Un Client de l’Ancien Régime/01
Dans tous les temps, dans toute société organisée, on a vu surgir, se succéder une race d’hommes nés satellites, destinés par leur fortune, leur naissance ou leur caractère, à graviter autour des grands et des riches, propres à suivre, à obéir, comme d’autres sont aptes à précéder, à commander ; insinuans et habiles dans le détail des choses, fidèles au patron que le hasard leur a donné ou qu’ils ont choisi comme un paratonnerre contre les surprises de la vie, parfois conseillers excellens et inspirateurs des grandes résolutions, mais contens de demeurer dans la pénombre et désireux de ne pas remplir les rôles éclatans sur la scène du monde. Ils n’ont pas la foi en eux-mêmes, ils n’ont pas la volonté, faculté souveraine qui remplace et souvent annihile toutes les autres ; mais certain penchant vers l’épicuréisme, quelque nonchalance dans l’âme, l’instinct du bonheur, qu’ils savent ne pas devoir rencontrer dans le fracas de la lutte, un scepticisme doux, le scepticisme de Cinéas essayant de dissuader Pyrrhus de conquérir l’univers, tout les détourne des ambitions fortes, les ramène vers un horizon restreint, du moins tranquille. Ne sont-ils pas nés confidens, familiers, amuseurs, comme leurs protecteurs, vers lesquels les attire une sorte d’aimant, auprès desquels ils remplissent aussi l’office de ces papiers de soie dans des caisses d’objets précieux et fragiles, sont nés ministres, princes, dompteurs de peuples ? Et, avec quelques variantes, quelques transformations, ne gardent-ils pas les mêmes traits distinctifs à Athènes, à Rome, dam la France féodale, dans celle de Louis XIV et du XVIIIe siècle ? Qu’il y ait en eux un coin de courtisan, je le veux ; mais le courtisan est le genre dont le client est une espèce, espèce à part, plus modeste à la fois et plus noble, moins élevée par le rang, supérieure par le cœur, par l’intimité, l’affection. Attentif à éviter une nouvelle journée des Dupes, à pressentir le favori de demain, le courtisan se montre avant tout fidèle à lui-même, et son dévoûment n’est que l’espoir d’une meilleure place : c’est le don Quichotte des forts. Tout autre se dessine la physionomie du client, ami des bons et des mauvais jours, sorte d’immeuble par destination du palais ou du château, indispensable à ses hôtes, qui lui confient leurs secrets, pensent tout haut devant lui, secrétaire, précepteur des enfans, compagnon de voyage, presque toujours aimable et spirituel, remède assuré contre l’ennui, à l’exemple de ce Bois-Robert dont Citois, médecin du grand cardinal, disait plaisamment : « Tous mes remèdes ne feront rien, s’il n’y entre un peu de Bois-Robert. » Au xvir siècle, La Fontaine est le client par excellence : timide et pesant en conversation, il met son génie dans ses fables et vit chez Mme de la Sablière, celle que l’on aime à l’égal de soi-même. Et quand elle meurt, M. d’Hervaert venant le prier de loger chez lui : « J’y allais, » répond le bonhomme avec la sublime confiance de l’amitié. Au XVIIIe siècle, Barthélémy, le grand abbé, l’auteur de ce Voyage d’Anacharsis en Grèce qui eut un si prodigieux succès, demeure presque toute sa vie le commensal de Choiseul. Pendant les années de prospérité, sinécures, bénéfices ne cessent de lui être prodigués ; plus tard, il suivra ses amis dans le brillant exil de Chanteloup, sans que la pensée puisse un instant lui venir de les quitter, et cet homme doux et bon, ce savant qui s’entendait si bien à parer de grâce son érudition, qui regrettait qu’on ne pût léguer le bonheur et voulait qu’on haït ses ennemis comme si on devait les aimer un jour, eut cette joie suprême de devoir à la duchesse de Choiseul le salut, lorsque, après son arrestation en 1793, celle-ci, par sa courageuse éloquence, obtint, au bout de seize heures, sa mise en liberté et put, presque le même jour, reprendre avec lui sa conversation quotidienne. Autrefois, chaque grande maison avait son commensal, souvent un abbé, — de ces abbés qui ne disent guère la messe pour des ouailles qui l’entendent moins encore, — homme de bonne compagnie avant tout. Quelqu’un fit alors le pari qu’il irait dans le faubourg Saint-Germain, qu’à chaque porte cochère il demanderait au Suisse : « L’Abbé est-il rentré ? L’abbé dîne-t-il aujourd’hui ? » et que le Suisse répondrait le plus naturellement du monde, sachant bien de qui il s’agissait. Et qu’on ne croie pas que la tradition soit perdue de ces intimités particulières ; sans doute, le luxe et le prestige des grandes existences d’autrefois les rendaient plus faciles, plus fréquentes qu’elles ne sont aujourd’hui ; mais ce qu’elles ont perdu d’un côté, ne l’ont-elles pas regagné de l’autre ? Le respect a un peu diminué, le sentiment de l’égalité a peut-être ennobli les relations, et, en tout cas, il n’a pas empêché l’amitié de produire tous ses fruits là où elle s’épanouissait dans des milieux favorables, en présence de ces âmes d’élite qui surent apprécier, aimer un Ampère, un Doudan, leur rendre l’hospitalité aimable, écarter de leur chemin les soucis de la vie positive.
Un de ces cliens de l’ancien régime fut le chevalier de l’Isle, non point l’abbé Delille, le dupeur d’oreilles qui brillanta les Géorgiques et mil des mouches à Virgile, mais certain capitaine de dragons, correspondant de Voltaire, du prince de Ligne, de Mme du Deffand, fabuliste, chansonnier, poète de petits vers, émule des Bertin, des Ségur, des Boufflers, ami, commensal des Choiseul, des Polignac et des Coigny ; client d’une espèce assez originale, car, son service militaire et son humeur nomade aidant, nous le voyons sans cesse par monts et par vaux, en Allemagne, en Corse avec son régiment, en Angleterre avec le duc du Châtelet ; à Berlin, en Russie avec le prince de Ligne, aux eaux de Plombières avec Mmes de Polignac : ses lettres sont datées d’un peu partout. Le beau-père de Louis-Philippe reprochait à son gendre d’avoir le mal, la manie de la bâtisse, il mal di pietra ; de l’Isle, lui, a le mal des voyages ; jusqu’au bout, il sera fort en peine de demeurer plus de six mois dans le même endroit, et Tressan aurait pu le féliciter de le trouver enfin chez lui, c’est-à-dire sur une grande route. Au demeurant, cœur sensible et dévoué, homme d’esprit en vers et en prose, boute-entrain de la bonne compagnie, dans laquelle, à défaut de ce goût délicat qui est à l’esprit ce que la grâce est à la beauté, il apporte une gaîté intarissable, une verve ingénieuse, le besoin et la faculté de briller sans exciter l’envie. Son portrait, que j’ai sous les yeux, donne l’idée assez exacte de son talent, de son caractère : traits fins et décidés, physionomie sympathique, ouverte, avec une légère expression d’ironie : sur ces lèvres mi-closes semblent, errer, prêts à prendre leur vol, l’épigramme hardie, le madrigal aimable, la chanson alerte qui vont avoir les honneurs de la soirée, que, le lendemain, la poste ou un messager porteront à Chanteloup, à Ferney ; car, en ce temps-là, on avait la fureur de l’inédit ; les absens voulaient, autant que possible, être présens, informés sur l’heure, et, grâce aux correspondances si actives entre amis, un mot, une plaisante histoire, couraient l’Europe plus vite qu’aujourd’hui.
Né à Saint-Mihiel, le 23 juin 1735, Jean-Baptiste-Nicolas de l’Isle fit ses études chez les jésuites de Pont-à-Mousson et fut reçu, en 1753, à l’Académie des cadets-gentilshommes de Lorraine. Admis à la cour du roi Stanislas, où régnait cette trop séduisante marquise de Boufflers qui, d’après son fils, était aux femmes ce que les séraphins sont aux anges et les cardinaux aux capucins, il se distingue par son goût pour la musique, la comédie et par ses premiers essais poétiques. Après un stage de trois ans, on le nomme lieutenant au régiment de Champagne ; il assiste à plusieurs batailles de la guerre de Sept Ans, puis, ayant été fait prisonnier, rentre en France avec l’obligation de ne plus servir pendant quelque temps. En 1768, il sera de l’armée qui conquit la Corse : là s’arrêtent ses campagnes militaires.
De l’Isle ne ressemble guère à Horace Walpole, qui, malgré sa répugnance à être considéré comme un écrivain, a laissé des copies au net de toutes ses lettres, avec de nombreuses notes. Il n’a aucun souci de la gloire littéraire, éparpille çà et là ses vers, et si quelques recueils du temps, si le prince de Ligne et La Harpe n’en avaient reproduit une partie, si surtout un membre de sa famille[1] n’avait passé quinze ans à rassembler ses œuvres, nous courrions risque de savoir à peine son nom ou de le confondre avec ses homonymes. Malheureusement, les savantes recherches de M. Henry de l’Isle n’ont pas eu tout le succès désirable : les mémoires, nombre de poésies, les contes contre la Du Barry, presque toutes les lettres à Mme du Deffand, Voltaire, Horace Walpole, manquent à l’appel. Ce qui a été réuni forme toutefois un dossier assez considérable, dont l’examen jette quelque clarté sur cette époque et sur les caractères de certains personnages avec lesquels on est heureux de se retrouver, car ils représentent la fleur ornée de la culture, la tradition de l’esprit de cour, de la grâce et de l’urbanité françaises. Mais, s’il n’a cure de renommée lointaine, de l’Isle se montre fort empressé à plaire, à se pousser dans la société : ses fables, ses chansons, il les dédie habilement aux personnes qui peuvent lui procurer agrément, éloges flatteurs, avantages de situation, car son ambition ne va pas plus loin, et j’imagine qu’à l’exemple de beaucoup de contemporains, il regarde ce monde comme un endroit où l’on doit obtenir le plus grand nombre de sentimens ou de sensations aimables, sans autre code moral que celui de l’honneur. M. le de Lorraine, les Brionne, les Choiseul, Thomas, la princesse d’Hénin, la maréchale de Beauvau, le marquis d’Armentières, Tressan, Mmes d’Egmont, du Châtelet, etc., voilà ceux auxquels il s’adresse de préférence ; et, s’il ne partage guère les idées de ce partisan de l’ancienne étiquette qui croyait voir la monarchie décroître à mesure que les vestes se raccourcissaient et se changeaient en gilets, n’oublions pas que Marie-Antoinette elle-même laissait tomber en désuétude l’antique cérémonial, et que Voltaire faillit mourir de rire lorsque, à propos d’une commission de montres mal faite, il reçut de son dragon-peintre une lettre qui débutait ainsi : « Il faut que vous soyez bien bête, monsieur, pour… » Est-ce que Duclos, Diderot n’avaient pas obtenu la tolérance de la bonne compagnie pour leurs manières trop libres ? Duclos, sous prétexte que, là où la vertu règne, les bienséances sont inutiles, racontant des histoires tellement salées que Mme de Rochefort finissait par l’interrompre : « Vous nous croyez aussi par trop honnêtes femmes ; » Diderot, s’asseyant auprès de Catherine II et, dans la chaleur de l’improvisation, saisissant sa main, lui secouant le bras, comme il faisait avec Mme Necker, qui, plus stupéfaite encore que l’impératrice, en prenait son parti et subissait aussi le charme de cette éloquence prestigieuse. Et, après tout, de l’Isle ne commettait, en comparaison de ceux-là, que des péchés fort véniels.
Présentons d’abord le poète au lecteur. La princesse d’Hénin, ayant eu la petite vérole (la bataille de Waterloo des femmes, dira plus tard Balzac, le lendemain elles connaissent ceux qui les aiment), cette maladie effaroucha l’essaim de ses adorateurs, même le chevalier de Coigny. Plus hardi ou plus avisé, de l’Isle profita de cette désertion pour tenter une déclaration ingénieuse sous le voile de l’allégorie. Il suppose un Étourneau amoureux d’une belle Rose que ses déclarations laissent tout d’abord un peu sceptique.
L’histoire ne dit point si la Rose finit par se montrer reconnaissante envers l’Étourneau : le prince de Ligne, qui donna une suite à cette table, ajoute que la Rose devint laide, intrigante, bel esprit, qu’elle cessa d’aimer le chevalier de Coigny et que l’Amour refusa d’opérer un autre miracle. Bel esprit, peut-être ; et toutefois Mme de Genlis affirme qu’elle était du nombre de ces personnes qui causent tout bas, dont l’esprit reste enfoui dans le sanctuaire de l’amitié, demeurant pour les autres une tradition, presque une légende. Ainsi vont les choses : l’appareil photographique qui est au fond de nous ne rend pas le voisin tel qu’il est, mais tel que nous voulons le voir ; tantôt notre haine, tantôt notre affection ou notre indifférence grossissent ou diminuent à l’infini le personnage. Nous n’apercevons hors de nous que nous-même. Vous posez devant moi avec votre esprit, avec votre cœur, avec votre âme ; la société où je vous rencontre vous inspire diversement, je vous connais adolescent, homme fait, vieillard : autant de raisons nouvelles de vous comprendre autrement. Tel ce peintre de grand talent qui, pendant un hiver, avait peint sept portraits d’un petit modèle à la cervelle obtuse, tous ressemblans, tous d’expression variée ; le premier jour du printemps, un rayon de soleil entre dans l’atelier, se pose sur le modèle qu’il transfigure : le peintre voit une huitième femme et jette ses pinceaux, désespérant de jamais pouvoir rendre d’un seul coup la vérité.
