Un Enlèvement
Revue des Deux Mondes4e période, tome 151 (p. 828-855).
UN ENLÈVEMENT


I

Tous les dimanches, à heure fixe, ce même coupé remontait une des avenues aboutissant aux Champs-Élysées. Il s’arrêtait en face du couvent, — pensionnat et dévote hôtellerie tout ensemble, — qui, sur un long espace, étire la ligne à la fois élégante et sévère de sa façade blanche que surmonte une croix.

Une même personne descendait de voiture, grande, mince, taillée dans sa maigreur pour les modes engonçantes et ajustées du jour. Ce dimanche-là, un glacial dimanche d’hiver, on n’apercevait presque rien du visage entre les bandeaux blonds, du blond le plus pâle, abaissés sur les sourcils, et le très haut collet d’une veste d’astrakan où disparaissaient le menton et la bouche ; mais il se dégageait cependant de cette silhouette à peine entrevue la révélation d’un caractère dont le trait dominant ne devait être ni la souplesse ni la douceur. La fourrure noire frisée tranchait durement sur la froide blancheur du teint protégé par une voilette ; le costume de drap cuirassait un buste aux contours secs ; la démarche ne connaissait ni hésitation ni repentir ; la tête, très petite, se dressait altière, sur le cou presque trop long, qui n’avait rien des courbes pliantes d’un cou de cygne ; la ligne du dos était inflexible. Un observateur eut remarqué tout cela dans le peu de temps qu’elle mit à traverser la contre-allée, pour atteindre la porte percée d’un guichet ; il eût remarqué la décision brusque du geste qui souleva et laissa retomber le marteau de bronze. Cependant deux dames qui passaient s’arrêtèrent, apparemment émerveillées. L’une d’elles, un peu forte et trapue, dit à l’autre, avec un soupir d’envie, tandis que se refermait le lourd battant de chêne :

— Quel air distingué !

Ce fut aussi du ton le plus approbatif qu’une autre dame, reconduite par la tourière, au moment où celle-ci introduisait la nouvelle venue, demanda quelle était cette jeune femme.

La tourière aimait à causer autant que le permettaient la discrétion et la charité :

— Oh ! elle n’est pas si jeune qu’on pourrait le croire. J’en juge par l’âge de ses fils, qui viennent assez souvent ici voir leur grand’mère, une de nos dames pensionnaires, Mme d’Estève.

— Bah ? C’est donc là Mme Guy d’Estève ? reprit la curieuse, une dévote âgée, grasse, et vêtue de noir, qui sortait du salut, son livre d’heures à la main.

— Oui, madame, et elle serait la propre fille de sa belle-mère qu’elle ne lui témoignerait pas plus d’égards.

— En vérité ? Malgré les torts de son mari ! Ah ! ma sœur, vous pouvez vous flatter, vous autres recluses, d’avoir choisi la meilleure part. Il y a dans le monde, — je dis dans le monde brillant que les pauvres envient, — bien des malheureuses.

— Chacun ici-bas a sa croix, répondit la tourière avec la réserve modeste d’une privilégiée qui ne veut pas se vanter de ses privilèges.

Mme Hélène, comme on l’appelait, pour la distinguer de sa belle-mère, traversait cependant le grand vestibule sonore, dallé de blanc et de noir, puis montait, à gauche, l’escalier très large, luisant, ciré comme une glace, et qu’on eût dit tout neuf. L’intérieur de la maison était partout ainsi, vaste, et propre presque à l’excès, une si scrupuleuse netteté paraissant incompatible avec le mouvement de la vie, et le pas le plus léger sonnant comme un grand bruit dans les corridors déserts. Arrivée au second étage, elle s’engagea dans une galerie, des deux côtés de laquelle donnaient plusieurs portes, et s’en alla frapper à la première, avec l’assurance d’une habituée qui connaît les êtres. Sans attendre qu’on lui répondît, elle entra dans un petit salon ou plutôt dans un petit parloir particulier, qui eût été d’une simplicité presque monastique, si un ou deux meubles précieux, une panoplie d’armes de toutes sortes, quelques portraits de famille n’eussent tranché sur la rigidité des sièges en crin noir, et des gravures pieuses, appartenant sans nul doute à la communauté. Cette pièce étroite ouvrait dans une chambre à coucher plus exiguë encore, dont la séparait une portière. Ecartant celle-ci, la visiteuse prononça très haut, comme pour s’annoncer :

— Bonjour, ma mère !

Ce mot de mère fit tressaillir une femme de cinquante à soixante ans, qui, assise auprès d’un petit feu et frileusement enveloppée de vieilles dentelles noires, paraissait perdue dans de profondes réflexions.

Toujours elle tressaillait de même quand cette voix brève et cassante lui jetait le nom qu’elle avait entendu jadis une voix aimée lui répéter sur tous les tons de la tendresse et de la câlinerie. Il lui semblait insupportable que tout autre que son fils l’appelât mère, et, depuis sept ans que Guy était loin, — si loin ! — ce supplice lui était infligé, sans qu’elle osât y mettre un terme, en même temps que la visite hebdomadaire, dont la régularité exemplaire édifiait les bonnes sœurs. Mme d’Estève douairière n’était pas de ces femmes résolues qui savent se dérober à ce qui leur déplaît ; elle avait été la victime résignée de beaucoup d’événemens dont le souvenir revenait nuit et jour la hanter, l’empêchant de s’intéresser à rien de ce qui est la vie actuelle et de tous les jours, la rendant insensible, par exemple, à l’isolement, à la gêne, à tout ce qui constituait, selon l’expression commune, « son malheur. » Le seul malheur qu’elle fût capable de sentir et qu’elle appelât sien était celui de son fils. Elle en voulait au monde d’admettre généralement que ce malheur eût été mérité. Ne savait-elle pas mieux que personne à quoi s’en tenir sur Guy ?

Il ne demandait pour être bon qu’à être aimé ; c’est ce que nul des siens n’avait su faire, hormis sa vieille mère, et encore ! Elle ne l’avait pas aimé assez, n’ayant pas, pensait-elle aujourd’hui, tout compris comme il l’eût fallu, tout excusé, tout supporté jusqu’à la fin. Elle avait cru que le devoir, un devoir absurde, lui commandait de le morigéner, de le blâmer, d’être sévère ; elle s’était dit que cette rigueur serait « pour son bien. » Et à présent il n’était plus là ! Elle s’était brisé le cœur, tout en l’affligeant par des reproches. À quoi bon ? Pauvre cher Guy ! Comme elle se rappelait le jour des adieux, lorsque, au lendemain de ce triste divorce, il était venu lui dire : — C’est vraiment bon de laisser derrière soi le passé ! J’en étais las jusqu’à l’écœurement. Je me sens délivré d’un fardeau. Elle est riche, les enfans le seront aussi, c’est tout ce qu’il lui faut pour être parfaitement satisfaite, et elle élèvera ses fils, qui ont de son sang dans les veines, mieux que je ne l’eusse fait moi-même, elle les élèvera très bien au point de vue pratique. Je n’ai jamais su être pratique, mais est-ce un si grand crime ? Vous ne le pensez pas au fond, chère petite mère. Vous non plus, vous n’êtes pas pratique. Vous avez payé mes dettes de grand cœur, vous vous êtes appauvrie pour l’amour de moi. C’est tout ce que je regrette, entendez-vous, cela et l’obligation où je me suis mis de vous quitter. Mais vous verrez que je ferai fortune au Texas, avec ces affaires d’élevage dont j’ai l’expérience, puisque, les courses y aidant, elles ont contribué à me ruiner. Et alors vous viendrez me rejoindre. Et nous vivrons délicieusement heureux, dans un gîte qui ressemblera à la Chaumière indienne, que vous me lisiez quand j’étais petit.

