Un Américain représentatif - Thomas Wentworth Higginson

UN
AMÉRICAIN REPRÉSENTATIF

THOMAS WENTWORTH HIGGIINSON


Works newly arranged, 7 vol. Houghton Mifflin and C°, Boston : — Cheerful yesterdays. — Contemporaries. — Army life in a black regiment. — Women and the Alphabet. — Studies in romance. — Outdoor studies and Poems. — Studies in History and Letters.


I

C’est une périlleuse épreuve, chacun le sait, pour la réputation d’un peintre ou d’un sculpteur, que l’exposition générale de son œuvre, les défauts qui passent inaperçus dans une composition isolée se répétant et s’affirmant dans l’ensemble. Un écrivain court les mêmes risques lorsqu’il publie sur le tard une série de volumes d’apparence classique déjà, qui représentent le travail de toute sa vie. Et généralement il se trompe en devançant ainsi l’arrêt de la postérité ; elle saurait bien, sans son secours, faire un choix et décider en dernier ressort de ce qui doit survivre ou s’effacer. Nous ne pouvons cependant que remercier de son courage celui qui fut le révérend Higginson avant de devenir colonel, historien, réformateur, essayiste et surtout la personnification typique d’un pays, d’une classe sociale et d’un caractère sans équivalens ailleurs. Cette carrière de citoyen américain, remplie au point de renfermer en elle seule plusieurs existences d’homme, fut étroitement mêlée à tous les événemens, à toutes les préoccupations du siècle. Mr Higginson prêcha et il fit la guerre, il agita les questions sociales, il mit la main à la politique, il fut éducateur, et révolutionnaire. Les droits de la femme n’eurent pas de plus ferme champion ; maints problèmes, qui commencent seulement à poindre chez nous, ont été dès longtemps discutés par lui, et ce sont ces feuilles volantes qu’en pleine crise il jetait aux Magazines sur telle ou telle question du jour qui, rassemblées après la lutte, après le triomphe, ont aujourd’hui le plus de prix. Dans ses volumes de mélanges, on retrouve, si peu homogènes que paraissent les sujets, le même point de vue général, la même fixité de but, la même foi dans le succès final, y eût-il même apparence de défaite. Une voyageuse anglaise s’étonnait de voir les Américains célébrer comme une victoire la bataille de Bunker Hill. Sans doute, l’histoire l’attribue au roi George, mais ce que célèbrent les Américains, c’est le fait de s’être placés là sur leur propre terrain et d’y avoir brûlé leurs premières cartouches. De même le réformateur, en comptant certains échecs, peut les considérer comme un pas en avant. Avec de pareilles défaites, on se résigne à attendre patiemment la victoire ; elle vient toujours. Ainsi pense et parle Mrs Higginson, et son vaillant optimisme suffirait certes à le rendre sympathique, n’eût-il pas d’autres qualités. Mais on peut louer en lui piu’ surcroit la chaleur des impressions personnelles, un style d’élégante et rapide allure, nourri, presque surabondamment, de belles-lettres.

J’ai eu la bonne fortune de rencontrer à Boston et à Cambridge, 1893-1897, ce qui survivait du groupe éminent auquel appartinrent Emerson et Hawthorne, Longfellow et Lowell. Les premiers rôles s’étaient éclipsés, mais il y avait encore Olivier Wendell Holmes et le colonel Higginson,

Le premier, éblouissant causeur, humoriste délicat, que M. Forgues présentait, il y a quarante ans, aux lecteurs de la Revue comme un émule de Sterne et de Xavier de Maistre, en parlant de son œuvre la plus célèbre, l’Autocrate du déjeuner[1]. Très âgé, tout près de sa fin[2] « le petit docteur » vous était montré comme une relique extrêmement précieuse par les dévots et surtout par les dévotes qui fréquentaient sa chapelle, c’est-à-dire son admirable bibliothèque. Devant lui, on avait le sentiment d’assister à une évocation : le rire tremblotant, la voix affaiblie, les bons mots, « mis sous verre » aussitôt, tout était déjà presque d’outre-tombe. Telle Déjazet reprenant Monsieur Garat à un âge qui ne lui permettait plus que d’être le fantôme d’elle-même. Mais chez le docteur Holmes, comme chez Déjazet, l’esprit pétillait encore, et je me réjouis d’avoir entrevu ce romancier-théologien, ce physiologiste -poète, ce discoureur intarissable et délicieux. Il n’y avait pas de solennité à Boston sans le docteur Holmes ; sa présence était réclamée dans toutes les réunions publiques, à tous les banquets ; il posséda jusqu’au bout le don de l’improvisation toujours prête, brillante et facile. Depuis quelques années les honneurs qu’il détenait passent au colonel Higginson, resté debout pour s’acquitter dans les cercles académiques, envers les étrangers de distinction, d’un rôle de maître des cérémonies où sa haute mine, sa prestance superbe le servent à souhait. Il y a coquetterie de sa part à déclarer franchement la date de sa naissance, 1824. Regardez-le sous trois aspects différens à la première page des trois principaux volumes de ses œuvres complètes : ici, le visage imberbe, les cheveux longs et abondans comme George Sand en sa jeunesse, un adolescent d’une singulière beauté. Puis en uniforme de colonel, l’air martial et portant toute sa barbe ; enfin, tel qu’il est aujourd’hui, droit et mince, une décoration à la boutonnière, probablement celle qui, au pays de l’égalité, atteste le sang bleu d’un Américain de bonne race, le lorgnon à la main, observant choses et gens d’un air de dignité quelque peu hautaine. On regrette qu’il ne se soit pas montré aussi sous l’habit ecclésiastique très fantaisiste qu’il endossa pour son premier sermon à Newburyport : un pardessus gris à la dernière mode avec bonnet assorti et bordé de fourrure. Quelqu’un lui faisant observer que ce n’était pas là un vêtement clérical, qu’il allait se compromettre : « Laissez-le faire, dit sa mère qui, comme lui, avait beaucoup d’esprit, si ce costume ne passe pas, on fera grâce bien moins encore à celui qui le porte. »

A propos de costume, le souvenir de Thomas Wentworth Higginson me revient volontiers avec celui d’une fête éminemment aristocratique, encore qu’elle fût donnée le jour anniversaire des batailles de Lexington et de Concord, les premières de la Révolution américaine. C’était à Craigie House, la plus célèbre maison de Cambridge, puisqu’elle servit de quartier général à Washington, durant l’hiver de 1775-76 et fut depuis habitée par le poète Longfellow dont la mémoire semble toujours y séjourner comme dans un temple. La belle demeure blanche, correcte, à pilastres et à balustres, resplendissait de lumières, et Miss Alice Longfellow, pareille sous la poudre à une grande dame du XVIIIe siècle, ouvrait ses salons à une foule joyeuse d’enfans et de tout jeunes gens dont les costumes historiques évoquaient un autre bal travesti donné jadis en ce lieu par le général et Mrs Washington pour célébrer l’anniversaire de leur mariage. Au-dessous des beaux portraits de ces deux ancêtres, leurs représentans, les jeunes Dana, petits-enfans de Longfellow, restituaient dans leurs moindres détails les deux figures des anciens hôtes et devant eux vinrent s’incliner tour à tour, présentés tout haut par un jeune sosie d’Edmund Randolph de Virginie, grand maître des cérémonies du bal d’autrefois, ceux qui avaient été ou qui auraient pu être invités à ce même bal, La Fayette et Rochambeau compris, ces deux derniers ne manquant pas de faire un beau salut à la française, la main sur le cœur. Le général Green, le général Lincoln, John Hancock, Rufus Bigelow, Edmund Trowbridge, etc., coudoyaient les héros plus anciens de l’ère coloniale, le grave gouverneur Winthrop, sir Harry Vane, de tragique mémoire, William Penn, d’autres encore, Pères pèlerins, puritains et quakers, sans parler de personnages imaginaires qui mettaient une note fantastique dans cette assemblée si mêlée déjà. L’Amérique possède en commun avec l’Angleterre le domaine de Shakspeare ; elle en avait fait sortir une fée Mab de six ans, sa baguette à la main, le page de Roméo, d’autres créations idéales qui bientôt enlacèrent dans une valse toute moderne les fils et les filles de la liberté, quelques-uns descendant plus ou moins directement de celui ou de celle dont ils portaient le costume. Je me rappelle surtout une jeune fille brune et charmante en fourreau de soie blanche légère, attaché presque sous les bras, des perles dans ses cheveux noirs, et que le colonel Higginson me présenta comme lady Wentworth, épouse de sir John Wentworth, gouverneur du Nouveau-Hampshire et de la Nouvelle-Ecosse. Il ajouta :

— C’est ma fille, sous les atours authentiques, précieusement conservés, de son arrière-grand’mère.

Et il me parla d’un temps sur lequel certains Européens qui voient dans la nation américaine un ramassis d’aventuriers, d’industriels habiles et de rudes travailleurs, auraient grand besoin de s’instruire, un temps qui a fourni au colonel Higginson les pages les plus charmantes de ses Cheerful Yersterdays.

Dans les veines de cette gracieuse personne dont il devint l’heureux père en sa verte vieillesse et qui lui suggéra les vers aimables : Six et soixante ans, coule le sang des Wentworth qui donnèrent trois gouverneurs royaux à l’Amérique et que les méchantes langues de Portsmouth accusaient de désigner rétrospectivement la reine Elisabeth comme cousine Betsey Tudor. Elle a pour aïeule l’intrépide amoureuse, Anne Appleton, qui, malgré les obstacles suscités par deux nations en guerre et des haines de famille qui valaient bien celles des Montaigus et des Capulets, épousa un officier anglais, le capitaine Storrow, prisonnier à Portsmouth au commencement de la Révolution. Longtemps après, à la suite d’étranges vicissitudes, leur fille orpheline, fut mariée au riche armateur Higginson, dont elle avait été d’abord l’enfant d’adoption. Qu’on dise encore que l’Amérique n’est pas le pays du roman !

Pourquoi ne pas lire davantage l’histoire des États-Unis ? Elle est courte, mais elle ne se borne pas cependant à une révolution et à une guerre civile. Le colonel Higginson nous le montre mieux que personne dans un excellent livre dédie à la jeunesse, qui fut tiré à 200 000 exemplaires et qu’une traduction a mis dès longtemps à la portée du public français <[3].

Ce conteur doublé d’un patriote avait le premier rôle au milieu de la multitude juvénile qui fêtait les gloires nationales. Les plus petits trouvent en lui des sentimens paternels. Ce n’est pas assez dire : seule peut-être une mère sait chérir les enfans, leur parler et parler d’eux comme le fait Mr. Higginson.

Pendant notre conversation où s’entre-choquaient la vérité et la fantaisie, selon que nous passions des souvenirs de Washington et de Longfellow à des réflexions sur les invités réunis sous leur toit, c’était un bruit confus de musique et de gais propos. Toute la vieille Amérique, incarnée en de jeunes visages, défilait par la longue galerie, dansait dans les salons, envahissait jusqu’au cabinet de travail. Et il ne devait pas y avoir là de profanation au gré du poète qui aima les lilas, célébra l’Heure des enfans, vit la beauté des choses simples et chanta pour l’âme universelle. Je pensais à l’hospitalité sans mesure qu’il exerça toujours, à ce mot de sa digne fille :

— La poésie, chez lui, ne sortait pas du cerveau. C’était la floraison de sa vie intérieure. Aimer, secourir, accueillir...