Quant à de l’Isle, son appareil photographique et poétique fonctionne surtout en présence des femmes, inspiratrices ordinaires de sa muse, muse fermée sans doute aux grands horizons, nullement lyrique, peu sentimentale, éprise du joli et du spirituel, selon le goût du temps, mais naturelle, faite de grâce et d’aisance : « Mes enfans, disait Cavour à ses disciples, c’est en parlant aux femmes qu’on apprend à parler aux gouvernemens. » Apprendre la langue des gouvernemens, notre auteur n’y songe guère, mais parler aux femmes la langue du compliment, de la coquetterie, découvrir la route qui mène à leur bienveillance, le chemin de leur sourire, de leur patronage, voilà son véritable et premier souci. Aussi bien ses qualités et défauts poétiques apparaissent très clairement dans trois pièces qu’il composa pour Mme de Blot, la princesse de Beauvau, et pour un enfant de six ans, que Mme du Deffand, Voltaire, les châtelains et les hôtes de Chanteloup portèrent aux nues ; peut-être valent-elles mieux que l’oubli où elles sont tombées. Il me semble qu’elles vont de pair avec le Voyage du temps, la Chanson morale, les Trois Ages de la vie, et, étant donné le genre, j’en sais peu de plus agréables ; c’est proprement le triomphe du gracieux :
Couplets à Mme la comtesse de Blot, en lui envoyant un oranger.
AIR du Vaudeville d’Épicure.<poem> De l’aimable et savante Grèce, L’Évangile, encore admiré, Ordonna qu’à chaque déesse
Un arbre serait consacré.Le myrte fut à la plus belle,
A la plus sage l’olivier ;
Le pin à la vieille Cybèle,
Mais à pas une l’oranger…
L’arbre heureux en qui la nature
Se plaît à montrer en tout temps
Les fleurs, les fruits et la verdure,
L’été, l’automne et le printemps,
Fut réservé pour apanage
A la beauté qui brillerait
Des plus doux charmes de tout âge,
Quand l’Olympe la trouverait…
Parmi ce qu’aux cieux on adore,
Une telle divinité
Ne s’étant point montrée encore,
L’arbre sans patronne est resté.
Mais il trouve aux bords de la Seine
Celle qui doit le protéger !
Blot, son destin vers vous l’entraîne ;
C’est pour vous qu’est fait l’oranger.
Le compliment, les lieux-communs, la médisance, la calomnie forment en général les quatre points cardinaux de la conversation, les quatre pierres angulaires sur lesquelles repose la vie de salon. Avec raison de l’Isle préfère le compliment, devenu au XVIIIe siècle un art, presque une science, poussé à un rare degré de perfection. Sont-ils nombreux aujourd’hui, les imitateurs de ce Voltaire qui écrivait aux hommes comme nous devrions parler aux femmes, qui réplique à Mme Suard, assurant qu’elle sait par cœur ses ouvrages : « Ils sont donc corrigés ; » de Brissac qui répond à Marie-Antoinette étonnée de la foule immense venue à sa rencontre quand elle fit son entrée dans Paris : « Madame, ce sont autant d’amoureux de votre personne ? » Portraits en vers et en prose, madrigaux écrits ou causés, tout aboutit à cet art de plaire dont les règles n’ont jamais été si délicatement observées.
On veut donc plaire, se plaire à soi-même, plaire à tous, aux femmes, aux hommes, au public, même aux petites filles qui ont leur part de complimens, et voici comment le chevalier accompagne un envoi de mirabelles de Metz à Tune de ces délicieuses personnes.
- Perrette, vous avez six ans
- Et les goûts de cet heureux âge.
- Le bonbon doit être un hommage
- Pour vous au-dessus de l’encens.
- De votre main enchanteresse
- Quelque autre un jour vous parlera :
- Mais que de peines il faudra
- Pour obtenir votre tendresse !
- Trop éloigné de mon printemps,
- Je n’en pourrai plus prendre aucunes,
- Et je veux profiter du temps
- Où vous les donnez pour des prunes.
Les fillettes de ce temps-là savent de bonne heure jouer à la dame : leur toilette est presque la miniature de celle de leurs mères, déjà elles s’exercent à la comédie du corps, au jeu de l’éventail, on les farde pour les conduire au bal, et ainsi se forment ces enfans qui, à huit ans, tranchent du bel air, parlent chiffons avec autant d’aplomb que la Bertin, enfans jolis à croquer et (ont au parfait. Aussi bien la tradition des enfans précoces ne se perdit jamais en France, et l’on sait le mot plaisant de Mlle de Rambouillet : « Or ça, grand’maman, parlons d’affaires d’État à présent que j’ai sept ans. » Le petit duc d’Angoulême reçoit le bailli de Suffren, un livre à la main : « Je lisais Plutarque et ses hommes illustres, vous ne pouviez arriver plus à propos. » Un évêque interroge Châteauneuf, âgé de neuf ans : « Dites-moi où est Dieu et je vous donnerai une orange. » — « Monseigneur, dites-moi où il n’est pas et je vous en donnerai deux. » Mme de Genlis s’improvise maîtresse d’école à huit ans, Mme de Staël compose des tragédies à douze, et, dans les pensionnats aristocratiques, où la danse était mise au même rang que l’histoire, où, néanmoins, grâce au service des obédiences, se formaient d’excellentes maîtresses de maison, ces demoiselles s’évertuent, dès l’âge le plus tendre, à griffonner leurs mémoires, parce que telle est la mode dans le monde.
Une autre vogue et qui se maintint fort longtemps, fut celle du parfilage, qui, vers 1770, détrôna les nœuds et le filet, comme ceux-ci avaient détrôné les pantins, les cheminées à la Popelinière, le découpage. Tirer de l’or des vieux galons, des épaulettes, quoi de plus amusant… et de plus inutile ? Pas si inutile cependant, car on parvint à réaliser sur son parfilage des bénéfices de 100 louis par an. Plus d’un homme entrant dans un salon se voyait assailli par des ménades d’un nouveau genre, qui, le plus gracieusement du monde, enlevaient les broderies de son costume, et le duc d’Orléans leur donna une jolie leçon de discrétion en faisant ajuster à son habit des brandebourgs d’or faux qu’il laissa découdre sans mot dire et parfiler avec de l’or vrai. Mais les dames se lassèrent bientôt des galons et préférèrent parfiler avec des bobines d’or : filer de l’or sur du fil de soie, sans autre but que de procurer à une femme le plaisir de le défaire, devint une source de fortune pour maint industriel ; l’or qu’on tirait de là ne représentait pas même la moitié du prix d’achat. Ils finiront par leur faire mettre la Seine en bouteilles, murmurait un homme d’esprit devant les travaux que le gouvernement provisoire imaginait, en 1848, pour occuper les ouvriers ! Quoi qu’il en soit, tous les présens, les paris de femme à femme furent en fils d’or, les dettes de jeu dans beaucoup de maisons se payaient avec cette marchandise, et les bobines prirent toutes les formes : meubles, cabriolets, cabarets garnis de tasses, basses-cours complètes avec poules et dindons, chiens, chats, perruques, écrans. Lauzun donne à la comtesse Amélie de Boufflers une fausse harpe en parfilage qui avait coûte plus de 1,000 francs ; Mme du Deffand envoie à la maréchale de Luxembourg une chaise en parfilage avec accompagnement de couplets.
Le parfilage devint même un instrument de ridicule, un moyen de vengeance. L’abbé de Voisenon, « cette épluchure de grands vices, » ayant félicité Maupeou d’avoir rogné les ongles à la Chicane et enlevé son bandeau à Thémis, cet éloge semble une injure aux Choiseul, et très gravement l’Académie délibère s’il n’y a pas lieu de lui infliger un blâme public : « Messieurs, opina charitablement Duclos, pourquoi voulez-vous tourmenter ce pauvre infâme ? » — A défaut de blâme, on le représente en girouette de parfilage, et le bruit court, à Paris, qu’on l’a mis sur un des pavillons de Chanteloup, vis-à-vis de Voltaire, coupable, lui aussi, d’avoir demandé une couronne civique pour le chancelier, ce nouveau L’Hospital, qui tout seul du dédale des lois a su retirer la couronne et l’a rapportée au palais de nos rois. Et vainement celui-ci se plaint-il à la marquise du Deffand d’avoir été calomnié, vainement proteste-t-il qu’il n’a vu en Maupeou que l’homme qui a frappé les assassins de Calas, La Barre, Sirven et Lally, vainement, pour attendrir les Choiseul, peint-il, dans des lettres charmantes, sa reconnaissance et son admiration, jamais il ne put rentrer en grâce : « J’ai fait prier M. de Voltaire, écrit la duchesse, le 10 janvier 1772, de traiter M. de Choiseul comme on traite Dieu en certains pays, où il est défendu d’en parler en bien ou en mal… » Et ailleurs : « Il vous mande qu’il est fidèle à ses passions, il devrait dire à ses faiblesses. Il a toujours été poltron sans danger, insolent sans motif et bas sans objet. Tout cela n’empêche pas qu’il soit le plus bel esprit de son siècle, qu’il ne faille admirer son talent, savoir par cœur ses ouvrages, s’éclairer de sa philosophie, se nourrir de sa morale ; il faut l’encenser et le mépriser : c’est le sort de presque tous les objets du culte. »
Mme de Beauvau avait l’habitude de donner en parfilage, à chaque Grande fête, la bête qui la symbolise : le bœuf et l’âne à Noël, l’agneau à Pâques, le pigeon à la Pentecôte. Elle avait, envoyé pour cette dernière un Saint-Esprit en forme de pigeon de parfilage à la duchesse de Gramont. Aussitôt la verve de tous les aèdes du château de se ranimer et les couplets de retentir ; la palme resta à de l’Isle.
Pour rendre aussi quelques hommages
À l’oiseau par vous célébré,
Je dirai que dans tous les âges
Il fut aux autres préféré.
Si c’est un modèle
D’amour ou de zèle,
Que l’on produit, qui cite-t-on ?
C’est un pigeon, c’est un pigeon…
Quand Dieu le Père, en homme sage,
S’avise que, seul de son nom,
Du monde l’immense héritage
Ira dans quelque autre maison,
Par vieillesse extrême.
Ne pouvant lui-même,
Qui prend-il pour faire un garçon ?