Cher Guy ! quel fond d’enfantillage subsistait en lui au milieu des pires folies ! Comme il l’avait bien embrassée ! Les baisers de ce jour-là restaient encore sur son front, sur ses cheveux, sur ses mains. Et elle n’avait su que lui faire des sermons, lui parler longuement de ses fils, dans l’intérêt desquels sa femme avait agi, résolue à leur conserver une fortune. Maintenant elle ne se sentait que fort peu d’entrailles pour ces deux grands garçons dont la froide et précoce sagesse ne rappelait en rien le caractère paternel ; mais, alors, ils étaient tout petits. Certes, leur mère s’était absolument dévouée à eux ; tant pis, car elle les avait ainsi rendus par le contact trop semblables à elle-même. Non qu’Hélène fût dépourvue de certaines qualités. Dans un quasi-veuvage, sa conduite avait été sans reproche, l’estime générale l’entourait. Catholique, elle n’admettait pas que le divorce, qu’elle avait demandé pourtant, lui eût rendu la liberté de se remarier ; elle avait (quelques intimes le savaient et en faisaient un sujet d’admiration) refusé d’épouser un de ses cousins, M. de Lure, maître des requêtes au Conseil d’État, au moins aussi riche qu’elle. Oh ! ce M. de Lure, prétentieux et gourmé, combien Mme d’Estève le haïssait pour s’être permis d’aspirer, même sans y parvenir, à prendre la place abandonnée de son fils !

Et cependant, — c’était assurément là de l’inconséquence, — elle n’avait pu se défendre d’un grand frémissement de joie quand, après beaucoup de lettres fort tristes, où l’absent ne lui parlait que d’entreprises avortées, des mauvaises chances qui le poursuivaient et, surtout, du vide affreux de son existence à l’étranger, elle avait appris qu’il venait de faire un nouveau pacte avec le bonheur. Cette lettre-là qui effaçait toutes les autres, elle n’avait pas besoin de la relire, car elle la savait par cœur :

« Chère bien-aimée maman, ne pleurez plus, ne vous représentez plus votre prodigue gardant les troupeaux, sans compensation, sur la terre étrangère. J’ai trouvé la perle rare, une enfant exquise qui m’adore comme vous auriez voulu qu’après vous, on m’adorât, qui croit de toute son âme n’être venue au monde que pour cela, qui ne sait que cela, qui ne vit que par moi. Et j’ai de nouveau vingt ans, et je ne me rappelle pas avoir été ni malheureux ni coupable, et je ne crains pas de me montrer devant vous parfaitement ridicule. Nous n’existons tous les deux que depuis le moment de notre rencontre. C’est à ce point que vous ne serez plus pour moi la mère à qui j’ai fait porter tant de fardeaux et demandé tant d’infatigable tendresse. Je n’ai presque plus besoin de vous et je vous en avertis, parce que je sais que, le cœur meurtri, vous vous réjouirez cependant, chère martyre, prête à donner votre sang pour que je n’aie rien à souhaiter dans mon exil. Eh bien ! je ne souhaite rien à présent, possédant tout, et je me sens si bon, si reconnaissant, si miséricordieux, si loyalement disposé à déclarer mes fautes, si repentant du mal que j’ai pu faire à qui que ce soit ! Tout cela parce que je suis heureux ! Si vous saviez, chère maman, comme votre mauvais fils s’est renouvelé, amendé, transformé ! Il n’a, dorénavant, ni haine, ni rancune, ni colère contre personne. Une seule chose vaut d’être poursuivie, et je la possède pour toujours. Quel don royal m’attendait dans ce pays perdu, qui me devient aujourd’hui mieux qu’une patrie, un paradis terrestre ! Quand je manquerai à vous écrire, vous n’en aurez pas de chagrin, vous vous direz simplement : — L’univers n’existe plus pour lui, et la vie, quand elle est vraiment la vie, pleine, débordante d’un sentiment exclusif et profond, ne se raconte pas. — Tant de gens ne connaissent de la vie que les gestes ! J’étais comme eux et mes gestes furent absurdes. Seul l’amour que j’avais pour vous, même quand je vous le témoignais si mal, a pu me préparer à celui que je ressens aujourd’hui, passé la quarantaine, et malgré quelques cheveux blancs qu’elle ne voit pas, qu’elle ne verra jamais. Vous ai-je dit qu’elle vous aime ? Comment ne vous aimerait-elle pas ? Elle est moi, le meilleur de moi, ce moi nouveau, régénéré, qui seul est digne de vous. »

Ces ardentes confidences, si vagues à la fois et si complètes, tenaient compagnie à Mme d’Estève pendant les heures de solitude, qu’elle préférait cent fois à la société des indifférens. La mère donnait ce nom à tous ceux qui oubliaient son fils, et ils étaient innombrables. On avait beaucoup parlé un instant de la brouille du ménage d’Estève, en prenant parti tantôt pour le mari, tantôt pour la femme, et, finalement, pour celle qui restait à Paris, riche et considérée, tandis que l’autre s’exilait. On avait beaucoup commenté cet exil volontaire ; mais, vers la même époque, plusieurs jeunes gens de bonne famille, après avoir dévoré, d’une façon ou d’une autre, leur patrimoine, s’en étaient allés élever des chevaux ou du bétail en Amérique ; il avait disparu dans le groupe, rien ne le recommandant au souvenir particulier de ses amis, que les nombreux services qu’il leur avait rendus au temps de sa prospérité. Car Guy d’Estève était un être généreux autant qu’imprévoyant, un de ces mauvais sujets aimables, comme il y en eut beaucoup en France, comme il en reste assez peu. Dans l’armée, quelques anciens camarades rappelaient encore sa brillante conduite au Tonkin : Décoré si jeune ! Quel dommage qu’il eût quitté le service pour se marier ! — Mais c’était tout ; ceux qui l’avaient aidé à se ruiner lui accordaient à peine la plus brève des oraisons funèbres :

— Un homme à la mer !

Les deux ou trois douairières qui, ayant vu naître Guy, demandaient quelquefois de ses nouvelles, d’un ton plaintif et avec une figure de circonstance, à Mme d’Estève, avaient su qu’il s’était remarié… à moins que ce ne fût une liaison. Sa mère eût encore préféré la seconde hypothèse, puisque la religion condamne le genre de mariage qu’autorise le divorce. Le mieux, pensait-elle, était d’ignorer à demi… Elle savait gré à son fils de ne pas préciser les détails, d’envelopper d’une nuée ses lointaines amours. Quoi qu’il en fût, tout son cœur s’élançait vers cette inconnue qui savait consoler Guy. Dans les deux cas, sans doute, le péché existait, mais elle croyait à la vertu de l’expiation et travaillait conséquemment à expier cette félicité irrégulière par toutes les bonnes œuvres personnelles qui étaient en son pouvoir.

On voit que Mme d’Estève avait tout juste la somme de logique accordée à son sexe et à son monde. Créature instinctive et primesautière, à l’âge qui devrait être celui de la raison désabusée, elle était capable de sentir aussi vivement que dans sa vibrante jeunesse. Lors du départ de Guy, sa douleur avait passé la mesure, au gré des gens qui pèsent et calculent ces choses ; puis soudain, sans transition, elle était arrivée à la sérénité. Sa belle-fille songeait en haussant les épaules :

— Quelle tête légère !… Tant mieux, du reste, elle se console !

Il lui était bien revenu, par les vieilles dames, confidentes indiscrètes, que Guy devait s’être engagé dans des liens quelconques ; mais elle ne pouvait supposer que ce qui lui inspirait de la colère et du mépris fût pour aucune honnête femme un sujet de réconfort. Presque jamais elle ne parlait à sa belle-mère de celui qui, disait-elle, les avait fait souffrir toutes deux, et Mme d’Estève gardait pour elle seule le secret du roman dont il lui semblait être un peu complice. Guy la négligeait de plus en plus, n’étant pas de ces amoureux qui se laissent absorber à demi, mais, de loin en loin, quelques mots tendres et joyeux lui apportaient, dans sa retraite, la sensation réchauffante d’un rayon de soleil ; elle n’en demandait pas plus. Complaisamment et un peu au hasard, elle se représentait d’immenses savanes couvertes de chevaux, de mulets et de bêtes à cornes, un horizon herbu de la plus éblouissante fraîcheur, et le ranch où un Parisien, en costume pittoresque, régnait sur des vaqueros basanés. Entre deux grands pins était jeté le hamac qui berçait une jeune femme infiniment gracieuse sous sa mantille, et un petit enfant pareil au chérubin qu’était Guy au même âge.

Mme d’Estève contemplait mentalement ce tableau créé par son imagination sur des données très sommaires, quand sa bru, entrant à l’improviste, la surprit auprès du feu, pensive, les yeux pleins de larmes et le sourire aux lèvres.

— Ah ! Hélène ! vous voilà ?

Le ton contraint n’exprimait aucune satisfaction bien vive.

— Oui, je croyais trouver ici les enfans.

— Je n’ai encore vu personne.

— C’est singulier !