Le plaisir expansif et même bruyant ne l’effrayait point et il n’était que trop habitué à souffrir l’invasion du sanctuaire, assiégé par ses adorateurs de Cambridge, comme celui d’Emerson pouvait l’être par les siens à Concord. Ce n’est pas une sinécure aux États-Unis que la situation d’un representative man. L’auteur d’Évangéline l’éprouva. Les étrangers allaient à lui au débarqué. Il se disait cordialement leur oncle d’Amérique et, devant son buste en marbre, — sa belle figure olympienne adoucie par l’expression des sentimens les plus humains, — je me sentais reconnaissante pour tous ces intrus d’outre-mer qui m’avaient précédée, moi, dernière venue. Les livres partout rangés, le haut pupitre sur lequel il écrivait debout, disaient sa laborieuse présence à ces jeunes masques allègres, familiers et confians. L’un d’eux occupait sans façon le siège vénérable, taillé dans le châtaignier qui abrita une forge voisine, celle dont Longfellow a fait le symbole de la Vie où, sans trêve ni arrêt, se forgent nos destinées : the Village Blacksmith.

— La bonne qui m’éleva, me dit le colonel Higginson, Rowena Pratt, était la femme du Forgeron.

L’instant d’après, nous étions transportés de cette réalité rustique en pleine déclaration de l’Indépendance, la noble dame des temps coloniaux ayant convié son jeune monde, figures shakspeariennes comprises, au partage de ce qu’on appellerait chez nous des accessoires de cotillon, sous forme de drapeaux minuscules et autres emblèmes patriotiques.

C’est ainsi que je fus initiée en action aux premières pages de l’Heureux Passé<ref> Cheerful Yesterdays, un volume, intitulé ainsi d’après Wordsworth :

Il a l’air d’un homme aux hiers joyeux
Et aux demains confians. < /ref> du colonel Higginson.


II

Parler de soi n’est pas toujours chose haïssable quand ce n’est qu’un prétexte à parler beaucoup des autres. Thomas Higginson fut en rapport, durant sa longue carrière avec tout ce que l’Amérique a produit de plus marquant, et surtout il a beaucoup habité Cambridge qu’il importe de faire connaître aux gens qui s’imaginent que toutes les villes américaines sont plus ou moins taillées sur le patron de Chicago. Avec le défunt docteur Holmes et le professeur Norton, qui maintenant représente la plus haute culture, le colonel Higginson a droit au titre d’Enfant de l’Université. Il naquit à Cambridge où s’était retiré son père, ruiné par l’embargo de Jefferson, cette suite funeste de la situation difficile que faisait à la marine et au commerce des États-Unis la guerre entre la France et l’Angleterre. Le riche négociant de Boston, connu pour ses largesses et sa philanthropie, était devenu tout simplement économe à Harvard, car il s’agissait de faire vivre ses dix enfans. Dans cette situation modeste, il garda les amis de sa prospérité, et Mrs Higginson continua de rassembler autour d’elle un cercle de beaux esprits, véritables fondateurs de la littérature américaine.

La ville académique de Cambridge, qui compte aujourd’hui plus de 70 000 habitans, n’en avait pas alors 3 000, mais elle était déjà le centre du savoir et de la pensée ; avec grande raison, Thomas Higginson considère comme une faveur du sort de pouvoir identifier ses premiers souvenirs à une région limitée, — par conséquent caractéristique. Pour se développer à souhait, un écrivain n’a qu’à observer les hommes, à contempler la nature, à respirer l’atmosphère des livres ; or les hommes sont intéressans, la nature est belle à Cambridge, et la bibliothèque, où il faut s’être roulé tout petit, pénétra de sa magique influence l’enfant attentif qui, tout en jouant, prêtait l’oreille à la lecture des chefs-d’œuvre. Élevé par une mère, une tante, des sœurs éminemment distinguées, le jeune Thomas grandit sans avoir jamais soupçonné les désavantages intellectuels qui ont longtemps pesé sur les femmes, jusqu’au jour où certaine dame, savante entre toutes, énuméra en sa présence les luttes, les efforts, au prix desquels, malgré l’opinion et malgré l’usage, elle avait acquis l’instruction d’un homme. Son cœur se souleva aussitôt contre ce qui lui semblait une injustice cruelle et, avant même la naissance du féminisme, cet enfant de[ quinze ans devint féministe passionné.

Il était passé de l’enseignement des femmes à l’école d’un professeur d’origine anglaise qui préconisait, avant tout, les exercices et les châtimens physiques. Le maître ne lâchait jamais un rotin qui s’abattait volontiers sur le dos de ses élèves ; si l’on sortait de chez lui profondément pénétré de latin et de grec, on était en même temps quelque peu meurtri de coups. La brutalité de cette discipline explique assez que Thomas Higginson ait été toute sa vie partisan déclaré de la co-éducation qui suppose des mœurs moins rudes. Quoiqu’il n’eût pas le bonheur d’être réuni en classe aux demoiselles de sa génération, il fut amoureux très jeune, comme tous ses camarades, écrivant les lettres qui ne partent pas, les poèmes qui ne sont jamais montrés, esclave, jaloux de quelque beauté dont on se garde de prononcer le vrai nom, se bornant à la désigner par un pseudonyme de convention dans les longs entretiens dont elle est l’objet. Ses dispositions sentimentales ne l’empêchaient nullement d’être un garçon actif, épris de sciences naturelles, capable de faire des lieues à la recherche d’une plante ou d’un coléoptère. Ce goût se retrouve très marqué dans ses études de plein air[4] parmi lesquelles il convient de signaler la charmante Procession des fleurs.

L’histoire de leur pays était sans cesse présente aux écoliers de Cambridge. Les pierres, les arbres même de cette ville, rappellent la période héroïque de l’Indépendance. Higginson était né dans The Professor’s Row, la rue que descendirent les troupes provinciales marchant au combat le 17 juin 1775, après s’être arrêtées pour prier à la fameuse maison au toit « en jambe de cheval » qui vit sortir, d’une lignée de ministres fameux, le docteur Wendell Holmes. Sa propre demeure renfermait des portraits d’ancêtres en perruque, mais c’était surtout au vieux cimetière que les futurs étudians de Harvard allaient vénérer de précieuses traditions : les épitaphes en latin, les crevasses éloquentes de certaines pierres tombales dont les armoiries de plomb avaient été arrachées, puis, fondues en balles, la vieille poudrière de la Révolution, les débris de redoutes, où, couché dans l’herbe, on repoussait par la pensée les attaques des Anglais. Comme but des plus beaux rêves apparaissait l’Université déjà vieille de deux siècles, un monde à elle seule. Quel intérêt ne prenait-on pas aux solennités du « Collège ! »

Ce qu’on appelle le Commencement, la distribution des diplômes était alors, non seulement une cérémonie académique, mais une occasion de fête publique pour tout le Massachusetts. La foule affluait de près et de loin à la foire et aux courses ; les banques de Boston se fermaient ce jour-là, et les notables venaient dans leurs voitures passer au moins vingt-quatre heures à Cambridge.

Trois mille étudians peuplent, d’après les derniers recensemens, l’Université ; quand Higginson y entra, trop jeune, à quatorze ans, il n’y en avait que 303. C’est par erreur que l’on prétend généralement qu’ils étaient d’habitudes plus austères que ceux d’aujourd’hui ; tout au contraire ; les sociétés de tempérance n’avaient pas encore produit leur effet et il arrivait assez souvent que l’on rencontrât par les rues à certains jours de fête, ce qui n’existe plus à présent, un étudiant ivre. Quant à la valeur de l’enseignement, l’examen d’admission était certes moins difficile qu’il ne l’est devenu, et cependant il comprenait plusieurs points qui ont cessé d’être obligatoires ; les diverses branches d’étude étaient moins facultatives. Et il y avait d’éminens professeurs, entre autres E. T. Channing qui forma les meilleurs esprits du temps : Emerson, Lowell, Peabody, Holmes, Sumner, Phillips, Thoreau et Norton, pour ne nommer que ceux qui sont connus en France.

Higginson sortit de l’Université en 1841, avec l’intention de se livrer à l’enseignement d’abord, puis d’étudier le droit ; mais à dix-huit ans, on change souvent de projets ; une insatiable avidité de savoir et d’agir le poussait dans les directions les plus différentes, tantôt vers les mathématiques, tantôt vers la philologie (il savait superficiellement, assez pour les lire, presque toutes les langues), tantôt vers l’histoire naturelle, (il possédait quelque teinture de la philosophie de Locke et de l’éclectisme français). Il aimait à écrire, à discuter, il avait la passion de la poésie. Avec cela un fond de sentimens démocratiques instinctifs, le Cambridge d’alors ne pouvant passer, bien loin de là, pour le pays de l’égalité. La situation sociale de chacun y était au contraire nettement définie et scrupuleusement respectée Dans plus d’une famille de professeur cependant, quelque pauvre garçon de la campagne travaillait de ses bras et faisait des corvées pour payer son école ; plusieurs de ces rustiques arrivèrent par la suite à de hautes situations et leurs descendans sont aujourd’hui professeurs à l’Université, haut placés dans la société cambridgeoise, Higginson le constate avec plaisir. Était-ce leur exemple ? Mais, portant déjà en lui tant de connaissances, tout au moins esquissées, il aspirait à devenir durant quelques années simple ouvrier, afin d’avoir tout traversé, essayé de tout, afin surtout d’entrer en sympathie avec tous. Un de ses frères qui, comme ingénieur, était en train de construire un chemin de fer, réalisa ce désir en le prenant dans son équipe, à un dollar par jour, et il se rappelle encore avec vivacité la joie de l’effort, telle qu’il la ressentit, à exercer dans des forêts où l’on manquait de tout le métier de manœuvre.

Combien dut-il, bientôt après, goûter le charme du contraste, en rentrant dans la société quelque peu quintessenciée de Cambridge où se faisait vaguement sentir l’influence du mouvement transcendantal inauguré par Emerson, où les classes de conversation de Margaret Fuller, cette géniale précieuse, portaient leurs fruits, où se manifestait enfin le désir du nouveau (Newness) cherché, poursuivi en toutes choses ! Les jeunes gens des deux sexes étaient partagés en groupes de frères et de sœurs autour de deux fiancés très peu pressés de s’unir par les liens vulgaires du mariage, James Lowell, qui débutait dans les lettres et la spirituelle Maria White, sa fiancée, le Roi et la Reine, comme on les nommait. Cette société, favorisant des intimités aussi étroites que platoniques, formait une sorte de Décameron ; tous les sentimens y avaient une touche d’exagération, on y respirait un parfum de serre chaude, mais aussi le plus généreux enthousiasme à l’état continu. C’était le paradis de la jeunesse, tel que le XVIIe siècle aurait pu le rêver à l’hôtel de Rambouillet, si des bouffées de communisme bien moderne n’eussent soufflé à travers tout cela.

Higginson subissait l’influence lointaine de Lamennais et de George Sand, en même temps que celle, beaucoup plus proche, d’Emerson qui écrivait alors à Carlyle : « Nous sommes tous un peu affolés ici par des plans sans nombre de réforme sociale ; il n’y a pas un individu sachant lire qui n’en porte quelqu’un dans la poche de son gilet. » Vers 1843, deux ans avant les expériences célèbres du solitaire Thoreau[5], Higginson voulut cultiver un verger de ses mains ; il était à la mode de se tourner vers la nature. Horticulteur, maître d’études ou précepteur, car il fut successivement tout cela, le jeune homme vivait de rêves et de lectures. Il rencontrait chez son cousin Perkins de Brookline, qui lui avait confié l’éducation de ses enfans, des hommes tels que Prescott l’historien, et le grand orateur Daniel Webster ; il était en rapport avec le phalanstère de Brook Farm où les chimériques réformateurs que peignit si bien Hawthorne, dans son Blithedale romance, préludaient à une ère nouvelle par des excentricités d’idéalistes, tout à fait différentes de certaines licences, qui ailleurs accompagnèrent le même mouvement : cette austérité un peu farouche, presque toujours inséparable, chez les Anglo-Saxons, des époques d’effervescence intellectuelle les défendait. La plupart d’entre eux fréquentèrent beaucoup à Boston la librairie fondée par miss Elisabeth Peabody dont un de ses amis a dit joliment qu’elle était toujours occupée à satisfaire chez les autres quelque besoin qu’il lui fallait préalablement créer. Nerveuse, agitée, elle trouva sa voie définitive, en se consacrant aux enfans et à l’intelligente application de la méthode Frœbel. Sa petite bibliothèque étrangère, prise sur l’espace qu’occupait la pharmacie homéopathique de son père, le docteur Peabody, fut certainement une des influences éducatrices de Boston. Là, Thomas Higginson, après s’être pénétré de Jouffroy et de Cousin, s’enivrait des Paroles d’un croyant ou du Livre du peuple, puis se laissait emporter vers l’Allemagne par Jean Paul et Heine. Toutes ces influences et bien d’autres se retrouvent dans son œuvre, quelquefois au détriment de l’originalité. Il lui manque, semble-t-il, de s’être approprié cette leçon de son maître Théodore Parker qu’il a transcrite au milieu de beaucoup trop nombreuses citations : « Le savoir n’est pas une accumulation, mais une assimilation... Toute la science du monde ne vaudrait rien si elle devait nuire à la qualité de la pensée. » L’excès de lecture insuffisamment digérée se révèle chez nombre d’Américains très cultivés. Pour pouvoir lire davantage, Thomas Higginson avait entrepris de supprimer la nuit, mais le sommeil finit par être le plus fort.

