Un Client de l’Ancien Régime/02
Deux ou trois auteurs célèbres, dont on admire sans réserve les moindres saillies, des causeurs de second ordre, quelques intimes, voilà les élémens indispensables d’un salon au XVIIIe siècle : Mme de Lambert a Fontenelle ; Mme de Tencin, Montesquieu, Marivaux, Duclos ; Mme du Deffand, d’Alembert, le président Hénault. Ajoutez-y le médecin, devenu, surtout à partir de 1750, un personnage, jouant dans beaucoup de maisons le rôle du directeur de conscience à la fin du règne de Louis XIV, homme d’esprit presque toujours, au tact subtil, diplomate versé dans la connaissance du cœur féminin, habile à feindre la sensibilité, à guérir l’imagination en prescrivant d’innocentes ordonnances contre des maux plus ou moins chimériques.
- Il sait l’art de guérir autant que l’art de plaire.
L’engouement devint tel que les femmes se mirent à apprendre la médecine, comme elles étudiaient déjà la chimie, l’histoire naturelle, à l’exemple de cette duchesse de Chaulnes dont on disait plaisamment : « Elle veut toujours savoir qui l’a couvé, qui l’a pondu. » Les voilà qui manient la lancette, le scalpel même, qui, à la campagne, font de la médecine gratuite : ainsi Mme de Genlis donne trente sous à ceux qui se laissent saigner par elle. L’anatomie a ses fanatiques, et la jeune comtesse de Coigny se passionne si fort pour cette science qu’en voyage elle emporte dans le coffre de sa voiture un cadavre à disséquer ; les choses en viennent au point qu’on mystifie joliment la comtesse de Voisenon en insérant un carton dans le Journal des savans, où elle fut avec bonheur sa nomination de présidente du collège de médecine. Nous sommes loin, n’est-ce pas, de la délicate maxime de la marquise de Lambert : « Les femmes doivent avoir sur les sciences une pudeur presque aussi tendre que sur les vices. »
En même temps qu’ils font progresser leur art et l’émancipent, Tronchin, Bouvard, Bordeu, Lorry, Malouin, Sylva, accomplissent une révolution dans les habitudes et l’hygiène de la société. Lorry entre si bien dans les peines de ses clientes, il les décrit avec une telle exactitude, qu’il a l’air de les ressentir et arrache ce compliment à l’une d’elles : « Ce pauvre M. Lorry, il est si au fait de nos maux que l’on dirait qu’il a lui-même accouché. » Avant Jean-Jacques, Tronchin recommande aux dames le mouvement, la promenade, l’allaitement de leurs enfans : excellent moyen de combattre vapeurs et langueurs. Et marcher sur ses pieds, courir, devient une mode, comme bêcher un jardin, frotter son appartement, en avait été une autre, parce qu’il a donné ce conseil à une jeune femme qui avait besoin d’exercice. Et l’on ne voit dans Paris que belles promeneuses, habillées de robes nouvelles baptisées de son nom, tronchinant, appuyées sur de longues cannes : La Harpe se fait presque une réputation parce qu’il donne très bien le bras à la maréchale de Luxembourg. Les jeunes mères amènent leurs enfans au théâtre et leur donnent le sein publiquement. Ce retour à la nature devait rendre de précieux services à la bonne compagnie, qui, lorsque la révolution la réduisit à l’exil, à la misère, se montra plus apte à supporter vaillamment des rigueurs de tout genre. Un des premiers Tronchin adopte, préconise l’inoculation : « La petite vérole nous décime, remarque-t-il, l’inoculation nous millésime ; il n’y a pas à balancer[2]. »
Bouvard, non moins célèbre que ses confrères, laissa surtout la réputation d’un faiseur de bons mots. Au plus fort de la vogue de l’écorce de l’orme pyramidal, une véritable panacée qu’on prenait en poudre, en élixir, même en bains, une de ses malades lui demande si elle doit y recourir : « Prenez, madame, et dépêchez-vous, pendant qu’elle guérit. » On prétend qu’il répondit à l’abbé Terray, qui se plaignait de souffrir comme un damné : « Quoi ! déjà, monseigneur ! » Mot mordant qu’il dut prononcer sur le malade, non devant le malade, et que l’esprit de parti démarqua pour l’attribuer plus tard à Louis-Philippe visitant Talleyrand à son lit de mort. Barthez, le type du médecin de dames, qui, par raffinement d’élégance, les saignait avec une ligature à glands d’or, arrivait à Paris précédé d’une grande renommée. Bouvard, qui ne se souciait guère de donner à ses boutades le cachet de la bonté, et qui craignait sans doute que le nouveau venu ne l’éclipsât, se fit interroger à son sujet : « Ce que je pense de M. Barthez, dit-il, c’est qu’il a bien de l’esprit, qu’il sait beaucoup de choses et même un peu de médecine. » Et, dans ses lettres inédites, de l’Isle rapporte cette venimeuse oraison funèbre du même Bouvard sur Bordeu, médecin de Mme du Barry, qu’il accusait d’avoir volé un client : « Je n’aurais jamais cru qu’il fût mort horizontalement. » Mais la comtesse de Bussy dédommagea Bordeu de cette méchanceté : « La mort a eu peur de lui, dit-elle, elle l’a pris en dormant[3]. »
Les jalousies entre médecins de cette époque peuvent marcher de pair avec celles de la nôtre entre artistes et comédiens : ainsi des confrères peu scrupuleux vont jusqu’à soudoyer les domestiques du fameux Pomme pour qu’ils versent du sirop de Rabel sur les purées de concombre et de chicorée qu’il composait pour ses clientes. Pomme demeura longtemps le grand médecin des femmes et garda jusqu’au bout ses dévotes. Partant de cette idée que les nerfs, en état de santé, sont en quelque sorte un parchemin trempé et mou, il prétendait que les vapeurs, cette maladie aristocratique, proviennent d’un dessèchement du système nerveux, et les combattait avec l’eau de poulet, le petit-lait, surtout par des bains tièdes prolongés. En quelques mois, une de ses clientes, Mme de Clugny, passa dans l’eau douze cents heures. Sylva, lui, fait appel à la coquetterie, et d’un mot guérit les belles Bordelaises de leurs vapeurs, qu’il se contente de baptiser de ce nom effrayant : le mal caduc (l’épilepsie). N’est-ce pas un excellent trait de comédie ?
L’esprit est le dieu du XVIIIe siècle, la ciel des cœurs et des intelligences ; il a partout ses grandes et ses petites entrées, rapproche les distances, fait du plébéien l’égal du grand seigneur, l’ami des beautés de robe et d’épée, pousse au ministère, à l’Académie l’homme de peu, permet à Mme Geoffrin de correspondre familièrement avec Catherine II, à Voltaire d’avoir son brelan carré de têtes couronnées ; il revêt tous les costumes, se prête à mille transformations, s’adapte aux caractères les plus divers, tue l’ennemi par le ridicule, dénoue une situation embrouillée, répare une maladresse, décrète le succès et console d’une défaite. Ne vous contentez pas d’avoir des vertus, du talent même : l’honnêteté, sans grâce et sans piquant, n’est bonne qu’en famille ; montrez de l’esprit, et soudain toutes les portes vous seront ouvertes. Force est donc aux médecins de suivre le goût du temps, et ils s’y prêtent avec une rare aisance. Sénac de Meilhan[4] avait pour père un médecin du roi, homme fort spirituel lui-même, qui recourut un jour à cet ingénieux stratagème pour se faire écouter du dauphin. Louis XV l’avait envoyé à son fils, déjà atteint de l’affection à laquelle il devait succomber, et qui, dans sa première visite, l’arrêta par ces mots : « Je serai toujours fort aise de vous voir pour causer de littérature et d’histoire avec vous ; mais mon appartement vous sera fermé si vous me parlez de ma santé. » Quelque temps après, le docteur vient présenter ses hommages au prince, et, avisant un personnage de la tapisserie, il fait semblant de s’adresser à lui et lui prédit tout ce qui peut advenir d’un mal de poitrine négligé. Le dauphin ayant rappelé sa défense : « C’est à Alexandre que je parle, » répliqua Sénac, et son interlocuteur fut désarmé. Alors l’esprit servait à tout et suffisait presque à tout ; à tout, sauf à prévoir le coup de tonnerre de 1789, à corriger les abus révolutionnaires, à exécuter les réformes conservatrices.
C’est cette faculté charmante qui inspire la correspondance du chevalier de l’Isle : comme Puck, le lutin éveillé et curieux, il se pose sur les choses et les personnes, ne s’arrête qu’un instant, va, vient, s’envole, monte et descend, se glisse dans l’enceinte réservée, prête l’oreille aux moindres bruits, rit des autres et de lui-même. C’est le monde sur la pointe d’une aiguille, c’est le tout de rien et souvent le rien de tout, les grands faits ramenés aux proportions des habitans de Lilliput, les petits faits enflés jusqu’à la mesure de l’île des Géans. Pas de dissertations, pas de longue morale, nulle philosophie ; beaucoup de détails capables de toucher la personne à laquelle s’adresse de l’Isle, les mille et une nouvelles de la cour et des salons qu’il fréquente, des traits amusans, des anecdotes parfois assez salées, voilà le fond de ses lettres : assez bavard (Mme de Choiseul l’appelle quelque part une insupportable trompette), parlant volontiers de ses petites affaires et envoyant à son correspondant ses poésies ; mais le style épistolaire ne comporte-t-il pas un peu de laisser aller, et le livre le plus admirable de Rousseau, les Confessions, n’est-il pas la plus prodigieuse des indiscrétions, la plus étonnante justification de la littérature personnelle ? D’ailleurs, notre homme se contente d’effleurer la politique : il veut rester simple passager sur le navire, ne point se mêler de juger la manœuvre du pilote ; il est du côté du manche, et, paraît-il, réserve ses critiques plus acérées pour ces mémoires, malheureusement perdus, où il peignait aussi les travers de la société philosophique prise sur le fait chez MM. Voyer d’Argenson, de Tracy, d’Holbach, etc., car il hanta leurs maisons sans adopter leurs idées.[5]
Malgré l’agrément et la gaîté qui s’en échappent, ses lettres sont fort inférieures à celles d’autres personnages : Mmes du Deffand, de Choiseul, de Créqui, le président Hénault ; il leur manque la flamme, la profondeur, la passion. Macaulay, causeur prestigieux, avait parfois des éclairs de silence ; je voudrais trouver chez de l’Isle des éclairs de mélancolie ; cette belle humeur presque éternelle fatigue, et l’on serait tenté de répéter le mot d’une femme de l’époque sur les beaux esprits : ils sont comme les roses, une seule me ravit, plusieurs réunies en bouquet me donnent le mal de tête. Cependant ces lettres, qui aujourd’hui ont perdu une partie de leur saveur, charmaient les contemporains les plus illustres. La vieille débauchée d’esprit, la marquise du Deffand les implore : elle voudrait faire un marché avec leur auteur, en recevoir deux pour une ; « rien de plus juste, observe-t-elle, il est riche, il est abondant, et moi je n’ai que le denier de la veuve. » Elle ne peut supporter qu’il la laisse sans nouvelles fréquentes, et la voilà consolée quand de l’Isle lui communique les bouts-rimés que MM. de Thyard, de Durfort, Boufflers et lui-même arrangent à Chante-loup pendant une après-midi pour amuser les hôtes des Choiseul. Les rimes proposées étaient : bouc, pincette, knouc, chaises, escroc, fraises, froc ; de l’Isle et Boufflers sortirent vainqueurs de ce carrousel poétique.
- Ma belle effacerait celle qui monte un bouc (Vénus) ;
- De ses bras ronds et blancs l’Amour fit sa pincette :
- Riche de ses faveurs, je crains peu la disette ;
- Plutôt que la quitter, je recevrais le knouc.
- Un gazon nous tient lieu de sophas et de chaises,
- Nous y bravons la faux de ce vieillard escroc,
- Et deux globes de lis, surmontés de deux fraises,
- M’y donnent la vertu des turbans et du froc.
- Pour bien, j’ai des moutons, quelques chèvres, un bouc :
- En été l’éventail, en hiver la pincette,
- Sont mes armes ; je fuis le faste et la disette,
- Et crains peu la potence, et le pal, et le knouc.
- J’ai pour meubles un lit, une table et trois chaises :
- Sur aucune jamais ne s’assit un escroc ;
- Je dîne avec du pain, de la crème et des fraises,
- Et je suis sans simarre, et sans casque, et sans froc.
Une autre fois, le jeune comte d’Albon ayant célébré la marquise, frappée comme Homère par Apollon jaloux, qui ensuite, pour réparer sa faute, lui donne comme secrétaires
- Les Muses, les Grâces légères,
- Et pour guide le Goût,
de l’Isle se chargea de répondre au nom de Mme du Deffand, et, tout en rappelant avec grâce que le dieu jaloux se repentit et lui céda ses droits en France, il demande galamment au jeune poète :
- Mais ce guide dont Apollon
- Assura ses pas et sa gloire,
- N’est-ce pas vous, jeune d’Albon ?