Tout en parlant, la visiteuse s’asseyait dans un fauteuil, de l’autre côté de la cheminée, dégantait une de ses mains étincelantes de bagues, et défaisait les agrafes de sa jaquette de fourrure. Puis elle enleva son voile, comme une personne qui s’apprête à rester Longtemps et se met à l’aise pour causer.

Il était impossible de présenter un plus frappant contraste que celui qui existait entre ces deux femmes. La plus jeune, correcte avant tout, avec ses traits inexpressifs et réguliers, qu’éclairait un froid regard bleu, encore refroidi par la pâleur des cils ; l’autre, négligée dans une toilette d’intérieur défraîchie, ses cheveux gris, encore abondans, noués tant bien que mal, son teint délicat ridé de mille plis très fins, à la façon des vieilles mousselines dont il avait la blancheur un peu jaunie. Jadis, Mme d’Estève possédait cette beauté sans lignes qui se modèle sur toutes les impressions, qu’illumine l’esprit et la joie, qui varie au gré des mouvemens de l’âme toujours visible à fleur de peau. Maintenant les muscles fatigués fléchissaient, les chairs exsangues n’avaient pour ainsi dire plus de contours ; la couleur des yeux, une couleur indéfinissable, parce qu’elle était changeante comme celle de l’eau, claire sous le soleil, noire sous l’ombre d’un nuage, s’était éteinte une bonne fois entre les paupières meurtries, mais le sourire pouvait encore être merveilleusement jeune ; seul il rappelait le portrait signé Winterhalter, qui, au mur de cette cellule, faisait presque scandale par le charme qui s’en dégageait.

Le mot de charme est banni, on le sait, du vocabulaire ascétique, comme synonyme de philtre et de sortilège ; or, Mme Hélène était là-dessus de l’avis des ascètes ; elle regardait ce portrait, où le souple corsage d’une robe de bal tenait à peine sur de jolies épaules trop tombantes, et que l’ampleur de la crinoline, les doubles bandeaux bouffans rattachaient à un autre âge ; elle le regardait avec une désapprobation profonde, comme si elle y eût vu poindre les défauts, les bizarreries, les extravagances de Guy. Lui aussi, avait le désir et le don de plaire, lui aussi, il avait le charme. Mme d’Estève, tout irréprochable qu’elle fût, sa passion maternelle l’ayant sans doute préservée en l’absence de principes bien solides, avait transmis à son fils un héritage dangereux, beaucoup d’imagination, des rêves insensés et très peu de jugement. Ainsi pensait Mme Hélène ; elle en voulait à cette séductrice au rayonnant sourire qui, malgré des atours démodés, ridicules, semblait encore dire du haut de son cadre :

— Voilà ce que c’est que d’être tout de bon et complètement femme. Voilà comment sont faites celles que l’on aime toujours.

Elle était plus indulgente, en revanche, pour la quasi-recluse flétrie, brisée, qui avait été l’original de ce portrait, et qui achevait dans un couvent sa vie bouleversée par tant d’émotions. Devant elle, il lui arrivait de se dire avec un contentement secret :

« Après tout, voilà ce qu’elles deviennent. Et quelle influence sérieuse celle-ci a-t-elle exercée, même au temps de son prestige ? J’en aurai, j’en ai déjà beaucoup plus sur mes fils qu’elle n’en eut jamais sur le sien ; et feu M. d’Estève, malgré leur mariage de pure inclination, s’est fait tuer deux ans après, dans un duel pour une danseuse. Alors à quoi bon ? »

— Vous avez dit que les enfans devaient venir ? demanda Mme d’Estève.

— Oui, ils ont de bonnes nouvelles à vous annoncer. Leurs notes de la semaine sont excellentes. Max est premier en mathématiques. Ce sera, n’en doutez pas, un homme supérieur.

— Vous êtes heureuse dans vos fils, dit la grand’mère assez froidement, car elle songeait que Guy, paresseux au collège, était arrivé tout de même à Saint-Cyr avant l’âge ordinaire, et qu’il avait de l’esprit comme aucun de ces deux petits prodiges n’en aurait jamais.

— Il faut bien, répliqua sa belle-fille avec un rire bref qui sonnait faux, être heureuse en quelque chose.

Leur conversation, cordiale à la surface, avait toujours ce caractère de sous-entendus, de plaintes voilées, de demi-reproches.

— Max est fait pour l’École polytechnique, poursuivit Mme Hélène d’un ton résolu. Quant à Fred, mon père tâchera de lui inculquer le goût des affaires. Il retrouve en lui ses propres qualités, du sang-froid, de l’ordre, un esprit d’entreprise qui ne demande qu’à être développé.

L’aïeule soupira sans répondre. Guy avait toujours tenu en horreur M. Sturm, un banquier qui s’enorgueillissait outre mesure d’être fils de ses œuvres.

Au moment même, les deux jeunes personnages, dont on réglait ainsi l’avenir, firent leur entrée ; quatorze et quinze ans, externes à Condorcet, jolis, corrects, et bien tenus, — de petits hommes.

— Pardon, grand’mère, nous voulions venir plus tôt, mais notre cousin de Lure nous a emmenés faire un tour au Bois.

À ce nom, Mme d’Estève, penchée pour embrasser Fred qui venait de lui baiser la main, se redressa vivement.

— Il est bien vrai, pensa-t-elle, que ce petit ressemble d’une façon choquante à son grand-père maternel.

Elle savait qu’il faisait déjà des économies, de petits placemens, qu’il s’intéressait au cours de la Bourse. Max, au contraire, dépensait sans compter, montait bien à cheval ; il avait été longtemps son préféré ; elle s’efforçait de retrouver en lui les yeux, le rire, la tournure de Guy, mais ces analogies s’effaçaient de plus en plus, à mesure que l’enfant avançait vers l’adolescence, et que le physique reflétait un caractère formé ou déformé par l’éducation.

— Ta mère vient de me conter tes succès, dit-elle en lui souriant, et je crois que le jour est venu de te remettre un cadeau que j’ai depuis longtemps en réserve. Cette montre, — elle lui tendit une boîte en maroquin fort usée, — cette montre appartenait à ton père lorsqu’il avait ton âge. Figure-toi que c’est lui qui te la donne aujourd’hui.

— Merci bien, grand’mère.

Max fit jouer le ressort de l’écrin et son visage prit une expression déconfite : — Je la garderai précieusement, cela va sans dire, mais vous n’exigez pas que je porte ce vieil oignon. J’ai mon chronomètre.

Ces enfans avaient beaucoup trop de choses et de trop belles choses. Ils étaient blasés sur tout. C’était le principal reproche que portait contre eux leur grand’mère.

— Je n’exige rien, répondit-elle. Tu es libre de la passer à Fred, qui peut-être daignera lui faire place dans son gousset.

Tout bas, Mme Hélène enjoignit à son fils d’accepter avec gratitude.

— Mais j’avais pensé que tu serais heureux d’avoir un souvenir de ton père, acheva, non sans amertume, la pauvre femme.

— Il est vrai que j’en ai bien peu.

Le ton ambigu avec lequel Max, dont la physionomie était habituellement ironique, prononça ces paroles, qui pouvaient être diversement interprétées, échappa par bonheur à Mme d’Estève.

— Je retrouverai quelque chose pour toi, mon enfant. Viens ! Elle l’emmena dans le salon voisin, devant la panoplie qui occupait le panneau principal.

— Tout ceci sera un jour à vous deux. Mais en attendant, — elle détacha une cravache à pommeau d’argent suspendue entre deux épées, — voici un objet dont tu pourras te servir dès maintenant, la cravache de ton père à Saumur.

— Ah ! elle est très belle, je vais la faire remettre à neuf… cela m’en fera deux. Celle que m’a donnée grand-père est montée en or avec mon chiffre.

L’assimilation de cette relique au riche cadeau de M. Sturm fut une nouvelle souffrance pour Mme d’Estève, mais elle était bien aise de tenir Max un instant en tête à tête, loin des yeux de sa mère. Devant celle-ci, elle n’eût osé parler au jeune garçon de son père, comme elle le fit. Il était si bon cavalier, si charmant à cheval ! Des prouesses équestres de Guy, elle glissa vite à ses hauts faits de soldat. Avec une chaleur qui aurait dû être communicative : « Il y avait en lui, dit-elle, du héros… c’est pourquoi il s’est trouvé à l’étroit dans la vie… De là quelques erreurs chèrement payées, mais dont aucune n’était d’une âme ordinaire. Tu comprendras cela plus tard. En attendant, aime-le et prie pour lui. »

Ce dernier mot fit imperceptiblement sourire le polytechnicien futur, touché, dès les mathématiques préparatoires, par l’incrédulité scientifique.