Quelquefois tous ces jeunes utopistes se réunissaient chez un des leurs, ardent fouriériste, qui avait au-dessus de sa porte un soleil d’or avec la devise : (c Unité universelle. » Malheureusement une inscription en blanc et noir portait au-dessous : « Essuyez vos pieds, s. v. p. »

Comment, au milieu de ce genre de vie, l’idée vint-elle à Higginson d’entrer dans le ministère ecclésiastique ? Il est difficile de le comprendre pour qui ne sait pas combien la fraction de ce ministère, dite libérale, s’était dès lors sécularisée. Il avait été gagné à la prédication de Freeman Clarke par sa fiancée, une charmante unitarienne ; mais son penchant personnel l’entraînait bien plus encore vers Théodore Parker, dont il fait un portrait superbe dans ses Contemporains[6], Parker, ce fermier de Lexington qui abusa du travail manuel pour se mettre en mesure de pouvoir abuser de même du travail intellectuel, et qui mourut épuisé, à cinquante ans, après avoir éveillé par la puissance de sa parole et de son exemple, par l’atmosphère qui se dégageait de lui, non seulement des milliers d’intelligences, mais des milliers de cœurs, car surtout il aimait. Son éloquence, son savoir, tout le reste semblait secondaire. Il était le refuge des émigrans en détresse, des esclaves poursuivis, des intelligences égarées, des femmes malheureuses. Jamais un misérable, de quelque nature que fût sa misère, n’était allé vers lui sans recevoir le secours demandé. Des multitudes pleurèrent en lui avant tout l’ami. Au milieu des plus graves affaires il avait été généreux à l’excès de son temps, de sa sagesse, de son expérience, de son argent, toujours à la disposition de ceux qui, sans appartenir à sa paroisse, mais parce qu’il était le seul prédicateur qui eût touché leur âme, l’appelaient sans cesse ici ou là, souvent très loin. Il fauchait le mal à tour de bras comme il avait autrefois fauché l’herbe. Tout le contraire d’Emerson, ce chercheur purement original qui cependant devait coopérer à la même œuvre, il emmagasinait la science universelle pour la répandre dans les masses en la vulgarisant.

On eût pu dire de lui comme de Luther, cette autre âme plébéienne et forte, qu’il savait se mettre toujours au niveau de son auditoire, avec la populace, plus populace qu’elle-même, et avec les rois, impérial plus qu’eux tous. Les vigoureuses racines de son génie abrupt plongeaient dans le courant de la vie nationale. Le labeur surhumain était devenu pour lui comme une seconde nature ; jamais il ne connut cette sage passivité que recommande le poète ; il se tua et en tua bien d’autres, car ses disciples voulurent au moins essayer ce que Parker avait accompli. Thomas Higginson, à sa voix, crut sentir tressaillir en lui l’âme d’un de ses aïeux, le révérend Francis Higginson, qui, en 1629, avait abordé au rivage de Salem avec un chargement d’émigrans à destination de la colonie du Massachusetts. Cet ancêtre n’avait rien d’un fanatique. L’histoire a conservé les paroles qu’il prononça en quittant la patrie anglaise : — « Nous ne dirons pas avec les séparatistes : « Adieu Rome ! Adieu Babylone ! » Nous dirons. « Adieu, chère Angleterre, adieu église chrétienne d’Angleterre, adieu à tous les amis chrétiens que nous laissons derrière nous ! »

Mais le ministre puritain devait pourtant se piquer d’un peu plus de dogmatisme que son petit-fils, auteur de l’essai sur la Sympathie des religions, où nous voyons celui-ci admettre sans conteste toutes les formes de « la magnifique liturgie de la race humaine. » Le seul péché impardonnable aux yeux de Thomas Higginson serait l’exclusivisme. Son étal d’esprit n’était pas d’ailleurs pour étonner le doyen de la faculté de théologie de Harvard, le révérend Palfrey, qui résumait sa classe à cette époque, en trois mots : mystiques, sceptiques et dyspeptiques, ce qui veut dire que tous les étudians étaient lancés plus ou moins sur les flots de la pensée libérale, celle de Parker et d’Emerson, si prompte à engloutir les jalons du passé. Du moins Higginson ne fut-il jamais parmi les dyspeptiques, son extrême sobriété l’en préservait. Il avait fait vœu de pauvreté, vivant de pain et de laitage pour pouvoir acheter plus de livres. Mais ces livres quels étaient-ils ? Fourier entre autres, Auguste Comte, la Vie de Jésus par Strauss. On ne peut s’étonner que les plus libéraux parmi les unitariens aient trouvé leur pasteur quelque peu suspect d’hérésie. Il était en tout aussi hostile à l’ordre établi des choses que pouvait l’être le radical Thoreau lui-même, et en complet désaccord avec la majeure partie du clergé qui refusait de se mêler au mouvement anti-esclavagiste.


III

Ce mouvement avait été organisé par Garrison, un homme de fer, à la logique et à la force morale duquel le président Lincoln faisait remonter avant tout l’honneur de la révolution accomplie et à qui pense Emerson lorsqu’il dit : — « Quelle forêt de lauriers devons-nous apporter avec les larmes de l’humanité tout entière, à ceux qui tinrent ferme contre l’opinion de leurs contemporains ! » En effet, pour le journaliste-orateur Garrison, pour l’éloquent avocat Wendell Philips, pour d’autres pionniers qui sacrifièrent avec eux leur fortune et leur position sociale, le moindre péril à courir était celui d’être assaillis par la populace, menacés de mort, traînés le long des rues de Boston au bout d’une corde ; il y avait de plus cruelles épreuves, le blâme de beaucoup de conservateurs honorables, des amis d’autrefois, des proches. L’université de Harvard tout entière et une bonne partie de la meilleure société bostonienne se prononçaient contre l’abolition, et parmi ceux qui la soutenaient, en revanche, plus d’un ressemblait à celui dont Théodore Parker était réduit à dire : « C’est un garnement, mais il aime la liberté. »

En pareille compagnie un jeune ecclésiastique ne pouvait que se compromettre. Higginson n’en eut cure ; il sentait bouillonner chez lui l’horreur de toutes les tyrannies. Son aïeul, le Révérend John Higginson de Salem, n’avait-il pas appuyé le premier, dès l’an 1700, la protestation du juge Sewall en faveur de « Joseph vendu par ses frères ? » Comme ce saint homme avait quitté sans regret un bénéfice en Angleterre pour n’écouter que sa conscience, il aima mieux renoncer à la prédication que de dissimuler ses sentimens. Il eut pour lui l’estime de son voisin Whittier, le vertueux quaker, le poète du peuple ; les sympathies des jeunes parmi ses paroissiens ; celles de quelques femmes qui prenaient vivement parti dans la croisade contre l’esclavage. Bien avant la publication de la Case de fonde Tom, Lydia-Maria Child avait, la plume à la main, défendu avec énergie ces Américains que l’on nomme Africains. Il y en eut d’autres encore, Mrs Chapman, Abby Poster, etc., des plus intelligentes et des plus haut placées, qui bravèrent l’opinion du monde pour l’amour de la justice.

Fort de l’approbation de ceux qu’il considérait comme les meilleurs, Higginson se donna corps et âme aux luttes parfois violentes dont Boston devint le théâtre, au temps où une loi inexorable atteignait les esclaves évadés qui, en grand nombre, y cherchaient asile. Dans la convention tenue l’année précédente, Garrison avait défié le Sud tout entier de reprendre ces malheureux, et maintenant ils étaient réduits à fuir plus loin vers le Canada. Un comité de vigilance dirigé par Garrison les protégeait ; on entreprit même plus d’une fois d’arracher à la prison ou d’enlever aux tribunaux ceux qui s’étaient laissé arrêter. Higginson a noté le curieux malaise qu’éprouvaient les membres du comité à se trouver ainsi en opposition avec les institutions établies, obligés de prendre une attitude de conspirateurs. Il raconte comment il dut tout le premier troubler l’ordre, résister à la loi, à la police, à l’armée, qui figuraient du mauvais côté et qualifiaient de devoir des actes détestables. Les leçons de boxe qu’avait prises le Révérend ne lui furent pas inutiles. Sous les verrous d’un cachot, où du reste il passa peu de jours, Higginson se consolait en se répétant à lui-même les paroles de Lamennais : « Il manque toujours quelque chose à la plus belle vie qui ne finit pas sur le champ de bataille, sur l’échafaud ou en prison, » On le relâcha, Théodore Parker n’ayant même pas eu besoin de prononcer le plaidoyer qu’il avait préparé pour le défendre.

Worcester, la seconde paroisse de Higginson, était devenue un foyer de propagande abolitionniste. Son église libre rendit de grands services à la cause ; souvent la maison du ministre recela des nègres poursuivis, parmi eux, une jeune femme de couleur, que l’on aurait prise pour une jolie brune plutôt que pour une mulâtresse, et dont les enfans étaient parfaitement blancs. Mère et enfans arrivèrent à Worcester par les soins de la société anti-esclavagiste de Boston. Placée pour le voyage sous la protection d’un marchand de l’endroit, fort opposé à l’abolition et qui ne se douta jamais qu’il avait violé la loi en l’escortant, la fugitive passa tout un hiver auprès des Higginson. Cette esclave, particulièrement intéressante, était la fille de son ancien maître, et son demi-frère, auquel à grand’peine elle venait d’échapper, était le père de ses enfans. Elle avait de bonnes manières, une attitude modeste et, mariée ensuite à un commerçant des environs de Boston, disparut finalement dans la masse de la population blanche.

Les traits que Higginson cite pour prouver l’immoralité, la cruauté de l’esclavage, ne sont jamais des tragédies exceptionnelles et nous impressionnent d’autant plus. Il reconnaît, ayant visité le Sud où il avait des parens, que beaucoup d’esclaves étaient humainement traités, mais il cite ce mot d’un nègre qui semblait heureux entre tous chez ses maîtres : « C’est bon tout de même de pouvoir respirer librement ! ... » Et aussi l’histoire de la petite fille en robe rose, achetée au marché de Saint-Louis par un planteur qui la choisit comme il ferait d’un écheveau de fil. Le marchand disant d’un air de bonne humeur : « Déshabillez-la, voyez vous-même, je n’ai pas de secrets pour mes cliens. » Et le brave planteur, venu s’acquitter sans malice d’une commission pour sa femme, cherchant à réconforter la petite malheureuse : « Tu veux bien venir avec moi, n’est-ce pas ? » A quoi, elle répond tout en larmes : « Je veux rester avec maman. » Prétention déraisonnable et d’ailleurs inutile. C’est la simplicité, l’espèce de bonhomie apportée dans toute cette affaire, qui en produit surtout l’horreur. La Case de l’oncle Tom ne renferme rien de plus poignant.