C’est un pigeon, c’est un pigeon…
Veuve du duc de Clermont d’Amboise, Marie-Charlotte de Rohan-Chabot épousa en secondes noces le prince de Beauvau, un de ces hommes rares qui conservent le privilège d’être distingués dans les actions les plus simples comme dans les plus importantes : union idéale, union délicieuse, en dépit de l’axiome de La Rochefoucauld, qui inspirait à leur fille la princesse de Poix cette réponse lorsqu’on lui recommanda de ne pas lire de romans : « Défendez-moi donc de voir mon père et ma mère. » Comme Mme de Luxembourg, comme Mme de Gramont, la princesse de Beauvau gouverna longtemps un des derniers grands salons aristocratiques du XVIIIe siècle. Conseillère de Choiseul, de Necker, tandis qu’ils étaient au pouvoir, amie fidèle dans la disgrâce, elle avait[2] l’esprit de principauté, s’intéressait vivement aux affaires de l’Académie et de l’État, poussée par cette ambition très noble de mettre les hommes capables à leur place, montrant d’ailleurs, ses contemporains l’attestent, plusieurs sortes d’esprit, celui de causer, celui d’observer les événemens, de n’exiger des individus que ce qu’ils peuvent fournir à la société ; son attention était un éloge et son sourire un suffrage, l’entendre parler un véritable enchantement. Sa conversation, dit le duc de Lévis, avait de la vivacité sans emportement ; toujours l’expression propre, point d’exagération, rien d’affecté. La délicatesse de son âme, la grâce de son sexe, servaient de passeport à une logique toute virile, et l’on ne savait, en se rangeant à son opinion, si on était séduit ou convaincu. — Dans les premiers temps de l’assemblée constituante, il lui arriva une aventure assez plaisante. Sans pousser le cri chevaleresque de Mme de Tessé : « Dussé-je y périr, la France aura une constitution, » la princesse voulait des réformes pour empêcher un bouleversement, estimant sans doute que le seul moyen d’éviter une révolution était de la faire en haut. Elle recevait donc et cherchait à grouper le tiers-état autour de Necker. Un soir, au moment où elle ouvrait sa boîte pour prendre du tabac (le tabac à priser était fort à la mode alors), le député Target s’avança et y puisa familièrement une prise. Peindre l’étonnement, l’indignation qu’une telle conduite inspira à Mme de Beauvau serait chose impossible. Louis XIV n’eût pas témoigné plus de surprise, si quelque Dangeau lui eût dit qu’un emploi pouvait sembler préférable à celui de lui faire assidûment sa cour. Comment en effet s’imaginer que les Droits de l’homme s’étendraient jusqu’à prendre du tabac dans la boîte de cette grande dame qui voyait en son mari « un prince auprès duquel les autres étaient peuple ? » Et pour souligner sa déconvenue, quelqu’un remarqua malicieusement : « C’est un effet naturel de l’égalité. »
Epouse et veuve admirable, Mme de Beauvau survécut quatorze ans à cet époux, auquel, jusqu’au dernier soupir, elle voua un culte passionné, dont elle recueillait pieusement les lettres, les pensées, essayant de souffler au marquis de Saint-Lambert son enthousiasme, pour qu’il élevât au prince un monument digne de lui, Saint Lambert, l’ami de Mme d’Houdetot pendant quarante-huit ans, qui prétendait spirituellement qu’elle et lui avaient la vocation de la fidélité, mais qu’il y avait ou malentendu. Et celle-ci, par une superstition touchante, ne manquait jamais, avant de se coucher, de frapper trois fois le parquet de sa pantoufle, en disant à son cher mort qui restait vivant pour elle : Bonsoir, mon ami ! Seulement, Mme d’Houdetot n’est qu’une jolie âme, elle résume toute sa morale dans cette formule : « Jouissez, c’est le bonheur ; faites jouir, c’est la vertu ; » elle croit avoir rempli tous ses devoirs en se dévouant à l’amour, et son mari ne semblait pas éloigné de penser comme elle, puisqu’il ne lui demandait que de ne point l’afficher. Mme de Beauvau est une grande âme, qui, hélas ! ne respire pas vers le ciel, mais tout éprise de stoïcisme, ne comprenant point l’amour sans le devoir, religieuse dans sa morale, sinon dans sa croyance. Et de toutes les preuves d’affection qu’elle reçut de son mari, celle qui l’émut le plus est ce mot qu’il lui dit, au commencement de la Terreur, lorsqu’il se crut menacé d’arrestation : « Ah ! ne craignez pas que je vous éloigne, je vous appellerais ! » Connaît-on rien de plus noblement touchant dans l’histoire des bons ménages ?
De l’Isle ne se contente pas toujours de glisser des douceurs dans ses bouquets et madrigaux : les moutons ne lui suffisent pas, et il y mettait parfois ce petit loup qui manqua aux fables de Florian. Un petit loup qui griffait et mordait assez bien, comme on le vit par la Prophétie Turgotine, satire amère des plans du contrôleur-général Turgot, de ses coryphées, où, treize ans d’avance, les fureurs révolutionnaires étaient prédites avec un luxe de détails que seule dépasse la Prophétie de Cazotte. Seulement, cette dernière a pour auteur La Harpe, qui la composa après coup, en 1796, tandis que de l’Isle écrivait la sienne en 1776. Certes, maint esprit clairvoyant, Mme de Tencin, Voltaire, le marquis de Mirabeau, avaient pronostiqué la révolution, mais d’une manière générale, et sans la fantaisie originale, sans l’entrain ironique du capitaine-poète qui, devenu lui-même un de ces abus au nom desquels il protestait contre les abus possibles de la liberté et de la philosophie, craignait peut-être de voir tout ceci se terminer autrement que par des chansons. La Prophétie Turgotine eut un succès énorme, et devint pendant quelque temps le cri de guerre des courtisans contre Turgot.
Que le chevalier y confondit à plaisir la liberté et l’anarchie, les réformes et la révolution, les lois naturelles et les lois sociales, rien de plus évident ; peu lui importait du reste, pourvu qu’il mît les rieurs de son côté et fît plaisir à ses patrons. Sans doute, à la façon de Galiani, il aimait le despotisme bien cru, bien vert, et comparait le budget à un compte de blanchisseuse, traitant le déficit du trésor public comme certains grands seigneurs traitaient le déficit de leur fortune. On sait la réponse de l’un d’eux au roi, qui lui demandait le chiffre de ses dettes : « Sire, je n’en sais rien, mais j’interrogerai mon intendant, et j’aurai l’honneur d’en rendre compte à Votre Majesté. » Prétendre au monopole de la critique contre le souverain, chercher aux effets des causes invraisemblables, vaticiner des prédictions menaçantes et crier au déluge devant la moindre atteinte à d’injustes privilèges, en appeler de la logique de la raison à la logique des passions, livrer la ville aux incendiaires par haine du pompier qui veut la sauver en sacrifiant une partie des faubourgs, organiser la Fronde du dédain et du sarcasme, la guerre des petits papiers et des intrigues, telle est, telle fut trop souvent la tactique des oppositions de cour et de salon ; tactique qui leur valut des succès éphémères suivis de désastres sans fin. Quelques jours après la retraite de Turgot, d’Alembert faisait son éloge et le félicitait d’avoir exécuté un grand abatis dans la forêt des préjugés. « C’est donc pour cela qu’il nous a donné tant de fagots ! » interrompit la duchesse de Fleury. La réplique était charmante, mais comment oublier qu’en refusant la coupe du bon père de famille, on allait livrer la forêt tout entière à la hache des furieux qui la détruiraient jusque dans les racines ?
Rempli de son mérite,
Portant le nez au vent,
Choiseul parut ensuite,
Et, d’un air turbulent,
Dit sans aucun égard : changeons de cabane,
Je vais tout culbuter ici.
Je réforme le bœuf aussi,
Et je conserve l’âne.
Les noëls satiriques[3] étaient en grand honneur au siècle dernier : ils se composaient de couplets où, sur un air populaire, la crèche, la sainte famille, les trois mages, la cour et les ministres se trouvaient chansonnés avec plus ou moins d’esprit et de convenance. De l’Isle y excellait et le noël dont je viens de citer un passage commença à le faire connaître. Il l’écrivit en 1763, paraît-il, dans un château près de Cambrai, et eut une vive alerte lorsque, peu après, il l’entendit chanter par un officier de son régiment, debout sur une chaise, entouré de ses camarades : une telle pièce où il se moquait sans merci des puissans du jour, pouvait fort bien le mener à la Bastille. D’Allonville raconte que le duc de Choiseul fut tellement irrité des brocards dirigés contre sa sœur et lui, qu’il promit une récompense à celui qui dénoncerait l’auteur. A quelque temps de là, se présente un jeune officier, qui s’annonce comme le révélateur du secret. « Comment, s’écrie Choiseul, pouvez-vous être assez vil pour déshonorer ainsi l’uniforme que vous portez ? » « — Je ne le déshonore point, réplique de l’Isle, car c’est moi-même que je viens dénoncer. » Étonné, le ministre se tait d’abord, puis tendant la main au jeune officier : « J’ai promis une récompense ; si mon amitié vous en paraît une, acceptez-la, et accordez-moi la vôtre. » Et Choiseul fit là une excellente action : d’instinct, il suivit la politique d’Henri IV, qui achetait plus de villes qu’il n’en prenait, et pensait que le meilleur moyen de se défaire d’un ennemi est de s’en faire un ami. Que l’anecdote soit authentique ou travestie, toujours est-il que de l’Isle devint le protégé, l’hôte du duc, lui voua une fidélité à toute épreuve, mit son esprit et sa plume à son service.
De taille médiocre, laid de figure, avec des yeux pétillans de flamme, des manières nobles, hardies et hautaines, généreux jusqu’à la grandeur et d’une délicatesse raffinée dans le bienfait, maniant avec une sorte de sybaritisme cruel le persiflage contre les indifférens et les ennemis (on crut qu’il avait été un des modèles du Méchant de Gresset), mais ne connaissant ni la haine, ni la rancune, adoré des femmes et de ses intimes que séduisaient sa gaîté contagieuse et la fougue étourdissante de son esprit (hors de lui, dit Mme du Deffand, tout est sot, extravagant ou pédant), imprudent à force de fierté, toujours prêt à sacrifier sa position plutôt que le sentiment de son honneur, homme d’État par fragmens et passades, précis et vigoureux dans le détail, doué d’une rare facilité de travail, et par exemple écrivant à Rome les dépêches les plus secrètes sans faire de brouillon, sans garder de copies, pratiquant l’absolutisme ministériel[4] et, de son cabinet, dirigeant les travaux des généraux et des diplomates, secondé d’ailleurs par d’admirables sous-ordres et des amis dévoués ; mais trop léger, trop indiscret pour exécuter avec fermeté[5] un plan original et profond, incapable de dominer assez l’opinion, la favorite, le roi, pour s’élever jusqu’à la vraie gloire, le duc de Choiseul, connu d’abord sous le nom de comte de Stainville, réalise à merveille le type chi personnage sympathique, si nécessaire aux peuples, au« romanciers, aux auteurs dramatiques, personnage que chaque époque marque de son empreinte particulière, dont elle fait une sorte de miroir où se reflètent, savamment embellis, ses qualités et ses défauts. Il avait commencé par jouer le rôle d’homme à bonnes fortunes, ce qui prouve, observe méchamment Duclos, que tout le monde peut y prétendre ; mais Duclos oublie que la beauté des hommes, c’est leur esprit. Tant de galanterie, un goût si décidé pour le plaisir, le firent d’abord juger défavorablement. Ce n’est, pensait-on, qu’un petit-maître sans talent qui a un peu de phosphore dans l’esprit. Benoît XIV l’appelle un fou qui a bien de l’esprit[6]. Il est vrai que ce fou lui donnait de la tablature et consternait la cour pontificale par ses hautaines excentricités : un jour, par exemple, ayant appris qu’on a donné au gouverneur de Rome la loge de l’ambassadeur de France, il arme ses gens et se rend au théâtre Alberti, après avoir annoncé qu’il jettera le gouverneur dans la salle s’il se présente. Le pape ayant chargé le cardinal Valenti de lui adresser une sévère mercuriale, Choiseul l’écoute nonchalamment, claque des doigts presque sous le nez de Son Éminence, et, du ton le plus dégagé : « Vous vous moquez de moi, monseigneur ; voilà trop de bruit pour un petit prestolet quand il s’agit d’un ambassadeur de France. » Puis il pirouette sur ses talons et sort. Une autre fois il eut une discussion fort vive avec le pape lui-même, qu’il voulait empêcher de nommer Acquinto à la place de secrétaire d’état, devenue vacante. Dans un transport de colère, le saint-père se lève de son fauteuil, prend Choiseul par le bras, et, l’y poussant, s’écrie : « Fa il papa, fais le pape ! » Et l’ambassadeur de répliquer : « Non, saint-père, remplissons chacun notre charge ; continuez à faire le pape, et moi, je ferai l’ambassadeur. » Puis, pour tout concilier, il obtint la permission d’annoncer à Acquinto que c’était à sa demande qu’il était nommé. Poussé par le parti dévot, le dauphin avait en 1700 intrigué pour faire disgracier Choiseul, qui, dans une conversation avec ce prince, osa lui dire : « Monseigneur, j’aurai peut-être le malheur d’être un jour votre sujet, mais je ne serai jamais votre serviteur[7]. »
Lorsqu’il recherchait Mlle Crozat du Châtel, elle n’avait guère que des espérances de fortune, son bien se trouvant disputé par des parens. Choiseul ne veut pas attendre la décision du procès, qui, le lendemain même du mariage, est perdu. Loin de s’affliger, il console sa belle-mère, et, avec son beau-frère, le duc de Gontaut, appelle de la sentence rendue contre eux. Le duc de Gontaut était fort épris alors d’une Mme Rossignol, femme de l’intendant de Lyon ; il en parlait sans cesse à Choiseul et répétait continuellement : « Mon frère, croyez-vous que Mme Rossignol m’aime ? » Le jour où l’on jugea leur procès en première instance, ils entendirent prononcer la sentence qui les ruinait ; tandis qu’on la lisait, Choiseul se pencha vers son beau-frère et lui dit à voix basse : « Mon frère, croyez-vous que Mme Rossignol vous aime ? » Et tous deux de partir d’un fou rire qui sembla fort singulier au public et aux juges. Un arrêt de la grand’chambre rendit à Choiseul les biens de sa femme.