À la façon méfiante, étonnée, dont il l’écoutait, Mme d’Estève avait compris d’ailleurs que son opinion était faite et qu’elle ne réussirait pas à la modifier. Non que leur mère eût jamais dit aux enfans de Guy d’Estève aucun mal de celui-ci : elle se taisait sur son compte avec beaucoup de convenance ; mais M. Sturm, persuadé, dans sa parfaite vulgarité, mélangée de bon sens robuste, que, si l’aventurier revenait un jour, ce serait pour leur donner de très mauvais conseils, les avait prémunis contre cette influence possible. Selon lui, il ne fallait jamais laisser travailler à vide la tête des enfans. Il avait donc livré de bonne heure à ces deux garçons, plus intelligens qu’enthousiastes, une partie de la vérité, leur faisant entendre qu’ils devaient tout ce qui leur restait à la mère qui les avait défendus contre un père prodigue, capable de dévorer jusqu’à leur dernier sou. La contre-partie, présentée par une grand’mère dont l’humeur romanesque les amusait toujours, et que sa quasi-pauvreté, son éloignement du monde, plaçait, au gré des petits-fils de M. Sturm, dans une situation inférieure ; la contre-partie qui, comme ils le disaient entre eux, péchait évidemment par la base, n’avait, en ces conditions, aucune chance de se faire accepter. Max écouta cependant avec une respectueuse patience.

— Grand’mère, demanda-t-il à la fin, d’un air de doute, croyez-vous que mon père se soit refait une fortune là-bas ?

La question était imprévue.

— Dans nos lettres, répondit-elle, dédaigneuse autant qu’attristée, nous parlons de tout autre chose que d’argent, mais j’ai lieu de croire pourtant que votre père est bien loin d’être riche.

— C’est donc qu’il ne sait pas s’y prendre, d’après ce qu’on dit des ressources du pays.

Et ces mots, prononcés d’un ton capable, arrêtèrent des épanchemens inutiles.


II

Les deux frères étaient retournés à leurs amusemens du dimanche, et Mme Hélène restait encore, persistant d’une façon insolite dans le témoignage de déférence dont sa belle-mère l’eût si bien dispensée. Elle tenait de bonne foi à ce qu’elle appelait leurs amicales relations et avait accompli, il y avait de cela dix ans, un tour de force et d’adresse pour les défendre, en rejetant sur son père tels actes qu’on aurait pu lui imputer à elle-même. C’était lui, c’était M. Sturm qui avait fait passer avant tout les intérêts matériels ; il apportait parfois dans la discussion, elle en convenait, beaucoup de raideur et même de violence, il manquait d’usage et avait dû blesser au vif son gendre, très fier, très ombrageux ; mais celui-ci l’avait traité de son côté avec une suprême insolence, méconnaissant ses intentions, si bonnes qu’elles fussent au fond. De là des scènes qui, à en croire Hélène, avaient tout envenimé, des malentendus déplorables, auxquels bien à contre-cœur elle s’était trouvée mêlée ; le divorce en était résulté d’un commun accord, quelque horreur qu’elle en eût. De pareils argumens ne pouvaient certes pas convaincre la mère de Guy ; elle voyait, de beaucoup plus haut, l’intime profondeur des choses, ce vrai qui n’est tel que pour les esprits capables de le percevoir à travers tous les semblans qui composent la vérité apparente et vulgaire, celle dont se paye si facilement le monde ; elle connaissait les raisons d’une de ces incompatibilités de sentimens et de caractères qui désunissent deux époux bien plus sûrement que ce qu’on appelle des torts, puisque le pardon ne peut rien contre elles. Il lui avait plu néanmoins de rester avec la divorcée dans des termes qui lui laissaient jusqu’à un certain point ses petits-fils. C’était garder en quelque sorte auprès d’eux la place de l’absent. Et elle trompait une inextinguible soif de tendresse en s’efforçant de substituer les enfans à leur père, d’aimer celui-ci en eux. Malheureusement ils lui avaient rendu l’illusion difficile. Max et Fred subissaient les influences d’un milieu où l’esprit critique, pour ne pas dire le dénigrement, régnait en maître. Ils trouvaient leur sentimentale grand’mère déplorablement vieux jeu.

Cependant ils avaient toujours entendu leur entourage lui rendre justice ; on disait volontiers qu’elle était « la bonté même ; » il est vrai que ce mot de bonté n’a généralement pas dans le monde son caractère de divine grandeur ; il est plutôt le synonyme de bienveillance aveugle, de faiblesse et de duperie.

— Je parie, disait Max, le railleur, que grand’mère, dans sa jeunesse, devait chanter très bien de ces vieilles romances qu’accompagnait la guitare. Ne trouvez-vous pas qu’elle a tout à fait l’air d’appartenir aux beaux jours de Partant pour la Syrie ?

— Il n’y a rien d’étonnant à cela, répondait sa mère en s’efforçant de prendre un ton sévère et fâché. Elle était de l’Empire et Partant pour la Syrie était, sous l’Empire, le chant patriotique de la France.

Fred reprochait à sa grand’mère, dans le joli jargon courant, d’être par trop convaincue, de croire toujours que c’était arrivé : « Ce qu’elle est facile à rouler, cette pauvre bonne maman ! »

Peut-être était-ce moins facile que ne le supposaient ses quatorze ans, si éveillés qu’ils fussent, car, ce dimanche-là, en particulier, elle restait sur la défensive, démêlant fort bien l’espèce de curiosité qui retenait sa belle-fille auprès d’elle et résolue à ne s’y prêter que le moins possible.

— Votre conciliabule avec Max a été long. Vous lui aurez fait de la morale, je suppose. Avez-vous été contente de lui ?

— Je ne lui ai fait aucune morale, je lui ai parlé de quelqu’un… Et, s’il faut vous le dire, je l’ai trouvé terriblement froid…

— Mon Dieu, il a si peu connu ce quelqu’un-là, quoiqu’il prétende se rappeler sa figure et la manière qu’il avait de le faire sauter dans ses bras jusqu’au plafond ! Mais, à cinq ans, vous comprenez…

— Oui, les souvenirs que l’on peut garder de cet âge-là sont faits d’impressions communiquées, de sentimens cultivés par la famille.

— Vous voulez dire que nous n’avons guère parlé à Max de son père Mais était-ce bien facile ? était-ce bien opportun ? Lui-même, M. d’Estève, y aurait-il tenu beaucoup ? D’après ce qu’on raconte, il a placé hors de nous toutes ses affections.

Ces derniers mots furent prononcés d’un ton interrogateur à demi.

— Quand cela serait ? Il me semble que le divorce rend leur liberté aux époux qu’il sépare ?

— Le père, tout au moins, pouvait ne pas la reprendre aussi complète, cette liberté. Il y a des nuances… Vous remarquerez, par exemple, que je n’ai jamais voulu quitter le nom de mes enfans pour reprendre, comme c’était mon droit, celui de ma famille.

La douairière ne put retenir un sourire malicieux. Elle pensait que le nom d’Estève, sans être de bien ancienne noblesse, avait meilleur air que celui de Sturm et que, presque sans exception, les divorcées qui ne sont pas des mésalliées gardent de préférence le nom de leur mari, n’ayant rien à gagner au change.

Tristes vanités que tout cela : Guy avait eu bien raison de le dire. Au moins, pour lui, ces questions misérables n’avaient jamais pesé dans la balance ; il s’était ruiné de la belle manière, follement, éperdument, pour son plaisir, sans que l’ostentation y eût de part. Et alors qu’il était riche, tout aussi riche que Mlle Sturm, à laquelle sa mère s’était mis en tête si malencontreusement de le marier, les origines plébéiennes de cette blonde au profil aristocratique n’avaient soulevé chez lui aucune objection. Qu’elle sortît d’une lignée de paysans d’Alsace, âpres au gain et rudes à la besogne, peu lui importait. La pauvre Mme d’Estève avait fondé de chimériques espérances sur ce renouvellement de la race dont Guy était le dernier rejeton.

« Il a besoin, disait-elle, d’être un peu dominé par une femme de tête. Feu mon mari eût été parfait, si j’eusse été moins faible. Celle-ci aura du caractère et de la volonté pour deux. »

Elle en eut même de façon à dépasser l’attente de sa belle-mère.