IV

Si le ministère sacré d’Higginson ne fut pas précisément ce que nous entendons par ce mot, il faut saluer en lui néanmoins un ardent missionnaire. Il travailla sans relâche pour la Société de secours aux émigrans, obstinée à coloniser le Kansas malgré les « ruffians de frontière. » On appelait ainsi les esclavagistes de l’autre côté du Missouri qui prétendaient empêcher l’établissement de la liberté sur un immense territoire vide, le Kansas ; très illégalement ils s’efforçaient de leur côté d’y introduire l’esclavage. La querelle devint bientôt sanglante ; les Yankees se portèrent avec ardeur au secours des premiers émigrans sortis du Massachusetts. Ce fut le prélude de la grande guerre, une sorte de répétition générale du drame qui allait suivre. Higginson partit comme agent du comité national au mois de septembre 1836, et ses expériences dans le Kansas furent des plus rudes. Il était là hors de toute loi humaine, au milieu d’une guérilla, désigné comme dangereux, menacé à chaque instant. Tous les étrangers de passage étaient sommés de voter pour les Missouriens, et on ne leur aurait pas demandé sur un autre ton la bourse ou la vie, les colons esclavagistes obtenant par tous les moyens une majorité écrasante, mais frauduleuse. Le sang coula dans les rues de Leavenworth où il allait prêcher la bonne cause.

Pendant son expédition du Kansas il fit connaissance avec le fameux John Brown qui, depuis 1852, préparait son insurrection. Ce fermier virginien avait rêvé de rassembler une armée d’esclaves évadés ou affranchis. Higginson trace de cette figure résolue, maigre et comme usée par l’action d’un feu intérieur, un portrait assez semblable à celui d’un covenantaire de Walter Scott. Tout fanatique que fût Brown, son langage était calme ; chez lui rien de grossier ; il possédait le sentiment religieux intense qui à lui seul est une distinction. Ses hommes étaient assujettis à une sévère discipline. Dépourvu d’ambition personnelle, il était possédé en revanche d’une idée fixe, il croyait que Dieu avait créé les Monts Alleghanys de toute éternité pour servir de forteresse aux esclaves fugitifs. Ces montagnes, il les connaissait bien, ayant été jadis arpenteur ; il connaissait des points où cent hommes auraient pu lutter contre mille. Pénétrer en Virginie avec quelques camarades, réunir les esclaves de bonne volonté, se laisser guider ensuite par les événemens, il ne voyait alors rien au delà, et cela suffit pour que des personnages tels que Théodore Parker, le docteur Howe, etc., le soutinssent de tout leur pouvoir, lui procurant de l’argent et des armes. Il va sans dire qu’ils ne se doutaient pas que leur protégé finirait par défier le gouvernement des États-Unis en s’emparant d’un arsenal afin d’armer les esclaves qui répondraient à son appel. À la tête de vingt-deux braves, le 16 octobre 1859, il s’empara de la ville de Harper’s Ferry, et avec eux défendit l’arsenal contre les troupes envoyées pour le lui faire rendre, 1 500 miliciens, plus un détachement de marins de l’État, jusqu’à ce que tous les assiégés fussent tués ou blessés. L’intrépide capitaine qui, d’une main, tâtait le pouls d’un de ses fils expirant, tenait de l’autre son fusil et continuait à commander. Lui-même tomba criblé de blessures. Un tribunal de la Virginie le condamna à être pendu, sentence exécutée le 2 décembre 1859 à Charlestown.

Selon les différens points de vue des partis, l’aventure de John Brown est criminelle ou sublime. Au Nord, on vous parle de lui presque religieusement, comme d’un martyr ; au Sud, c’est un bandit ou un fou. Le récit que Higginson intitule : Une Visite à la famille de John Brown, peut aider à résoudre le problème. Jamais il n’a rien écrit de plus ferme, de plus simple, ni de plus émouvant que ces pages arrachées à son journal toutes vivantes et palpitantes.

Un mois environ avant le supplice de Brown, il visita la famille de celui qu’il avait appelé son ami. Dans les mêmes montagnes où Washington voulait jadis en cas d’échec se réfugier avec l’armée américaine, la petite maison de bois, plantée au milieu des défrichemens, s’abritait derrière une palissade de souches d’arbres aux racines agressives. Pauvre demeure, sans autre beauté que celle de la nature environnante et avec un seul ornement, lugubre autant que bizarre, une vieille pierre funéraire toute moussue, non pas à plat pour marquer une tombe, mais appuyée à la maison. Cette pierre, gravée au nom du capitaine John Brown, tué sous la Révolution, quatre-vingt-trois ans plus tôt, avait été apportée là par le petit-fils de ce patriote qui depuis y avait gravé un autre nom encore, celui d’un de ses fils, « tué à Osawatomie pour avoir adhéré à la cause de la liberté. » Brown ne voulait pas d’autre monument pour lui-même. « Aucun serment, dit le narrateur, ne fut jamais prêté sur cette pierre, mais le matin et à midi les fils partent travailler aux champs, ils passent devant elle, et son appel silencieux retentit dans leur cœur. Aussi, lorsque les aînés ont été sommés par le père de le rejoindre à Harper’s Ferry, n’ont-ils pas hésité, quoique l’un d’eux se fût tout récemment marié. »

L’endroit est sauvage, froid, désolé ; la neige y couvre la terre dès le 1er novembre ; elle ne fond guère qu’au milieu de mai. La ferme produit peu, tout juste de quoi fournir à la famille le pain, les pommes de terre et le mouton. Rien n’est vendu que les quelques toisons de brebis qui peuvent rester, après qu’a été filée la laine nécessaire pour vêtir tant de monde. Pourquoi Brown a-t-il choisi une pareille résidence ? Toujours pour « adhérer à la cause de la liberté. » Il a prévu le conflit inévitable et il a été le préparer dans le Kansas. Où trouver des hommes ? Ses fils d’abord, élevés pour devenir soldats ; en cherchant patiemment il en découvrit d’autres, des esclaves que stimulait le désir de délivrer une femme, des enfans, restés en captivité derrière eux.

La mise en scène est saisissante ; sur le pas de cette porte que nous ouvre Thomas Higginson, nous avons comme lui le cœur serré. Que dira-t-il à ces gens qui peuvent à peine admettre le désastre annoncé, tant est forte leur confiance dans la justice de la cause qu’ils servent ? Il est accueilli par la mère, une créature vaillante et résignée dont Brown a eu treize enfans ; il en avait déjà sept d’un premier lit. Ses brus l’entourent ; une seule a manqué de courage et au moment de l’appel a retenu son mari ; les autres sont veuves.

— Mon mari, dit Mrs Brown, a toujours pensé qu’il était un instrument entre les mains de la Providence. Et je le crois aussi.

Elle approuvait le plan qui pendant vingt années avait été l’objet de toutes ses pensées, de toutes ses prières. Elle-même avait beaucoup prié, demandant qu’il fût tué plutôt que de tomber entre les mains des esclavagistes : — Mais, ajoute magnifiquement l’humble femme, je ne regrette plus rien à cause des belles paroles qu’il a pu prononcer pour la liberté. Même à présent il doit être content parce qu’il sait que la Providence réglera tout pour le mieux.

Dans cette famille où en quinze jours sont arrivés quatre messages de mort, sans parler de l’arrestation du père et du supplice ignominieux qui l’attend, on exerce l’hospitalité avec calme. Higginson doit le lendemain emmener la mère qui espère revoir une fois encore son mari, et, en grande hâte les jeunes femmes font les préparatifs nécessaires. Elles cousent autour de la table. On lui montre le daguerréotype d’un tout jeune homme, presque un adolescent, Olivier, un de ceux qui furent tués à Harper’s Ferry. La veuve d’Olivier, une blonde de seize ans, travaille avec les autres, pas un muscle de son visage ne frémit, sa main ne tremble pas en tirant le fil. Et il n’y a là ni dureté, ni orgueil, ni espérance de gloire. Tout cela est étranger aux Brown. Leur état d’âme serait difficilement compris ailleurs qu’en pays de puritains. A propos d’eux, Higginson cite le mot de Carlyle à un Français auquel il expliquait la persécution subie par les covenantaires d’Ecosse :

— Ces pauvres gens, monsieur, en appelaient...

— A la postérité, interrompt le Français.

— Point du tout, ils en appelaient au Dieu éternel.

Les Brown sont du même acabit. L’idée ne leur vient pas de demander à Higginson, le premier étranger qui soit entré chez eux depuis qu’y est tombée la foudre : — Que dit-on ? Que pense-t-on ?

Une seule question :

— Croyez-vous que la cause de la liberté gagne ou perde à sa mort ?

Le mot de principes est celui qui revient le plus souvent dans la conversation. Les Brown croyaient leurs amis de Harper’s Ferry invincibles, parce que ces gens-là avaient tous « des principes, » qu’ils s’efforçaient de bien vivre.

Chez eux absence complète de colère, d’esprit de vengeance. Higginson leur lit les journaux qu’il apporte et qui reproduisent l’interrogatoire avec les réponses si simples, si droites, quelquefois si fières, par exemple au juge qui demandait :

— Étiez-vous parti sous les auspices de la Société de secours aux émigrans ?

— Non, monsieur, je suis parti sous les auspices de John Brown.

Enthousiasme des enfans en reconnaissant le ton de leur père : — Comme c’est bien lui !

L’histoire a enregistré les expressions frappantes de foi et de dévouement qui touchèrent les ennemis mêmes de l’accusé. Pour sa famille, rien n’est imprévu ni nouveau. Il parlait toujours ainsi.

Les souvenirs s’épanchent : Voilà les livres qu’il lisait... Voilà son portrait, ses lettres, celle qu’il écrivit la veille de la défaite à sa fille Annie âgée de seize ans, lui recommandant de devenir d’abord une sincère, humble et fervente chrétienne, et puis d’acquérir l’habitude des affaires... — Le vieux Puritain est là tout entier.

La dernière petite fille, cinq ans, apporte son trésor personnel, une Bible, sur le premier feuillet de laquelle une grosse écriture ferme, celle du père qu’elle n’a guère connu, car depuis sa naissance il travaille dans le Kansas, a tracé des conseils.

Brown fréquentait l’église presbytérienne, quoiqu’il regrettât d’y entendre trop rarement le ministre maudire l’esclavage. D’ailleurs, il détestait les phrases et les discours, étant convaincu de la nécessité de régler les questions d’une façon directe et d’appliquer pratiquement les théories. Ce fut ainsi qu’au dernier moment, il se passa de ses amis, les grands esprits de Boston, et prit à lui tout seul un arsenal. Sa famille le secondait de son mieux, se privant, jusqu’à la plus extrême pauvreté, laissant tout à « la cause. » Un des derniers soins de John Brown fut d’envoyer à sa femme quinze dollars pour payer ses contributions. Il n’y avait jamais un sou dans la maison, sauf une petite réserve pour les timbres-poste.

Le lendemain, dans le train du chemin de fer, un journal apprend à Mrs Brown l’arrêt fatal. Elle ne montre aucune faiblesse, courbe la tête seulement pendant quelques minutes et, quand elle la relève :

— J’ai eu treize enfans, il ne m’en reste que quatre, mais si je dois voir la ruine de ma maison, j’espère que la Providence en tirera quelque profit pour les malheureux esclaves.

Elle avait raison d’espérer ; deux ans après le nom de son mari sonnait à coups redoublés dans le chant de guerre des soldats de l’Union marchant, à travers ces mêmes défilés de montagnes, vers le triomphe.

John Brown refusa de recevoir sa femme ; il craignait de s’attendrir. Son dernier geste, en se rendant au gibet, fut pour baiser au front un petit esclave, comme s’il lui eût promis la délivrance de sa race.