- Vos vers me le feraient bien croire.
Mme du Deffand remercia le chevalier, mais se garda bien de montrer les vers à M. d’Albon, car ils lui tourneraient la tête, et il n’a que trop de penchant à devenir auteur. Le croirait-on ? Il a, sans la consulter, fait mettre ses vers partout, dans le Mercure, dans le Journal des Dames[6], avec la lettre qu’elle lui répondit : elle ne se tient pas d’indignation, car elle déteste le bel esprit. Le déteste-t-elle tant que cela ? N’est-ce pas une certaine forme, l’abus du bel esprit, qui lui déplaît, et l’histoire même de ses amitiés ne protesterait-elle pas contre une telle affirmation admise sans réserve ? Ce qu’il faut reconnaître d’ailleurs, c’est qu’elle a la vigueur, la sobriété et l’énergie des bons écrivains, qu’elle bannit de son style le jargon, le galimatias amphigourique et sentimental, et qu’on peut la ranger parmi nos classiques, tout près de Mme de Sévigné.
Introduit par elle auprès de Voltaire, de l’Isle passe quinze jours à Ferney et devient un favori. Le patriarche n’a jamais vu homme plus nécessaire à la société que ce dragon-peintre, si joufflu, si gai, dont les bontés en prose, en vers et en doubles-croches, font la consolation de sa vie. En effet, le chevalier sait regarder et écouter : la ville ne lui cache pas les maisons, les arbres ne lui dissimulent point la forêt. « Nous sommes tous de l’Isle à Ferney, écrit Voltaire. Quand vous serez dans ce vaste tourbillon, vos lettres me tiendront lieu de tous les plaisirs qu’on cherche dans le fracas du monde. Je verrai mieux ses sottises par vos yeux que par les miens qui sont très affaiblis par mes quatre-vingts ans. Écrivez-moi de Paris, et je renonce à Paris. » (On pressait beaucoup Voltaire de venir badauder à Paris.) Un instant même, il se flatte que de l’Isle a fait sa paix avec Chanteloup, et son remercîment a bien de la grâce. « 4 juillet 1774. — Si j’avais le malheur d’être roi, monsieur, j’aurais assurément le bonheur de vous prendre pour mon premier ministre, car vous êtes le seul qui me diriez la vérité. La plupart des personnes qui me font l’honneur de m’écrire ne me mandent que des bagatelles, ou des bruits populaires, ou des contradictions. Mais n’étant qu’un particulier, très particulier et dans un état assez triste, je vous ai la plus grande obligation d’avoir bien voulu, en preux chevalier, rompre une lance en ma faveur dans le château enchanté d’où vous venez. J’ai été affligé, tourmenté, accablé pendant trois ans ou environ, de la détestable idée qu’on avait conçue de ma prétendue inconstance, moi qui me pique d’être le plus constant des hommes. Vous me soulagez d’un poids insupportable. Je n’ai point de termes pour marquer ma reconnaissance. Si jamais on vous dit que j’ai été inconstant pour vous, n’en croyez rien ; mes plus belles heures sont celles où je reçois de vos lettres. — LE VIEUX MALADE. » Malade imaginaire ou diplomatique, Voltaire exploite ses souffrances, il en fait de l’esprit, il en fait un moyen d’attirer ses amis, d’écarter les ennuyeux. (N’écrit-il pas à l’un de ceux-ci qu’il est mort ? ) « Ne pourriez-vous venir me donner l’extrême-onction en passant ? mande-t-il à de l’Isle, qui ne saurait mieux s’adresser que chez lui, s’il a envie de voir des ombres, comme faisait le capitaine de dragons Ulysse. » Ce qui n’empêche nullement cette ombre de souper longtemps et de bon appétit, de se coucher tard et lever de grand matin, de se promener beaucoup, de composer des ouvrages, de dicter pour son capitaine des réflexions aimables ou malicieuses sur les parlemens, Beaumarchais, la Du Barry, Louis XVI, Maurepas (le premier homme du monde pour les parades), Joseph II, les Jésuites, Voisenon, etc. A des complimens de son correspondant, il répond qu’il ne se reconnaît que deux qualités : s’exprimer clairement, ne point courir après l’esprit ; que Catherine II lui écrivait naguère qu’il y avait sans doute en France deux langages, le sien et celui des beaux esprits, qu’elle n’entendait rien à ce dernier. Il avait aussi la vanité de croire que Dieu l’avait fait pour être avocat : et en vérité il plaida avec quelque succès, devant le tribunal de l’humanité, la cause des Sirven, des La Barre, des Lally-Tollendal. Mais oubliait-il ses prétentions à la diplomatie, et sa déconvenue auprès de Frédéric II, si finement contée par M. le duc de Broglie, ne forme-t-elle pas un des morceaux les plus agréables de l’histoire ironique du XVIIIe siècle ?
Le dragon-peintre envoyait très régulièrement à Voltaire ses poésies au fur et à mesure de leur éclosion : les Rois, les Perroquets, l’Apologie de saint Nicolas « qui devrait être chantée dans toutes les églises, » l’Oranger, l’Aventure de Tours, etc. ; nouvelle source d’éloges qui font penser aux félicitations de Victor Hugo à ces innombrables poètes qui lui dédiaient leurs vers pendant son exil de Guernesey.
- … De saint Pierre lui-même,
- Puisqu’il faut parlet net,
- Le triple diadème
- Couvre mal le filet. Charmés de sa fortune,
- Sous lui nous nous rangeons ;
- Mais, soit dit sans rancune,
- Il vendit des goujons…
- Courez à ses oracles,
- Aux pays de Nancy.
- Voulez-vous des miracles ?
- Écoutez celui-ci :
- Le peuple de Lorraine,
- Qui l’a pris pour parrain,
- Le long de la semaine
- Vit sans avoir de pain…
Pareil morceau, flairant légèrement le scepticisme politique, avec un ragoût antireligieux, avait de quoi charmer Voltaire, qui, ne voulant pas être en reste, s’empresse de servir à l’auteur une légende. Pendant sa vie, saint Nicolas ressuscitait les matelots qui mouraient en mer. Après sa mort, son portrait devint la possession d’un Vandale qui croyait aux saints plutôt qu’à Dieu, et qui, allant en voyage, pria le portrait de lui garder son argent. Mais à peine fut-il parti, des voleurs envahirent sa maison et s’emparèrent du magot : à son retour, le Vandale battit l’image et la jeta dans la rivière. Saint Nicolas descendit du paradis, repêcha son portrait, le rapporta à l’hérétique avec son argent : « Apprenez, lui dit-il, à ne plus battre les saints[7]. »
Nous n’avons pas les lettres du chevalier au châtelain de Ferney : deux seulement ont été retrouvées, et j’en citerai quelques passages ; du moins permettent-ils d’apprécier le style et la qualité des complimens. Ce qui frappe dans cette correspondance, c’est la diversité du ton, selon le personnage auquel s’adresse l’auteur : les lettres à Voltaire diffèrent sensiblement de celles qu’il écrit au prince de Ligne, au comte de Riocour ; les premières plus substantielles et précises, mieux raisonnées, les secondes tout imprégnées de grâce légère, d’une allure badine et frivole, tandis que les lettres au cousin, parfois assez ternes, respirent un certain charme fait d’intimité, d’affection confiante, de détails de famille, auxquels se mêlent, comme par mégarde, les observations d’un homme qui voit le spectacle dans la coulisse.
Le 17 mars 1774, de l’Isle écrit à Voltaire : « L’Académie des sciences est très effarouchée. Vous savez, monsieur, qu’elle a, comme toutes les sociétés littéraires, le droit d’élire librement chacun de ses membres, et la cour, sans égard pour ce droit, qui n’a, dit-on, jamais reçu d’atteinte, a nommé hier de sa pleine autorité un académicien qui est, je crois, le fils du chirurgien Morand et chirurgien lui-même. Une députation de seize membres de l’Académie, à la tête de laquelle est le chevalier de Lorenci, doit se rendre aujourd’hui chez M. le duc de La Vrillière[8] pour faire des remontrances ; on présume qu’elles seront mal reçues. J’ai pris, pour l’amour de vous, des informations exactes sur la requête des Verron… — La voie d’appel en révision et en cassation d’arrêt est interdite à Beaumarchais. On lui a prescrit un silence absolu, tout le monde le plaint, mais il deviendra bientôt indifférent ; aucun intérêt ne se soutient à Paris, et celui qu’on accorde aux malheureux y dure moins que tout autre. La comédie du Barbier est entre les mains de Préville, qui ne la lit pas aussi bien que l’auteur, mais de façon pourtant à faire grand plaisir ; je l’ai entendue hier et je persiste à croire qu’elle est une des plus gaies que nous ayons au théâtre. — L’épitre à Ninon cause parmi nous de grands débats, on ne peut croire qu’elle soit d’un jeune étranger, mais on ne devine pas non plus quel Français en est l’auteur. M. le comte de Schouvalof est assuré, dit-il, que l’épitre vient de son neveu, votre neveu d’Argental l’assure aussi, personne ne se rend à leurs assurances ; pour moi, je dis qu’un Russe a fait ces vers-là tout comme j’ai fait l’Iliade. — Mme du Deffand m’a très expressément chargé de vous dire qu’elle vous aime de tout son cœur, quoique vous la traitiez avec une rigueur extrême ; la dernière lettre que vous lui avez écrite est du 15 décembre ; elle demande si votre arrangement est de ne lui écrire que par quartier, sa mauvaise humeur est tout à fait plaisante, elle en était remplie avant-hier parce qu’elle avait passé la nuit dans une longue insomnie et que son invalide avait, dit-elle, avalé tout ce qu’il lui lisait, car vous savez qu’elle a pour lecteur un vieil invalide qui se rend au chevet de son lit dès quatre heures du matin… »
Entretenir Voltaire de procès, de Mme du Deffand, de l’Académie des sciences qu’il appelait l’Académie des choses, en opposition à l’Académie des paroles, l’Académie française, ce corps littéraire, où, dit-il, on reçoit des grands seigneurs, des prélats, des financiers… et quelquefois des gens de lettres, — quoi de mieux conçu pour charmer son immortelle curiosité ? Aussi bien, en 1774, Beaumarchais condamné au blâme, c’est-à-dire à la dégradation civique, par le parlement Maupeou, s’est vengé d’avance en faisant appel à l’opinion publique ; il a pour lui les jeunes gens, les femmes, les magistrats de l’ancien parlement : Voltaire, Walpole, Bernardin de Saint-Pierre, les Allemands s’enflamment pour ses plaidoyers, une jeune fille donne à Goethe l’idée de transformer en drame l’épisode de Clavijo. Par arrêt de la cour, ses mémoires sont supprimés, mais déjà ils courent Paris, la France, l’Europe ; défense aux avocats d’en jamais signer de semblables. Pour cet article, remarque de l’Isle, il sera de facile exécution, car je ne pense pas qu’on leur en présente d’aussi plaisans que ceux-là.