Un silence, — rompu seulement par le tic tac de la pendule et durant lequel l’entre chien et loup, depuis longtemps commencé, se changea en une nuit presque complète. Mme d’Estève sonna pour réclamer de la lumière.

— Avez-vous reçu des lettres récentes ? demanda sa belle-fille.

— Non, deux courriers ont manqué, mais je ne suis pas habituée à une grande exactitude.

Elle semblait résolue à ne pas prononcer le nom de son fils.

— Il a toujours été inexact en tout, soupira Hélène.

Et après une nouvelle pause :

— Ses fils sont la ponctualité même, j’y ai veillé.

Mme d’Estève, sans relever le reproche qui s’adressait évidemment à l’éducation qu’avait pu recevoir Guy, se mit à tisonner avec un peu d’impatience. On parla ensuite du couvent, Hélène s’enquit avec sollicitude de certains détails : la table était-elle soignée ? À quoi Mme d’Estève répondit d’une façon aussi vague qu’indifférente. Elle était de ces rares personnes que l’âge n’a pas rendues gourmandes, qui mangent avec distraction, qui trouvent tout exquis quand elles ont le cœur gai et tout détestable quand elles sont chagrines. Subitement, sa belle-fille l’interrompit :

— Il ne vous parle jamais des enfans ?

— Si, quelquefois, répliqua Mme d’Estève avec une rougeur légère, car elle était malhabile à mentir, et en réalité Guy, pour des raisons qu’elle devinait, l’avait priée de l’entretenir le moins possible de sa famille de France.

— Et de moi ? Il ne s’informe jamais de moi ?

Cette fois Mme d’Estève se déroba du geste à cette choquante inquisition. Elle ne pouvait pourtant pas lui confier le secret dont elle était gardienne et qui excluait pour toujours la première épouse de la vie de son mari.

La sœur converse, entrant sur ces entrefaites, une petite lampe à la main, lui vint en aide :

— Madame, il y a une lettre pour vous.

Et la lettre fut déposée sur la table en même temps que la lampe.

— Vous ne lisez pas, ma mère ? dit curieusement Mme Hélène.

— J’aurai tout le temps quand je serai seule.

— Je vous en prie…

— Non, c’est une lettre insignifiante…

— J’ai vu pourtant le timbre d’Amérique, dit la jeune femme avec une singulière insistance.

— Impossible,… ce n’est pas le jour habituel du courrier.

— En cette saison, les bateaux ont souvent du retard, ou bien, on a pu oublier de vous la remettre.

Mme d’Estève avait pris son lorgnon et regardait l’enveloppe.

— Vous avez raison pour le timbre, mais ce n’est pas l’écriture…

Son visage toujours pâle était devenu d’une effrayante blancheur. Elle fit sauter le cachet et ouvrit précipitamment une lettre très courte d’où s’échappa une autre enveloppe ; la suscription était bien, celle-là, de son fils.

Hélène suivait tous ses mouvemens ; elle la vit parcourir d’un œil égaré la seconde lettre qui, presque aussitôt, échappa de ses mains, tandis qu’avec un grand cri elle s’affaissait sans connaissance.

— Qu’arrive-t-il ? Ma mère ?…

Tout en s’élançant vers cette femme évanouie, Mme Hélène n’eut pas pour premier soin de la secourir. Elle ramassa d’abord l’enveloppe sur laquelle étaient écrits ces mots : « Pour être envoyée à ma mère aussitôt après ma mort, » et en tira la lettre suivante dont la date était assez ancienne déjà :

« Cette maudite fièvre m’a repris, je ne vous en ai jamais parlé pour ne pas vous inquiéter, mais il y a longtemps que ma santé décline. Dieu merci, Nita ne s’en aperçoit pas. C’est une enfant, elle me croit immortel. Et après tout, je ne me sens pas si malade, mais je suis dans un jour de noirs pressentimens. Pourquoi ? Cela ne s’explique pas. Peut-être mes dernières recommandations ne vous seront-elles pas envoyées de sitôt ; en tout cas, après les avoir écrites, je vivrai ou je mourrai plus tranquille. Chère maman, si je venais à manquer à ma femme, à ma fille, que deviendraient-elles ? Nita n’a pas de famille.

« J’ai idée que l’associé Yankee, actif, intelligent, mais rapace, qui m’a aidé à relever les affaires du ranch après plusieurs années mauvaises où je n’avais pu que m’endetter, ne sera pas tendre pour la veuve et pour l’orpheline. Il se fera la part du lion, il ne leur abandonnera que ce qu’il lui est impossible de leur ôter, — bien peu de chose. Là n’est pas cependant mon grand souci. Elles auront toujours du pain, mais le pain n’est pas seul nécessaire. Sans moi, Nita ne peut vivre. Il faut donc que vous lui continuiez ma tendresse, qu’elle soit votre fille d’adoption et que la chère petite qui porte votre nom, Marie, grandisse près de vous, sous votre souffle, avec vos leçons et votre exemple.

« C’est le dernier vœu d’un mauvais fils qui par cette Nita, qu’il vous confie, a été plus heureux qu’il ne le méritait, heureux à tous les momens, sans un nuage, sans une ombre… Je vais mieux déjà, m’étant déchargé de mes anxiétés ; je vais si bien que je ne sais plus pourquoi j’ai tracé cette espèce de testament à votre adresse. Il m’aura mis l’esprit en repos. Le voilà au fond d’un tiroir où il va dormir des années peut-être. Tout ce que j’aurai dans le cœur au moment où l’on ne peut plus dire, où il est trop tard, — repentir, reconnaissance, amour, tout est sous ce pli. Prenez-le, ma bonne, ma généreuse, mon adorable maman. »

L’autre lettre, très brève, était d’une grande écriture commerciale et en anglais :

« Madame d’Estève,

« Conformément aux instructions qui m’ont été laissées par mon associé, Guy d’Estève, décédé ce 25 novembre, je conduis sa veuve et sa fille à la Nouvelle-Orléans, où elles doivent s’embarquer, le 10 décembre, sur le Crescent pour Liverpool. De Liverpool, elles se dirigeront sur France.

« Yours truly,

« John F. C. Hawkins. »


III

Lorsque la mère de Guy revint à elle, entre les bras de deux religieuses qui lui faisaient respirer des sels et baignaient ses tempes de vinaigre, elle crut sortir d’un cauchemar effroyable ; mais les lettres étaient là, gisantes encore près d’elle. Avec un faible gémissement, elle les repoussa, puis les ressaisit en balbutiant d’un ton d’indicible épouvante :

— Partie ? Elle est partie ?

Sœur Saint-Arsène lui expliqua doucement que Mme Hélène avait appelé du secours et s’était retirée ensuite par discrétion :

— Elle nous a bien chargées de vous le dire, madame, elle craignait, à tort sans doute, que sa vue ne vous fût importune, mais elle reviendra, elle reviendra demain.

— Non ! s’écria Mme d’Estève avec une soudaine énergie, non, je ne peux pas, je ne veux pas, c’est impossible !

Et on crut autour d’elle qu’elle refusait d’accepter la douleur à laquelle nul n’échappe.

— Hélas ! chère dame, dit sœur Sainte-Céline, il faut bien vous conformer à la volonté de Dieu. Nous lui demanderons de vous donner du courage.

— Demandez-lui de m’empêcher de penser, de m’empêcher de sentir… Ah ! survivre à mon fils !

Il était si loin depuis tant d’années ! Combien de fois n’avait-elle pas donné le nom de mort à cette séparation ! Mais, aujourd’hui, elle sentait que la seule absence réelle est celle qui ne finit jamais, que Guy, dans son ranch, au fond du Texas, était encore tout près d’elle, qu’il ne l’avait vraiment quittée qu’au moment où cette fatale lettre était venue lui dire : C’en est fait !

Pendant deux jours, elle ne cessa de répéter d’une voix où sonnait la monotone persistance de l’idée fixe :

— Qu’on me laisse seule ! toute seule !

Quelles pensées brûlaient sous ce front pâle, dans cette tête enfiévrée, sans cesse roulante sur l’oreiller ? Nul n’en savait rien, et elle ne s’y fût pas retrouvée elle-même. La mort, elle ne voyait que cela, n’entendait que cela, le bruit des clous, le noir du cercueil, une fosse creusée dans un sol étranger où jamais elle n’irait se mettre à genoux. La mort… et c’était Guy !