Le supplice de John Brown fut, avec la publication de la Case de l’oncle Tom, ce qui mit le feu aux poudres depuis longtemps amoncelées et qui n’attendaient que l’étincelle


IV

Thomas Higginson, dès son enfance, avait été aventureux ; rien ne l’attirait autant qu’un bel incendie ; or jamais incendie n’eut plus de grandeur que la guerre où il se jeta, corps et âme, avec un entrain juvénile malgré ses trente-huit ans. On eût dit que l’esprit de son ami John Brown était entré en lui, car dès 1862, il renonça, non sans regrets, au grade acquis dans un régiment parfaitement discipliné, le 51e volontaires du Massachusetts, pour prendre le commandement du premier régiment noir. Nous touchons ici à la partie la plus glorieuse de la vie et de l’œuvre du colonel Higginson. Son livre, Army life in a black regiment, fut traduit, il y a plus de quinze ans, par Mme de Gasparin[7] ; c’est un journal, écrit heure par heure pour ainsi dire, le récit quotidien d’une féconde expérience, celle qui consistait à convertir les esclaves de la veille en soldats. Ce régiment de pionniers devait servir avec honneur pendant quatre ans ; beaucoup d’autres furent formés à la suite, puisque près de 200 000 hommes de couleur marchèrent depuis dans la même voie, où le 1er volontaires de la Caroline du Sud leur avait d’abord frayé le passage.

Le colonel Higginson comprit qu’un problème immense, l’avenir de la race, rencontrerait sa solution sous le baptême du feu. Il fit cette chose assez rare de conformer ses actes à ses préceptes, bravant pour cela les critiques, les railleries de ceux-là mêmes qui servaient la même cause que lui, et assez peu rassuré pour sa part sur les résultats d’une audacieuse entreprise, car s’il avait pu constater des cas isolés de courage chez les noirs, rien ne lui avait encore prouvé leur persévérante énergie. N’importe, il alla de l’avant, soutenu par cette pensée, que lorsqu’une cause est juste, le mal finit toujours par s’effacer devant le bien. Et rien n’est intéressant comme le spectacle des progrès graduels de ces grands enfans à qui deux mois d’éducation militaire suffirent pour devenir des hommes, le mousquet au poing. Il est vrai qu’une foi ardente les soutenait ; c’est encore le meilleur stimulant comme aussi le meilleur préservatif moral.

Parmi les fragmens de prières prononcées tout haut dans le camp, il y a cette humble supplication :


Que, si je meurs à la gueule du canon, sur terre ou dans l’eau, je connaisse que Jésus est là et je n’aie pas peur.


De fait, qu’auraient-ils eu, la mort venue, à regretter en ce monde ? Ecoutez-les :


Ma femme est restée au pays de servitude, chaque soir mes petits demandent : « Où est le père ? » Mais, quand je mourrai, lorsque le matin béni se lèvera, quand je serai dans la gloire, un pied sur la mer, un pied sur la terre, alors, ô Seigneur ! je verrai ma femme et mes petits enfans !


Le chapelain se disait évangélisé par eux et ils s’intitulaient hardiment l’armée chrétienne. Très peu de cas de désertion, nous affirme Higginson, jamais de révolte, une indifférence stoïque à toutes les privations (la pire était, à leur gré, celle du tabac) ; une gaîté inaltérable et point d’ivrognerie, sauf exception rare ; il est vrai que les officiers donnaient l’exemple de l’abstinence absolue de liqueurs fermentées et que jamais une goutte de whisky n’entra au camp. Leur plus grande crainte est d’être faits prisonniers, car ils savent que tout noir pris les armes à la main est d’avance condamné à être pendu comme félon. D’ailleurs les officiers qui ont accepté de se mettre à leur tête sont avertis qu’ils partageront le même sort ; tous se battent pour ainsi dire la corde au cou, et les nègres sont très fiers au fond de cette égalité devant l’ignominie du supplice promis.

Un général à qui l’on demandait son avis à leur sujet, répondit : « Humains, ils sont intensément humains... » Et les beaux traits ne manquent pas pour prouver que l’humanité noire, si elle est moins développée, n’est pas plus méprisable que l’humanité blanche. Celui-ci reste toute une nuit en faction, une chevrotine dans l’omoplate, craignant d’être porté sur la liste des invalides ; celui-là, avec le poumon perforé, ne prononce qu’un mot : — Cunnel (le colonel) est-il sauf ? — Un troisième, mortellement atteint, parle du combat tandis qu’on le panse (ils sont tous grands discoureurs) et proclame à sa façon qu’il aime mieux la liberté que la vie.

A noter aussi le calme du vaillant caporal Robert Sutton devant son ancienne maîtresse, la dame d’une plantation du Sud, qui, réquisitionnée, se redresse devant lui en disant :

— Ça ? ça s’appelait Bob.

Sans que Bob, soudain rejeté à son rang d’autrefois, réponde autrement qu’en disant au colonel avec le salut militaire :

— Voulez-vous voir le cachot des esclaves ? J’ai la clef.

En cas d’expédition périlleuse, il faut souvent éliminer des volontaires, mais on n’a jamais à en chercher ; éclaireurs émérites, ils connaissent les localités, sont aptes aux services les plus divers et savent se retourner avec une curieuse rapidité d’action. Higginson n’en fait pas des saints ; il dénonce leurs faiblesses ; au camp il était harcelé de demandes de permission dont le motif était toujours le même : — Voir ma femme. — A son grand étonnement l’un de ceux qui avaient témoigné le plus d’exigences sous ce rapport sollicita une nouvelle permission : — Pour aller me marier, cunnel. — Et il découvrit qu’un homme pouvait avoir deux ou trois femmes ou davantage, éparpillées sur plusieurs plantations, mais le lien conjugal n’en existait pas moins ; les « femmes au large » avaient qualité d’épouse comme la première et toute autre association passait pour un legs pernicieux « du temps des maîtres. » L’absence de haine envers leurs maîtres, même envers ceux qui les avaient le plus maltraités, était touchante ; ils ne détestaient que la servitude. Et à l’occasion ils montraient de la fierté, par exemple lorsque après la guerre on les vit refuser la paye honteusement réduite par les politiciens du Congrès, et répondre : « Nous nous sommes donnés au gouvernement. »

Chose curieuse, aussitôt capturés ces hommes rentraient soudain dans leur peau d’esclave, craintifs, abjects, mais il faut les voir affranchis ou travaillant à le devenir. L’audacieux mouvement de Sherman vers l’Océan, nous dit le colonel Higginson, décida de l’écrasement de la confédération, et Port-Royal formait l’objectif du général ; les troupes nègres en occupaient le territoire. Après la gloire de celui qui opéra cette marche fameuse, se place l’honneur du régiment qui, ayant enfoncé la porte, la tint ouverte devant le vainqueur.


V

Ce furent deux belles années dans la vie de Thomas Higginson que ces deux années de vie militaire. Les suites d’une blessure l’obligèrent à quitter le service. Retenu par la santé, toujours menacée, de sa femme à Newport dont il a donné des descriptions charmantes dans Oldport Days (les Jours d’Oldport), il revint à ses livres avec délices, traduisant Epictète, qui lui aussi fut esclave, les sonnets de Pétrarque, des poésies de Rückert ou du Camoens, et répandant des essais sur toutes les questions qui, au cours des événemens, s’imposaient à sa pensée. Celui qu’il intitula, par exemple, Saints and their bodies (les Saints et leurs corps), ne contribua pas médiocrement à la propagation des exercices athlétiques dans son pays. La vigueur physique et la perfection spirituelle lui paraissent tout à fait compatibles ; il ne manque jamais l’occasion d’opposer victorieusement les sports à un certain ascétisme qui les réprouve.

De ses tentatives dans le roman, il n’y a pas grand bien à dire, quoique la nouvelle, The Monarch of dreams, soit curieuse ; c’est l’histoire d’un homme qui, après avoir entrepris de diriger ses rêves et de les provoquer à volonté, est à la fin terrassé par eux pour ainsi dire, enveloppé de leurs mailles irrésistibles, jusqu’à devenir incapable d’action. Ce récit lui fut inspiré par les expériences dangereuses qu’il fit de l’opium alors qu’à l’université il lisait les Confessions de Quincey, en étudiant la théologie. Son but était, paraît-il, de stimuler son imagination. Il n’y parvint pas, à en juger par Malbone, où les événemens les plus invraisemblables, quoique vrais, l’auteur nous l’affirme, sont accumulés autour d’un personnage déplaisant qu’on dirait inspiré par les héros fatalement pervers d’Eugène Sue. Higginson déclare cependant l’avoir connu et avoir subi le charme de son extraordinaire beauté, de ses dons intellectuels merveilleux, mais peu importe que la figure soit réelle si nous ne la sentons pas vivre.

En revanche ses portraits de Contemporains sont d’une ressemblance de détails très attachante. Même quand il ne nous apprend sur eux rien de bien nouveau, il nous donne l’impression de les aborder dans une intimité plus étroite, il nous les fait voir comme il les vit lui-même, en voisin, en ami.

Certes nous savions déjà qu’Emerson avait fait l’éducation de l’esprit public de son temps, établi des relations originales, directes et familières, entre l’homme et l’univers, créé une poésie et une philosophie d’intuition ; les paroles : « Bâtissez-vous à vous-même votre propre monde, » ont longuement retenti jusqu’en Europe ; mais nous connaissions beaucoup moins les défauts de sa critique, son horreur de la mesure et de la correction françaises, ses préventions contre le grand romancier Hawthorne et l’étonnant paradoxe sur Shelley qu’il formula ainsi : ‘ Bien que d’un esprit uniformément poétique, il ne fut jamais poète. » Poète, Emerson l’était assurément beaucoup plus que philosophe, « s’étant borné en fait de philosophie à prononcer, assis sous les platanes, des aphorismes admirables et profonds, sans même les relier entre eux par le fil très vague de la méthode socratique. » L’absence de système et l’intégrité de nature expliquent la liaison fraternelle de cet être transcendant « de pur sang bramine » avec Alcott, l’ancien colporteur, devenu chef d’une colonie de communistes, puis d’une école d’été de philosophie, cette école de Concord dont j’ai vu les débris puérils, semblables à ceux d’un pavillon rustique, et où il y avait, dit plaisamment Higginson, beaucoup d’été, un brin de philosophie et fort peu d’école. Tout en rendant justice à l’activité morale persistante de cet honnête Alcott, trop prompt à s’enthousiasmer pour tout ce qui offrait une apparence d’originalité vraie ou fausse, et qu’on présentait généralement aux étrangers comme le Platon de l’Amérique, il raille un peu son attitude de belle âme et le traite sans façon d’innocent charlatan.

Whittier, « le poète lauréat populaire de l’Amérique, » nous apparaît timide et sourd, célibataire ingénu, resté quaker par la coupe de ses habits et l’habitude du tutoiement, pénétré de cette noblesse spirituelle que les compagnons de William Penn léguèrent à leurs descendans, fermement attaché au sol, trouvant sans voyager des inspirations très neuves, chantre de la liberté avant tout, mais aussi du passé déjà légendaire de sa Nouvelle-Angleterre natale, où les matériaux poétiques ne manquent pas plus qu’à l’Ecosse elle-même.