De Voltaire au prince de Ligne[9], il n’y a pas loin, la distance du génie de la clarté au génie de la grâce, du philosophe courtisan au courtisan moraliste : réunis déjà par tant d’affinités, ils trouvent un nouvel aimant dans leur sympathie pour de l’Isle, que le prince proclame le dieu du couplet et du style épistolaire, qu’il aima beaucoup et ne quitta point pendant sa dernière maladie. « Il aurait dû être le mari de Mme de Sévigné… Il n’a jamais fait un mauvais vers, ni écrit une lettre qui ne fût piquante et remplie de goût. Il n’en avait ni de ton, ni de tact ; dans la société il était humoriste et familier ; .. chez la duchesse de Polignac,.. la crainte de passer pour un subalterne le rendait maussade, et l’envie de passer pour un homme de cour insupportable. » Avec deux épaulettes, et sans avoir besoin du roi, le prince le fit colonel lorsqu’il l’emmena en Allemagne, en Russie ; de même il le baptisa chevalier afin de le distinguer à l’étranger de l’abbé son homonyme, et le titre lui resta. Ses incartades dans la société russe ne laissaient pas de tourmenter l’ami de Catherine II. Ne s’avise-t-il pas de demander un jour devant vingt personnes si, à l’exemple des janissaires, les Preobrachinski ne seraient pas capables de mettre la couronne de la tsarine sur la tête de son fils ? Avant de plaire au prince Henri de Prusse, il passa auprès de lui pour un menteur. « Voilà, dit le prince, une chanson du chevalier de Boufflers (le Pigeon) que je reçois de Paris. — C’est de moi, s’écrie de l’Isle. — Non, monsieur, » repart le prince. — A la fin Ligne réussit à lui faire rendre justice. — La science du monde repose avant tout sur le sentiment de la nuance, sentiment très subtil, presque indéfinissable, fruit de la nature autant que de l’éducation, qui manquera toujours à certaines personnes, eussent-elles l’avantage de vivre dans la société la plus policée. Un tact consommé, fait de dons spontanés que perfectionne l’expérience, l’art de rendre à chacun, aux supérieurs, aux égaux, aux femmes, les égards qui leur sont dus, une conversation proportionnée au caractère, à l’esprit de ceux qu’on a devant soi, des silences variés qui, non moins que la parole, blâment ou admirent, nient ou acquiescent, ne sont-ce pas les bases fondamentales de cette science de la nuance qui, elle aussi, a sa tactique, sa stratégie, ses inspirations divines, apaise les amours-propres blessés, allume, entretient le feu céleste de l’amitié, gagne des batailles morales ; science trop dédaignée aujourd’hui, très respectée, très répandue jadis. Un seul mot, une action indifférente, suffisent à dénoncer son absence ; un sourire, un geste, révèlent l’adepte à l’initié. On peut avoir de l’esprit, du talent, du génie même, et ne rien comprendre aux nuances ; elles sont les filles du goût, les compagnes de l’élégance, les consolatrices des délicats. Muses fidèles de la civilisation, gardiennes des rites sociaux, elles enseignent une sorte de langue sacrée, interdite aux profanes, au bétail philistin, doublent la puissance de séduction, parent de leurs suaves reflets tous les sentimens et l’amour lui-même, comme dans certaines journées d’automne le soleil couchant enrichit de beautés nouvelles les forêts et la mer, la plaine et la montagne.
Le récit d’une visite du prince de Ligne à Frédéric II vient à l’appui de ces observations. « L’heure de la présentation sonna. Le roi me reçut avec un charme inexprimable. La froideur militaire d’un quartier-général se changea en un accueil doux et bienveillant. Il me dit qu’il ne me croyait pas un fils aussi grand. — Il est même marié, sire, depuis un an. — Oserais-je vous demander avec qui ? (Il avait souvent cette expression, et aussi : si vous me permettez d’avoir l’honneur de vous dire.) — Avec une Polonaise, une Massalska. — Comment ! une Massalska ? Savez-vous ce que sa grand’mère a fait ? — Non, sire, lui dit Charles. — Elle mit le feu aux canons du siège de Dantzick, elle tira et fit tirer, et se défendit lorsque son parti, qui avait perdu la tête, ne songeait qu’à se rendre. — C’est que les femmes, dis-je alors, sont indéfinissables ; fortes et faibles tour à tour, indiscrètes, dissimulées, elles sont capables de tout. — Sans doute, observa de l’Isle, fâché de ce qu’on ne lui avait encore rien dit, et avec une familiarité qui ne devait pas réussir, voyez… — Le roi l’interrompit. Je citai quelques traits à l’appui de mon opinion comme celui de la femme Hachette au siège de Beauvais. Le roi fit un petit tour à Rome et à Sparte ; il aimait à s’y promener. Après une demi-seconde de silence, pour faire plaisir à de l’Isle, je dis au roi que M. de Voltaire était mort dans ses bras. Cela fit que le roi lui adressa quelques questions ; il répondit un peu trop longuement, et s’en alla… »
De l’Isle manque du sentiment de la nuance, le prince de Ligne l’a au plus haut degré, et à cause de cela même il demeurait l’interlocuteur préféré des rois et des impératrices. Mais quoi ! les amis du chevalier pardonnent fort aisément son péché mignon, et lui-même se fût sans doute justifié d’un tel reproche en répétant ce qu’il écrit gaillardement quelque part : Je m’en bats l’œil. Et puis, n’a-t-il pas les qualités essentielles ? Bon, sensible, reconnaissant, empressé à plaire, de l’esprit, de la gaîté à revendre ; il soigne ses amis, les accompagne aux eaux, garde M. le duc d’Angoulême qui a été inoculé, et Mme de Polignac accouche dans ses bras. Oui, vous avez bien lu, et n’est-ce pas un assez joli trait de dévoûment ? Aussi devient-il le condiment indispensable de toute fête, de tout séjour à la campagne, et ses lettres au prince de Ligne sont pleines d’allées et venues, lettres pimpantes et sémillantes, qu’on dirait écrites avec une plume de vif-argent, parfois trop folâtres, où circulent, avec un air de rire et de danse, les personnages et les événemens, les vivans et même les mourans : la reine, qui lit les lettres du prince et joue la comédie à Trianon, le baron de Breteuil[10], Necker avec son compte-rendu, les nouvelles de la guerre d’Amérique, le comte et la comtesse du Nord, leur réception à Paris, les jardins de Mareuil, la société Polignac, etc. « Pardieu ! que j’en suis piqué ! Une lettre de quatre pages, galonnée de tous les côtés ! Et vous ne l’avez pas reçue ? Il n’est pourtant pas possible qu’on l’ait arrêtée, retenue, confisquée à la poste ; car je ne disais rien contre la religion, que je trouve trop ennuyeuse pour en parler ; ni contre le gouvernement, dont la douceur et la liberté ne me laissent aucune plainte à faire ; ni contre les mœurs, que je voudrais voir universellement pures, afin d’être comme tout le monde, les miennes l’étant forcément devenues ; ni contre qui que ce soit ; pas même contre ce vieux maréchal de Richelieu, de qui je vous contais, historiquement et sans nul venin, la noire méchanceté, lorsque, pour nuire à M. le duc de Choiseul, il a privé toute la bonne compagnie de Paris d’un spectacle extraordinaire dont elle allait jouir dans la nouvelle salle de la Comédie italienne ; dernier coup de griffe que ce vieux tigre, à peine respirant, a su détacher encore[11]. Je vous parlais de nos petits inoculés, du bonheur de leurs mères, de celui surtout de Mme de Sabran, qui veut aujourd’hui faire inoculer jusqu’à M. l’évêque de Laon, tant elle trouve que l’inoculation, qui lui donnait tant de craintes, est une chose douce, simple, excellente… Il est impossible d’être plus aimables et plus heureux que nous l’avons été pendant les trois semaines qui viennent de s’écouler. Je comptais en recommencer trois autres à Passy, comme gardien de la bichette (Mlle de Guiche) inoculée depuis samedi dernier, mais le chirurgien Desotaux croit que le venin ne prendra pas… Savez-vous que notre comte Panin est mort subitement, à la fin d’une partie de whist, en buvant un verre d’eau ? Les mauvaises langues disent que c’est encore un tour de la bonne Matouschka (Catherine II) ; vous en croirez ce que vous voudrez… M. le comte d’Artois a fixé son voyage à Rocroy en juillet, et c’est de là qu’il ira vous voir. J’espère que Dieu nous fera la grâce d’y saluer tendrement mon cher prince. (De l’Isle était depuis 1775 gentilhomme servant de la comtesse d’Artois.) Mme de Coigny l’embrasse. »
Le chevalier ne manquait pas de motifs d’antipathie contre le Vieux tigre, un des fauteurs de la disgrâce de Choiseul : et puis celui-ci ne plaisait guère à la reine qui se moquait de ses formules complimenteuses et de ses grandes manières du temps du roi-soleil. Singulière physionomie que celle de ce Richelieu, irritante et captivante à la fois, type d’homme à bonnes fortunes et mari trompé, aimé par des princesses, par trois générations de grandes dames et de bourgeoises, aussi dénué de scrupules à la guerre que dans la vie politique ou privée, grand protagoniste de la morale du succès et du plaisir, ayant de tout dans son dossier, du bon, du médiocre et du mauvais. Admis tout jeune dans la société intime de Mme de Maintenon, pris en goût par Louis XIV qui lui donne des marques d’une faveur très enviée, bientôt célèbre par sa galanterie, l’ingéniosité de sa bravoure et son esprit, orgueilleux au fond et dominateur, mais insinuant et souple quand son intérêt le commande, passant d’une intrigue de cour à la guerre d’Allemagne, à cette fameuse convention de Closter-Seven qui le fit accuser de corruption, s’arrachant des bras d’une jolie femme pour voler à la conquête de Mahon et du fort Saint-Philippe, diplomate par occasion, faisant servir l’amour à la politique, et par exemple séduisant à Vienne la maîtresse du prince Eugène qui lui livre un secret d’État, assez superstitieux pour croire aux magiciens, aux astrologues, sacrifier un cheval blanc à la lune, et refuser de faire sa cour au fils aîné du roi parce qu’il savait que cet enfant ne régnerait point, lié étroitement avec Voltaire, protecteur des lettres et des arts, tantôt ami ou ennemi des favorites, et conseiller intime de Louis XV, auquel il répondit avec une spirituelle hardiesse, comme celui-ci, après un sermon de l’évêque de Senez contre les scandales "de la cour, remarquait que le prédicateur jetait des pierres dans le jardin du maréchal : « Sire, n’en serait-il pas tombé quelques-unes dans le parc de Votre Majesté ? »
C’est un homme auquel la fortune sourit presque constamment : populaire dans son gouvernement de Guienne, à Bordeaux, où il déploie un faste inouï, et donne des fêtes où la comtesse d’Egmont, sa fille[12], « qui a toutes ses grâces sans avoir aucun de ses vices, » fait les honneurs avec un charme incomparable, idole du public pendant de longues années, déçu d’ailleurs dans son ambition de devenir premier ministre, général plus brillant qu’habile, aimé de ses troupes qui le surnomment le Père la Rapine, en souvenir de ses exactions, sachant à merveille employer le ressort de l’honneur sur l’esprit du soldat : ainsi, à Minorque, il fait mettre à l’ordre du jour que les ivrognes (très nombreux au camp) ne monteront point à l’assaut ; tous aussitôt deviennent des modèles de tempérance. Il avait pris en grippe sa première femme Marie-Anne de Noailles, et fut mis à la Bastille pour sa conduite mauvaise ou insuffisante envers elle ; on la lui amenait une fois par semaine, et, selon la chaleur ou la froideur de l’accueil, le gouverneur adoucissait, aggravait le régime du prisonnier. Et plus tard, le vieux maréchal, avec la plus étonnante désinvolture, racontait lui-même ses infortunes conjugales, son observation si comique lorsqu’il surprit la duchesse en tête à tête fort vif avec son écuyer : « Songez, madame, à l’embarras où vous vous seriez trouvée si tout autre que moi fût entré ! » cet autre mot, presque grandiose à force de cynisme, quand, devenu veuf, et voulant épouser Mlle Elisabeth de Lorraine (mais la chose était encore secrète), cet écuyer, espérant sans doute qu’il avait oublié, vint le supplier de le reprendre à son service : « D’où savez-vous donc que je me remarie[13] ? » Mlle de Lorraine, cette figure idéale de tendresse et de pitié, avait produit sur lui la plus vive impression : il lui demeura fidèle pendant plusieurs mois, et ne cessa de l’aimer tout en la trompant le plus discrètement du monde. (Grave problème sur lequel les hommes et les femmes resteront sans doute en éternel désaccord.) Elle mourut d’une maladie de poitrine, après six ans de mariage, répondant délicieusement à son mari qui s’informait si elle était contente de son confesseur, le Père Ségaud : « Assurément, car il ne m’a pas défendu de vous aimer. » Et soit qu’il fût encouragé par le souvenir de cette créature exquise, soit qu’il se crût au-dessus des lois de la nature et qu’il eût rayé de sa destinée le mot vieillesse, il n’hésitait pas, malgré ses quatre-vingt-quatre ans, à tenter une troisième aventure, se remariait et semblait commencer une nouvelle vie. Et il terminait sa carrière à quatre-vingt-douze ans, en 1788, à la veille de cette catastrophe que l’éclat, la contagion de ses vices hâtaient, achevaient de rendre inévitable.
- Princes et rois, si vous savez l’histoire[14],
- Vous avez tous présent à la mémoire
- Ce grand combat, ce spectacle fameux,
- Près d’Actium, lorsque l’on vit sur l’onde
- Flotter l’empire et le destin du monde.
- Ce fut, je pense, en sept cent vingt et deux.
- Vous savez tous comment l’habile Octave,
- Toujours heureux, sans être jamais brave,
- Eut la victoire et ne combattit point ;
- Comment Antoine, épris jusqu’au délire
- D’une beauté perfide au dernier point,
- Laissa pour elle et la gloire et l’empire.
- Mais savez-vous quand, du combat d’Épire
- Rome avilie attendait un tyran,
- Ce que faisait dans Rome un courtisan ?
- Vous l’ignorez, et je vais vous le dire.