Plusieurs fois, on l’avertit que sa belle-fille faisait demander de ses nouvelles. Consentirait-elle à la recevoir ? Un geste négatif fut toute la réponse.

Le troisième jour, la portière de grosse laine qui séparait le petit salon de la chambre à coucher s’écarta, une tête très blonde parut coiffée d’un voile de veuve ; une voix basse, mais ferme, murmura :

— Pardon, ma mère, mais il faut que je vous voie, il faut que je vous parle.

Mme d’Estève se souleva brusquement sur ses oreillers en balbutiant :

— Pas encore, de grâce… épargnez-moi, pas encore…

Mais déjà Hélène s’avançait avec la résolution du chirurgien qui, sans tenir compte des cris du patient, poursuit l’opération commencée.

— Ma pauvre mère ! dit-elle, avec une pitié sincère sans doute. Qui donc n’aurait eu pitié de l’être endolori, abandonné, presque méconnaissable, qui gisait sur ce lit de délire ?

Elle se pencha sur elle, dans des intentions affectueuses, mais un mouvement presque imperceptible, qui cependant suffit à exprimer éloquemment l’horreur, la tint à distance.

— Ma mère, croyez-le, je pleure avec vous, je prie avec vous.

Et c’était justement ce que Mme d’Estève dans sa douleur jalouse ne permettait pas, — que cette ennemie de son fils osât le pleurer devant elle et mêler ses prières à celles que seule elle se croyait le droit de prononcer. Elle faillit lui crier :

— Ne me gâtez pas encore les larmes, ne me gâtez pas encore la religion, n’empoisonnez pas le peu qui me reste !

Elle eût voulu lui arracher les flots de crêpe qui l’enveloppaient hypocritement et qui semblaient dire : — Me voici libre maintenant d’épouser à l’église M. de Lure.

Tant de haine étincelait dans ses yeux d’ordinaire voilés, qu’Hélène comprit l’inutilité de sa première tactique et, renonçant aux circonlocutions, alla droit au but :

— Je vois, dit-elle, que ma sympathie, si vraie pourtant, ne vous est d’aucun secours.

— D’aucun secours, répéta Mme d’Estève comme un écho.

— Mais si la veuve de Guy est condamnée à se taire, vous permettrez du moins à la mère de vos petits-enfans de parler en leur nom et dans leur intérêt.

— Leur intérêt ne peut plus être contraire, comme autrefois, à celui de mon malheureux fils, dit M mc d’Estève avec amertume.

— Je ne suis pas de votre avis, riposta Hélène d’une voix nette.

Puis, à brûle-pourpoint, sans détourner ses yeux clairs :

— Car je sais tout maintenant ; cette lettre… j’ai dû la lire… oui, malgré moi ; elle était là grande ouverte, elle s’offrait. Involontairement, j’ai vu…

Et ce furent les paupières de Mme d’Estève qui se baissèrent. Elle garda le silence. À cela, d’ailleurs, elle avait déjà pensé. C’était inévitable, puisque sa syncope avait eu Hélène pour témoin.

— Je sais, répéta la jeune femme d’une voix tremblante d’indignation mal contenue, que, tourmenté par le pressentiment de sa fin prochaine, il n’a pas eu pour ses fils une pensée, une recommandation dernière, mais qu’il a osé remettre aux soins de sa mère une bâtarde !…

Avec quel accent ce mot brutal fut jeté par les lèvres minces et discrètes qui semblaient incapables de laisser passer autre chose que des paroles prudentes.

— Le résultat de son caprice pour quelque Indienne, je suppose, pour quelque fille de rien dans tous les cas, une espèce d’esclave… Le vice, dans ces pays-là, est plus bas, dit-on, plus ignoble qu’ailleurs…

L’injure se pressait abondante, venimeuse, trahissant une âpre jalousie, dont jamais ne serait convenue celle qui l’éprouvait pour la rivale obscure dont son mari avait dit : « Par elle, j’ai été heureux à tous les momens de ma vie. » Cela aussi, elle l’avait lu et elle en souffrait plus que du reste, dans son impuissance d’aimer et d’être aimée.

Avec un effort pour surmonter l’émotion violente qui l’étranglait :

— C’est de cela, reprit Hélène, que j’ai le devoir de vous parler. Certes, je ne vous fais pas l’injure de croire que vous vous prêteriez à un pareil scandale,… recevoir chez vous ces… créatures,… leur accorder devant le monde votre protection… Mais vous pourriez vous trouver en face de certaines difficultés pour les renvoyer d’où elles viennent… le plus loin possible, et, d’ailleurs, elles se feront sans doute payer leur consentement. Je parle de la mère, bien entendu ; la petite n’est qu’un instrument de chantage. Ce que je voulais vous dire est ceci : je suis prête à tous les sacrifices pour qu’on n’entende pas parler d’elles à Paris. Et tenez, voilà ce que j’apporte…

Elle déposa au pied du lit un portefeuille bourré de billets de banque.

— Rien ne me coûtera, rien ne m’a jamais coûté pour que la conséquence des fautes de leur père ne retombe pas sur mes pauvres enfans.

Les pleurs noyèrent une minute la voix d’Hélène. Évidemment, elle se sentait sublime. Mme d’Estève gardait une immobilité de pierre.

— Je ne serais pas venue encore, poursuivit sa bru, aussitôt qu’elle put parler ; je ne serais pas venue vous troubler contrairement à vos ordres, si la chose n’eût été pressante. D’après les dates indiquées, le débarquement peut avoir lieu d’un moment à l’autre. Je me suis informée. Le Crescent est arrivé à Liverpool.

— Quoi ?… s’écria Mme d’Estève arrachée pour la seconde fois à l’espèce de torpeur douloureuse qui semblait l’accabler.

— Le Crescent est arrivé ; m’excusez-vous maintenant d’avoir forcé la consigne ?

Mme d’Estève fit de la tête un mouvement indécis.

— Je reviendrai vous voir, l’exécution faite… et… quand vous m’y autoriserez, je vous enverrai les enfans. Il me semble convenable que vous leur disiez en cette cruelle circonstance tout ce que vous suggérera votre cœur.

— Plus tard, un peu plus tard, murmura la patiente.

— Mais vous trouvez que je raisonne juste, n’est-ce pas, sur le point essentiel ?

— Vous raisonnez toujours juste.

Avec intention elle appuya sur le mot raisonnez.

— Vous êtes d’avis, comme moi, que l’arrivée de ces… étrangères est un scandale qui peut nuire à la mémoire de votre fils et faire le plus grand tort à ceux qui, par faiblesse ou par imprudence, y tremperaient ?

— Le plus grand tort, répéta de bonne foi Mme d’Estève, à demi persuadée, tant le sang-froid, le ton tranchant de sa belle-fille la maîtrisaient.

— Et, comme moi aussi, reprit cette dernière, vous ne voyez d’autre remède au mal commis que de les faire disparaître avant que rien ne s’ébruite.

— Il faut qu’elles disparaissent sans doute.

De fait Mme d’Estève sentait bien qu’au point de vue de la famille et du monde Hélène était dans le vrai ; cependant le mot d’exécution lui était tombé sur le cœur comme le juste équivalent de supplice et elle se sentait le bras bien faible pour accomplir ce rôle de bourreau.

— Laissez-moi réfléchir, laissez-moi me reposer un peu, dit-elle. Je ferai de mon mieux.

— Merci, ma mère, dit Hélène en serrant une main moite et pâle qui ne répondit pas à cette pression. Je sais que, dans les grandes circonstances où la famille est en jeu, nous nous entendons toujours. Vous n’oublierez pas, quelque sentiment que vous puissiez avoir pour moi, que vous êtes l’aïeule de mes enfans. Si l’on admettait tous les liens de fantaisie qui sont la suite de certains divorces, la société se transformerait en une vaste bohème, dont le ciel nous préserve !

Elle se leva sur ce vœu prononcé avec ferveur.

— À nous de jeter un voile sur les dernières erreurs de ce malheureux. Pour moi, je vous l’avoue, la douleur profonde, incurable, c’est qu’il ne se soit pas amendé, même à l’approche de la mort.

— La seule douleur pour moi, c’est de l’avoir perdu, dit Mme d’Estève d’une voix devenue soudain si dure que sa bru comprit qu’elle venait de faire une maladresse en livrant le secret de ses larmes, larmes de colère, larmes d’orgueil, larmes égoïstes, toujours.


V

Aussitôt qu’elle fut seule, Mme d’Estève, par un prodigieux effort, se leva et s’habilla, en songeant :

— Oui, certes, il le faut !