Pour Walt Whitman, Higginson est sévère, quoiqu’il trouve excessive l’accusation de priapisme prononcée contre lui par le chaste Emerson. « Sans doute, dit-il, on ne pourra jamais le classer parmi les hommes enivrés de divin, mais il se grisa certainement à souhait de deux puissans breuvages : lui-même et son pays. » Ce qui choque le colonel, c’est que ce géant débonnaire dont il a pensé, à première vue, que cela ferait un beau soldat, n’ait connu la guerre que dans les ambulances et ait célébré les roulemens du tambour sans y jamais répondre personnellement. De même l’auteur des Chants Démocratiques, ami des ouvriers, préconiseur des masses laborieuses, a déifié le travail, sans avoir jamais réellement travaillé. Il s’est posé en brutal, en sauvage, et c’était au fond le moins simple, le moins naïf des poètes américains, un dandy ! N’y a-t-il pas beaucoup d’affectation en effet dans l’emploi perpétuel d’expressions étrangères, souvent placées mal à propos dans ses vers ? Le grand succès de Whitman a été hors de chez lui, en Angleterre surtout, où ses œuvres parurent d’abord, expurgées, par parenthèse, « de manière à le montrer décemment vêtu et dans son bon sens. » Nous tous qui avons exalté le génie de Whitman, nous ne pouvons, étant étrangers, nous rendre compte de ce qu’il y a d’artificiel en lui. Du reste Higginson ne lui refuse pas, — ce serait impossible, — quelques-uns des élémens les plus hauts de la nature poétique, l’œil pénétrant, la sympathie prompte, une touche vigoureuse, une imagination débordante, quelque chose des richesses mêlées de Victor Hugo, avec « le même désir large, vague et indolent de bonheur pour la race humaine, » mais il n’a ni sa puissance structurale, ni son instinct dramatique, ni le don de condensation.

Sur une stèle brisée, Higginson inscrit les mérites longtemps méconnus du délicieux joueur de flûte, Sidney Lanier, arrêté à mi-chemin entre la poésie et la musique. Il nous initie aux procédés de travail et à la vie de famille du taciturne et génial Hawthorne ; et il n’y a pas que des hommes de lettres dans cette galerie de contemporains où figurent aussi des contemporaines : Helen Jackson, la poétesse, la romancière, l’amie des Indiens dont elle défendit les droits ; Lydia-Maria Child, la courageuse femme, qui demanda comme une grâce d’aller soigner dans sa prison John Brown, blessé et condamné à mort. Au cours de la très remarquable étude sur le général Grant, je relève les passages suivans qui indiquent combien ce qu’on appelle l’esprit militaire diffère des deux côtés de l’Atlantique :

« L’instinct républicain est infiniment plus fort chez nous qu’aucun sentiment professionnel... Grant, élevé pour la carrière des armes, ne considéra jamais les choses purement et simplement au point de vue du soldat. Ce fut la clef de ses succès militaires, — le temps, le lieu, les combattans étant ce qu’ils étaient, — et cela explique l’empressement avec lequel tous ceux qui, ainsi que lui, avaient bien servi la patrie, déposèrent les armes. Le moment critique était pourtant venu, à en croire l’Europe ; enfin, l’homme à cheval, si souvent prophétisé comme l’instrument fatal de la Providence, allait amener cette turbulente république au rang des nations qui obéissent... Et il se trouva au contraire que le vieil Israël Putnam, du temps de l’indépendance, galopant en manches de chemise à la bataille de Bunker Hill, n’était ni plus ni moins dangereux pour la liberté des États-Unis que cet homme à cheval qui s’appelait Grant.

« Les titres de Grant à une gloire durable furent ceux-ci : D’abord il commanda les plus grandes armées qu’ait jamais vues le monde civilisé ; avec ces armées il sauva l’intégrité de la nation américaine. Il fit cela par sa propre initiative, réunissant rarement Un conseil de guerre et différant presque toujours d’opinion avec lui quand il le convoquait. Il agit en toute circonstance par devoir et jamais par gloriole, en citoyen beaucoup plus encore qu’en soldat ; comme il l’expliquait à Bismarck, il fut avant tout le cultivateur, l’homme des champs. Frappé par les plus grands revers personnels, il montra jusqu’au bout les mêmes qualités robustes. En écrivant ses Mémoires, Grant fut simple et sincère sur tout ce qui le concernait, juste et loyal à l’égard de ses adversaires, en vertu de quoi il légua au monde l’autobiographie militaire la plus intéressante qui se soit produite depuis les Commentaires de César. »

Nous verrons, en suivant Higginson à travers ses voyages, s’il apporte dans le jugement sur ses contemporains étrangers autant de perspicacité que dans l’appréciation de ses compatriotes.


VI

Un Américain représentatif est tenu d’avoir voyagé, tout en habitant le plus souvent son pays où des tâches multiples le retiennent. Higginson visita donc à deux reprises, en 1872 et en 1878, l’Angleterre et la France. Ce furent de tardifs pèlerinages. Il avait quarante-huit ans lorsque pour la première fois il aborda la patrie de ses ancêtres. Déjà il croyait la connaître, car il avait eu l’occasion de rencontrer beaucoup d’Anglais à Cambridge ; les plus distingués d’allure et de manières parmi eux ne lui avaient pas paru supérieurs à certains gentlemen de Boston, de Philadelphie ou de la Virginie, et il devait garder cette impression après les avoir vus chez eux, tout en constatant d’autre part que le sang latin produit souvent, même aux derniers rangs de la société, des types d’élégance dont on ne trouverait pas l’équivalent dans la race saxonne. A Newport affluaient des étrangers de tous pays, des souverains parmi eux, l’empereur du Brésil et sa femme, une Bourbon. « En réfléchissant à ce que ce nom avait signifié pendant des siècles d’obscurantisme et de tyrannie, je fus tout saisi de penser que je me trouvais assis sur le même canapé qu’une de ses représentantes, causant tranquillement avec elle. »

Ici le Huron (comme l’entend Voltaire) montre le bout de l’oreille. Il y a quelquefois un « ingénu » chez Thomas Higginson et plus souvent encore un provincial. Je sais bien que de ce provincialisme il se vante volontiers, sous prétexte que le provincialisme américain, qui est du patriotisme local, n’a aucun rapport avec celui qui peut exister dans la petite ville française, un Tarascon imaginaire, où le notaire, le médecin et quelques petits rentiers se livrent quotidiennement au commérage en même temps qu’à la partie de dominos. La ville de province américaine du même rang n’est peut-être pas plus grande, mais elle a déjà ses écoles et sa bibliothèque publique, elle aspire à un musée, à un conservatoire. Confondre ces deux extrêmes, c’est comme si l’on confondait l’enfance du nouveau-né et celle du vieillard, l’une représentant toutes les promesses et l’autre une parfaite décrépitude. Eh bien ! n’en déplaise à M. Higginson, il témoigne du provincialisme de Tarascon, tout autant que d’aucun autre, lorsque, au début de ses impressions sur « Londres littéraire, » il écrit : « Mon premier devoir en arrivant fut de vérifier ma position et de découvrir ce qu’on pensait de nous. »

Presque tous ses arrêts sont fondés en effet sur ce que tel ou tel pense des Américains ; Tennyson les redoute, il les trouve envahissans ; aussi est-il présenté sous un aspect peu sympathique et même un peu ridicule, avec la négligence affectée de ses vêtemens et de sa barbe qui lui donnent l’air d’un bandit corse, tenant fort à la flatterie sans mélange et considérant comme le trait capital du caractère d’un homme qu’il aime ou non les poèmes de Tennyson. Carlyle s’intéresse à la classe de couleur, comme aussi Darwin qui, en outre, fait cas des facéties de Mark Twain ; le voyageur rend donc pleine et entière justice à ces deux grands esprits. La maison de Rossetti, où Walt Whitman et même Joaquin Miller sont en faveur, lui paraît la plus agréable de Londres. En revanche Matthew Arnold est traité de haut pour avoir nié l’existence d’une presse américaine distincte de la presse anglaise et avoir mesuré à l’aune de sa critique la grande figure d’Emerson. Higginson est évidemment piqué de l’ignorance sur tous les sujets américains de beaucoup de dames anglaises. Il est vrai que cette ignorance ressemble fort à de l’impertinence quand l’une d’elles lui demande si réellement les Américains, en s’adressant à un nouveau venu dans leur pays, l’appellent toujours « étranger. » Une autre s’écrie : — Vous ne voudrez pourtant pas nous faire accroire que vous soyez content d’être Américain. Vous en prenez votre parti parce que vous ne pouvez faire autrement, voilà tout. — Chez Fronde l’historien, sa femme et sa belle-sœur n’en croient pas leurs yeux lorsqu’elles sont forcées de reconnaître en lui l’Américain annoncé. — Elles s’attendaient sans doute, dit-il en riant du bout des lèvres, à me voir débarquer en peinture de guerre, le tomahawk à la main.

Cependant les Américains munis de lettres d’introduction sont bien reçus ; on regrette seulement de ne pas trouver à quelques-uns plus de couleur locale. De même pour les livres d’Amérique agréés avec un certain empressement quand ils se présentent à la manière du clown en exécutant une culbute, mais auxquels on ne veut trouver d’autre mérite que celui de l’inattendu : l’Indien de Cooper, le nègre de Mrs Stowe, le joueur de Bret Harte, le portefaix de Whitman, à la bonne heure ! Leur succès peut de quelque façon rivaliser avec celui de Buffalo Bill ! En vérité, devant une pareille étroitesse il semble absurde de priser les arrêts d’une nation étrangère comme s’il s’agissait d’une espèce de postérité contemporaine. L’Amérique a pourtant ce grand tort, mais pour sa part Higginson n’est nullement disposé à s’incliner devant personne, lui qui a connu Emerson, Hawthorne et Parker ! Avec amertume il rappelle les injustices de l’Angleterre envers son ancienne colonie à laquelle si longtemps elle reprocha de tolérer l’esclavage, et qu’elle blâma ensuite de l’avoir aboli. Ces injures d’ailleurs ont du bon. Elles décolonisent de plus en plus les Etats-Unis.

L’un des souvenirs les meilleurs qu’ait gardés Higginson de son séjour en Angleterre paraît être pour le cardinal Manning rencontré dans un meeting relatif au régime des prisons : « Le type par excellence de l’ecclésiastique : tout chez lui, jusqu’à la forme de la tête marquait le développement de cette fonction,... le front noble, la joue mince et ascétique d’un homme chez qui tout ce qui n’appartient pas aux sphères supérieures de la pensée et de l’action est visiblement retranché ; la bouche d’une mobilité singulière, la voix séduisante, persuasive au suprême degré. Son accent n’avait rien de spécialement anglais. On eût pu le prendre pour un Américain, ou pour un Français, pour un Italien ou même pour un Allemand très cultivé. Je sentis que j’avais devant moi un homme du monde dans le sens le plus élevé du mot, ou plutôt un homme de tous les mondes... Ses convictions étaient larges et humaines, il les exprimait avec une courtoisie à la fois généreuse et dominatrice qui désarmait l’opposition. Plus tard en lisant ses Mémoires, je vis quelles limites avaient dû lui imposer son tempérament et son éducation, mais sa merveilleuse carrière d’influence en Angleterre me fut suffisamment expliquée par ce discours unique au congrès des prisons. Si j’avais à prononcer une apologie de l’Église catholique, l’argument le plus fort, à mon avis, serait le pouvoir qu’elle possède de développer et d’exalter au premier rang un homme tel que celui-ci. L’individu que je placerais auprès de lui, et peut-être même au-dessus, est un prêtre français rencontré par hasard dans une des grandes cathédrales du continent, et dont je ne sais même pas le nom, mais dont le visage, la voix, les manières m’ont laissé une impression si profonde, que si je m’éveillais un matin avec le fardeau de quelque grand crime, je voudrais traverser l’Océan pour le lui confesser. »

La reine a produit aussi beaucoup d’effet sur Higginson. Il la voit passer à Aldershot une revue de 16 000 hommes et reconnaît en elle une réelle majesté, tandis que les soldats lui présentent les armes et qu’éclate le God save the queen.