- Il instruisait douze de ces oiseaux
- Au pourpoint vert, dont la langue indiscrète,
- Comme nos sots, tant bien que mal répète
- Les mots épars qu’on jette en leurs cerveaux.
- Six pour Antoine, et l’autre moitié contre,
- Forment des vœux par le flatteur dictés.
- Octave arrive ; on vole à sa rencontre,
- Et jusqu’aux cieux ses exploits sont portés.
- Dès qu’il paraît, suivi de ses phalanges,
- Des Antonins les six cous sont tordus.
- Le reste dit : « Vivat Octavius ! »
- Princes et rois, fiez-vous aux louanges ! De l’Isle envoyait ces vers à son cousin le comte de Riocour, premier président de la chambre des comptes de Lorraine et Barrois, avec lequel il entretint une correspondance qui dura plus de vingt ans. Elle commence en 1762 et se termine en 1784, à la mort du chevalier, mort occasionnée par une fièvre maligne qu’il contracta à Saint-Thierry, résidence d’été de l’archevêque de Reims. Elle est entièrement inédite et ne comprend pas moins de cent vingt-trois lettres. Les deux cousins s’aimaient tendrement, et si le président n’appartient pas à la classe des magistrats qui traduisent Horace ou riment des couplets badins, il ne semble nullement indifférent aux choses de l’esprit, mais au contraire fait fête aux poésies du capitaine. On s’entretient beaucoup des santés et des enfans du comte, de procès, de parlemens, on se recommande mutuellement des protégés, des affaires, et de l’Isle n’est pas fâché de montrer que la reine l’écoute avec bienveillance ; il fait auprès de son amie, Mme Bertin, les commissions de la cousine et il en rend compte fort joliment, raconte ses impressions de voyages, de garnison, et, à ce propos, rappelant l’histoire du Juif errant, il feint de craindre d’être un jour la matière du tome deuxième, explique pourquoi il a le cœur garçonnier, pourquoi il aime le plaisir et refusera toujours de sacrifier l’inclination au préjugé qu’on appelle devoir. On trouve de tout dans ces lettres, et je n’entreprendrai pas de mettre de l’ordre dans cet aimable chaos ; ce serait l’histoire tout entière de l’époque. Contentons-nous d’imiter de l’Isle, qui butine çà et là, fait son miel de toute fleur, donne l’impression de la minute, consacrant trois lignes à un événement de premier ordre, trois pages à un fait ordinaire ou minuscule, parlant à ses parens la langue de leur esprit et de son cœur.
Un jour, par exemple, il adresse à la fille de Riocour, la jeune Bébelle, ce billet : « Vous m’avez écrit, ma belle petite cousine, une jolie lettre qui m’a été renvoyée de Paris et que j’ai reçue ce matin ; elle contient un remercîment. C’est, en vérité, porter l’attention trop loin, que de remercier les gens du plaisir qu’ils ont eu ; c’en est un grand pour moi que de servir Bébelle, et toutes les fois que je me serai conformé bien soigneusement à ses ordres, il me restera encore le regret de ne les avoir pas devinés. Je voudrais, par exemple, deviner ceux que votre maman doit me donner, mais je sais d’avance que ce qu’elle me dira de faire pour vous sera fait sur-le-champ, à moins que ce ne soit de la fausse monnaie ; car, dans ce cas-là, je vous demanderais un peu de temps-pour me préparer, n’ayant, je l’avoue, acquis nulle connaissance sur cet important objet, comme on a pu le voir pendant la plus grande partie de ma vie où je n’avais pas assez de monnaie pour donner à penser que je la fisse moi-même… Remerciez bien pour moi mon jeune cousin de la peine qu’il prend de me chercher un asile ; si c’est lui qui le trouve, comme ce sera sûrement vous qui l’embellirez, je vous en devrai à tous deux la découverte et le charme… » Le chevalier avait prié ses parens de lui découvrir une petite propriété où il comptait finir ses jours : il voulait que cet asile fût leur maison de campagne jusqu’à ce qu’il l’habitât tout à fait ; elle ne le serait pas moins alors, seulement il en deviendrait le concierge et le jardinier. Et l’aimable homme offrait d’assurer une somme de 30,000 francs à cette chère Bébelle pour faciliter au besoin son mariage.
Une autre fois[15], il feint d’exciter la jalousie de la cousine à propos de certaine coquette de haut parage, Mme de Neuvri, mais il laisse entendre à merveille que c’est lui-même, non le président, qui s’occupe d’elle, et sa malice est volontairement cousue de fil blanc : « Aïe ! aïe ! aïe ! ma pauvre cousine, j’ai bien peur que tout ceci ne tourne mal pour vous ; il est bien vrai que le président a reçu avec transport le ruban dont vous avez voulu qu’il se ceignît la tête, et il m’a même paru le préférer aux lauriers et aux myrtes dont le plaisir et la victoire couronnent les héros et les amans heureux ; je dois même vous dire qu’il a écouté avidement ce que je lui ai dit de vous ou de votre part. Mais je ne peux vous dissimuler que l’objet présent fait un furieux ravage dans son âme magistrale ; j’ai tout vu, tout entendu, tout remarqué. Un mousquetaire n’est pas plus ardent, un jeune homme de la cour pas plus sémillant, un cordelier, ma cousine, un cordelier pas plus entreprenant qu’il le fut hier près de Mme de Neuvri. En sortant du bal, où nous étions tous, j’ai soupe chez lui avec votre aimable rivale. Dieux ! qu’elle était belle, et que l’élégance de son ajustement ajoutait encore aux charmes de sa figure ! Une robe de satin couleur de rose, garnie d’hermine, se mariait naturellement avec la couleur de son teint ; je n’entreprendrai pas de vous donner une idée de ses yeux, je crus voir le ciel dans toute sa beauté ; elle dansa avec les grâces des Grâces mêmes et la légèreté des nymphes. A table, elle nous donna autant d’esprit que de tendresse : Psyché, lorsqu’elle agaçait l’Amour, était moins séduisante, et Vénus dans les bras d’Adonis ne fut jamais plus touchante et plus tendre… Par attention pour vous, ma chère cousine, je verrai encore aujourd’hui Mme de Neuvri, je la verrai demain, tous les jours, afin de vous rendre compte de ce qui se passera, et puis, c’est qu’elle est bonne à voir, bonne à entendre, bonne à tout[16]… »
(1) Mme de Neuvri était la rivale en beauté et en amour de Mme de La Salle, et elles se détestaient si fort que le bruit courut d’une rencontre à l’épée. Toutes deux fort légères, prétendant à tout prix acquérir la célébrité, et, j’imagine, au moral de la même lignée que cette vicomtesse de Laval, qui, ayant parié d’aller à un bal auquel on ne l’avait pas invitée, se fit enfermer dans un clavecin et en sortit toute parée au moment où les musiciens jouèrent le premier menuet ; toutes deux d’esprit alerte et capables de répondre comme Mme de Balbi à Mme de Matignon, qui lui reprochait et médisances et calomnies : « Eh bien ! sommes-nous quittes ? » Quant à de l’Isle, en vrai fils du XVIIIe siècle, il porte ses hommages de l’une à l’autre, appelle Mme de La Salle : un prodige de grâces, de talens et d’extravagance, et, pour avancer ses affaires, recourt au vieux, à l’éternel moyen, celui qui caresse le mieux l’amour-propre féminin, le madrigal :
- Eglé, tu nous parais la rose
- Dont le bouton naissant
- Ouvre sa feuille à peine éclose
- Au feu d’un zéphir caressant.
- Comme elle, à peine en son aurore,
- Tu réunis son éclat, sa fraîcheur ;
- Pour être, Églé, plus belle encore,
- Comme elle aussi, tu dois prendre un vainqueur.
Modes, enfans, propos de salon, poésies jouent naturellement le principal rôle dans les lettres du capitaine à Mme de Riocour : homme précieux entre tous, pour qui la science de Mmes Adélaïde, Beaulard et Bertin n’a point de mystère, qui se constitue auprès de ces personnes célèbres le ministre plénipotentiaire de sa cousine et obtient pour les toilettes choisies par lui[17] l’approbation de la marquise de Coigny, « l’oracle du bon goût, comme elle en est le chef-d’œuvre, » qui sait ce qui se passe à la cour et vit dans l’intimité de ces familles qu’on avait surnommées les quatre coins de la reine. Quel plaisir aussi de déguster la primeur de ses vers, de ceux, par exemple, qu’il composa pour Mme de Brionne, la grande amie du duc de Choiseul ! Un soir, séduite par le charme pénétrant d’une belle nuit, la comtesse avait essayé de faire des vers à la lune, mais elle ne put jamais dépasser le quatrième. Le chevalier acheva l’hymne, le fit imprimer sous le nom de Mme de Brionne sur une feuille du même format et du même caractère que le Mercure de France, ajouta un dithyrambique éloge de ses talens, puis inséra la feuille dans le numéro qu’elle recevait. La plaisanterie eut grand succès, Grimm s’y laissa prendre, et, dans la Correspondance littéraire, vanta beaucoup ces couplets « dont Sapho se serait honorée d’être l’auteur. »
- O lumière enchanteresse !
- Flambeau de la volupté !
- Tu rassures la tendresse
- D’une timide beauté !
- A ses yeux, ta clarté pure
- Offre des tableaux charmans,
- Le repos de la nature
- Et le bonheur des amans.
- Souvent un léger nuage
- Qui te dérobe à ses yeux,
- Lui dit qu’une amante sage
- Doit ainsi cacher ses feux :
- Sous ce voile où tu couronnes
- Ceux du tendre Endymion,
- De bien aimer tu lui donnes
- L’exemple avec la leçon.
Voilà de quelle façon de l’Isle écrit à la petite et à la grande cousine. Quant à la correspondance avec le président, elle contient, certes, beaucoup de hors-d’œuvre, de détails qui n’ont plus de prix pour nous ; toutefois, un certain nombre de lettres méritent une mention, celle-ci, entre autres, où, après avoir entretenu son parent des remontrances du parlement, de brigandages monstrueux commis par des misérables qui éventrent des femmes grosses pour manger leurs enfans, il ajoute : « Tout Paris s’amuse de la réponse faite à un fanatique de d’Alembert, qui, dans un élan d’enthousiasme, s’écriait : c’est un Dieu ! — Allons donc ! si c’était un Dieu, il commencerait par se faire homme. (On affirmait que son affection pour M, le de Lespinasse était forcément platonique)… On vient de trouver le moyen de détourner l’excommunication lancée contre les comédiens français en mettant leur compagnie à l’instar de l’Opéra et en la nommant Académie royale dramatique ; si ce projet a lieu, Mlle Clairon, qui veut absolument communier, remontera sur le théâtre, et M. de Belloi, qui veut absolument que Mlle Clairon fasse valoir ses pièces, donnera sa tragédie de Gabrielle de Vergi. » — M. de Gouffier voulait et veut encore épouser la petite Doligny, jeune actrice des Français qui a autant de vertu que de talens ; elle lui a répondu : « Je serais déshonorée en devenant votre maîtresse, et vous le seriez en devenant mon mari. » Cette conduite-là est d’autant plus belle que la petite fille n’est pas riche ; toute comédienne qu’elle est, je parie qu’elle plaira beaucoup à ma cousine ; contez-la-lui pour la raccommoder avec nos filles de théâtre… Dites-lui aussi que son M. Poinsinet, dont elle m’a un jour conté l’histoire à propos d’un âne, est revenu de Genève, et que, comme il se vantait que M. de Voltaire lui avait confié son secret pour faire d’excellens vers, on lui a répondu : « Parbleu, monsieur, vous le lui avez bien gardé[18] ! .. »
Poinsinet, poète naïf et souvent mystifié, lisait une comédie pleine de réminiscences ; tout à coup un petit chien se met à japper : — « Voyez, interrompt Sophie Arnould, comme cet animal aboie au voleur ! » — Il fut berné le plus plaisamment du monde par Préville. Ce dernier lui fit croire qu’une prétendue charge d’écran du roi était devenue vacante, qu’on l’accordait toujours à un homme d’esprit qui accompagnait partout le prince, s’interposant entre le feu et lui ; que, quand Sa Majesté s’ennuyait, elle se délassait en causant avec son écran qui devenait ainsi une manière de personnage. Jour pris chez un traiteur avec six amis complices pour essayer les aptitudes de Poinsinet : ils le font tenir debout devant la cheminée, l’encourageant à bien supporter le feu qu’ils attisent impitoyablement, l’entretenant de tous les avantages de la position, sollicitant déjà des grâces, le tout sans perdre un coup de dent, jusqu’à ce que le petit homme, à moitié rôti, ait déclaré avec désespoir qu’il ne pourrait jamais remplir une telle charge.