Que fallait-il en réalité ? Elle ne le savait pas au juste, mais ce sentiment d’une obligation impérieuse, immédiate, avait triomphé, un instant, de tout le reste. Pour pleurer son fils, elle aurait les années qui lui restaient à vivre et ce ne serait pas encore assez ; mais le Crescent avait abordé à Liverpool, et Liverpool n’était qu’à un jour de Paris. D’un moment à l’autre, cette inconnue, qui comptait sur elle, pouvait arriver et, avec elle, ce petit enfant, la chair et le sang de Guy. Des paroles confuses lui bourdonnaient aux oreilles : « Sans moi, elle ne pourra vivre, à moins que vous ne lui continuiez ma tendresse. » Qu’allait-elle faire ? Dans quelle mesure accomplirait-elle les dernières volontés d’un mourant ? Hélène lui avait parlé en somme le langage de tous les gens sensés. Ceux qu’elle consulterait au nom de la loi, au nom de la religion, ne lui diraient pas autre chose : on lui ferait observer qu’elle n’avait rien promis, qu’une femme depuis longtemps ensevelie, comme elle, dans la retraite ne pouvait prétendre imposer au monde des gens condamnés à tous les affronts par leur position fausse.

En pesant le pour et le contre avec une lucidité soudaine, Mme d’Estève se baignait le visage, rajustait ses cheveux, agrafait sa robe machinalement comme si une autre personne eût agi à sa place. Elle alla prendre un chapeau, le mit sur sa tête avec beaucoup de calme, puis elle s’arrêta interdite. — Sortir ? Pourquoi ? — Comment aller à la recherche des voyageuses ? Où étaient-elles descendues ? Quel moyen de s’informer ?

Le portefeuille bourré d’argent, qu’Hélène avait laissé, glissa par hasard sur le tapis ; elle le releva, le mit dans sa poche. Certes elle comptait agir avec douceur, avec bonté ; mais Hélène avait sans doute raison. Cette femme ne devait pas rester dans un milieu où elle serait plus isolée, plus à plaindre cent fois que dans son propre pays. L’image de la métisse décrite avec tant de mépris haineux lui restait dans l’esprit. Ce pauvre Guy se faisait de si faciles illusions, il était si parfaitement capable, sous l’empire d’un enthousiasme quelconque, de prendre le plomb le plus vil pour l’or le plus pur ! Peut-être allait-elle se trouver en effet devant une de ces maîtresses de bas étage qui, justifiant tout au plus un caprice, retiennent quand même, grâce à leur astuce, à des philtres inavouables, à l’absence aussi de tout objet de comparaison, la proie qu’un instant de faiblesse a fait tomber dans leurs griffes.

— Oui, mais l’enfant ?…

Au moment même, un bruit se produisit dans le salon voisin, et sœur Saint-Arsène vint dire :

— Madame, il y a une jeune personne avec un petit enfant qui demande Madame. J’ai dit que je pensais bien que Madame, ayant fait fermer sa porte, ne recevrait pas. Je croyais Madame encore couchée, dit la sœur converse, évidemment stupéfaite. Faut-il renvoyer ?

— Y pensez-vous ? s’écria Mme d’Estève, comme si la pauvre sœur eût pu deviner. Priez cette personne d’attendre une minute.

Son cœur battait à l’étouffer. Deux fois, elle posa la main sur le rideau qui la séparait des nouvelles venues et, deux fois, cette main retomba. Elle ignorait absolument à quoi elle allait se résoudre, et la question cependant lui apparaissait grave comme une question de vie ou de mort. Une petite voix faible et fraîche, un gazouillis d’oiseau, parvint jusqu’à son oreille, tandis qu’une autre voix. ; mx intonations presque également enfantines, répondit-il très bas :

— Il faut parler français, chérie, papa l’aurait voulu ! Nous allons voir bonne maman.

Un silence suivit où Mme d’Estève crut sentir vibrer l’impatience, l’anxiété, l’attente. Elle avait le sentiment de tenir entre mains un double avenir, elle croyait entendre Guy lui dire :

— C’est la petite Marie, elle porte votre nom.

Et encore :

— Je veux qu’elle grandisse auprès de vous.

Affaiblie par la fièvre, par le manque de nourriture, elle avait à peine la force de faire un pas en avant, de soulever la lourde draperie. Quand elle s’y décida enfin, elle était certainement plus troublée que les deux abandonnées qui attendaient d’elle leur arrêt. Tout semblait s’agiter, se confondre, tournoyer sous ses yeux… Du seuil cependant, elle vit distinctement une petite femme très pâle sous le châle qui lui couvrait la tête et les épaules et où la neige, qui tombait en abondance, avait semé quelques flocons. Dans son mince visage il n’y avait de remarquables que deux yeux sombres longuement fendus sous une frange de cils si épaisse qu’elle leur donnait l’air d’être peints. On eût dit des papillons noirs battant la teinte ambrée des joues. Debout, au milieu de la chambre, cette exotique créature tenait par la main une petite fille de cinq ans environ, aux longues boucles brunes. Tout à coup, par un geste d’une grâce humble et timide, elle la souleva de terre, en voyant entrer Mme d’Estève, comme pour s’abriter derrière cette raison d’être venue. Et la mignonne tendit les bras ; elle riait. Avait-elle oublié déjà qu’elle était orpheline ? En réalité, elle ne l’était plus, car Mme d’Estève s’était élancée vers elle d’un mouvement irrésistible et la serrait contre son cœur :

— Guy ! mon pauvre Guy ! Ah ! c’est vraiment Guy dans ce temps-là, quand il m’est resté après la mort de son père, comme le seul bien que j’eusse au monde !

La petite lui rendait ses caresses, sans timidité aucune, en répétant ainsi qu’on lui avait appris à le faire :

— Bonne maman, bonne maman !

Et bonne maman, câlinée de la sorte, oubliait complètement qu’il y eût quelque autre personne dans la chambre que ce petit Guy qui lui était rendu à l’improviste, quand elle sentit auprès d’elle un frôlement léger. Abaissant son regard, elle vit une petite forme agenouillée à ses côtés, et une main très frêle qui portait un pli de sa robe jusqu’à la bouche la plus douloureuse, la plus suave, la plus tendre qui eût jamais appelé ou donné un baiser.

L’émotion fut trop forte pour qu’elle y résistât. Sans lâcher sa petite-fille toujours suspendue à son cou, elle releva la jeune mère et les réunit dans un même embrassement. Après cela, les paroles devenaient bien inutiles.

Il y eut de longs sanglots, les joues humides se frôlaient, les larmes roulaient confondues et, tout en pleurant, comme elle n’avait pas encore pleuré, chacune des deux femmes sentait qu’elle n’était plus seule, que quelque chose de l’absent bien-aimé lui était rendu.

Ce fut Nita qui la première parla d’un ton qui demandait grâce :

— Guy le voulait, dit-elle.

— Oui, il vous donne à moi, répondit spontanément Mme d’Estève. Et elle reprit avec avidité : — Parlez-moi de lui.

Presque jusqu’au soir, assise sur le tapis aux pieds de celle qui représentait pour elle la Providence, une Providence bénigne et secourable intervenant dans le plus affreux des naufrages, cette femme-enfant parla de celui qu’arrivée dans sa patrie et auprès de sa mère, elle croyait retrouver. Chaque mot qui tombait de ses lèvres allait droit à un autre cœur, ouvert de plus en plus à la pitié. Comme elle avait compris son mari, si simple qu’elle parût, comme elle l’avait adoré, comme elle l’adorait encore ! De ce qu’elle racontait sans cohérence et sans suite, de leur vie en commun, Mme d’Estève retint ceci : dès leur première rencontre, ils s’étaient épris l’un de l’autre ; c’était dans une mission près de San-Antonio où la pauvre fille avait été élevée, où Guy passait à cheval, au cours d’un voyage. Un prêtre de la mission avait rempli auprès d’eux le même office que frère Laurent pour Roméo et Juliette, sans en demander bien long à cet étranger qui aimait et s’était fait aimer. Il faut peu de formalités partout en Amérique et, dans cette partie lointaine des États, si près de la frontière mexicaine, il en faut moins encore qu’ailleurs. Mme d’Estève s’inquiétait cependant de la supercherie pratiquée à l’égard du bon Père qui, s’il avait su, n’aurait jamais béni l’union d’un divorcé.

