisonnées sur la situation actuelle de la France dans le système de l’Europe, 1773 ; le principal des écrits de Favier.
  2. Les Mémoires de Dumouriez sont composés en forme de récit indirect. Il parle de lui à la troisième personne.
  3. Mémoires de Malouet.
  4. Rœderer, Portraits.
  5. Mignet, Histoire de la Révolution française.
  6. Voir Masson, le Département des affaires étrangères pendant la révolution, ch. IV.
  7. Projet de lettre au président du comité diplomatique, 1er mai.
  8. Réflexions pour la négociation d’Angleterre en cas de guerre.
  9. Instructions de M. Caillard, mars 1792.
  10. Instructions de Sémonville, 8 avril 1792. — Bianchi, Storia della monarchia piemontese.
  11. Montmorin à La Marck, 19 avril 1792. Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck.
  12. Voir les Souvenirs de Dumont.
  13. Le Livre des orateurs, par M. de Cormenin.
  14. Réflexions pour la négociation d’Angleterre, 30 mars. — Instructions pour MM. Chauvelin, Talleyrand et du Roveray, 10 avril 1792.
  15. D’Arneth, Marie-Antoimtte, Joseph II und Léopoïd II. — Vivenot, Quellen, I.
  16. Fersen à Marie-Antoinette, 24 avril 1792. Journal de Fersen, 17 avril. Le Comte de Fersen et la cour de France.
  17. Dumont, Souvenirs.
  18. Note du 12 mai à lord Grenville.
  19. 23 mai 1792.
  20. Rapport du 1er avril 1792.
  21. Rapport de Custine du 1er avril 1792.
  22. Rapport du 10 juillet 1792.
  23. Sybel, Histoire de l’Europe pendant la révolution française.