Plus loin[19], une anecdote assez piquante sur Mme Louise, celle qui se fit religieuse et que Marie-Antoinette appelait : la petite carmélite la plus intrigante qui existe dans le royaume. Les ports des lettres qu’elle avait reçues pendant l’année 1771 ayant monté à quatorze mille livres, Louis XV ordonna à M. d’Ogny de faire accorder à cette princesse la franchise de tous ses paquets. L’histoire est une grande rabâcheuse, non moins qu’une grande indiscrète. Pendant les premiers jours de la réunion des états-généraux, Mirabeau reçut un si grand nombre de lettres que le portier, hors d’état de faire l’avance des frais, dit au facteur d’apporter un mémoire : au bout de huit jours, ce bordereau montait à plus de mille francs, et Mirabeau, à qui il fut présenté, écrivit au bas : « Je soussigné, reconnais avoir reçu les lettres dont le montant est ci-dessus, et je promets de n’en jamais rien payer. » Le baron d’Ogny alla porter au roi cette singulière quittance ; et depuis lors il ne fut plus question pour Mirabeau de ports de lettres.
Un mot de Louis XVI, un vrai mot de roi ; de l’Isle n’a garde de l’oublier, car les mots authentiques des têtes couronnées sont rares, et l’on ferait un livre amusant en relevant ceux qu’on leur a de tout temps soufflés ou prêtés. Lorsqu’il annonça à M. d’Ormesson qu’il venait de le choisir comme contrôleur général des finances, celui-ci représenta qu’il était bien jeune : « Tant mieux, reprit Louis XVI, je le suis aussi, nous en aurons plus de temps à vivre ensemble. » Quant aux personnages en place, aux ministres, le chevalier, appartenant à une coterie, ne voit pas ou ne veut pas voir. L’aménité du caractère et du langage, des faveurs, beaucoup de faveurs, point de réductions, point de suppressions de sinécures, voilà le critérium du courtisan, le moyen de passer grand homme à ses yeux, et l’on se pâme devant la réponse de Calonne, le ministre léger avant, pendant, après, à la reine qui lui recommande un protégé : « Madame, si c’est possible, c’est fait ; si c’est impossible, ça se fera. » « M. de Calonne fait[20]jusqu’ici des merveilles, il trouve de l’argent, il en donne, il en assure ; il parle bien au conseil, bien à ses audiences, bien dans son cabinet. Je le crois depuis longtemps homme d’état, et je me le persuade plus que jamais. Il ne remplacera point les trois commis renvoyés, pouvant, dit-il, se passer de personnages aussi chers, car chacun d’eux avait 64,000 francs d’appointemens… » Il fallait un homme d’état, on prenait un homme du monde, causeur séduisant, dialecticien spécieux, incapable de travail soutenu, ignorant et les chiffres et le crédit qui est l’alchimie de la richesse. Ce trait suffirait à le peindre : pendant l’assemblée des notables, il devait remettre à jour fixe certain mémoire très important et avait négligé de s’en occuper : afin de présenter une excuse, il fit mettre le feu au contrôle général de Versailles. N’est-ce pas un procédé digne du sauvage qui abat le palmier pour obtenir le fruit ? Plus tard, Chateaubriand définira le prince de Polignac, ministre de Charles X : un muet éminemment propre à étrangler un empire. Des parleurs comme Calonne peuvent contribuer au même résultat[21] ;
Un autre ministre léger, auquel de l’Isle semble s’intéresser ardemment, du moins raconte-t-il presque jour par jour les péripéties de sa dernière maladie, et vante-t-il son caractère avec grand accompagnement de flatteuses épithètes, c’est le comte de Maurepas, ce vieil enfant égoïste, insouciant de toutes choses hormis sa place, plus occupé des petites intrigues que des grands intérêts de l’État, hostile aux réformes qui auraient excité des plaintes et des cabales, aux vastes plans où les grands risques sont l’enjeu des grands succès, sceptique à l’égard des vertus pénibles, faisant passer les considérations avant les principes, doué du don des habiletés subalternes qui maintiennent un ministre, mais qui énervent un régime en le discréditant : une espèce de cardinal de Fleury moins la sagesse[22]. On sait qu’il inaugura sa réputation par un couplet licencieux contre Mme de Pompadour. Sa gravité apparente ne dépassait point son maintien, son extérieur froid ne faisait que rendre plus singulières ses plaisanteries ; car il plaisante de tout, et à la longue, rien de plus irritant que ce ricanement sans fin, que cet éternel : ça m’est égal ! à l’heure où se noue la plus sombre des tragédies. L’esprit de trait et de réplique, quand il va contre l’esprit de la fonction, n’est plus de l’esprit : il donne presque la sensation d’une parodie sacrilège dans une église ; de même tel discours parlementaire, plein de belles phrases, mais maladroit, se retourne fréquemment contre le gouvernement, le parti de l’orateur qui l’a prononcé. Avoir l’intelligence de son rang, de sa situation, sera toujours le véritable esprit, le seul utile et qui ne sonne jamais faux. L’esprit de l’homme d’état, du diplomate n’est pas, ne doit pas être celui du journaliste, de l’historien : une épigramme inepte ou dangereuse dans la bouche d’un ministre peut, lancée par un homme du monde, avoir beaucoup d’à-propos. Combien peu d’ailleurs ont l’esprit du silence, combien peu se résignent à étouffer entre leurs lèvres un mot malicieux ! Peu après son avènement comme premier ministre, un gentilhomme gascon vint solliciter Maurepas, et voulant se donner les airs de l’avoir connu : « Monsieur le comte, dit-il, oserais-je vous demander ce que vous avez fait de ce petit cheval blanc que vous montiez, il y a une dizaine d’années, lorsque nous étions à la campagne ensemble ? — Monsieur, répond gravement Maurepas, qui s’aperçoit que l’habit du Gascon est retourné, je l’ai fait retourner et je lui ai fait mettre des boutons neufs. » — « Savez-vous, disait-il en pleine guerre contre les Anglais, ce que c’est qu’un combat naval ? .. Deux escadres sortent de deux ports opposés ; on manœuvre, on se tire des coups de canon, on abat quelques mâts, on déchire quelques voiles, on tue quelques hommes, on use beaucoup de poudre et de boulets ; puis chacune des deux armées se retire, prétendant être maîtresse du champ de bataille ; elles s’attribuent toutes deux la victoire ; on chante de part et d’autre le Te Deum, et la mer n’en reste pas moins salée. » Son esprit le servait mieux, lorsqu’ayant proposé Turgot pour ministre à Louis XVI, ce prince objecta avec candeur : « On prétend que M. Turgot ne va pas à la messe. — Eh sire ! reprend Maurepas, l’abbé Terray y va tous les jours ; » ou bien encore, quand il invitait le comte d’Artois à faire quelques actes de soumission à sa majesté. « Après tout, interrogeait avec hauteur le jeune prince, que peut me faire le roi[23] ? — Monseigneur, il peut vous pardonner. » Malgré tout, on perdit en lui plus qu’il ne valait, et il faut aussi reconnaître ses qualités : désintéressé, ennemi de la magnificence et du faste, le goût des arts, le talent de simplifier le travail du cabinet, de saisir rapidement les questions et de se rappeler, une certaine dextérité qui suppléait à l’étude et à la méditation. Avec cela excellent mari : sa femme et lui passèrent cinquante-cinq ans sans se quitter presque une journée ; elle avait beaucoup d’influence, et il assistait tous les soirs à sa partie de loto ; Mme de Puisieux les appelait Baucis et Philémon. Le XVIIIe siècle, par une sorte de compensation, est en quelque sorte le siècle des bons ménages de ministres : les Maurepas, les Chauvelin, les Vergennes, les Necker fournissent de parfaits exemples de bonheur conjugal qui protestent contre de bruyans scandales, trop nombreux assurément et capables de voiler aux esprits superficiels ou passionnés la grande majorité honnête, comme dans une assemblée politique, le spectateur n’a d’yeux que pour les quelques orateurs qui s’emparent de la tribune, et ne se préoccupe guère d’écouter le silence des timides, d’étudier le travail qui s’accomplit dans les commissions.
Marie-Antoinette prétendait jouir à la fois des avantages de la royauté et des agrémens de la vie privée, se conduire en simple particulière à Trianon, y jouer la comédie le soir après avoir été reine le matin à Versailles : déçue dans ses rêves d’amour conjugal, sevrée pendant sept années des joies de la maternité, elle désirait qu’on l’aimât pour elle-même, cherchait une amie intime et crut l’avoir trouvée dans Mme de Lamballe d’abord, puis dans Yolande de Polastron, comtesse de Polignac[24]. Un visage enchanteur, au sourire, au regard vraiment célestes, peu d’esprit et d’instruction, mais beaucoup de douceur et de grâce dans le caractère, de droiture dans le jugement, avec certain penchant à l’indolence, une âme sensible et bienveillante, une modestie délicate qui lui faisait souvent répondre de bonne foi : ce que vous me dites là est au-dessus de ma portée, ces qualités avaient charmé la reine, qui conçut pour Mme de Polignac une très vive affection. Seule avec elle, dira-t-elle plus tard, je ne suis plus reine, je suis moi. Cependant cette sympathie menaçait de demeurer stérile, si les intimes de la comtesse n’eussent imaginé un stratagème qui devait leur permettre de s’élever en élevant la jeune comtesse. Par leurs soins, sous leur dictée, celle-ci écrit à la reine, exprime sa douleur de s’éloigner d’une princesse qui lui témoigne tant de bontés ; mais la médiocrité de sa fortune lui fait une loi de quitter Versailles, et aussi la crainte que cette amitié, après lui avoir attiré de dangereux ennemis, ne la laisse livrée à leur haine. La fuite dans les saules, avec les variantes que nécessite le progrès ! Elle eut le même effet ; Marie-Antoinette retint Mme de Polignac, l’installa auprès d’elle, et, lorsque la princesse de Guéménée perdit la charge de gouvernante des enfans de France, une intrigue à peu près pareille, ourdie par le baron de Besenval, amena la favorite à lui succéder. Aussi bien, honneurs, grâces, dignités, tout va à sa famille, à son insatiable entourage[25]. Le tabouret pour elle, son mari premier écuyer et duc héréditaire, 400,000 livres pour payer leurs dettes, 800,000 pour la dot de leur fille, la terre de Fenestrange, qui rapportait 70,000 livres ; quinze mois après, une pension de 80,000 livres sur le trésor royal, la direction générale des postes et haras octroyée le 1er janvier 1780, le beau-père nommé ambassadeur en Suisse, la place de capitaine des gardes promise à leur gendre, le duc de Guiche ; la comtesse Diane, malgré sa réputation équivoque, dame d’honneur de Madame Elisabeth ; ces faveurs, suivies d’autres encore, déchaînèrent les envieux, mécontentèrent le public. Marie-Antoinette n’y prenait point garde, et semblait même se faire un jeu d’exaspérer la jalousie en prodiguant à son amie des marques de sympathie exorbitantes qui, très injustement d’ailleurs, firent comparer Mme de Polignac à la maréchale d’Ancre. Elle entraîne chez elle le roi et toute la cour, prend son bras le soir et traverse ainsi les antichambres, remplies de monde, sans autre suite qu’un valet de chambre et deux valets de pied. La duchesse s’absente-t-elle ? Elle lui écrit régulièrement. Est-elle enceinte ? On décide qu’au moment des couches la cour ira s’établir neuf jours à la Muette. Et les fétichistes de l’étiquette de gémir de ces infractions au rituel. Mais n’oubliaient-ils pas les escapades de la duchesse de Bourgogne courant dans les jardins de Marly, s’asseyant auprès des femmes de chambre à l’église, et surtout ces fameux lavemens que l’espiègle prenait, appuyée sur un écran, en présence de Louis XIV, qui fut longtemps sans le savoir et qui s’en amusa beaucoup quand il l’apprit ? En somme, le salon de Mme de Polignac fit grand tort à Marie-Antoinette : il développa chez elle le goût des conversations oiseuses, de la moquerie sans esprit et des distractions futiles qui prolongent l’ignorance, dégoûtent petit à petit des bonheurs fondés sur la dignité de l’âme et le sentiment de la grandeur dans le devoir. Et c’est une question de savoir si la favorite d’une reine ne nuit pas autant à la royauté que la favorite d’un roi.
A Versailles, le salon de la duchesse a pour cadre une grande salle de bois construite à l’extrémité de l’aile du palais qui regarde l’Orangerie ; au fond un billard, à droite un piano, à gauche une table de quinze. Mme de Polignac recevra-t-elle toute la France ? interroge le prince de Ligne. — Oui, répond de l’Isle, trois jours de la semaine : mardi, mercredi, jeudi. Pendant ces soixante-douze heures, ballet général ; entre qui veut, dîne qui veut, soupe qui veut. Il faut voir comme la racaille des courtisans y foisonne. On habite, durant ces trois jours, outre le salon, toujours comble, la serre chaude, dont on a fait une galerie, au bout de laquelle est un billard. Les quatre jours de la semaine qui ne sont point ci-dessus dénommés, la porte n’est ouverte qu’à nous autres favoris. Vous y êtes attendu. Mme de Polignac couchera-t-elle avec M. le dauphin (le fils de Louis XVI) ? Il a été spécialement énoncé qu’elle couchera avec qui elle voudra. Seulement une porte de glace, pratiquée entre sa chambre et celle du dauphin, laisse voir de l’une tout ce qui se passe dans l’autre (24 novembre 1782. Mme de Polignac venait de remplacer Mme de Guéménée).