Il entre dans la faveur de Mme de Pompadour par un trait assez noir, il tombe devant une autre favorite. Poussé par sa sœur, l’altière duchesse de Gramont, qui le domine complètement, il déclare la guerre à la Du Barry, essaie d’empêcher sa présentation à la cour, ameute les parlemens, les philosophes, les salons, fait pleuvoir épigrammes, libelles, brocards de toute sorte[8]. Dès que celle-ci se montrait, on fredonnait les couplets qui couraient les théâtres et les rues : on tournait en ridicule les très rares grandes dames qui consentaient à devenir ses soupeuses et ses voyageuses. La duchesse de Choiseul elle-même se prononça violemment contre la Du Barry, parce que, jalouse de l’influence de sa belle-sœur, elle ne voulait pas que son mari la crût moins ardente à servir ses desseins ; et Walpole l’avertit finement un jour qu’elle semblait solliciter son approbation : « Je pense que tout cela est à merveille pour Mme de Gramont ; mais vous, madame, vous n’avez pas les mêmes raisons d’être si scrupuleuse. » Vainement la favorite usa-t-elle de longanimité, vainement fit-elle dire au duc que, s’il voulait se rapprocher, elle ferait la moitié du chemin, que c’étaient les maîtresses qui chassaient les ministres et non les ministres qui renvoyaient les maîtresses ; vainement Louis XV, qui détestait les nouveaux visages et croyait Choiseul indispensable, lui recommanda-t-il de se défier de ses entours et des donneurs d’avis : le duc, poussé par ses femmes, persistait à braver la favorite, se mettait à chaque instant sur le bord du précipice. A la vérité, il commençait à trouver que la coquine lui donnait bien de l’embarras, mais il gardait une si belle assurance et déployait une telle verve que Mme du Deffand, après un souper avec lui, écrit à Walpole : « Il sera comme Charles VII ; on ne peut perdre un royaume plus gaîment. »
Trois hommes mènent la campagne contre lui : Richelieu, l’ami à pendre et à dépendre ; d’Aiguillon, qui est du dernier bien avec la favorite, au mieux mieux, comme on disait alors ; Maupeou, l’homme au visage vert, à la biaurrade, au caractère retors, énergique, sans scrupules, qui appelait Mme du Barry : ma cousine, et rêvait de faire le coup de deux, de détruire à la fois Choiseul et d’Aiguillon. Soufflée, guidée par eux, la comtesse ne cesse de peindre le duc comme l’âme d’un parlement ambitieux, usurpateur, capable de renouveler la tragédie de Charles Ier d’Angleterre ; elle répète à la France (Louis XV) la leçon des oranges avec lesquelles elle fait sauter le cabinet : « Saute, Choiseul ! Saute, Praslin ! » Le mot est espiègle après le renvoi de son cuisinier qui avait quelque ressemblance avec le ministre : « Sire, j’ai renvoyé mon Choiseul ! »
Aux petites causes les grands effets, affirme le proverbe. Les petites causes ne déterminent que les petits hommes, mais parfois elles sont suivies de grands effets, et le vulgaire les rattache les unes aux autres, parce qu’il ne regarde guère au-delà de l’heure présente.
Le 24 décembre 1770, Choiseul reçoit l’ordre de donner sa démission, de se retirer à Chanteloup ; une autre lettre, également de la main du roi, lui apprenait que, sans Mme de Choiseul, il l’aurait frappé plus durement en l’exilant ailleurs : dernier hommage de Louis XV aux vertus d’une femme qui faisait un rempart à son mari jusque dans la disgrâce. Le duc supporta le coup avec une sérénité merveilleuse ; il dormait, suivant son habitude, après son dîner, quand on lui apporta la lettre de cachet : il la lut, referma ses rideaux et se rendormit tranquillement. Mais le public prit fait et cause pour ceux qu’il regardait comme les victimes de la morale outragée, et leur départ ressembla au triomphe d’un césar rentrant à Rome après avoir conquis un nouveau royaume. L’enthousiasme se traduisit de mille manières : par des portraits et des médailles, par des tabatières où figuraient d’un côté le buste de Sully, de l’autre celui de l’exilé (ce qui donna lieu au joli mot prêté à Sophie Arnould) : « Tiens ! on a mis ensemble la recette et la dépense ! » Voltaire exprimait, dans une courageuse épître, des regrets presque universels. Et, comme pour marquer d’un trait caractéristique l’époque et le personnage, pour tempérer l’ardeur des haines en laissant une place à la courtoisie, Choiseul, quittant Versailles, aperçut la belle-sœur de la Du Barry à une fenêtre du palais, s’imagina reconnaître celle-ci, et salua en envoyant du bout des doigts un baiser. Sur quoi la favorite remarqua, avec un accent de regret : « S’il voulait seulement monter mon escalier, il ne partirait pas[9] ! » Peut-être le duc réfléchissait-il qu’il avait bien légèrement ouvert les hostilités et qu’il lui eût été facile de jouer le jeu qui avait si bien réussi avec Mme de Pompadour[10].
Le triomphe du départ se poursuit à Chanteloup, résidence magnifique située à six kilomètres d’Amboise, dont les châtelains font les honneurs avec le faste que connaissent déjà les habitués de leur hôtel de Paris[11]. Le premier qui osa demander à Louis XV l’autorisation d’aller les voir, reçut cette réponse : « Je ne le permets ni ne le défends. » On l’interpréta comme une tolérance, la mode s’y mit, et Chanteloup devint le pèlerinage obligatoire des gens du bel air. Spectacle nouveau ! Versailles et Compiègne désertés, la faveur royale ne semblant plus le but suprême de la vie, cette faveur royale dont la perte faisait mourir de douleur un courtisan au temps du grand roi ! Quel sujet d’étonnement pour Louis XV, lorsque Chauvelin, son capitaine des gardes, sollicita la permission de se rendre à Chanteloup : « Mais il n’était pas de vos amis, observa le prince. — C’est à cause de cela, sire, répliqua fièrement Chauvelin ! » L’attraction était telle, que le roi devint lui-même curieux d’apprendre ce qui se passait chez le duc et qu’il demandait souvent à ceux qui en revenaient : « Que dit-on à Chanteloup ? » Et non-seulement amis, inconnus s’y précipitaient, mais on se réconciliait tout exprès pour faire ce voyage, et Mme de Luxembourg, brouillée naguère avec les Choiseul, était reçue avec tendresse, « parce que c’était pour eux un nouveau rayon de gloire, dit Walpole, et qu’ils en sont ivres. » Afin de laisser un souvenir durable de tant de marques d’affection, le duc fit élever une espèce d’obélisque chinois de sept étages, surnommé la Pagode, et graver sur des plaques de marbre, à l’intérieur, les noms de tous ses visiteurs : les mots reconnaissance et amitié, inscrits en caractères bizarres, couraient l’un après l’autre dans toute la partie circulaire de ce bâtiment, construit en pierres de taille, haut de cent vingt pieds, et qui ne coûta pas moins de 40,000 écus. « Il n’est donc pas possible de rendre cet homme-là malheureux ! » s’écriait avec dépit la princesse de Marsan, l’Égérie du parti des dévots. Et en effet il n’est digne que d’envie et point de pitié.
Chasses à courre et à pied, promenades, parties de pêche et concerts sur l’eau, où le duc de Guines « joue de la flûte comme Blavet, » où sa fille, la duchesse de Castries, « touche de la harpe mieux que David, » comédies, musique, bibliothèques, collections superbes de gravures et de médailles, conversations charmantes, tournois poétiques, trictrac, dés, billards, volans, pharaon, biribi, loto, trou-madame, tout était combiné pour la joie et le bonheur des hôtes de céans. Pour amuser son mari, la duchesse apprend le clavecin et elle arrive à jouer la comédie en perfection : les principaux acteurs du théâtre de Chanteloup sont MM. d’Usson, de Mun, d’Ayen, d’Onésan, Mmes de Tessé, de Chauvelin, de Poix ; en juillet 1773, ils donnent les Fausses Infidélités, le Tartufe, l’Esprit de contradiction de Dufresny, le Médecin malgré lui, la Métromanie, l’Impromptu de campagne, l’Avare, la Mère jalouse, la Jeune Indienne ; et du coup voilà le grand-papa (Choiseul) réconcilié avec les troupes de province. Pas de règle, aucune trace de cette forte discipline que quelques femmes font prévaloir dans leurs salons ; la règle, au sentiment de la duchesse, est une entrave, et le plaisir n’en veut point. Toujours contens de l’instant présent, hôtes et châtelains ne forment pas de projets pour celui qui lui succède, car « les projets ne sont que le désir du mieux-être, fondé sur l’inquiétude du présent ; » et ils passent chaque jour à faire et dire les mêmes choses, sans croire se répéter. Le temps les pousse, ils le lui rendent bien, et il les emporte si vite que l’abbé Barthélémy croit toujours être arrivé de la veille. Le duc, pendant une petite maladie, se fait lire des contes de fées, toute la société se met à cette lecture, qu’elle trouve au6si vraisemblable que l’histoire moderne ; ensuite, c’est un cerf-volant qui fait son bonheur et Mme de Lauzun qui l’émerveille par son habileté à préparer les œufs brouillés. Un autre amusement consiste à écrire en particulier des vers en n’indiquant que la première lettre de chaque mot, suivie d’autant de points que le mot contient de lettres, et l’on donnait à deviner. Et quelle aimable compagnie ! D’abord les inamovibles : Boufflers, de l’Isle, l’abbé Biliardi, le grand abbé. Puis les hôtes momentanés, les amis qui passent un mois, six semaines à Chanteloup : le prince de Bauffremont, le duc de Gontaut, Lauzun, Besenval, Voyer d’Argenson, les Beauvau, les Du Châtelet, le marquis de Castellane, le baron de Gleichen, Caraccioli[12], du Bue, Mmes de Luxembourg, d’Anville, de Coigny, de Brionne, de Fleury, d’Ossun, de Simiane, les archevêques d’Aix, de Toulouse, Févêque d’Arras, cent autres encore. Rarement la duchesse a moins de quinze ou vingt personnes, elle sait que tout ce flux et ce reflux mondain charme son mari et se résigne à paraître la plus heureuse des femmes ; mais tout bas, bien bas, elle confesse à Mme du Deffand que ce tumulte délicieux la fatigue et parfois l’ennuie ; son appartement est la grande rue de Chanteloup ; obsédée du matin au soir, elle ne sait où fuir pour vaquer à ses affaires, ou à ses plaisirs en écrivant à ses amis, ou pour les voir s’il lui en reste dans la maison. Son âme use son corps, et la marquise la compare à cette sainte qui prenait pour son compté les douleurs des personnes qui l’en priaient.
Le plus gai de tous, le plus amusant, c’est le duc de Choiseul, installé devant son métier à tapisserie, évoquant les souvenirs de son ministère de douze ans, passant au fil de l’épigramme les hommes et les choses, le tripot de la cour et le roi lui-même, qui « serait un si bon roi s’il n’avait tant de côtés d’un mauvais. » Comme les membres du parlement Maupeou servaient de cible aux plaisanteries de l’opposition, le duc raconte un jour la démarche imaginaire ou réelle d’un plaideur. Il désirait rendre son rapporteur favorable dans une contestation de limites, et lui tint cet éloquent discours : « Monsieur, si vous m’accordez un instant d’attention, je vais vous convaincre qu’il n’est pas possible que j’aie tort. Voici ma terre et mon château (il en trace le chemin avec des pièces d’or et figure le château par une pile de doubles louis) ; ceci est mon parc, et voici un grand chemin (aussitôt une longue traînée d’or) qui conduit à un moulin (le plaideur entasse une forte colonne) ; là est un bras de rivière (il en fait le Pactole) ; ici est la terre de mon voisin (nouvel amas du précieux métal). Vous voyez, à cette heure, combien je suis fondé dans mes prétentions ; si vous le permettez, monsieur, je vous laisserai ce petit plan afin que vous y réfléchissiez plus à loisir. » On juge si l’anecdote servit de texte à d’ironiques commentaires.
Bien que chacun de ses amis crût Choiseul à la veille de rentrer au pouvoir, il semble avoir dit un long adieu à la politique, conduit lui-même, pour se distraire, une ferme de douze cents arpens, bâtit, défriche, achète et revend des troupeaux, trouve en lui tous les goûts qui peuvent remplacer les grandes occupations.
- Choiseul est agricole, et Voltaire est fermier.