« Elle est petite, forte, avec un visage lourd qui n’est pas absolument agréable, mais malgré cela elle a une grande dignité d’attitude... On sent qu’elle tient ses prérogatives d’une main ferme. Je ne suis nulle part aussi ardemment républicain qu’en Angleterre ; cependant on éprouve une certaine satisfaction, après la si longue subordination des femmes, à se dire que la première monarchie du monde reçoit les ordres de l’une d’elles. Rarement est-il arrivé qu’un seul souverain ait, par la prolongation d’un règne pacifique, influencé l’histoire de l’humanité comme le fit Victoria. »

Ces réflexions sont curieuses à lire aujourd’hui ! Mais en 1878, les radicaux eux-mêmes étaient persuadés que cette forte influence personnelle de la Reine ne faiblirait pas. Vu l’état actuel de l’opinion publique, nous dit Higginson, le trône d’Angleterre convient admirablement à une femme.

Il pourrait ajouter que partout les reines sont en notre siècle, si dur pourtant, et peut-être à cause de cette dureté même, entourées d’un dévouement chevaleresque, le respect naturellement dû à la femme se mêlant à celui qu’exige la souveraine. Peut-être la monarchie est-elle destinée à refleurir et à se fortifier sous une forme féminine qui sera comme le symbole de la toute-puissante faiblesse. Les larmes versées par tout un peuple aux obsèques de la vieille reine Victoria, l’enthousiasme non moins général soulevé par le mariage de la jeune reine de Hollande sont là pour le faire supposer. En 1878, comme Higginson demandait à un officier de haut rang si l’Angleterre ne deviendrait jamais une république, celui-ci répondit que ce serait impossible tant qu’existerait la reine. Mais après... Si un certain petit-fils de la reine qui pratique des théories déclarées d’absolutisme prenait trop d’influence sur son cousin, l’Angleterre regimberait contre un pareil traitement et entre deux maux préférerait encore la république dont en principe elle ne veut pas. C’est tout l’espoir qui reste au républicain Higginson. Il raconte avec un grain de malice qu’à cette revue d’Aldershot, la poulie qui devait hisser et faire flotter aux vents le drapeau britannique au-dessus du pavillon de la Reine refusa de fonctionner : « On est sous la menace, dit-il, d’une guerre avec la Russie (13 mai 1878) et plus le drapeau météore de l’Angleterre est bruyamment chanté, plus il est embarrassant de voir ce météore descendre au lieu de monter. Le même incident survint pour le drapeau de Charles Ier quand il fut levé une première fois à Nottingham en 1642... » Quant à la revue, on ne vit jamais de plus éblouissans uniformes, de plus beaux chevaux que ceux de ces seize mille boys imberbes et bien nourris, mais ils ont un peu l’air de jouer au soldat, c’est du moins l’avis du colonel du 1er Caroline-Sud qui déclare qu’une seule compagnie de soldats bronzés et en guenilles, tels qu’il en a connus sous le gros bleu moins tapageur que cette écarlate, lui imposerait tout autrement. Le spectacle est sans reproche, mais l’intérêt moral manque. La guerre contre les Boers prête une certaine valeur à ces notes qui datent de plus de vingt ans.

De celles qu’il a prises à Paris, je me bornerai à citer, sans commentaires, les fragmens épars qui suivent :

Au théâtre des Folies-Marigny, le centenaire de Voltaire :

« Pour la première fois j’entendais des orateurs français et, tout en connaissant les ressources de la langue et la puissance de sympathie de la race, je n’étais pas préparé à les voir se produire aussi magnifiquement dans une assemblée publique. L’appréciation de l’éloquence propre à tous les Français atteint à la hauteur de notre plus grand enthousiasme, sauf que les applaudissemens s’adressent à la forme autant qu’au fond et sont produits par les mains seulement, jamais par les pieds. L’aspect même du public était le plus remarquable que j’eusse encore vu... Rien que des hommes et tous d’une apparence singulièrement pensive et distinguée, une assemblée supérieure au Parlement ou au Congrès par l’air intelligent. Quelques-uns, très peu, portaient la blouse de l’ouvrier, et le bruit de conversations aurait fait croire à une querelle violente, mais il n’en était rien ; on causait de très bonne humeur... »

Victor Hugo fait son entrée au milieu des acclamations ; il s’assoit au-dessous du buste enguirlandé de Voltaire, et M. Spuller prend la parole. M. Spuller est un bel homme qui a un peu l’air anglais ; une de ses mains est posée sur la table, l’autre fait le devoir de deux ou même d’une douzaine de mains d’après l’habitude de sa race. Chacune de ses phrases est ponctuée de bravos, d’exclamations admiratives, de : Oh ! oh ! oh ! qui indiquent une profonde jouissance littéraire.

L’enthousiasme augmente encore quand M. Emile Deschanel, dont Higginson connaît le livre sur Aristophane, établit un parallèle entre la carrière de Victor Hugo et celle de Voltaire, en abordant avec tact, lorsqu’il parle de ce dernier, un point dangereux ; sans doute la Pucelle est un livre condamnable, mais du moins Voltaire admet que Jeanne d’Arc sauva la France et le clergé qui eut ses torts envers l’héroïne, — car enfin, qui est-ce qui l’a brûlée ? — n’a vraiment rien à dire contre lui. Du discours de Victor Hugo, Higginson ne donne pour ainsi dire que la pantomime. Debout, derrière deux candélabres à six branches, il lit sans lunettes des pages immenses de très grosse écriture, il fait beaucoup de gestes et, dans les momens de passion, agite son bras au-dessus de sa tête, les doigts écartés et tremblans. Parfois il se frappe la tête comme pour arracher ses cheveux blancs et cela ne semble pas trop mélodramatique. Sa voix est vigoureuse, mais quelque défaut de prononciation empêche qu’on l’entende aussi bien que les autres... (Louis Blanc est l’orateur français que Higginson entend le mieux ; Charles Blanc celui qu’il entend le moins.)

« La partie la plus frappante du discours de Victor Hugo fut, selon moi, sa défense du sourire de Voltaire et, à propos de l’Exposition, son appel à la paix internationale... Jamais plus puissante peinture ne fut faite de ce champ de bataille de l’Exposition. »

A la fin de la réunion, il n’y eut pas de musique, ce qui étonne l’étranger. Il assista au départ triomphal de Hugo.

« C’était le jour de l’Ascension, et çà et là nous rencontrâmes des groupes de petites filles en robes blanches à qui l’on apprend peut-être encore à frissonner au nom de Voltaire ou même de Victor Hugo. »

A dîner Louis Blanc lui raconte sur la révolution de 1848 force anecdotes. Il affirme n’avoir jamais cru complètement aux ateliers nationaux ; les ateliers avaient été placés entre ses mains par un rival qui leur voulait du mal et à lui aussi. Très gai, facétieux même, lors de leur première rencontre, Louis Blanc se montre une autre fois sous un aspect très différent ; il dit avec tristesse que la France n’est une république que de nom, qu’elle a des institutions et des traditions monarchiques avec une constitution bien faite pour les rendre perpétuelles. Louis Blanc ne trouve pas que le nom de grand homme puisse s’appliquer à Lamartine. Il estime même que Lamartine fit du tort à la république par sa déférence envers la bourgeoisie. L’histoire du drapeau tricolore substitué au drapeau rouge est absurde. Le drapeau rouge ne symbolisait rien de sanguinaire, mais au contraire l’ordre et l’unité ; c’était la vieille oriflamme, le drapeau de Jeanne d’Arc... « Après dîner on joua la Marseillaise au piano, puis la Carmagnole, formidable et douloureuse comme la guillotine elle-même. Étranges, ces souvenirs du passé, en présence de cette admirable ville, sans cesse embellie par le percement de nouvelles avenues.

Un bal d’étudians : les jeunes filles sont assez modestement mises ; leurs cavaliers dansent avec cette grâce et cette agilité merveilleuse qui n’appartiennent qu’aux jeunes Français. »

A la Chambre : Higginson est placé parmi les membres du corps diplomatique. Il remarque que quelques députés écrivent des lettres, mais il ne voit pas de journaux. Le bruit est égal à celui qu’on entend au Congrès à Washington, sauf qu’on ne bat pas des mains pour appeler les pages. Quand les députés s’excitent on se croirait dans la cage des lions.

Le président sonne, et rétablit le calme ; s’il mettait son chapeau la séance serait suspendue. Tout cet orage est provoqué par le général Borel, un gros homme, à face rouge, toujours à moitié ivre, assurent les radicaux, qui se tient les bras croisés, prêt, dirait-on, pour un coup d’État. A première vue on découvre combien plus profondes qu’en Amérique sont en France les différences entre les partis puisqu’elles concernent ouvertement l’existence même de la république. Il n’y a pas de femmes à la Chambre, même comme spectatrices, mais elles peuvent bien être cachées quelque part. Higginson est surpris de voir les femmes tellement moins au courant des affaires politiques et de tout en général que les hommes. Dans une crémerie où il a pris un bol de « bouillon bourgeois, » à vingt-cinq centimes, la femme qui le servait lui a demandé si l’on parle allemand en Amérique, tandis que son mari connaissait l’histoire de Christophe Colomb, quoiqu’il fût en blouse...

J’en resterai là, sans suivre M. Higginson à la fête donnée au Cirque américain en l’honneur de Jean-Jacques, ni au banquet qui a lieu à Belleville pour célébrer la prise de la Bastille et où le général de Wimpffen reçoit une chaleureuse ovation ; on lui sait gré apparemment d’être venu, car depuis la Commune, l’armée française est tout entière du côté des conservateurs...

Ce qui précède suffit, il me semble, pour édifier le lecteur sur l’incertitude des jugemens du Nouveau monde à notre égard. Sans doute, les nôtres, quand il s’agit de lui, laissent bien souvent à désirer, mais pourquoi nous reprocher l’erreur de Voltaire démolissant Shakspeare, quand Racine n’est compris nulle part en pays anglo-saxon ? Pourquoi relever dans le dictionnaire de Larousse une coquille qui fait d’Emerson Emerton, et qui change Lowell en Biglow sous prétexte qu’il est l’auteur des Biglow Papers, quand ailleurs des écrivains distingués que je ne nommerai pas (Higginson n’est point du nombre) transforment La Bruyère en Bruyère, La Rochefoucauld en Rochefoucauld, celui-ci affublant d’une particule Edgar Quinet que celui-là retire à Mme de Pompadour ? Ce que l’on pourrait plus facilement faire remarquer, en mesurant avec Higginson le Niveau cosmopolite dans l’équation de la gloire, c’est la trop grande promptitude qu’apportent nos revues et nos journaux à découvrir et à prôner des écrivains étrangers, souvent inférieurs peut-être à tels écrivains français dont la critique laisse passer les noms inaperçus. Nous montrons un engouement excessif pour les produits qui ne sont pas de chez nous, mais ce n’est pas, semble-t-il, à l’étranger de s’en plaindre. Il pourrait se rappeler d’autre part qu’au milieu de beaucoup de jugemens superficiels et même d’erreurs, Philarète Chastes fut le premier à éveiller un vif intérêt pour les diverses littératures des deux mondes telles qu’elles se manifestèrent de 1830 à 1848. Et depuis, combien eut-il d’imitateurs, dépassés tous par Emile Montégut à qui l’Amérique doit, sans y attacher assez de prix, d’avoir introduit et fait goûter en France Emerson, Longfellow, l’intraduisible Hawthorne ! Plût au ciel que les auteurs français trouvassent hors de chez eux des critiques aussi pénétrans ! Dans son pays même, l’auteur du Blithedale Romance ne rencontra jamais à un plus haut degré l’intelligence profonde et subtile de son œuvre[8]. Après cela, libre à M. Higginson de nous répondre ce que répondit jadis un sénateur de Litchfield (Connecticut) à l’ambassadeur d’Angleterre qui vantait la beauté d’une dame américaine, disant qu’elle serait admirée à Saint-James : « Monsieur, elle est admirée même à Litchfield. » Mais ce sera encore un peu de provincialisme et non pas du meilleur.