Quels sont et qui sont les autres favoris, les habitués du salon, de la ville Jules, de l’hôpital Jules, comme dit familièrement de l’Isle ? Parmi les parens : Diane de Polignac, la duchesse de Guiche, fille de Mme de Polignac, pour laquelle Grimm répétait le vers d’Horace :
- Matre pulchra filia pulchrior ;
le comte de Polastron, son frère, « une nullité qui joue du violon ; » la comtesse de Polastron, la bichette Polastron, qui pleure en apprenant que son mari va en Amérique : « ses joues ressemblaient à des fleurs couvertes de rosée, » qui pleurera bien plus amèrement quand elle aimera le comte d’Artois ; Mme d’Andlau et de Mun, les deux filles de Mme Helvétius, surnommées les deux Étoiles, à cause de leurs charmes et en souvenir d’un conte où une mère, interrogée par sa fille sur ce que devenaient les vieilles lunes, répondit que le bon Dieu les cassait en morceaux pour faire les étoiles de son firmament ; ensuite le duc de Guines, le bailli de Crussol, le chevalier de Luxembourg, le marquis de Conflans ; le duc de Lévis[26], qui plus tard publiera des ouvrages remarquables par la finesse des pensées, le ton d’urbanité élégante, un des premiers parmi les moralistes de second ordre ; le comte de Ségur, autre écrivain polygraphe, l’homme qui, grâce à sa bienveillance et sa parfaite éducation, sut le mieux peut-être faire accepter ses métamorphoses politiques, maître accompli et tout à fait supérieur dans l’art de la repartie diplomatique, de l’épigramme adoucie, de la louange raffinée qui flatte l’interlocuteur sans abaisser la dignité du complimenteur et sauve parfois une situation tendue ou compromise ; — les trois Coigny, le duc, le comte, le chevalier ; le duc, nommé en 1774 premier écuyer du roi, ami fidèle de Choiseul, homme de grandes manières, d’une discrétion à toute épreuve, fort jaloux, à certain moment, de la faveur de Lauzun et de Mme de Polignac auprès de la reine, le type du courtisan habile et loyal ; le comte de Coigny, gros garçon réjoui, « bon seigneur qui veut que, à commencer par lui, tout le monde soit bien accueilli, bien traité, bien libre, bien heureux dans un grand château (Mareuil), trop grand pour les réparations qu’exige son entretien ; » le chevalier, joli homme fort à la mode, que les femmes appelaient Mimi. Mme de Genlis lui trouvait l’air distrait, insouciant et en même temps étourdi, une gaîté affectée, un ton moqueur qu’il ne quittait jamais ; causant peu, mais dans chaque visite laissant un mot, bon ou mauvais, que l’on citait toujours ; et, ce mot une fois lancé, ne parlant plus. Il se gaussa spirituellement de Le Pelletier de Mor-fontaine, l’ancien prévôt des marchands sous Louis XVI, homme assez intelligent, très bon, mais d’une fatuité insupportable, en dépit de certaine infirmité qui empêchait ses meilleurs amis de demeurer près de lui dans une voiture fermée. Un jour il va le voir, le trouve étendu sur sa chaise longue, près d’une table couverte de fioles, de sachets, et tout pâle, car il n’avait pas encore mis son rouge. Voilà Le Pelletier qui lui annonce, d’un ton d’importance, qu’il vient de rompre toutes ses liaisons et le consulte pour savoir à quelle femme il devra adresser ses soins. Charmé de mystifier un sot, le chevalier passe en revue les beautés d’épée et les beautés de robe les plus accomplies, et lui de trouver à toutes quelque défaut qui le rebutait. « Ma foi, mon cher, conclut enfin Coigny en éclatant de rire, puisque vous êtes si difficile, je vous conseille d’imiter le beau Narcisse et de devenir amoureux de vous-même. »
Les coryphées, les vrais meneurs du salon, sont MM. d’Adhémar, de Besenval, et surtout Vaudreuil. Simple lieutenant dans un régiment d’infanterie, connu d’abord sous le nom de Montfalcon, le premier s’était distingué par une action d’éclat au combat de Warbourg ; mais étant sans faveur, sans fortune et sans liaisons, il n’obtint que la croix de Saint-Louis avec la place de major dans une petite ville : une retraite plutôt qu’un encouragement. Le hasard fit pour lui ce que n’avaient pu le courage, la volonté. En feuilletant les parchemins déposés dans les archives du castel d’une vieille tante, il trouve des titres établissant sa descendance de la maison d’Adhémar, les porte au généalogiste Chérin, qui, après un minutieux examen, les déclare authentiques. Grâce à MM. de Ségur et de Castries, le nouveau comte d’Adhémar est nommé colonel commandant du régiment de Chartres-Infanterie et présenté à la cour ; il épouse une riche veuve, Mme de Valbelle, dame du palais de la reine ; son ami Vaudreuil l’introduit chez Mme de Polignac. Un esprit aimable, sans portée, une voix charmante, beaucoup d’ambition et d’audace, il n’en fallait pas plus alors pour réussir quand on était de l’intimité de la favorite[27]. Elle le fit nommer ministre à Bruxelles, ambassadeur à Londres ; mais ses prières, ses larmes mêmes, le moyen par excellence auprès de la reine, échouèrent quand elle sollicita l’ambassade de Vienne, le ministère de la guerre. Peu intéressée pour elle-même, la duchesse mettait une ardeur fâcheuse à soutenir les prétentions de ses parens et amis. En face d’une telle âpreté, ne comprend-on pas le goût de Marie-Antoinette pour certains étrangers, le prince de Ligne, La Marck, Valentin Esterhazy, Stedingk, Fersen, qui l’ont adorée sans songer à l’aimer, et qui, eux, ne lui demandaient rien ?
Lieutenant-général, grand’croix de l’ordre de Saint-Louis, inspecteur-général des Suisses, puis lieutenant-colonel du régiment des Gardes Suisses, excellent officier pendant la guerre de sept ans, mais n’ayant pas le feu sacré qui fait les grands capitaines, homme de cour, épicurien de goûts et de principes, très attiré vers les lettres et les arts, qu’il aima sans les étudier ni les approfondir, le baron de Besenval a les défauts et les qualités de beaucoup de gens de son époque, que l’attrait du plaisir, la vie de salon et de boudoir détournèrent des fortes vocations et gâtèrent. Ses mémoires indiscrets, son existence, démontrent la loi immuable des contrastes, la dualité du personnage : plein de fatuité, partial, cynique et immoral dans ses jugemens, il a tout prophétisé, fait, défait les ministres, il aurait tout conjuré si on l’eût écouté (en réalité il contribua à la nomination du maréchal de Ségur et décida celle de Mme de Polignac). Ce n’est pas qu’il manque d’une certaine clairvoyance : ainsi il se mit à la tête de l’opposition contre Figaro et représenta cette comédie comme une satire du gouvernement ; il pressentait la révolution et comprenait qu’à côté, au-dessus de la conjuration des hommes, il y avait la conjuration des choses. Et puis il a une gaîté railleuse et goguenarde, gaîté charmante lorsque, montant à l’assaut d’une redoute au milieu d’un feu meurtrier, il se retourne et crie à ses grenadiers : « Morbleu ! camarades, cette situation n’est pas commode ; savez-vous bien que, s’il n’y avait pas des coups de fusil à gagner, on n’y tiendrait pas ? » charmante encore lorsque, arrêté en 1789, menacé de la colère du peuple, il se distrait en persiflant son geôlier, Bourdon (de l’Oise), le futur conventionnel ; gaîté navrante quand il rit de certaines choses, quand, par exemple, il se divertit des louanges dont il accable les colonels français qui lui font examiner leurs soldats, ou quand il encourage la reine à la moquerie et lui prêche le mépris de l’étiquette : le rire du régent, de Maurepas, le rire de ces jeunes gens qui se consolent d’une défaite si elle inspire une jolie chanson.
En même temps, des traits d’une rare délicatesse[28]. Ami de Choiseul dans la disgrâce, protecteur attentif de ses anciens compagnons d’armes, capable de risquer son crédit pour défendre ceux qu’il aime, de risquer sa vie pour soustraire le roi à la possibilité d’un danger. A la fin de 1789, lorsqu’on commença d’instruire son procès, il aperçoit, parmi les pièces rassemblées pour sa défense, un ordre signé de Louis XVI, portant ces mots : « Le baron de Besenval repoussera la force par la force. » Aussitôt il s’en saisit et le met en pièces. — « Quelle imprudence ! s’écrie son avocat ! Notre plus beau moyen ! — Mon cher défenseur, répond Besenval, ce bout de papier plairait trop aux ennemis du roi. N’ajoutons pas à ses malheurs. — Mais le roi n’est pas prisonnier ! — En êtes-vous bien sûr ? » — Aussi bien Besenval réalise le type de l’homme constamment heureux : recherchant le péril, ardent à s’y exposer, il ne reçut jamais une égratignure ; il eut une grande fortune, des dignités, beaucoup de succès auprès des femmes, un tour d’esprit qui lui montrait les choses du bon côté. La reine l’écoutait volontiers : un jour vient où il abuse de sa confiance pour tenter de lui arracher un secret d’État, ou, selon Mme Campan, pour lui faire une déclaration d’amour ; Marie-Antoinette se contente de lui infliger une mercuriale, et il continue d’être des Trianon. Accusé du crime de lèse-nation pour sa piètre défense de Paris, le 12 juillet, le hasard, son assidu collaborateur, amène sur sa route Necker, qui revenait en France, redemandé par le cri public, et qui lui épargne sans doute la réception faite à Foulon, à Berthier, en retardant son départ. Enfin, le Châtelet l’acquitte, en 1790, et il a la chance de mourir, seize mois après, au seuil de la Terreur. Sa belle humeur, son goût de la société, ne l’abandonnèrent pas un instant : il avait vingt-cinq personnes à dîner, le 2 juin, jour de sa mort : pendant qu’on était à table, il entra dans la salle à manger en disant à ses convives : « C’est l’ombre du commandeur qui vous fait sa visite. » La plaisanterie parut lugubre, il s’aperçut de l’impression produite, sourit, rentra dans le salon ; une heure après, il expirait.
Le comte de Vaudreuil, l’ami de la duchesse, le favori du comte d’Artois, était, selon la princesse d’Hénin, le seul homme qui sût parler aux femmes dans le monde. Il avait profité du conseil de Lekain : si vous voulez paraître passionné, ayez l’air de craindre de toucher la robe de la femme que vous aimez. Vaudreuil, en effet, plaisait beaucoup par un assemblage de petits talens ; une politesse qui semblait partir du cœur, cette grâce de contradiction qui fait qu’on semble demander pardon de n’avoir pas tort, l’art de conter, de chanter avec goût les couplets à la mode, de bien jouer la comédie. Grimm le proclame le meilleur acteur de société qu’il y ait à Paris et c’est toujours lui qui remplit les rôles d’importance au théâtre de Trianon. On attribua cependant une assez forte bévue à ce gentilhomme si accompli, la première fois qu’il vint chez la maréchale de Luxembourg : « Monsieur, lui dit-elle après souper, on assure que vous chantez fort bien et je serais charmée de vous entendre ; mais si vous avez cette complaisance, ne me chantez point d’ariettes, point de grands airs, un Pont-Neuf, un simple Pont-Neuf. » Vaudreuil, ignorant que la maréchale eût
[29] été d’abord duchesse de Boufflers, entonne d’une voix sonore le premier vers du quatrain de Tressan :
- Quand Boufflers parut à la cour.
A l’instant même on tousse, on éternue. Il poursuit :
- On crut voir la mère d’Amour.
L’agitation redouble. Après le troisième vers :
- Chacun s’efforçait de lui plaire,
Vaudreuil s’arrête, voyant la stupéfaction peinte sur tous les visages.
— Achevez donc, monsieur, reprit la maréchale, et elle fredonne elle-même le dernier vers :
- Et chacun l’avait à son tour.