— Mais il ne savait pas, répondit tranquillement Nita, je ne savais pas non plus.

Elle ne s’était guère souciée du passé. Guy lui appartenait, elle était à lui et c’était le ciel. Longtemps, elle avait ignoré qu’il eût été marié dans son pays. Une lettre de Mme d’Estève, lue par hasard, l’en avait instruite, deux ans après la naissance de la petite Marie. Elle avait eu d’abord grand’peur, puis elle s’était dit :

— Nous serons punis ensemble, ou pardonnés, car Dieu est bon.

— Si Guy l’eût voulu, expliqua-t-elle à Mme d’Estève, je l’aurais suivi comme sa servante ; il a pris la faute pour lui seul, il m’a sauvée du mépris des hommes… Je ne pouvais rien lui reprocher…

Guy ne mentait jamais, s’il était capable de ne rien dire, et il lui avait juré qu’elle était son premier, son unique amour. Il lui avait enseigné le français ; elle le parlait assez bien, avec un léger accent, rauque et doux comme un roucoulement de colombe. Et leur petite Marie mêlait les mots espagnols, français, anglais, de telle façon qu’elle ne savait encore aucune langue.

— Elle apprendra ici, dit la jeune mère, il faut qu’elle ait de l’instruction comme lui.

— Ici ? vous pensez tout de bon vous établir ici ? demanda Mme d’Estève. Il y a, je ne vous le cache pas, de très grandes difficultés.

— Où donc irais-je ? dit Nita en levant ses magnifiques yeux noirs.

Et la mère subit, après son fils, la séduction de cette pathétique confiance, de cet abandon absolu, qui avaient dû prendre et retenir Guy. Il y a, il y aura toujours des femmes fortes, des femmes supérieures, des femmes de mérite, des femmes de talent, des femmes égales de l’homme, mais la femme par excellence est et sera toujours aussi cette créature de foi, d’amour et de faiblesse qui croit et qui se donne.

Avec toute sa grâce Nita ne devait pas avoir été très belle, même avant les ravages visibles du désespoir ; elle ne devait pas être très intelligente ; le monde ne lui avait rien appris ; c’était une fleur sauvage, sans éclat, mais qui suffisait à embaumer le désert où elle avait fleuri pour un seul.

— Où donc irais-je ? répéta-t-elle, ses grands yeux levés vers celle qui, après l’avoir accueillie avec tant d’effusion, semblait maintenant la repousser. Toute sa physionomie s’assombrit comme si un voile y fût tombé, elle passa la main sur son front et se leva d’un geste las.

Sa pensée, un peu lente pourtant, avait fait du chemin tandis que Mme d’Estève réfléchissait, aux prises avec ces perplexités, les pires de toutes peut-être, qu’entraîne le déplacement du devoir.

— Je comprends… J’y avais déjà pensé à bord… Il y en a d’autres ici que nous offenserions en restant, Marie et moi. Pardon… Ma première idée a été d’obéir… Et puis de vous voir au moins une fois…

Elle rajustait le petit châle sur sa tête et sur ses épaules, comme prête à se remettre en route, Dieu sait vers quoi, par la neige qui obscurcissait encore cette noire journée de décembre. D’une voix résignée elle ajouta :

— Où dois-je aller ? Je suis votre fille obéissante. Guy m’a recommandé de faire tout ce que vous décideriez. Sans cela, je l’aurais suivi sous la terre, sans consulter personne. Si vous pouviez me permettre d’aller le rejoindre avec notre enfant ! Pour mourir, j’aurais tant de courage !

Ah ! l’argent qui arrange tout, comme l’avait déclaré Hélène une heure auparavant avec sa hautaine assurance, combien peu il eût aidé à régler cette situation ! Mme d’Estève eut honte d’avoir été, si faiblement que ce fût, l’interprète de calculs sans âme. L’instinct de bonté, qui dominait chez elle, l’emporta une fois de plus. Elle força la femme étrangère de Guy de se rasseoir auprès délie et lui dit :

— C’est parce que vous êtes ma fille que vous ne me quitterez pas. J’accepte votre soumission. À votre tour, répondez-moi. N’étant guère mieux pourvue que vous des biens de ce monde, je ne puis donner que moi-même. Craindriez-vous de vivre d’une vie simple, obscure, cachée, presque pauvre, dans quelque coin, à nous trois ?

— Ah ! dit la jeune femme en joignant les mains, je ne croyais pas pouvoir jamais sentir de la joie maintenant que Guy n’est plus là, et pourtant la joie est venue. Vous parlez comme il eût parlé à votre place. Vous êtes bien celle qu’il m’a montrée, .le n’ai pas tout perdu. Ma petite Marie aura mieux qu’une mère.

Il y eut des projets échangés à demi-voix comme si l’on eût craint que les murs n’entendissent un rendez-vous pris pour le soir même. Puis, quelques minutes après, la tourière, curieuse, vit cette petite femme bizarrement encapuchonnée, qui tenait un enfant par la main, sortir du couvent après une halte à la chapelle où se répandit toute la reconnaissance passionnée d’un cœur dans lequel la consolation venait d’entrer.

— Sans doute une demandeuse. Mme d’Estève est aussi charitable que si elle en avait Le moyen. Mais il est singulier qu’elle l’ait retenue si longtemps, elle qui se faisait prier ce matin pour recevoir sa propre famille.

Pendant que la tourière se livrait à ses conjectures, Mme d’Estève rassemblait à la hâte quelques vieux bijoux, un peu de linge, des valeurs, deux ou trois reliques de l’enfance de Guy ; elle y ajoutait une miniature de celui-ci à dix ans. Tout cela tint dans an sac qu’elle dissimula sous son manteau. Le reste, on pouvait se le procurer partout. Du regard elle prit congé des objets qu’elle laissait derrière elle, en disant à son propre portrait de jeune femme et aux petits meubles épars, débris de son opulence passée : — C’est votre destinée de finir chez Hélène, au grenier très probablement. Mais qu’importe ?

Elle sonna la sœur Saint-Arsène et lui remit le portefeuille bourré de billets de banque :

— Pour ma belle-fille quand elle viendra. Vous l’avertirez qu’il y a une lettre dedans.

Cette lettre brièvement explicative, où elle n’entreprenait pas de justifier sa conduite, se terminait ainsi :

« Je compte sur vous pour présenter aux enfans ma disparition d’une manière qui ne fasse pas scandale. Admettons par exemple que le chagrin m’ait égaré l’esprit et que je sois dans un de ces asiles où les fous sont oubliés presque aussi vite que les morts peuvent l’être dans leurs tombeaux. »

En écrivant ces lignes, Mme d’Estève voyait se dessiner le sourire dédaigneux d’Hélène, elle l’entendait penser : « Folle, la pauvre femme l’est en effet, elle l’a toujours été un peu. Mais son explication n’est pas mauvaise. On pourra s’en servir. »

Le feu des deux lignes de réverbères luisait, tremblotant, étouffé, dans la longue avenue qu’ensevelissait de plus en plus la neige, quand Mme d’Estève sortit d’un pas furtif, le cœur ému autant que peut l’avoir une femme qui court à un coupable rendez-vous. En réalité c’était bien cela, il s’agissait d’un enlèvement. Et elle se disait que Guy en était le complice, qu’il avait tout décidé, tout réglé. La vie redevenait intéressante, elle valait de nouveau la peine d’être vécue, car il y prenait part, et sa vieille mère, pénétrée de cette certitude, se sentait rajeunie, comme si une volonté irrésistible fût entrée en elle, la dirigeant presque à son insu. Le sentiment de servir de soutien à plus faible que soi est en lui-même une force.

Elle se jeta précipitamment dans le fiacre qu’elle avait fait demander, avec la crainte qu’un hasard fâcheux n’intervînt au dernier moment pour contrarier sa fuite ; par excès de précaution, elle dérouta d’abord le cocher : « À l’Arc de triomphe ! » Puis arrivée là, sans souci des grognemens qui accueillaient ces nouveaux ordres : « Vite à la gare de Lyon. »

C’était dans un train du Midi qu’elle avait donné rendez-vous à « ce qui restait de Guy. » Une neige épaisse couvrait Paris ; demain, au delà de San Remo, les cloches de Noël tinteraient dans le ciel bleu, il y aurait du soleil, des fleurs ; et la petite Marie sourirait à tout cela ; et le plus beau des romans, un conte de fées plutôt, où elle serait la fée, commençait tard, très tard, pour Mme d’Estève.


TH. BENTZON.