Il creuse une pièce d’eau d’un demi-mille, d’où l’on voit sept allées à perte de vue, perçant la forêt d’Amboise adossée au jardin ; il est enchanté de conduire ses hôtes aux étables, aux basses-cours, de faire avec eux le tour du propriétaire, un tour qui devait durer quelque temps, si l’on songe que quatre cents personnes environ vivaient, dans le château et les communs, de la paie du maître ; que la table[13] absorbait trente moutons par mois, quatre mille poulets par an, et que le seul article du pain montait à trois cents livres par jour. Toute la maison était habituée à un ton de politesse particulier, si bien que Cheverny entendit le gardien des porcs répondre, chapeau bas, à une question sur leur hygiène : « Monseigneur leur fait bien de l’honneur, ils se portent tous à merveille. » Chose admirable ! Les serviteurs semblaient rivaliser de dévoûment avec les amis. Le duc, voulant diminuer un peu ses dépenses, annonça à son maître d’hôtel qu’il n’aurait plus besoin d’un homme dont le talent ne devait pas demeurer enfoui à la campagne. Et Lesueur de répliquer aussitôt : « Cependant, monsieur le duc, il vous faut au moins un marmiton, et je vous demande la préférence. » Ayant à remplacer le concierge du château, Mme de Choiseul propose cette place à un valet de chambre qu’elle désirait récompenser. « Je n’en veux point, dit vivement Champagne, je suis à vous depuis vingt-deux ans, et si mes services vous sont agréables, je ne vous demande que la permission de les continuer. — Mais, Champagne, vous serez également à moi, vous ne sortirez pas de la maison. — Non, madame, je ne puis m’y résoudre ; j’entre quarante fois chez vous ou dans le salon chaque jour, j’y vois mes maîtres ; quand je serai dans la conciergerie, à peine pourrai-je les apercevoir. — Mais on dit que cette place est meilleure que la vôtre ; je ne suis pas en état de faire votre fortune, je ne puis pas même vous donner des gratifications comme je le désirerais. — Et qu’ai-je besoin de fortune ! Est-ce que je vous demande quelque chose ? Que j’aie une croûte de pain et votre service, je ne souhaite rien de plus. » Des larmes abondantes lui coupèrent la parole. La duchesse ayant raconté le trait, tout le monde félicita Champagne, qui répondit très simplement que c’était la seule occasion pour lui de témoigner son attachement à ses maîtres.
Parmi les fidèles de Chanteloup, figurent deux personnages originaux et peu connus, le baron de Gleichen et M. du Buc. Né en 1735, à Nemendorf, chambellan de la margrave de Bayreuth, Gleichen entra, grâce à la protection du duc, au service du roi de Danemark, fut ministre pendant trois ans en Espagne, en France de 1763 à 1770 ; on l’envoya ensuite à Naples, à Stuttgart, et après sa mise à la retraite, il se retira à Ratisbonne où il écrivit de piquans souvenirs[14] et mourut en 1807. C’était un homme d’esprit, mais fort silencieux, qui ne prenait la parole que lorsqu’il croyait avoir une pensée intéressante à « exprimer : on disait qu’avec lui les interlocuteurs avaient l’air de servir seulement de remplissage. Après le dîner, écrit Barthélémy, il se place auprès de la grand’maman, où il ferme îles yeux, la bouche, les oreilles, et reste impassible. Une autre fois l’abbé le définit plaisamment : une espèce d’aventurier qui va de pays en pays, débitant ses agrémens et son esprit, et quand il a gagné tous les cœurs dans une ville ou dans un château, il les laisse là et s’en va d’un autre côté. C’est le type de l’adorateur discret et dévoué. Les recherches hyperscientifiques, l’alchimie, le passionnaient : Saint-Germain, Cagliostro, Lavater, Saint-Martin, avec leurs systèmes et leurs incursions dans l’inconnu, exerçaient une vive attraction sur son intelligence. Assez mélancolique et, porté à la tristesse, il écrivait à la duchesse, à l’abbé, des lettres qui leur semblaient des chapitres détachés des lamentations de Jérémie, ne se sentait vraiment heureux qu’en France, et aurait volontiers répondu comme Caraccioli, nommé vice-roi de Sicile et félicité par le roi : « Ah ! sire, la plus belle place du monde sera toujours pour moi la place Vendôme. » L’ennui de Copenhague lui paraissait plus terrible encore que l’ennui espagnol ou l’ennui napolitain : « Il est aussi épais que l’eau qu’on y boit et l’air qu’on y respire. » Et vainement Mme de Choiseul lui indique-t-elle sa recette contre l’ennui, contre la tristesse : se les cacher à soi-même, vainement observe-t-elle qu’il n’appartient qu’à Hercule seul de vaincre la chimère, que le ciel nous a donné les passions comme les ressorts de notre âme et non comme ses tyrans ; Gleichen était persuadé, non guéri. C’est que la mélancolie, l’ennui, sont plus que des défauts, des maladies organiques du caractère qui attaquent la volonté et l’empêchent de réagir contre elles ; maladies qui admettent des tempéramens, des palliatifs, auxquelles les médecins de l’âme administrent bien rarement des remèdes efficaces. Conseiller à un homme mélancolique de se voiler à lui-même sa tristesse, c’est proprement une pétition de principes, c’est résoudre la question par la question : et puis la mélancolie a ses bienfaits, sa grandeur et presque sa sainteté. Combien ne lui devons-nous pas de chefs-d’œuvre !
(1) M. du Buc avait été premier commis à la marine : il avait un esprit subtil, tourné vers la métaphysique, que Mme de Choiseul, assez portée elle-même à disséquer ses idées, à remonter à la source des choses, appréciait infiniment. La marquise du Deffand lui reprochait de l’élever, même dans les matières les plus terrestres, au-dessus des nues, d’où elle mourait de peur de tomber, et où il lui semblait qu’on la tenait suspendue par les cheveux, a Oui, répondait la duchesse, il est quelquefois dans les nues, mais quand il descend sur la terre, il apporte des fruits du ciel, c’est-à-dire des vérités. — Mais, repartait la petite-fille[15], je lui trouve un peu de prestige ; il éblouit plus qu’il n’éclaire. Ne prétend-il pas que l’esprit de Voltaire est un peu superficiel ? » Et la grand’maman d’approuver ce jugement, bien que Voltaire soit son auteur préféré, à cause de son goût et de son universalité. Quant à la lumière de son ami, ce n’est nullement du prestige, et la preuve, c’est que personne ne donne plus à penser que lui, et qu’il a souvent le mérite de dire des choses évidentes qui n’ont jamais été dites. D’ailleurs M. du Buc rendait justice à Voltaire. Il a presque toujours imité, remarque-t-il, mais avec quelle supériorité ! Il est comme le faux Amphitryon ; quoique étranger, c’est toujours lui qui a l’air d’être le maître de la maison. Et ne serait-ce pas comme Jupiter, parce qu’il était Dieu chez lui ? — Un jour, étant tombé malade à Chanteloup, du Bue fit à son domestique une réponse qui enchanta les châtelains : ce serviteur, très dévoué à son maître, le pressait de se faire transporter chez lui, tandis qu’il en était encore temps. « Comment ! répondit celui-ci, bien loin de songer à m’en aller d’ici, je m’y ferais apporter si j’étais malade chez moi. » Il prétendait que le bonheur n’est autre chose que l’intérêt dans le calme et qu’un homme parlait est celui qui ressemble à tout le monde, et à qui personne ne ressemble[16]. Après une lecture de l’abbé Delille, il lui adressa ce compliment : « Vous m’avez réconcilié avec la poésie et brouillé avec les poètes. « Il excellait aussi dans les portraits parlés, dans l’art de peindre les personnes en quelques traits incisifs, avec des observations qui du premier coup révélaient un moraliste ingénieux et profond. Et, malgré ses réserves, la marquise ne peut s’empêcher d’observer que si l’on écrivait exactement ses causeries, sans en omettre une syllabe, il faudrait intituler ce livre : Buconiana. Comment ne pas regretter que ces conversations, si fortes de choses, n’aient pas eu leur Tallemant des Réaux, qu’un homme que des juges compétens appelaient un des plus grands esprits de France, n’arrive à nous que par quelques bribes de lettres et une anecdote ? Comment ne pas déplorer la modestie de quelques-uns qui prive de précieux joyaux le trésor moral de l’humanité, l’intempérance de tant d’autres qui remplit les bibliothèques d’écrits insipides et si inutilement encombre la mémoire ?
Auprès du duc de Choiseul, deux femmes, sa sœur, son épouse, qui ne s’aiment point, mais forment un pacte tacite pour le bonheur et la grandeur de celui auquel elles rapportent toutes leurs pensées. La première avait été présentée à la cour comme comtesse de Choiseul et chanoinesse de Remiremont ; son frère entreprit de la marier à un duc de Gramont, gouverneur de la Navarre et du Béarn, personnage déconsidéré « que la nature avait fait pour être perruquier, » mais possesseur d’une immense fortune et porteur d’un nom historique. Le mariage se fit, suivi trois mois après d’une séparation qui lui laissait le titre de duchesse avec de fort beaux revenus. Elle prit bientôt en main le département de la politique : grande, peu jolie[17], caractère hautain, impérieuse, activité infatigable, sans cesse tendue vers les affaires de l’état, un type de virago. D’ailleurs très agréable quand elle le voulait, douée d’une sorte d’éloquence naturelle, faite de facilité, de clarté et d’énergie ; véhémente amie, ennemie rude et insolente ; « le public, dit Walpole, vénérait et négligeait l’épouse, en détestant la sœur et en se courbant devant elle. » Son salon est un centre auquel tout aboutit pendant trente ans ; on lui demande conseil et assistance, on sollicite son approbation : une intelligence rompue dans la pratique des affaires, une discrétion à toute épreuve, l’ardeur de son dévoûment lui conciliaient de nombreux partisans, peut-être aussi la politesse savante de son accueil ; elle ne laissait entrer personne chez elle sans se lever, entamer une conversation debout et la terminer avant de se rasseoir. Sa forte nature ne faiblit nullement à l’heure décisive : arrêtée en avril 1794 avec la duchesse du Châtelet, elles comparurent ensemble devant le tribunal révolutionnaire. Mme de Gramont ne daigna point se défendre, mais elle tenta de sauver son amie. « Que vous me fassiez mourir, moi qui vous déteste, moi qui aurais voulu soulever contre vous l’Europe entière, rien de plus simple ; mais on ne peut rien imputer à Mme du Châtelet, qui n’a jamais pris part aux affaires publiques et dont la vie entière n’a été marquée que par des actions de douceur et d’humanité. » Le tribunal ne fit point de distinction et les condamna toutes les deux. Lorsque des membres du comité de salut public vinrent dans sa prison lui offrir la vie si elle voulait révéler le secret de la retraite du jeune comte du Châtelet : « Jamais, répondit-elle, la délation est une vertu civique trop jeune pour moi. » Et elle marcha au supplice en traitant ses bourreaux comme des valets.
Mme de Choiseul est une des bonnes fortunes morales du XVIIIe siècles ; elle pense comme Montesquieu, elle écrit aussi bien que Mme du Deffand, elle se conduit comme une sainte, quoiqu’elle n’ait d’autres croyances que celles que prescrit la vertu : fermeté d’âme, bon sens que rien ne saurait entamer, jugement pénétrant, fidélité inébranlable à ses amis, clairvoyance de moraliste pratique, talent de dire toujours la chose qui convient, tant de qualités, rehaussées de grâce et de modestie, inspirèrent des admirations passionnées, désarmèrent la critique et la haine. Cette duchesse, « si supérieure à toutes les duchesses de la terre, » sans cesse à l’affût des bonnes actions et connaissant mieux que personne leur gîte, cette femme sur laquelle les yeux, l’esprit et le cœur se reposent si doucement, a tout le charme des petites choses, tout le sublime des grandes, donne la sensation d’une de ces toiles de Rembrandt ou de Meissonier, d’un de ces sonnets de Ronsard ou d’un de ces opéras de Mozart dont on ne découvre pas d’abord toutes les beautés, mais qui, mieux étudiés, conquièrent la pensée par la perfection des détails, la suavité de l’inspiration, l’harmonie des lignes et des tons. Sa santé délicate est la seule ombre au tableau : l’abbé Barthélémy disait que, s’il était le maître, il lui ôterait la moitié de ses vertus, augmenterait ses forces du double, qu’elle resterait toujours la plus honnête femme du monde et ne serait pas la plus frêle. Philosophe, habituée de bonne heure à méditer et réfléchir, elle : rencontre des maximes d’une beauté toute stoïque, qui jaillissent en quelque façon de son âme comme l’eau de la source. « Croyez, écrit-elle, que l’honneur est libre par tout pays et que, par tout pays, il suffit au bonheur. » D’ailleurs, en fait de bonheur, elle estime qu’il ne faut pas rechercher le pourquoi ni regarder au comment ; ce n’est que du mal qu’il faut rechercher les causes et les moyens pour arracher l’épine qui nous blesse ; et, quand on le veut bien, il est rare de ne le point pouvoir. Elle le dit, parce qu’elle le croit, peut-être parce qu’elle le sait. « Loin d’inculper l’humanité, bénissons la nature qui a donné au temps la cure des plaies du cœur. Le courage et la sagesse triomphent des autres maux. La plupart ne doivent leur existence qu’à la faiblesse ou à la folie. Il est juste de porter les chaînes que l’on s’est forgées. Il n’est pas si difficile d’être heureux, et cette idée du moins est consolante si elle n’est pas neuve….. »
Elle fit elle-même son éducation, et ce qu’elle apprit, elle ne le dut ni aux préceptes ni aux livres, mais, selon sa propre expression, à quelques disgrâces. Sa mère se contenta de lui inculquer cette maxime vraiment trop sommaire : « Ma fille, n’ayez pas de goûts. » Du moins ne lui donna-t-elle pas les erreurs des autres. Mlle Crozat du Châtel n’eut pas de goûts, mais elle eut une passion qui dura toute sa vie : elle adora son mari. Mmes de Beauvau, de Maurepas, de Mirepoix, Necker, bien d’autres aiment leurs maris, mais elles en sont aimées, uniquement aimées : le duc de Choiseul respecte, admire sa femme, mais il se montre infidèle, publiquement infidèle, elle le sait, elle en souffre, et non-seulement elle se tait et pardonne, mais elle ne cesse de le proclamer le meilleur des hommes et le plus rare de son siècle, d’affirmer qu’il sera bien plus grand dans l’histoire qu’il ne parait maintenant, de ramener à lui ceux qu’aliénaient sa légèreté et l’arrogance de sa sœur. Et, quinze ans après son mariage, à peine ose-t-elle espérer qu’il commence à n’être plus honteux d’elle, « car c’est un grand point de ne plus blesser l’amour-propre des gens dont on veut être aimé. » Et sous sa plume naissent à chaque instant les expressions les plus charmantes qui peignent le désir de redevenir jeune et jolie, de plaire à l’inconstant époux. « Il est fâcheux qu’elle soit un ange, j’aimerais mieux qu’elle fût une femme, mais elle n’a que des vertus, pas un défaut. » Quel hommage de la part de cette Mme du Deffand, que l’humeur et l’ennui entraînent sans cesse à critiquer ses meilleurs amis, qui, dans cette correspondance avec Walpole où elle les immole à ses pieds, n’excepte de l’holocauste qu’une seule personne : la duchesse de Choiseul, et ne lui adresse d’autre reproche que de savoir qu’elle l’aime, mais de ne le point sentir.