L’avidité de Vaudreuil, sa soif d’influence, dépassent toute mesure. Privé pendant la guerre d’Amérique de la jouissance de ses propriétés de Saint-Domingue, il se fait attribuer une pension de 30,000 livres, puis, par le crédit du comte d’Artois, échange cette pension contre un domaine d’égale valeur. Compris sans aucun titre dans une promotion de maréchaux de camp, investi de la charge de grand fauconnier qui se bornait à recevoir solennellement, une fois l’an, les gerfauts d’Islande ou les faucons envoyés de Malte, il obtint, grâce à l’obligeance de Calonne, son protégé, une avance de 1,200,000 livres, une autre de 600,000 livres. A ses yeux, le trésor public est une mer, qui n’y boit pas est un sot ; cela s’appelait alors les bienfaits de la cour. Il sollicita aussi la charge de gouverneur des enfans de France. D’ailleurs nullement vénal, et un jour que Beaumarchais vient lui offrir un gros pot-de-vin s’il veut patronner un projet financier : « Monsieur, répond Vaudreuil, vous ne pouviez venir dans un meilleur moment, car j’ai passé une bonne nuit, et jamais je ne me suis mieux porté que ce matin ; hier je vous aurais fait jeter par la fenêtre. » Ce brillant parasite se passionne pour les questions de personnes et les trigauderies de la cour, il entend être l’arbitre des grâces, provoque la chute du prince de Montbarrey, qui lui a refusé de lucratives survivances, rappelle avec hauteur à M. de Castries qu’il l’a fait maréchal de France. Pendant plusieurs années, il demeure une puissance occulte, irresponsable ; enfin oublieux des bienfaits de la reine, il prendra parti pour le cardinal de Rohan dans l’affaire du collier, pour Galonné contre elle, et, dans le cercle Polignac, la nouvelle intimité de Marie-Antoinette avec la comtesse d’Ossun donnera lieu à de perfides commentaires. Triste et douloureux effet de l’esprit de coterie, de la politique des petites chapelles !
A vrai dire, il donne et dépense aussi facilement qu’il reçoit, avec la même imprévoyance. « J’ai tant fait l’aumône, observe-t-il pendant l’émigration, que quelqu’un me la fera le reste de ma vie. » Ses flatteurs l’appellent Mécène, le surnomment l’Enchanteur. Dans son hôtel de Paris, dans sa maison de Gennevilliers, grands seigneurs, savans, gens de lettres, artistes s’empressent, se confondent : on trouvait au salon des instrumens, des crayons, des couleurs, des pinceaux, et chacun de composer, de peindre ou causer, selon son goût ou son talent. Il compte parmi ses cliens Joseph Vernet, Mme Vigée-Lebrun, pour laquelle il paraît avoir nourri une sorte de sentiment en sous-ordre, dont il fréquente assidûment la maison, où l’accueille un jour une troupe de joyeux convives costumés à la grecque, les dames drapées en canéphores et en muses, le poète Lebrun coiffé du laurier de Pindare, Cubières armé d’une guitare baptisée lyre pour la circonstance ; et tous, entonnant un chœur de Gluck, le conduisent à une table où lui sont offerts le vin de Chypre, le miel de l’Hymette et le raisin de Corinthe. Libéral à sa façon, Vaudreuil soutient une sorte de lutte contre le roi pour obtenir qu’on joue le Mariage de Figaro à Gennevilliers ; il témoigne l’amitié la plus délicate à Chamfort, qui pendant plusieurs années devient son commensal, son divertisseur en titre ; un divertisseur assez bourru dont les boutades amères amusaient son hôte. « Je prends à tout, répondait-il à un égoïste, et vous ne prenez à rien. » Il estimait inoffensives les épigrammes des gens de lettres, et Marie-Antoinette se montrait plus clairvoyante, lorsqu’après avoir lu une ode de Lebrun contre les courtisans, elle lui disait : « Savez-vous que cet homme nous ôte notre enveloppe[30] ? » La chanson nouvelle, le mot du jour, des anecdotes plus ou moins libres, voilà, ce semble, les principaux sujets d’entretien de la société de Mme de Polignac : le bel esprit en était banni. Évidemment les habitués n’ont point d’affinités avec la secte des gens à grands sentimens, qui se piquaient d’être moralistes, métaphysiciens, affichaient une délicatesse particulière de goût et de principes ; pour faire pièce à ceux-ci, on se jetait dans le parti contraire, on traitait tout avec légèreté ; avoir de l’enfance dans l’esprit constituait, aux yeux des dissidens, le genre d’agrément le plus désirable. On se réunissait avec l’intention de ne dire que des enfances et des bêtises, à l’exemple de la marquise de La Ferté-Imbault, fondatrice de l’ordre des camarades Lampons et des chevaliers Lenturelus. Une lettre du chevalier au prince de Ligne nous édifie assez bien sur ce genre de causeries.
« Quel dindon que celui que nous venons de manger chez la comtesse Diane ! Mon Dieu, la belle bête ! C’est M. de Poix qui l’avait envoyé de la Ménagerie. Nous étions huit autour de lui : la maîtresse de la maison, Mme la comtesse Jules, Mme d’Hénin et Mme de la Force, M. le comte d’Artois, M. de Vaudreuil, le chevalier de Crussol et moi. Pendant que nous le mangions, mais sans que ce fût à propos de lui, quelqu’un a parlé de vous, mon prince. Voyons que je me rappelle qui… C’est une dame, non, c’est un homme : oui, sûrement c’est un homme, car il a dit : Charlot,.. et nos dames n’ont point de ces familiarités-là. C’est un homme qui était à gauche de Mme la comtesse Jules. Comptons : moi, j’étais auprès du poêle ; ici le chevalier de Crussol, là M. de Vaudreuil, et puis, m’y voilà, c’est M. le comte d’Artois ; c’est lui, j’en suis sûr à présent. Il a dit : « A propos, qui est-ce qui sait si Charlot est arrivé à Bruxelles ? — J’ai dit : Moi, monseigneur, je le sais, car j’ai quatre lignes de sa propre main, et je m’en vais même lui écrire. Qui est-ce qui veut lui faire dire quelque chose ? » Tout le monde a répondu en chœur : « Moi ! moi ! moi ! » J’ai démêlé dans la confusion des paroles : « Je l’embrasse, je l’aime, dites-lui qu’il vienne, que nous l’attendons. » Et quand le tintamarre a cessé, la douce voix de Mme la comtesse Jules m’a fait entendre plus distinctement ceci : « Dites-lui que, s’il avait daté sa lettre d’une manière lisible, je n’aurais pas manqué à lui répondre ; mais qu’aidée par plusieurs experts en l’art de déchiffrer, il ne m’a jamais été possible même de soupçonner le lieu d’où venait sa lettre, ni celui, par conséquent, où devait aller la mienne. » Là-dessus, nous avons parlé de vous, de l’amiral Keppel, et puis du dindon, et puis de la prise de nos deux frégates, et puis des bouffons, et puis de l’inquisition d’Espagne, et puis d’un gros fromage de Gruyère que notre ambassadeur en Suisse vient d’envoyer à ses enfans, et puis de l’étrange conduite des Espagnols à notre égard, et puis de Mlle Théodore qui danse une fois mieux que jamais, et qui nous a, hier, autant charmés par son talent que Mlle Cécile par ses jeunes attraits. »
A défaut de chansons nouvelles, on fait fête aux anciennes, et M. d’Adhémar obtient grand succès avec des couplets composés en 1773, par de l’Isle, en l’honneur de Mmes de Poix, d’Ossun et de Fleury.
- Elles sont trois,
- Riant, chantant, faisant tapage ;
- Elles sont trois,
- Ayant un fort joli minois.
- Une eût affolé le plus sage ;
- Mais pour assurer leur ouvrage,
- Elles sont trois.
- Elles sont trois
- Pour forcer les cœurs à se rendre,
- Elles sont trois.
- On a tout l’embarras du choix :
- D’aimer on ne peut se défendre,
- Mais comment le leur faire entendre ?
- Elles sont trois…
- Du nombre trois
- Tout bon chrétien est idolâtre,
- Du nombre trois.
- Dieu lui-même s’est mis en trois.
- Ici, l’on se mettrait en quatre
- Plutôt que de laisser rabattre
- Du nombre trois.
La comtesse Diane se montrait plus occupée de littérature que sa belle-sœur, et l’invitait un jour à lire l’Iliade. Celle-ci répondit en riant qu’elle connaissait à merveille le poète grec et s’en tenait à ce vers :
- Homère était aveugle et jouait du hautbois.
Voilà le genre, et les hommes se mettaient à l’unisson. Ce devait être chose facile, car à l’exception de quelques-uns, leur brillante médiocrité, leur réelle ignorance, les condamnaient à ne penser, dire et faire que de jolis riens. En 1781, Mme de Polignac, étant enceinte, pria Mme de Boufflers de lui louer sa maison d’Auteuil, célèbre par ses jardins à l’anglaise. Mme de Boufflers, qui voulait refuser sans désobliger la favorite, répondit par les vers de Junie à Néron dans Britannicus :
- Tout ce que vous voyez conspire à vos désirs…
La duchesse les ayant montrés à ses flatteurs, ils les déclarèrent tout d’une voix pitoyables, croyant que Mme de Boufflers les avait faits. « J’en suis fâché pour le pauvre Racine, remarqua celle-ci, ils sont de lui. »
Ainsi glissait vers l’abîme une société gracieusement frivole, qui mit un rempart de fleurs entre elle et le monstre, sourde aux avertissemens des sages, insouciante des remèdes, incapable, même après l’expiation, de faire son mea culpa, de comprendre pourquoi elle était frappée. Brusquement elle allait passer de la fortune à la confiscation, d’une plaisanterie à la guillotine, d’une fête aux détresses de l’émigration. Comment aurait-elle senti la nécessité d’une révolution qui, à ses yeux, n’avait d’autre résultat que de la ruiner et la tuer, que d’installer des abus agréables au plus grand nombre au lieu d’abus agréables au petit nombre ? Comment, à travers les proscriptions et les massacres, à travers les événemens formidables, grandioses, qui se déroulèrent pendant vingt-cinq ans, aurait-elle deviné les bienfaits qui naîtraient de tant de misères, la liberté, l’égalité devant la loi, le respect des faibles et des humbles, l’amour de la patrie pénétrant l’âme de chacun, devenu indépendant des formes de gouvernement, et, malgré les incertitudes de l’avenir, malgré les poussées tumultueuses d’une démocratie sans frein, la confiance légitime dans le progrès par le sentiment de la tolérance, la solidarité humaine, le retour aux idées spiritualistes ?
VICTOR DU BLED.
- ↑ Voyez la Revue du 15 août.
- ↑ Tronchin était très beau, et, quand il parut pour la première fois au cours de Boerhaave, celui-ci dit tout haut : « Voilà un jeune « homme qui a des cheveux trop longs et trop frisés pour être jamais un grand médecin. » Le lendemain, il reparut à l’école, la tête rasée, et devint le disciple favori du professeur.
- ↑ Mémoires de la République des lettres. — Duc de Lévis. — Goncourt : la Femme au XVIIIe siècle. — Correspondance de Grimm. — Paris, Versailles et les Provinces au XVIIIe siècle. — Mercure de France, 1769. — Almanach littéraire de 1758. — L’Ami des Femmes, 1758. — Correspondance inédite du chevalier de l’Isle avec le comte de Riocour.
- ↑ Un autre médecin, Dubreuil, eut un mot admirable. Il avait pour ami intime M. Pechméja, de Lyon : tous deux ne faisaient qu’une âme. Quand il fut atteint de la maladie dont il mourut, il dit à Pechméja : « Mon ami, faites retirer tout le monde, ma maladie est contagieuse ; vous seul devez rester ici. Pechméja s’enferma dans la chambre et mourut après lui.
- ↑ Ce qui n’empêche pas la marquise d’écrire un jour à Walpole : « Je lui trouve quelques talens, mais peu d’esprit ; du plat, du grossier, du familier, le ton d’un parvenu ; mais je le verrai cependant quelquefois. Il raconte assez bien ce qu’il a vu, ce qu’il a entendu. » De l’Isle avait commis la faute impardonnable de dire que son ami le comte du Chatelet et milord Holderness avaient autant d’esprit que Walpole, d’où cette féroce boutade.
- ↑ Dans une lettre à Riocour, de l’Isle rapporte l’incident et donne connaissance à son parent d’un logogriphe de la marquise ; le mot est noblesse.
- Quoique je forme un corps, je ne suis qu’une idée ;
- Plus ma beauté vieillit, plus elle est décidée.
- Il faut, pour me trouver, ignorer d’où je viens ;
- Je tiens tout de celui qui réduit tout à rien.
- ↑ L’Apologie de saint Nicolas fut composée à Chanteloup en 1773. De l’Isle était un des principaux faiseurs de Choiseul contre la Du Barry et le ministère ; il écrivit à plusieurs reprises des couplets pour son protecteur, ceux-ci, entre autres, le jour de saint Etienne :
Air de Joconde.
