UN FOSSILE VIVANT
LE CERATODUS FORSTERI.

Natura non facit saltus. Au contraire, elle semble combler à dessein, par des organisations ambiguës, les hiatus qui paraissent exister entre chaque série parallèle des êtres qu’elle renferme. Un grand nombre d’exemples pourraient être rappelés ici de ces organismes-accolades, depuis l’ornithorhinque australien, quadrupède à bec d’oiseau, l’aptéryx néo-zélandais, oiseau à poil sans ailes, le ptérodactyle de Solenhofen, lézard aux ailes de chauve-souris, jusqu’au lépidosiren actuel et au cératodus. Démarquons en outre que, plus nous avançons dans des recherches approfondies de la nature, plus se présentent à nous d’exemples de types extraordinaires.

Mais ce n’est pas tout. En se plaçant à un point de vue plus général encore, certaines régions du globe paraissent destinées à ces anomalies. Il est impossible de méconnaître la curieuse disposition des êtres du continent australien et du rivage qui l’entoure, à revêtir ces caractères indéfinis ou anormaux qui signalent la plus singulière formation qui existe au monde. Si nous envisageons l’ensemble des recherches déjà accomplies en ce sens, nous sommes amenés à placer l’Amérique du Sud tout près du pays australien, comme richesse en types transitoires, tandis que notre vieille Europe est décidément la partie de la terre la plus pauvre sous ce rapport.

Le Lepidosiren. est un exemple par lequel nous sommes obligés de passer pour arriver au Ceratodus. C’est un singulier animal, vivant, il y a une quarantaine d’années, dans les flaques d’eau et les fossés des environs de Bahia. Les habitants du pays lui donnaient le nom de Caracurus, et le connaissaient bien sous sa robe noirâtre marquée de taches blanches. Son corps allongé, couvert d’écaillés, semble se terminer par une queue de poisson et se mouvoir au moyen de quatre nageoires placées à la partie inférieure. Mais est-ce un reptile ? est-ce un poisson ? Hippocrate dit oui, et Galion dit non !…

En attendant, on l’a baptisé Lepidosiren paradoxa. C’est déjà quelque chose, mais ce n’est pas grand chose ! Paradoxal, oui ; mais ensuite ? Ce sont naturellement les Anglais qui se sont occupés de l’étudier ; nous, nous sommes désintéressés de toutes recherches, puisque nous n’avons plus de chaire d’ichtyologie
Ceratodus forsteri. Longueur 1m,20.

Enfin, M. Matterer l’a placé à côté du groupe des sirènes, dans la classe des Reptiles amphibiens ; tandis que M. Owen en a voulu faire un groupe de la famille des Poissons, établissant le passage entre les reptiles et ceux-ci.

Mais, tandis que cette discussion et cette indécision s’accusaient, — et elles ne sont pas encore tranchées ! — voilà qu’Agassiz établissait le genre Ceratodus pour un animal dont il avait trouvé des dents fossiles dans les couches de formation jurassique et triasique de plusieurs parties de l’Europe. Ces dents étaient souvent accompagnées des os du palais et des mâchoires dans lesquelles elles étaient implantées : elles sont caractéristiques par leur forme et ont donné à l’animal le nom sous lequel Agassiz l’a désigné. Or, voici qu’en 1870, un M. Forsler trouve, en Australie, dans Wide-Bay, et seulement dans l’Etat de Queensland, un Ceratodus vivant ! Ceratodus fursteri, voisin du Lepidosiren, encore vivant dans notre monde, type bien reconnaissuble du Ceratodus fossile de la période triasique, abonde dans toutes les rivières australiennes du Nord ; sa limite la plus boréale est, autant qu’on peut en juger à présent, le Burdekin et la rivière Marie au sud. C’est un animal qui atteint l m, 20 en longueur, sur 20 à 35 centimètres de grosseur en diamètre, et qui ne remonte pas plus haut que l’eau saumâtre ; mais pendant la nuit, il quitte la rivière et sort parmi les joncs et les herbes sur les bas-fonds soumis à l’influence de la marée. Cette particularité a été très-facilement observée sur les bords de la rivière Marie où, par une nuit tranquille, on l’entend très-distinctement. Les aborigènes prennent beaucoup de ces poissons ; les Européens de la localité leur donnent le nom de têtes-plates ; « flat head » Dans la rivière Fitzroy, au-dessus de Yamba et des chutes, il y a aussi un poisson que les sauvages appellent le Barramitndi qui est d’excellente qualité, pèse quelquefois vingt livres, mais ne descend pas à l’eau

saumâtre ni à la mer. Il est difficile de savoir exactement si le Barramundi du Filzroy est la même que le Ceratodus forsteri, mais tout le fait supposer.

Dans les intestins de plusieurs spécimens on a trouvé les feuilles mâchées de diverses Myrtacées et de Graminées, et chez quelques-uns, quand la décomposition était assez avancée, tes matières perdaient leur couleur verte pour en acquérir une d’un noir absolu. La quantité que les intestins contenaient de cette nourriture était énorme, ce qui prouvait bien qu’on était en présence de la principale alimentation de l’animal. De même, à Bahia, le Lepidosiren si ; nourrissait de matière végétale, car on a trouvé dans le tube digestif d’un individu des débris de racines féculentes. Le Ceratodus renferme quelquefois certains débris de petites coquilles dans son estomac, mais tout fait présumer que ce sont celles qui rampent sur les feuilles, et qu’il mange avec elles par accident.

N’est-ce pas vraiment curieux de voir un poisson se hisser dans la prairie pour se nourrir île Heurs ? Certes, l’imprévu est grand, et la nature seule sait nous réserver des surprises semblables ! Ce n’est pas assez de ressusciter pour nous un organisme inédit du temps passé, il faut aussi lui donner des mœurs aussi étranges que si nous voyions un bœuf vivre de proie ou un tigre de coquilles !

Il nous paraît superflu d’entrer dans de longs détails sur l’organisation du Ceratodus, quoique les faits curieux et anormaux n’y manquent point ; mais notre figure donnera une bonne idée de l’animal et de son squelette : c’est tout ce qu’il faut pour en avoir un aspect sommaire. Nous pouvons ajouter que c’est un poisson ganoïde, dont le corps tout entier est couvert d’écaillés très-larges, toutes marquées, sur les parties découvertes, de belles stries concentriques. Ces écailles deviennent très-petites sur la queue et sur les opercules.

Ce serait une erreur de se figurer les nageoires et Ja queue terminées par des rayons semblables à ceux de nos poissons ordinaires : ces membres sont plutôt des sortes de moignons renfermant un axe central, lequel soutient ces sortes de palettes en fuseau, formées de peau et couvertes d’écaillés. IL en est de même de la queue de l’animal.

Pour répondre aux besoins de respiration aérienne que nécessitent les organes du Ceratodus à la recherche de sa nourriture, il lui fallait un organe respiratoire spécial ; c’est ce qui a lieu. On peut comparer ses branchies à un poumon particulier sous-operculaire, poreux, dont l’organisme est très-compliqué, et dont les ramifications se répandent dans des cavités remplies de mucosité coagulée dont l’emploi n’est pas encore bien rigoureusement déterminé. L’opercule commence vers la région occipitale et descend jusque vers l’insertion des palettes pectorales, mais son ouverture est couverte non par une pièce osseuse, mais par une frange cutanée épaisse, revêtue de toutes petites écailles.

H. de la Blanchère