Tous d’ailleurs se confondent dans un concert d’admiration et d’éloges. Je ne parle pas de Voltaire, passé maître dans l’art du marivaudage épistolaire, charmé d’obtenir protection pour lui-même et les horlogers genevois qu’il a installés à Ferney ; à l’en croire, il fête son nom tous les jours de l’année, et les neiges des Alpes, du mont Jura se fondent quand on parle d’elle. Ce gongorisme laisse un peu froid, cet encens prodigué à tant d’autres, avant et après, semble éventé. Je préfère ce portrait tout parfumé de vérité émue : « Mme de Choiseul, dit l’abbé Barthélémy, à peine âgée de dix-huit ans, jouissait de cette profonde vénération qu’on n’accorde communément qu’à un long exercice de vertus. Tout en elle inspirait de l’intérêt : son âge, sa figure, la délicatesse de sa santé, la vivacité qui animait ses paroles et ses actions, le désir de plaire qu’il lui était facile de satisfaire, et dont elle rapportait le succès à un époux, « digne objet » de sa tendresse et de son culte, cette extrême sensibilité qui la rendait malheureuse du bonheur ou du malheur des autres ; enfin cette pureté d’âme qui ne lui permettait pas de soupçonner le mal. On était en même temps surpris de voir tant de lumières avec tant de simplicité. Elle réfléchissait dans un âge où l’on commence à peine à penser… »
Une conquête plus difficile fut celle d’Horace Walpole, ce gentleman original et peu enthousiaste, l’homme de fer, l’homme de neige, comme l’appelle la marquise, dont, par souci du cant, par crainte du ridicule, il rabroue sévèrement les emportemens d’amitié, l’écrivain fantaisiste, épris du bizarre en littérature et en art, qui léguait Strawberry-Hill à Mrs Damer pour l’habiter, avec la clause de laisser à la place où elles se trouveraient à sa mort toutes les curiosités de son musée, qui d’ailleurs aimait le français comme la langue servant d’expression à tous les riens de la politesse européenne, comme la langue de la raillerie, de l’anecdote, des mémoires et du style épistolaire. « Elle est, écrit-il[18], le type le plus accompli de son sexe… elle a plus de bon sens et plus de vertu que presque aucune créature humaine… C’est un petit modèle en cire, à qui l’on n’a pas permis pendant quelque temps de parler, l’en jugeant incapable, et qui a de la timidité et de la modestie. La cour ne l’a pas guérie de cette modestie ; sa timidité est rachetée par le plus séduisant son de voix, que font oublier le tour le plus élégant cl l’exquise propriété de l’expression… Vous la prendriez pour la reine d’une allégorie qu’on craint de voir finir… Oh ! c’est bien la plus gentille, la plus aimable et la plus honnête petite créature qui soit jamais sortie d’un œuf de fée ! »
Cette stoïque au cœur chaud, à l’imagination vive, qui, avec sa raison, regarde le bonheur, le malheur, le hasard comme des mots vides de sens, qui, dès 1772, se croit désabusée de craindre, de désirer, de regretter, et se contente de jouir, d’oublier ; cette grand’maman de trente ans devient professeur de sérénité, donne à sa petite-fille septuagénaire les conseils les plus justes contre la maladie morale qui l’étreint. A Paris, on se voyait presque tous les jours, mais pendant l’exil de Chanteloup, il fallait que les lettres fussent la consolation de l’absence[19]. Nous voilà donc dans les lettres ! gémissait-on. Poussée par une sorte de curiosité désespérée, la pauvre marquise a beau errer d’engouement en engouement : ses passades d’amitié ne la préservent point des vapeurs, de la défiance, parce qu’avec des airs de sécheresse, elle a une âme ardente, parce qu’elle arrive bien à occuper, non à remplir sa vie, et souffre de ce pénible supplice : la privation du sentiment avec la douleur de ne pouvoir s’en passer, le besoin de la société et le dégoût des soucis qu’il faut prendre pour s’en procurer. De quoi sert-il à l’aveugle clairvoyante d’avoir tiré le gros lot en fait d’esprit, quand elle constate avec une amertume toujours croissante que l’instinct implacable du ridicule n’empêche point de commettre des sottises en conduite, que les intervalles du plaisir font l’ennui, quand elle en arrive à croire qu’elle sera bien aise de revoir son ami Crawfurd : elle devrait en être sûre, mais elle n’est sûre de rien, pas plus de ses propres sentimens que de ceux des autres, et elle passe de la plus légère inquiétude à juger tout perdu. Aussi se plaint-elle que tous ses défauts soient contre elle, et même ses bonnes qualités, et ne sait-elle aucun gré à la nature d’avoir ajouté à l’instinct de la vie le fond de la boîte de Pandore : l’espérance. Peut-être aussi déplorait-elle sa métaphysique à quatre deniers qui lui faisait voir dans l’estomac le siège de l’âme, dans le néant notre premier père, et ce scepticisme aigu avec lequel elle regardait les hommes comme une fausse monnaie qui permet d’acheter de l’agrément et de la distraction, qui lui inspirait ce cri de surprise à la vue de son fidèle secrétaire Wiart pleurant silencieusement à son lit de mort : « Vous m’aimez donc ? » Rien de plus curieux que l’étude de cette grande désheurée, dont l’activité brûlante ne sait comment se satisfaire, de cette philosophe qui hait le jargon métaphysique et sentimental de l’époque, qui tournait dans le vide de la libre-pensée comme un écureuil dans sa cage, mais un écureuil qui aurait conscience de son inutile labeur. Elle a une liaison prolongée avec le président Hénault, sans nourrir aucune illusion à son sujet : amant insuffisant, ami à peine supportable, qui ne lui apporte que la rinçure de son verre, ne fait que penser ce qu’il s’imagine sentir, et lui est, en somme, un mal nécessaire. Au moins a-t-il l’absence délicieuse, et, après tout, s’ennuie-t-elle moins avec lui qu’avec les autres. Mais, pour achever de peindre son président, ne voilà-t-il pas qu’en mourant il se met à parler de Mme de Castelmoron, à expliquer pendant une demi-heure pourquoi il l’a bien mieux aimée que la marquise, qui écoute ce monologue étrange ? Plus tard elle veut vivre pour l’amitié : vains efforts. Elle a été mordue par La Rochefoucauld, et elle a de continuelles rechutes : « Ceux qu’on nomme amis, écrit-elle à un ami, sont ceux par qui on n’a pas à craindre d’être assassiné, mais qui laisseraient faire les assassins. » Elle voudrait n’être plus au monde et en même temps jouir du plaisir de n’y plus être. Déjà vieille, elle s’éprend pour Walpole d’une de ces passions cérébrales que les femmes du XVIIIe siècle ne sont pas les seules à ressentir. Combien de déceptions, hélas ! que de mortifications lui inflige le tuteur gourmé ! Que de tristesse contenue, d’ironie douloureuse dans cette réflexion de la petite : « Soyons amis, mais amis sans amitié ! » Bref, son esprit jusqu’au bout semble en perpétuel conflit avec son cœur, son cœur avec son caractère, et chacun d’eux a sa logique particulière à laquelle il ne demeure pas toujours fidèle : de là, chez elle comme chez beaucoup : de personnes, ces désaccords douloureusement compliqués, ces actes inattendus et ce chaos de sentimens qui déconcertent l’observateur le plus attentif.
La duchesse de Choiseul avait le secret de cette nature singulière : médecin habile, elle sondait avec prudence la plaie et indiquait fortement le remède, profitant, des aveux de la malade, l’encourageant dans ses velléités de gaîté : « Savez-vous pourquoi vous vous ennuyez tant, ma chère enfant ? C’est justement par la peine que vous prenez d’éviter, de prévoir, de combattre l’ennui ; vivez au jour la journée, prenez le temps comme il vient, profitez de tous les instans, et avec cela vous verrez que vous ne vous ennuierez pas. Si les circonstances vous sont contraires, cédez au torrent et ne prétendez pas y résister ; si l’on, oppose une digue trop faible en raison du volume d’eau qu’elle doit contenir, elle sera brisée ; mais ouvrez la digue, L’eau s’écoulera et la digue ne sera seulement pas endommagée ; croyez-moi, le mal qu’on se résout à supporter est bientôt passé et il n’en reste rien après lui ; surtout évitez le malheur toujours dupe et superflu de la crainte. Celui-là n’est pas dans la nature des choses, il n’est que dans la nôtre, et nous doublons le mal par l’action rétrospective que nous lui donnons en le craignant… Ah ! mon Dieu ! je pense bien comme vous sur l’humeur ; c’est un défaut qui équivaut à tous les vices ; il rend injuste, parce qu’on ne peut se justifier de ses propres torts que par son injustice ; il rend haineux parce que l’on hait ceux à qui l’on a fait injustice ; il rend vindicatif, parce que le propre de la haine est la vengeance ! Il donne de la férocité au caractère le plus doux, de la dureté au cœur le plus sensible ; il rend inconséquent parce qu’il rend léger ; il donne l’apparence de la fausseté parce qu’il rend inconséquent… Vous me parlez de votre tristesse avec la plus grande gaîté et de votre ennui de la façon la plus amusante du monde. Vous faites donc aussi du courage, ma chère enfant ? C’est ce qu’on a de mieux à faire quand on n’en a pas. Entre en faire et en avoir, il y a loin ; mais c’est pourtant à force d’en faire qu’on cm acquiert. Oh ! combien j’en ai fait dans ma vie !… Soupez peu, ouvrez vos fenêtres, promenez-vous en carrosse et appréciez les choses et les gens. Avec cela vous aimerez peu, mais vous, haïrez peu aussi. Vous n’aurez pas de grandes jouissances, mais vous n’aurez, pas non plus de grands mécomptes… » Ailleurs elle lui conseille la lecture qui fait supporter l’ignorance et la vie ; la vie, parce que la connaissance des maux des siècles passés nous apprend à supporter ceux du nôtre ; l’ignorance, parce que l’histoire ne nous montre que ce que nous avons sous les yeux. Elle affirmait aussi qu’il n’y a rien de nouveau dans le monde et que cette découverte guérit de la curiosité pour l’avenir. La petite-fille admirait, sans pouvoir l’imiter, cette grand’maman plus heureuse par ses vertus que les autres ne le sont en satisfaisant leurs passions. Et c’est de bonne foi qu’elle remplissait ses lettres de complimens à l’aimable prédicateur : « Si vous avez perdu le pouvoir sur la fortune, vous l’avez acquis sur les esprits… Je connais votre cœur, il n’y en aura pas un autre qui lui ressemble, il n’y aura jamais de vous une bonne copie… Vous êtes pour moi ce que le Verbe était pour le père Malebranche, il voyait tout en lui… Vous écrirez beaucoup, et ce que vous aurez écrit la veille vous tiendra lieu de compagnie le lendemain… »
On a vu comment la duchesse traita Voltaire après ce qu’elle considérait comme une insigne trahison : bien avant la rupture, elle juge avec un sévère souci de la morale son attitude envers Catherine II, la bassesse de ses flagorneries, qui vont jusqu’à traiter de bagatelle l’assassinat d’un mari. Cette lettre sur la tsarine est digne d’un homme d’État par l’élévation de la pensée, d’un philosophe chrétien par la pureté des principes. Et quelle pénétrante appréciation sur Rousseau, que tant de gens portaient aux nues, dont elle démasque hardiment les tartuferies sibyllines, les paradoxes à grand orchestre[20], et cette piperie d’égoïsme transcendant qui aime l’humanité en gros pour se dispenser d’aimer personne en détail. « Je serais bien étonnée si l’on me prouvait qu’un homme toujours subjugué par sa vanité, qui s’est fait singulier pour se rendre célèbre, qui s’est toujours refusé au doux plaisir de la reconnaissance pour se soustraire à la plus légère obligation ; qui a prêché toutes les nations, leur criant : « Écoutez, je suis l’oracle de la vérité, mes manières bizarres ne sont que la marque de ma simplicité, dont la candeur de mon front est le symbole ; je suis le fabricateur des vertus, l’essence de toute justice… » et de là, portant le trouble dans les sociétés, a fini par lever l’étendard de la révolte dans son propre pays, a soufflé le feu de la discorde entre ses concitoyens, les a armés les uns contre les autres en répandant des écrits séditieux dans le peuple ; je serais bien étonné, dis-je, que cet homme fût un honnête homme ! Rousseau est peut-être un des auteurs qui ont eu le plus d’esprit, qui a écrit avec le plus de chaleur, dont l’éloquence est la plus séduisante ; .. il nous a prêché une bonne morale que nous connaissions, du reste, parce qu’il n’y en a qu’une seule ; mais il en a tiré des conséquences suspectes et dangereuses, ou nous a mis dans le cas de les tirer par la façon dont il les a présentées. Méfions-nous toujours de la métaphysique appliquée aux choses simples. Heureusement pour nous, rien n’est si simple que la morale, et ce qu’il y a de plus vrai en ce genre est ce qu’il y a de plus près de nous : ne faites point aux autres ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fit… Il n’est pas besoin de belles dissertations sur le bien et le mal moral, l’origine des passions, les préjugés, les mœurs, etc., et tant d’autres galimatias dont ces messieurs remplissent les journaux, les boutiques et nos bibliothèques, pour nous apprendre ce que c’est que la vertu… Je me suis toujours méfiée de ce Rousseau, avec ses systèmes singuliers, son accoutrement extraordinaire et sa chaire d’éloquence portée sur le toit des maisons… Il m’a toujours paru un charlatan de vertu. »
Un charlatan de vertu ! Et la marquise, qui aimait la sincérité avant tout, partage l’opinion de son amie ; elle ne peut supporter cet engouement outré qui ne permet à Jean-Jacques de parler qu’avec des convulsions, et elle déclare tout net qu’elle aimerait mieux s’exposer au fléau de sa haine qu’à celui de son amitié. Ces deux femmes n’ont point l’habitude d’aller demander au voisin ce qu’il faut penser, elles sont philosophes jusqu’au point de ne pas se soucier de le paraître, et vont chercher dans leur propre esprit la règle de leurs jugemens. Mais de plus que l’autre, Mme de Choiseul a rencontré en elle-même la pudeur de la vertu, le goût du devoir, l’art du bonheur. Dans une lettre à la marquise, se trouvant amenée à parler de sa nièce, cette douce et infortunée duchesse de Lauzun, elle lui consacre une page où elle aurait pu se reconnaître elle-même, où se dessine le portrait de la femme idéale, celle que tous les hommes voudraient obtenir, dont ils oublient trop souvent de se rendre dignes. Je n’y ajouterais qu’un seul mot : religion ; avec elle, on supplée à bien des Lacunes ; sans elle, il semble que cette femme si parfaite, qui s’en tient paisiblement à la profession de foi du vicaire savoyard[21], soit, en quelque sorte, établie à trop grands frais pour que Dieu puisse en tirer de nombreux exemplaires : elle paraît une anomalie, un prodige qui défie presque la raison humaine, car le respect de soi-même ne sera jamais que La religion d’une imperceptible élite, une religion nue, sans prêtres, sans autels ni symboles, dont les adeptes marchent entre deux écueils : le désespoir et le mirage décevant du plaisir.