- D’Etienne comment voulez-vous
- Qu’on célèbre la gloire ?
- La mort, sous un tas de cailloux,
- Finit sa courte histoire.
- Mais s’il veut se donner un nom
- Plus brillant qu’aucun autre,
- Qu’il vous prenne pour son patron
- Au lieu d’être le vôtre.
- ↑ Le duc de La Vrillière s’était d’abord appelé Phelippeaux, nom de sa famille, puis Saint-Florentin, ce qui lui valut cette épitaphe :
- Ci-gît, malgré son rang, un homme fort commun,
- Ayant porté trois noms et n’en laissant aucun.
- ↑ Le prince de Ligne et ses contemporains, in-18 ; Calmann Lévy, 1890.
- ↑ Né en 1733, mort en 1807. A son lit de mort, le baron de Breteuil ayant demandé son petit-fils, on lui répondit qu’il prenait une leçon de musique, « Faites-le venir, » ordonna-t-il. Après l’avoir embrassé, il lui dit : « Mon enfant, il vaut mieux apprendre à mourir qu’à jouer du violon. »
- ↑ De l’Isle rapporte quelque part une série de reparties rapides comme les parades de deux bons tireurs, échangées entre un ambassadeur anglais et Frédéric II. L’ambassadeur était venu lui apprendre la prise de Minorque par le duc de Richelieu, ajoutant qu’avec l’aide de Dieu, il espérait que l’Angleterre bientôt réparerait cet échec. « Dieu, observe le roi de son ton le plus sarcastique, je ne vous connaissais pas cet allié-là ! — C’est pourtant, riposte le diplomate, faisant allusion aux subsides anglais que recevait Frédéric, c’est pourtant le seul qui ne nous coûte rien. — Aussi vous en donne-t-il pour votre argent. »
- ↑ Sur la comtesse d’Egmont, lire l’excellent travail de la comtesse d’Armaillé, in-18 ; Perrin, 1890. — Duc de Lévis, Souvenirs et Portraits. — Mémoires de Bachaumont. — Mémoires du maréchal de Richelieu, par Soulavie. — Vie privée du maréchal de Richelieu. Paris, Buisson, 1791.
- ↑ Les femmes avaient pu le rendre sceptique sur les femmes, mais il était d’un naturel passionné et plus porté qu’on ne pense aux entreprises romanesques. On parlait de lui dans un cercle, et beaucoup d’affirmer qu’il n’a pas de cœur, qu’il n’est qu’un roué de la pire espèce. « Vous le traitez bien durement, proteste la marquise de Saint-Pierre ; moi, je connais une femme pour laquelle il a fait trois cents lieues à cheval. » Là-dessus, elle entame le récit de l’aventure à la troisième personne, puis, gagnée par la chaleur de la narration, elle ajoute : « Il arrive à son hôtel, entre au salon, la prend dans ses bras, l’emporte dans la chambre… et nous y sommes restés trois jours. »
- ↑ Avis aux Princes, ou les Perroquets, conte historique, écrit par de l’Isle en 1774. « Voltaire, dans ce genre, n’a rien fait de mieux, » observait Mme du Deffand, et Mme de Choiseul partage son avis, bien que la fin lui semble, à elle aussi, un peu écourtée.
- ↑ Lettre du 15 janvier 1765.
- ↑ C’est à Mme de Neuvri ou à Mme de Chaulnes qu’une bonne femme dit, à l’entrée d’une église, au moment du sermon : « Vous n’entrerez pas, vous êtes trop jolie ; vous donneriez des distractions a ces messieurs ! »
- ↑ Les mémoires du temps ont rapporté la réponse de Mme Bertin à une cliente difficile : « Présentez donc à madame les échantillons de mon dernier travail avec Sa Majesté ; » son mot au marquis de Toulongeon, qui se plaignait de ses prix exorbitans : « Ne paie-t-on à Vernet que sa toile et ses couleurs ? » Il faut, pour avoir une idée de ces insolences d’artistes, lire dans Dutens le récit de la visite du chevalier de la Luzerne au cordonnier Charpentier. A Mme de Pompadour, qui veut savoir la raison de sa réputation. Dagé répond tranquillement : « Je coiffais l’autre, » mot qui ravit la Dauphine. — Voir aussi les Mémoires de Maurepas, de Soulavie, de Bachaumont. — Les Contemporaines, t. XII. — Le Tableau de Paris, t. XI. — Correspondance secrète, t. Ier. — Correspondance de Grimm, t. V. — Les Panaches ou les Coiffeurs à la mode, comédie en un acte, représentée au Grand-Théâtre du Monde, Londres, 1778. — Goncourt : la Femme au XVIIIe siècle. — Les Modes, épître à Beaulard.
- ↑ Lettre du mois de janvier 1766.
- ↑ Lettre du 23 janvier 1772.
- ↑ Lettre du 2 décembre 1783 au comte de Riecour.
- ↑ Lettres d’octobre et novembre 1781.
- ↑ Mémoires de Maurepas de Ségur, de Mme de Genlis, de Mme Campan, du duc de Lévis. Éloge de Maurepas par Condorcet, etc.
- ↑ C’est lui qui répliquait à un archevêque indigné de la nomination de Turgot : « Je vous l’abandonne si vous voulez payer la dette de l’État. » On lui reprochait d’avoir fait nommer ministre de la maison du roi Amelot, homme assez médiocre : « On ne dira pas, au moins, que j’ai pris celui-là pour son esprit. » Un abbé de cour, surpris en tête-à-tête avec une jolie femme, s’excusait, disant qu’il ne croyait pouvoir mieux faire que de suivre l’exemple de tel ou tel prélat : « Point du tout, observe Maurepas, attendez que vous soyez évêque. »
- ↑ Sur Mme de Polignac et sa société intime, voir : Histoire de Marie-Antoinette, par Maxime de la Rocheterie, 2 vol. in-8 ; Perrin. — Mémoires de Mme de Genlis, d’Oberkirch, Campan, de Besenval, de Ségur. — Lettres du chevalier de l’Isle au comte de Riocour et au prince de Ligne. — Sainte-Beuve : Causeries du Lundi, t. XII. — Duc de Lévis : Souvenirs et Portraits. — Mémoires sur la vie de la duchesse de Polignac. — Correspondance de Mirabeau et de La Marck. — Correspondance secrète du comte de Mercy. — La marquise de Bombelles au marquis de Bombelles (archives de Versailles). — Pierre de Nolhac : le Château de Versailles au temps de Marie-Antoinette, Versailles ; Aubert, 1889. — Portefeuille d’un Talon-Rouge. — Adolphe Jullien : la Comédie à la cour, le Théâtre de Mme de Pompadour.
- ↑ Un membre de cette famille, le cardinal de Polignac, a laissé une grande réputation comme diplomate. Envoyé à Rome pour négocier la réconciliation du pape et de Louis XIV, il met tant de grâce et de dextérité dans sa conduite qu’il arrache ce compliment à Alexandre VIII : « Je ne sais comment vous faites ; vous semblez toujours de mon avis, mais c’est moi qui finis par être du vôtre. » Ambassadeur de Louis XIV au congrès d’Utrecht, il tient aux Hollandais ce fier langage : « Nous traiterons de vous, chez vous, sans vous. » Artiste et savant, il composa un poème latin, l’Anti-Lucretius, très apprécié alors, où il combat les doctrines philosophiques de Lucrèce. — Au XVIIIe siècle, une marquise de Polignac est presque célèbre par ses boutades, ses plaisanteries brusques, son caractère fantasque et la hardiesse spirituelle avec laquelle elle avouait sa passion pour le comte de Maillebois. Afin de soutenir les intérêts de son ami, elle avait été chez Mme du Barry, et on lui passa cette démarche, parce qu’elle était sûre que toutes les personnes qui savent aimer l’excuseraient ; ce qui fit dire à M. de Valence que, dans le monde, pour avoir un ridicule, il faut l’accepter, mais qu’on n’en a jamais lorsqu’on s’en moque gaîment et sans embarras. La marquise de Polignac avait des mots à elle, des mots comme celui qu’elle lança en entendant vanter Mme de Lutzbourg, qui, malgré ses soixante-dix-huit ans, se montrait étonnamment leste et active : « Oui, elle a toute la vivacité que donnent les puces. »
- ↑ Voyez la Revue du 1er octobre 1889. — Les Causeurs de la Révolution, 2e édit., in-18 ; Calmann Lévy.
- ↑ Mémoires de Besenval, de Ségur, de Mme Campan. — Sainte-Beuve, t. XII. — Duc de Lévis. — Vicomte de Ségur : Œuvres diverses.
- ↑ Besenval, raconte le vicomte de Ségur, était d’une violence extrême de caractère, et l’impossibilité de la vaincre l’avait déterminé à s’y livrer sans réserve ; d’ailleurs, l’objet de sa colère et de ses brusqueries devenait souvent celui de ses caresses et de ses bienfaits. Il avait un vieux serviteur qui occupait un appartement dans son hôtel et qu’il traitait comme un ami. On laissait Blanchard s’occuper de menus détails, afin qu’il ne se crût pas inutile. Un jour, on apporte à Besenval un superbe jasmin du Cap qu’il destinait à la reine ; il le confie à Blanchard, qui malheureusement laisse tomber le vase, et tout est brisé. Besenval, furieux, l’accable de reproches, et le vieillard, désespéré, demande le lendemain la permission de se retirer dans sa famille. — Comment ! vous voulez me quitter ! Vous resterez : nous devons vivre et mourir ensemble. — Non, monsieur le baron, je sens que je vous deviens odieux ; je vieillis trop et ne puis qu’exciter, par mes lenteurs, la violence de votre caractère. — Eh bien ! monsieur, répond le baron les larmes aux yeux, c’est donc un parti pris ? Il faut nous séparer ! Vous étiez à mon père, votre femme m’a nourri, vous êtes plus ancien que moi dans la maison : c’est à moi de m’en aller. Je reviendrai quand vous pourrez supporter mes défauts. — À ces mots, il prend sa canne, son chapeau et veut sortir. — Touché de ce trait inattendu, Blanchard se précipite à ses pieds devant la porte ; son maître le relève, le serre dans ses bras : ils fondent en larmes et jurent de ne jamais se séparer.
- ↑ Sur le comte de Vaudreuil, on lira avec fruit l’excellente introduction de M. Léonce Pingaud à la Correspondance de Vaudreuil et du comte d’Artois, 2 vol. ; Plon, 1889. — Souvenirs de Mme Vigée-Lebrun. — Mémoires de Mmes de Genlis, d’Oberkirch, Campan, de Tilly, Montbarrey, Bachaumont. — Brifaut : Récits d’un Vieux Parrain. — Grimm : Correspondance, t. XII. — Forneron : Histoire générale des Émigrés. — Hyde de Neuville : Mémoires et Souvenirs.
- ↑ pendant l’émigration, Vaudreuil partage l’existence de la duchesse de Polignac jusqu’à sa mort, survenue en 1793, s’attache ensuite à la fortune du comte d’Artois. Sa correspondance avec ce dernier le montre plein de clairvoyance d’abord, prêchant la politique de la persuasion, de l’appel à l’opinion, condamnant l’intervention étrangère ; puis, sous le feu des événemens, la passion reprend le dessus : il jette au loin, comme des béquilles inutiles, la prudence et la raison. D’ailleurs, il n’était pas capable de résister longtemps à son prince bien-aimé. » Quand les choses sont faites, avoue-t-il, je ne sais plus les combattre. » Bientôt il comprend la vanité de ses illusions, et, convaincu que la France est finie pour lui et ses pareils, qu’ils n’y trouveront que le squelette ensanglanté de leur ancienne patrie, il se résigne et se borne à rester, derrière les tristes murailles d’Holyrood, le fidèle commensal du comte d’Artois. La première restauration le fit lieutenant-général, membre de la chambre des pairs, gouverneur du Louvre, académicien par ordonnance ; il désirait aussi le titre de duc et ne put l’obtenir. « Avant-hier, écrit la comtesse Potocka le 22 mai 1816, j’ai été à un concert chez Mme Vigée-Lebrun. Tout le monde s’amuse à voir M. de Vaudreuil en faire les honneurs comme il y a vingt cinq ans. Ils paraissaient fort bien ensemble, malgré la lacune ; ils se sont retrouvés comme le beau Cléon et la belle Javotte, et auraient bien pu ne pas se reconnaître. » Brifaut, l’auteur des Récits d’un Vieux Parrain, ce livre charmant trop oublié, lui faisait raconter les histoires d’autrefois, l’appelait l’Ana de la Cour et le Mémento de la Révolution. « Nous étions tous des novices, lui disait Vaudreuil ; il est bien aisé de songer à élever des digues le lendemain d’une inondation, mais qui s’en occupe la veille ? »