VII

Critique littéraire à part, le colonel Higginson est sympathique à la France, et il l’estimerait d’autant plus depuis que le mouvement féministe y sévit, car le sujet qui, après l’émancipation de l’esclave, lui tint le plus au cœur fut l’émancipation de la femme. Les essais qui composent le volume intitulé les Femmes et l’Alphabet[9] commencèrent à paraître en 1859, et ils n’ont certainement pas nui à la conquête des droits nombreux que les Américaines se sont assurés depuis une quarantaine d’années. On prétend que ce fut la lecture du premier de ces essais : Les femmes doivent-elles, oui ou non, apprendre l’alphabet ? qui décida de la fondation du fameux collège de Smith. Cet essai avait été inspiré à Higginson par un amusant pamphlet qui parut à Paris en 1801 : Projet d’une loi portant défense d’apprendre à lire aux femmes. Sous une forme paradoxale, la petite brochure française touchait au fond même du problème.

Tout est là : les femmes doivent-elles être autorisées à apprendre leurs lettres ? Oui ? Eh bien ! en ce cas, elles doivent apprendre le reste, ne pouvant être que sujettes ou égales de l’homme ; il n’y a pas de milieu. Les Chinois sont beaucoup plus logiques que nous ; ils décrètent que, pour les hommes, la vertu consiste à cultiver la science, tandis que, pour les femmes, renoncer à la science est une vertu. En réalité les limites propres à chacun des deux sexes sont tracées nettement par la nature ; qu’on écarte donc une bonne fois les obstacles légaux et conventionnels ; ils empêchent la femme de déterminer elle-même le point précis où elle s’arrêtera. La maternité, ce sanctuaire fermé à l’homme, implique chez elle une sensitivité morale et physique, qui n’est pas de la faiblesse, puisqu’elle prête en certains cas des forces extraordinaires, une sensitivité qui se révèle à travers toute la carrière de la femme et est comme la rançon de joies divines qu’elle est seule aussi à goûter. Mais combien de qualités les deux sexes ont-ils d’ailleurs en commun, et Higginson soutient qu’il n’y a pas une vertu appartenant à l’un qui ne puisse faire honneur à l’autre : « Dès leur enfance, garçons et filles ont besoin de s’entr’aider ; la coéducation est un stimulant utile à celles-ci, une contrainte précieuse pour ceux-là. Le préjugé qui s’y oppose, sous prétexte que les hommes doivent devenir tout cerveau et les femmes rester tout cœur, est l’un des plus faux et des plus dangereux qui existent. Ayons confiance dans la femme religieuse et pure ; il n’y a pas de danger qu’elle se désexualise tant que l’œil de Dieu veillera sur elle ; laissons-la voter, de même que nous lui laissons prendre la parole dans une assemblée publique, ou enseigner la géométrie et le latin dans une école mixte ; la meilleure préparation à la liberté, c’est la liberté. Son éducation se fera par les droits mêmes qui lui seront donnés. Le bon sens, l’exactitude, l’intelligence et le goût de l’administration qu’elle apporte dans son ménage, elle les apportera dans ce nouveau rôle auquel la prépare depuis trente ans la campagne du suffrage menée aux États-Unis par des femmes de premier ordre et par beaucoup d’hommes éminens, avec elles, par des hommes qui croient que l’expérience d’une république modèle aura plus de chances de réussir quand une moitié de la race ne sera plus tenue à l’écart des affaires. »

Higginson espère que les tendances morales de la femme feront triompher les grandes causes de la tempérance et de la paix ; toutefois il ne répond de rien, ne revendiquant pas pour sa cliente les droits de citoyen parce qu’elle est un ange : il lui suffit qu’elle soit un être humain. Jamais il n’a cessé de plaider la cause des femmes. Il se fait leur avocat, à toutes les époques de l’histoire ; la Fronde le séduit parce qu’elle fut la Guerre des Dames, de Dames pour lesquelles son admiration dépasse en chaleur celle de Cousin ; les campagnes de la Grande Mademoiselle[10] sont qualifiées par lui de fil d’or dans la tapisserie somptueuse d’écarlate et de pourpre qui représente le siècle de Louis XIV ; il réhabilite, sans hésiter, Sapho et son école de science dont cette mauvaise langue de Voltaire voulut faire une école de vice, comparant cette école indignement calomniée aux classes que Margaret Fuller ouvrit aux jeunes filles de Boston. Les déesses grecques « ces grandes femmes idéales du ciel » l’ont pour fervent adorateur, et il accorde une place parmi elles à la Demeter transformée, à la Vierge Mère, avec une condescendance d’hérétique bienveillant que nous trouvons toujours chez lui quand il s’agit du catholicisme. Avec quelle ardeur il défend les femmes savantes, d’Elena Cornaro à Mme Dacier, contre les sarcasmes de Molière ! George Sand et George Eliot, Rachel et la Ristori, l’aident à démontrer que la femme a déjà rattrapé l’homme dans deux départemens intellectuels, le roman et l’art dramatique ; et, à propos d’elles, il se réclame de Darwin pour vouloir que le mérite supérieur soit celui qui entre en scène le plus tardivement. La question n’est pas de savoir si la femme fut l’égale de l’homme aux premières étapes de la lutte pour l’existence, mais si elle n’est pas en train de le dépasser. Dans son pays les Lydia Maria Child, les Lucy Stone, les Louise Alcott, les Lucretia Mott, les Julia Ward Howe font eu pour ami et pour allié. Il lance bien quelques railleries discrètes à l’excellente Mrs Beecher Stowe ; c’est que le radical est un homme du monde, grand appréciateur de la beauté en outre ; cette illustre réformatrice manquait évidemment de grâce, de souplesse et d’à-propos dans les détails de la vie.

Le culte de la femme fait partie d’un américanisme de bon aloi que nous ne pouvons assez louer chez Higginson, si nous avons dû blâmer quelquefois celui qui le conduit à une susceptibilité excessive : le meilleur américanisme consiste à croire que le gouvernement national de soi-même n’est pas une chimère, et qu’il s’établira peu à peu dans le pays où l’élargissement du ciel, sa hauteur plus grande au-dessus de la terre, son zénith plus lointain, toutes ces apparences d’une plus glorieuse atmosphère qui frappe l’œil du nouveau débarqué, doivent avoir une signification symbolique. Ce ne serait pas assez d’avoir un ciel plus vaste, si l’âme ne l’était aussi.

L’Américain a d’autres aspirations que son ancêtre insulaire. Emerson le dit très justement : l’Anglais est de tous les hommes celui qui se tient le plus ferme sur ses pieds, mais ce genre d’immobilité tenace n’est pas toute la mission d’un homme : qu’il fasse un pas en avant, ajoute Emerson, et vous avez l’Américain. Pour celui-ci le péril serait au contraire une puissance trop grande d’assimilation qui lui fait emprunter quelqu’une des caractéristiques de chacun des gens qu’il rencontre, sauf à perdre en retour quelque chose de ce qui lui est propre. Il lui faut apprendre à regarder autour de lui avec ses propres yeux, au lieu de se servir des classiques lunettes européennes ; et il lui restera encore à se concentrer, à sentir le prix de la perfection plastique, à modérer surtout son excessive activité.

Ce dernier conseil qu’il donne aux autres, Higginson pourrait se le donner à lui-même ; personne n’est plus que lui entreprenant et versatile. Nous l’avons vu monter en chaire, conduire des bataillons, écrire dans les principaux magazines de son temps ; il s’occupa très activement des écoles publiques et des bibliothèques, commanda l’état-major d’un gouverneur, fut historien naval et militaire, délégué à une foule de conventions, politiques et autres, enfin député au Congrès.

Les besoins d’une époque de formation le voulaient, alléguera-t-il, tous les citoyens en firent autant, il n’y a rien d’exceptionnel à cela. Aucun Américain, quelle que soit sa profession, ne se refuse au service public.

Je doute pourtant qu’il y en ait beaucoup qui en plus d’un demi-siècle ne puissent compter que cinq années à peine, pendant lesquelles ils n’aient pas travaillé au profit de l’État ou de la ville, parfois de tous les deux ensemble. Thomas Higginson est avec cela l’un des plus répandus parmi les conférenciers. De bonne heure il s’enrôla dans de longues tournées, lyceum courses, qui portent au peuple, jusque dans le Far West, les bienfaits du développement intellectuel. Je devrais en parler au passé plutôt qu’au présent, car la multiplicité des journaux et des entreprises théâtrales, a presque mis fin à ce système, dont la vogue fut jadis considérable. Higginson conte d’amusantes anecdotes sur ces conférences organisées dans les parties les moins civilisées des Etats, avec renfort de bals, de représentations dramatiques ou simplement de réclame commerciale pour se faire accepter. Il était comique de voir le nom d’Emerson accouplé à une soirée dansante, ou celui de Shakspeare servir à préconiser telle ou telle marchandise. Réclame, commerce, littérature, marchaient de front en s’entr’aidant. Higginson, cela va sans dire, prit la chose de plus haut, ne se proposant que l’éducation politique, morale et sociale de son auditoire. La question d’argent le touchait peu. Il lui suffit de posséder cette honnête aisance qui permet à la plume de courir quand il lui convient sur le sujet qui la tente ; la parole, qui seule procure l’avantage incomparable d’aborder le public, face à face, est pour lui une sorte de délassement, et il ajoute à ces conditions de bonheur le privilège sans prix d’une inextinguible espérance. « Jusqu’à la fin, dit-il, l’ouvrier en réformes sociales a des satisfactions que les autres ne connaissent pas. Ayant vu se réaliser tant de choses qu’on avait longtemps déclarées impossibles, il croit à l’accomplissement de tout le reste. Je tiendrais à vivre, par exemple, pour voir assurés l’arbitrage international, la réforme complète du service civil, l’établissement du libre-échange, l’égalité des sexes dans l’éducation et devant la loi, la transmission aux mains du peuple de certains monopoles détenus par les particuliers, le triomphe de la liberté religieuse et de la tempérance, enfin l’affranchissement de la littérature américaine délivrée des superstitions coloniales qui ont gêné jusqu’ici son essor. » Il ne se fait point d’illusions ; pendant de longues années encore l’Amérique sera tributaire de l’Europe, pendant des années encore elle ira y chercher, comme faisait Robinson Crusoé sur le navire naufragé, ce qui est nécessaire à sa subsistance, mais le navire naufragé serait effacé depuis longtemps de la mémoire des hommes s’il n’était pas survenu de Robinson. Soyez vous-même ! Fiez-vous à votre tempérament.

— Osez ! — Ce sera le dernier mot que Thomas Wentworth Higginson criera au pays dont il s’est efforcé toute sa vie de diriger et d’éclairer le jugement.

Il n’aura aucun repos, ni en ce monde ni dans l’autre, avant que ne se soit dissipée l’ombre de l’Angleterre qui pèse toujours sur l’Amérique. L’émancipation sera complète alors et le réformateur pourra dormir en paix, en murmurant peut-être enfin, il nous le laisse pressentir, le conseil suprême que le vieux poète Spenser donne à sa Britomart. Quand elle entra dans le palais enchanté, Britomart trouva inscrit au-dessus de quatre portes successives : « Osez ! Osez ! Osez ! Osez ! »

Sur la cinquième seulement elle lut :

« N’osez pas trop ! »

Précepte utile, dit Higginson, mais secondaire et subordonné à l’autre.


TH. BENTZON.

  1. La Fantaisie aux États-Unis, 15 juillet 1860.
  2. Le docteur Holmes mourut en 1894.
  3. Histoire des États-Unis, par T. Wentworth Higginson. Hetzel et Cie, 1 vol.
  4. Outdoor Studies, 1 vol.
  5. Le Naturalisme aux États-Unis, Revue du 15 septembre 1887.
  6. Contemporaries, 1 vol.
  7. Vie militaire dans un régiment noir. Librairie Fischbacher.
  8. Un Roman Socialiste, Revue du 1er décembre 1852 ; — Un Romancier pessimiste, 1er août 1860.
  9. Women and the Alphabet, 1 vol.
  10. Studies in history and letters, 1 vol. — Mademoiselle’ s’Campaigns.