« Soyez sûre, écrivait Mme de Choiseul, qu’il n’y a pas une jeune personne plus aimable, mieux élevée, plus intéressante et plus charmante en tout que l’est ma nièce ; c’est un naturel parfait, orné de toute la culture qui lui est propre, mais sans aucune manière. Je conviens que la nature agreste a son piquant, mais elle a aussi son âpreté ; je hais la manière ; je dirais à Zaïre : l’art n’est point fait pour toi ; mais je ne voudrais pas que ma fille eût le ton de Colette pervertie, comme dit M. de Voyer, par la société. Je veux que, sans sortir de son naturel, on se prête aux formes que cette société a consacrées. Je ne veux pas qu’on soit scandaleuse pour être philosophe, pincée pour être vertueuse, romanesque pour être sublime, grossière pour être franche, triviale pour être naturelle, et Mme de Lauzun n’est rien de tout cela ; je veux surtout que l’âge, la figure, le maintien, l’esprit, le caractère, soient assortis, et Mme de Lauzun est un modèle de ce parfait assortiment : je veux que, si on a un esprit plus avancé que son âge et un caractère plus décidé, on propose cependant ses opinions avec la modestie du doute, quitte à rester intérieurement de son avis ; que si on a une âme plus forte que celle qu’on reconnaît communément aux femmes, je veux qu’à quelque âge que ce soit, on ne la manifeste qu’avec la timidité et la mesure qui peuvent en faire pardonner la supériorité. »
La mort de Louis XV (10 mai 1774), la chute de d’Aiguillon, Maupeou, Terray, ramenèrent Choiseul à Paris. Il y fut reçu comme Notre-Seigneur à Jérusalem, dit Mme Cramer ; on montait sur les toits pour le voir passer. Les poètes célébrèrent à l’envi ce retour, les salons fêtèrent le duc et la duchesse ; et Voltaire de se désoler plus que jamais de l’injustice de celui qui devait « régner bientôt dans Versailles » et avec lequel, malgré ses quatre-vingts ans, il était, « comme un amant de dix-huit ans, quitté par sa maîtresse. » Chacun s’imaginait, en effet, que Louis XVI réparerait les torts de Louis XV, et Marie-Antoinette travaillait en faveur de l’ancien ministre. Celui-ci ne changea rien au train de son existence : table ouverte, concerts où brillaient les meilleurs musiciens, salon fréquenté par les magistrats, les littérateurs, les grands financiers et les gens de cour, tout fit de lui le maître de l’opinion. Cependant il ne fut pas rappelé aux affaires. Le roi aimait l’ordre, l’économie, et on lui avait entendu dire : « Tout ce qui est Choiseul est mangeur. » Maurepas ne manqua point de le représenter comme un dissipateur des deniers de l’État, il dressa un tableau des grâces accordées à toutes les maisons qui portaient le nom de Choiseul, et convainquit Louis XVI qu’aucune autre famille ne coûtait autant à la France. On alla jusqu’à dire que Marie-Antoinette était fille du duc et on calculait les mois et les jours de grossesse de Marie-Thérèse. Peut-être aussi le roi avait-il l’esprit obsédé par les calomnies répandues au moment de la mort du dauphin et de la dauphine : les ennemis du duc osèrent insinuer qu’il les avait fait empoisonner. La chute de Necker, en 1781, dut anéantir ses dernières espérances. « Je suis profondément triste, parce que je deviens désintéressée, » écrit la duchesse, qui, sans doute, pensait qu’après la mort de Maurepas son mari pourrait lui succéder en s’appuyant sur le contrôleur-général.
Choiseul mourut assez subitement en 1785. Il demeura jusqu’au bout fidèle à son caractère, à son courage, à l’imprévoyance un peu égoïste de sa prodigalité. « Jusqu’à son dernier moment, il avait l’air de donner des audiences ; il fit une fin superbe. » Dans son testament, il comblait de bienfaits tous ceux qui l’avaient servi. La duchesse garantit toutes ses libéralités, s’engagea à payer toutes ses dettes, qui montaient à 6 millions, malgré les 800,000 livres de rentes qu’elle lui avait apportées, malgré la vente successive des tableaux et diamans, de l’hôtel de Paris et de Chanteloup. Le lendemain de sa mort, elle se retire au couvent des Récollets de la rue du Bac, avec deux serviteurs, et consacre tous ses revenus à acquitter les dettes de son mari : jusqu’à la Révolution, elle paie plus de 300,000 écus par an. Après 1789, elle perd presque toute sa fortune, mais refuse d’émigrer, pour éviter la confiscation, qui eût enlevé le dernier gage des créanciers. Arrêtée en 1793, soumise au régime de la prison, la divine duchesse, la divine citoyenne fait abnégation de sa personne, et si elle réclame sa mise en liberté, c’est moins à cause de ses infirmités que « pour la liquidation des créanciers qui restent à payer et qui n’ont que sa faible existence pour gage de leurs créances. » Et si ferme demeure son prestige que les habitans de son quartier pétitionnent en sa faveur, que le comité de surveillance de sa section rend pleine justice à la loyauté ; de sa conduite, qu’enfin le comité de sûreté générale se laisse émouvoir et ordonne sa mise en liberté. Elle reprend aussitôt sa tâche obscure de sacrifice et de dévoûment, cherche à obtenir rétractation du marquis de Bouille, de Bertrand de Moleville, qui, dans leurs ouvrages, avaient malmené le duc, qui « assassinent une veuve sur la tombe d’un mari plus célèbre encore par ses vertus que par la gloire de son ministère. » — « Que lui ai-je fait moi-même ? écrit-elle à propos du second. Mais il est vrai que rien n’a dû l’avertir que je sois. Une honnête femme écarte l’attention comme un grand homme l’attire. » — Jamais une plainte sur elle-même, jamais une demande de secours, malgré l’isolement, malgré le dénoûment des dernières années. Enfin, elle cesse de vivre, le 3 décembre 1801, sans qu’un ami vienne fermer ses yeux, l’accompagne à sa dernière demeure. Il semble bien qu’elle fut enterrée au couvent Saint-Joseph, transférée ensuite au cimetière de Picpus, puis… jetée à la fosse commune.
Peut-être faut-il féliciter les fidèles de l’ancien régime qui eurent la douceur de vivre et de mourir avant la Révolution, comme pour éviter que leur vie rassemblât toutes les joies et toutes les douleurs humaines, mais c’est aussi un noble spectacle, fertile en enseignemens, que celui d’une existence pareille à celle de la duchesse de Choiseul, qui traverse les années de grandeur et les années de misère, nimbée d’une auréole de vertu, de résignation, de courageuse dignité, marchant dans le devoir d’un pas ferme, inaccessible aux enivremens de la fortune, aux suggestions du malheur, armée du talisman de l’amour conjugal, et, malgré sa propre incrédulité, malgré l’absence de ce divin frisson de l’inconnu qui, tour à tour, nous obsède et nous ravit, fournissant à ceux qui la connurent, à ceux qui l’étudient, un excellent argument contre le doute et le pessimisme, car ces hautes figures morales sont en quelque sorte des reflets de Dieu, et, si elles ne le voient pas, nous sommes tentés de l’apercevoir en elles, au-dessus d’elles.
VICTOR DU BLED.
- ↑ Le 14 avril 1863, Sainte-Beuve écrivait à M. Henry de l’Isle : « Monsieur, vous m’annoncez une bonne nouvelle, la connaissance d’un homme d’esprit de plus et d’un talent naturel. J’avais seulement rencontré le chevalier de l’Isle ; je l’avais noté du coin de l’œil, j’avais remarqué de jolis vers de lui dans la correspondance de La Harpe et ailleurs. Nous vous devrons de le connaître tout entier ; vous paierez la dette de votre nom ; son portrait est charmant. Recevez, monsieur, l’expression de ma gratitude et de toute ma sympathie pour votre pieux travail de résurrection spirituelle. » M. Henry de l’Isle a très gracieusement mis à ma disposition les lettres du chevalier et toutes les pièces qu’il a retrouvées.
- ↑ Ce sont tous ses sujets que ces gens-là, » dit Mme du Deffand, qui ne l’aime guère ; « Elle me paraît un personnage du poème de Milton. Cependant son époux ressemble plus à Adam qu’elle ne ressemble à Eve ; ce n’est pas à Eve non plus que je la compare, c’est son éloquence que je trouve qui est du genre de… de celles des héros de ce poème. » Et après qu’on eut enlevé au prince le gouvernement du Languedoc, la marquise observe : « … Elle est plus brillante que jamais. Elle me persuade que le courage des martyrs était moins une grâce de Dieu qu’une vertu de tempérament ; si elle était née de leur temps, elle aurait renversé tous les temples et leurs idoles… »
- ↑ Sur le duc, la duchesse de Choiseul et leurs amis, voir : Gaston Maugras, la duchesse de Choiseul et le patriarche de Ferney, 1889 ; Calmann Lévy. — De Goncourt : la Du Barry, Mme de Pompadour, la Femme au XVIIIe siècle, 3 vol. ; Charpentier. — Correspondance de Mme du Deffand avec la duchesse de Choiseul, etc., publiée par le marquis de Sainte-Aulaire, 3 vol. ; Calmann Lévy. — de Lescure : Correspondance de Mme du Deffand, 2 vol. in-8o ; les Femmes philosophes, 1 vol. in-18. — Souvenirs du baron de Gleichen, 1 vol. ; Techener, 1872. — Comte d’Haussonville : le Salon de Mme Necker. — Sainte-Beuve : Causeries du Lundi, t. VII. — Sénac de Meilhan : Caractères et Portraits. — Correspondance du chevalier de l’Isle avec le prince de Ligne, le comte de Riocour, paisim. — Mémoires de Besenval. — Mémoires du duc de Choiseul, publiés par Soulavie en 1790. — Dutens : Mémoires d’un voyageur qui se repose. — Correspondance de Grimm, 10 vol., édition Tournent. — Mémoires du maréchal duc de Richelieu. — Mémoires secrets de la République des lettres. — Mémoires de Bouille, de Bertrand de Moleville. etc.
- ↑ « Je lui ai entendu, dit Gleichen, répondre à Mmc de Choiseul, qui l’appelait un tyran : « Dites un tyran de coton. » Aussi, un moyen sûr d’obtenir de lui ce qu’on voulait était de l’irriter auparavant sur un autre objet ; cette colère passée, le lion devenait un mouton. »
- ↑ « Il inventait des indiscrétions, ajoute Gleichen, pour donner le change, et se consolait d’un embarras par le plaisir de s’en tirer… Il était vraiment l’homme du moment pour jouir, faillir et réparer, vraiment ingénieux pour trouver des expédions… »
- ↑ Il est encore de Benoit XIV, ce mot si curieux : « Est-il besoin d’autre preuve de l’existence d’une Providence que de voir prospérer le royaume de France MUS Louis XV ? »
- ↑ Quelques jours avant, entendant le dauphin parler des jésuites avec enthousiasme, il n’avait pu se retenir de l’admonester : « Ah ! fi ! monsieur, un dauphin ! » On rapporta cette belle réponse de Louis XV à son fils, comme celui-ci affirmait que, si les jésuites lui conseillaient de renoncer au trône, il obéirait : « Et s’ils vous ordonnaient d’y monter ? »
- ↑ Un jour, par exemple, on parlait de rage chez la Du Barry, et l’on citait le mercure comme le meilleur remède. « Je ne sais, demanda-t-elle, ce que c’est que le mercure ; je voudrais qu’on me le dit. » Cette ignorance, affectée ou réelle, fit sourire, on la raconta à Mme de Luxembourg, qui observa méchamment : « Ah ! il est heureux qu’elle ait son innocence mercurielle. » Dans les salons et dans la rue, dans les pamphlets et les chansons, Maupeou n’était pas davantage épargné. On vendait publiquement des galons dits galons à la chancelière, parce qu’ils étaient faux et ne rougissaient pas ; on dessinait le long des murs des potences avec un homme accroché, au-dessus cette inscription : le chancelier.
- ↑ Voir, dans Dutens, le récit d’une visite de Choiseul à la Du Barry en 1783. (Mémoires d’un Voyageur qui se repose, t. II.) Le vicomte de Ségur attribue au duc ce mot charmant, comme la comtesse lui rapportait un ordre de Louis XV, qui avait ajouté qu’il ne changerait jamais : « Oui, madame ; mais, en disant cela, le roi vous regardait. » D’autres en font honneur au duc de Nivernois.
- ↑ Dans une lettre au comte de Riocour, de l’Isle note cette piquante réflexion du comte de Broglie, à propos de ces départs et arrivées de ministres : « Pour si sage, pour si réserve, pour si vertueux que le roi puisse le choisir, dès qu’un d’eux est nommé, il part, il fait en route de bons projets ; il arrive à Versailles avec sa belle âme ; mais, à d’entrée du château, un petit diable se trouve là qui lui seringue dans le corps une âme de ministre, et le lendemain il ne vaut pas mieux que les autres. »
- ↑ « Tout le monde se prépare à vous aller voir ; Compiègne sera désert, c’est à Chanteloup que sera la cour. Chantilly, Villers-Cotterets n’auront que vos éclaboussures. » (Lettre de Mme du Deffand à Barthélémy.)
- ↑ Comme l’abbé Galiani, le marquis de Curaccioli réunissait en sa personne toute la comédie italienne. Il a, prétendait-on, de l’esprit comme quatre, gesticule comme huit et fait du bruit comme vingt. Son caractère est franc, il a de la noblesse et de la bonté ; il est savant, il est bouffon, conte de jolies histoires ; il a des traits, du raisonnement, du galimatias, du comique, une tête fort logicienne, se montre fort enthousiaste de la musique italienne, des philosophes, grand admirateur de la princesse de Beauvau ; bref, un mélange de toutes sortes de choses différentes, excepté des mauvaises ; un orchestre nécessaire dans un salon, et, remarque l’abbé Barthélémy, un de ces hommes qui s’en vont toujours et ne viennent jamais. Quelqu’un le définit plaisamment : une cervelle de singe dans une tôle de veau. C’est lui qui disait, avec une bonhomie malicieuse, que le duc d’Orléans, ne pouvant faire Mme de Montesson duchesse d’Orléans, s’était fait M. de Montesson. Avant d’être venu à Paris, observait-il encore, je me faisais de l’amour l’idée du monde la plus séduisante ; je me le peignais comme un dieu charmant ; je croyais vraiment lui voir des ailes d’azur, un carquois brillant, des flèches d’or. J’ai bien ouvert les yeux : j’ai vu que ce n’était qu’un vilain petit Savoyard qui courait le matin, laissant des billets de porte en porte.
- ↑ Outre la table du duc, un chevalier de Saint-Louis, écuyer de la duchesse, tenait une seconde table, servie comme la sienne, pour recevoir les personnes d’un certain rang qui venaient pour affaires et qu’on n’admettait pas à la première : et il y avait encore trois autres tables, sans compter les gens de livrée. Tel était le train des grandes maisons d’autrefois.
- ↑ Gleichen avait une chatte fort intelligente, toujours occupée à se mirer dans la glace, à s’en éloigner pour s’en rapprocher en courant, et surtout à gratter autour des cadres, comme pour satisfaire une curiosité. Un jour, il établit son miroir de toilette au milieu de la chambre, afin de lui procurer le plaisir d’en faire le tour. Elle commença pur s’assurer, en s’approchent et se reculant, qu’elle se trouvait devant une glace pareille aux autres. Elle passa derrière à plusieurs reprises, courant toujours plus fort ; mais, voyant qu’elle ne pouvait atteindre ce chat prompt à lui échapper, elle se plaça au bord du miroir, et, regardant alternativement d’un côté et de l’autre, elle s’assura que le chat ne pouvait être ni avoir été derrière le miroir ; ainsi, elle se persuada qu’il devait être dedans. Pour le constater, elle se dressa en allongeant ses deux pattes, afin de tater l’épaisseur, et, sentant qu’elle ne suffirait pas à renfermer un chat, elle se retira tristement, convaincue qu’il s’agissait d’un phénomène au-dessus du cercle de ses idées ; et dorénavant elle ne regarda plus aucune glace. Plus sage que les hommes, qui ne mettent aucunes bornes à leurs recherches, Ermelinde parut à Gleichen avoir été le Kant des chats.
- ↑ La mode est alors aux sobriquets. Ainsi, dans la société des Choiseul, on appelle la duchesse, la grand"maman, le prince de Beauffremont l’Incomparable, le prince de Beauvau le Grammairien, Mme de Gramont la Dame de province, Mme de Choiseul de Betz la Petite Sainte, M. de Choiseul-Gouffier le Grec, la princesse de Beauvau la Dominante ou la Mère des Macchabées, etc. La marquise décerne à Barthélémy le titre de Sublime en fariboles ; celui-ci riposte par la distinction de Sublime Tonneau, « qui vaudra bien celui de Sublime-Porte. »
- ↑ « La curiosité, pensait du Buc, est suicide de sa nature et l’amour n’est que curiosité. »
- ↑ « Il y a bien loin de la grand’maman à Mme de Gramont, qui observe le régime le plus austère avec une constance qui ne se dément sur aucun point ; c’est qu’elle est absolument maîtresse de son âme, et que la grand’maman est la très humble esclave de la sienne ; elle a le courage des grandes chopes et point des petites, et c’est ce qui me fait enrager. Les occasions de montrer le premier sont rares, celles du second arrivent tous les jours. Cela mérite cependant une distinction, et quand je dis qu’elle n’a pas le courage des petites choses, je ne parle que de ce qui est relatif à sa santé. Car je vois une infinité de petits sacrifices qu’elle fait souvent sans qu’on s’en aperçoive. (Lettre de l’abbé Barthélémy à Mme du Deffand.)
- ↑ C’est après un coup de boutoir de Walpole que la marquise lui adresse cette admirable lettre : « Je pensais l’autre jour que j’étais un jardin dont vous étiez le jardinier ; que, voyant l’hiver arriver, vous aviez arraché toutes les fleurs que vous jugiez n’être pas de saison, quoiqu’il y en eût encore qui n’étaient pas entièrement fanées, comme de petites violettes, de petites marguerites, et que vous n’aviez laissé qu’une certaine fleur qui n’a ni odeur ni couleur, qu’on nomme immortelle, parce qu’elle ne se fane jamais !… C’est l’emblème de mon cœur. » (Voir les Œuvres et la Correspondance de Walpole. — Rémusat : l’Angleterre au XVIIIe siècle. — Macaulay : Œuvres diverses.)
- ↑ « La gaîté, même la plus soutenue, ne me parait qu’un accident ; le bonheur est le fruit de la raison : c’est un état tranquille, permanent, qui n’a ni transport, ni éclats. Peut-être est-ce le soleil de l’âme, la mort, le néant. Je n’en sais rien, mais je sais que tout cela n’est pas triste, quoiqu’on y attache des idées lugubres. Je connais cependant deux personnes parfaitement heureuses, et dont le bonheur est différent de celui-là et différent entre eux : c’est M. de Choiseul et Mme de Gramont. Celui-ci est heureux par le passé, par le présent et par son caractère ; celle-là est heureuse par l’oubli du passé, par l’imprévision de l’avenir, par la jouissance de tous les momens, qui sont tous également bons pour elle. Vous dites que vous ne connaissez que deux personnes dans le monde qui soient parfaitement gaies et contentes, Mme de Caraman et Mme de Beauvau. Je crois que la première est contente parce qu’elle est environnée d’objets de satisfaction que sa raison approuve et sur lesquels son sentiment se repose. Pour l’autre, je crois qu’elle n’est que gaie, et sa gaîté tient moins à la nature plaisante dont les objets se peignent à son imagination qu’au prodigieux mouvement de son âme. » (Mme de Choiseul à Mme du Deffand, 5 septembre 1772.)
- ↑ Mme de Choiseul signale avec force le déclin du bon goût dans la langue et l’invasion d’un enthousiasme tapageur qu’elle estimait fatal aux véritables traditions : « Vous me demandez si je connais le mot énergie. Assurément, je le connais, et je peux même fixer l’époque de sa naissance. C’est depuis qu’on a des convulsions en entendant la musique. L’enthousiasme, ma chère petite-fille, est partout substitué au bon goût, ou plutôt au simple goût ; on n’exprime que depuis qu’on ne sent plus. La langue est comme l’histoire au passé : nous avions autrefois de grands hommes qui avaient des admirateurs et point d’enthousiastes ; aujourd’hui, nous n’avons ni grandes choses ni grands hommes, mais nous avons de l’enthousiasme et nous parlons d’énergie. Ce mot n’était peut-être pas connu du temps des Romains, et les Spartiates, qui répondaient à Philippe si énergiquement, ne savaient peut-être pas qu’ils étaient énergiques. Il n’y a que vous qui ayez conservé le dépôt de la vérité et du bon goût. Je crois la lettre de l’abbé fort digne de passer les mers ; mais je la défie d’être plus jolie que votre mot sur l’inondation de vers en l’honneur de Voltaire : Il subit le sort commun, il sert de pâture aux vers. » — (Septembre 1779.) On voit que la grand’maman n’est pas en reste d’éloges avec la petite-fille, et, chose assez rare, les éloges semblent mérités de part et d’autre. Un jour, le grand abbé, faisant allusion à la vie uniformément heureuse qu’on mène à Chanteloup, s’excusait plaisamment de n’avoir que des balivernes à mander au Sublime-Tonneau du couvent de Saint-Joseph : « Si quelqu’un était chargé de faire l’histoire du bonheur du ciel, il serait, je crois, bien embarrassé, tandis que l’histoire de l’enfer serait pleine de passion et de mouvement ; et voilà ce qui fait que nous n’avons jamais rien à vous dire et vous toujours à nous raconter. »
- ↑ « J’ai toujours remarqué, dit-elle, qu’on avait mal fait de faire parler Dieu ou de le faire apparaître. Agit-il ? c’est le grand Être. Paraît-il ? il n’est plus qu’un homme. Parle-t-il ? Ce n’est qu’un sot. »