Attribué à Poulet-Malassis. (p. 184-221).
Lettres XXX à XLI.


LETTRE TRENTIÈME.


Adèle à Albertine.
B…, 14 août 18…

Je suis bien malheureuse, va, ma bonne Albertine. Le croirais-tu ? Lucien est parti ; il a quitté B… hier au soir… et je suis forcée de cacher mon chagrin, de dévorer mes pleurs ; il ne faut pas que l’on devine ce que je souffre.

Ma tante ayant reçu une nouvelle lettre de son mari, lettre bien plus explicite que la première, à l’endroit du prétendu qui m’est destiné, j’ai voulu, à ce propos, faire expliquer Lucien, qui ne me parlait de rien ; je voulais savoir quelle conduite il tiendrait à l’arrivée de mon oncle.

Après avoir éludé longtemps une réponse nette et catégorique, comme je le pressais vivement, il a fini par me dire froidement qu’il n’était pas libre, sans vouloir répondre autrement à toutes les questions que je lui adressais. Impossible de lui arracher autre chose que cette réponse ; puis il m’a déclaré que, ne voulant pas nuire à l’union qu’on me préparait, il se proposait de nous faire ses adieux le jour même.

Mes larmes, mes supplications n’ont pu changer sa résolution. Il est parti !

Ah ! ma chère Albertine, je ne le reverrai peut-être jamais ! Et moi qui l’aime tant ! Pourquoi me quitte-t-il ainsi ?

J’ai passé une nuit affreuse. Je mordais mon oreiller, afin d’étouffer mes sanglots. Je n’ai pas voulu descendre déjeuner ce matin ; tout le monde aurait remarqué mes yeux rouges.

Adieu, ma chère Albertine ; plains-moi, écris-moi, console-moi… Je suis au désespoir.

À toi.
Adèle.


LETTRE TRENTE ET UNIÈME.


Albertine à Adèle.
Paris… août 18…

(Il nous serait impossible de mettre la main sur la réponse de mademoiselle Albertine à la lettre désolée de son amie ; elle devait renfermer, nous avons lieu de le supposer, toutes les consolations que les femmes se prodiguent en pareil cas, accompagnées sans doute de réflexions peu obligeantes sur les hommes en général et sur M. Lucien en particulier. L’imagination du lecteur comblera facilement cette lacune, très-peu importante du reste.)



LETTRE TRENTE-DEUXIÈME.


Adèle à Albertine.
B…, 20 août 18…

Ta bonne lettre m’a fait grand bien, chère Albertine ; en m’arrachant de chères illusions, elle m’a forcée d’envisager les choses sous leur jour véritable. Ma tête s’est calmée peu à peu, mes larmes se sont séchées, et si je n’ai pu parvenir à chasser de mon souvenir celui qui m’a été, qui m’est encore si cher, en dépit de ses torts, au moins j’ai réussi à cacher à tous la blessure dont mon pauvre cœur saignera longtemps, je le crains.

Doutant de ma parfaite guérison, je ne voulais pas t’écrire avant l’arrivée de mon oncle, que nous attendions de jour en jour. Eh bien ! j’ai résolûment subi l’épreuve : mon oncle est revenu, et si je n’ai pas eu l’air précisément enchanté du présent qu’il veut me faire, au moins j’ai joué la pensionnaire qui accepte, sans empressement comme sans répugnance, le premier mari qu’on lui présente.

Ah ! mon Albertine, que ce prétendu est loin de Lucien sous tous les rapports ! Certainement il n’est pas mal : c’est un grand et gros garçon de vingt-six ou vingt-sept ans, sanglé dans son uniforme, haut en couleur, blond, aux moustaches soigneusement effilées ; en un mot, ce qu’on appelle un beau soldat ; mais il se tient si raide ! Et puis, quelle conversation ! Toujours la garnison, toujours le régiment ! Voilà ce que j’entends depuis quarante-huit heures, voilà ce que je serai probablement condamnée à entendre toute ma vie, quand j’aurais pu…

Tiens, je ne veux plus penser à cela ; je me remettrais à pleurer, et je finirais par devenir laide, ce qui ne m’avancerait à rien, n’est-ce pas ?

Je cherche à me distraire en me remettant avec acharnement à la peinture, un peu négligée dans ces derniers temps, tu sais pourquoi.

En fait de distractions, j’userais volontiers de mon observatoire de gauche, et ce serait le vrai moment, si ma tante n’avait pas changé la disposition de son appartement, et fait de sa chambre à coucher un cabinet de toilette. De cette façon, je ne puis ni voir ni entendre ce qui se passe chez elle.

Après tout, que m’importe ? Il ne s’y peut rien passer qui ne me soit parfaitement connu.

Adieu, ma chère amie, je t’embrasse bien des fois.

Adèle.

P. S. Mon oncle mène les choses militairement ; dans un mois au plus tard, je serai madame la vicomtesse de S…… Ce gros garçon est vicomte.

A.


LETTRE TRENTE-TROISIÈME.


Albertine à Adèle.
Paris, 28 août 18…

Je le vois avec plaisir, chère petite, te voilà raisonnable. Est-ce à ma lettre qu’il faut attribuer cet heureux changement ? J’en serais fière. Le temps est-il pour quelque chose dans cette cure ? Tant mieux encore. L’important est que tu sois en bonne voie de guérison, et la meilleure preuve de ton retour à la santé, c’est la velléité de distraction qui te passe par la tête.

Ta tante a eu vraiment grand tort d’abandonner sa chambre à coucher : une petite séance à ton observatoire t’aurait complétement remise.

Dis donc, voilà ton oncle, — le faux, — en disponibilité. Quelle triste figure il doit faire, depuis le retour de ton oncle, le vrai !

Eh bien ! moi, si j’avais en ma possession ce bijou inoccupé, j’utiliserais ses loisirs.

Cela mérite explication.

D’abord et avant tout, chère Adèle, il ne s’agit pas de moi : ton oncle n’excite nullement ma convoitise, je te prie de le croire. Il s’agit de Jeanne, de sainte Jeanne, mon Dieu, oui !

Elle ne répond pas comme je le désirerais aux peines que me coûte son éducation ; la voie dans laquelle je la dirige n’est pas la sienne, je le crains ; elle a, j’en répondrais, d’autres aptitudes qu’il m’est impossible de cultiver. Elle fait bien à peu près ce que je veux, mais sans entrain, sans animation, presqu’à contre-cœur, et ces plaisirs dont elle jouit imparfaitement avec moi, j’ai grand’peur que son affreux marin ne les lui fasse goûter dans toute leur plénitude.

Cette pensée m’exaspère ; je maudis mon impuissance ; j’en suis arrivée à considérer cet homme comme un odieux rival ; je ne saurais me résigner à le savoir tranquille possesseur d’un bien dont je ne puis user. Je médite contre lui des noirceurs dignes d’Atar-Gull.

Tu ouvres de grands yeux, tu te demandes si je parle sérieusement ? Pas tout à fait, rassure-toi, mais peu s’en faut. Écoute, au risque de passer à tes yeux pour une véritable folle, il faut que je t’avoue l’idée baroque qui assiége ma cervelle depuis que je sais ton oncle en vacances : il me semble qu’il suppléerait victorieusement à ce qui me manque pour accomplir la vengeance que je rêve ; avec son secours enfin, je parviendrais à cueillir la fleur que mon corsaire couve du regard, et vers laquelle il étend déjà la main.

Comprends-tu quel bon tour à lui jouer ? Entre ennemis, cela se fait ; on brûle ce qu’on ne peut emporter : c’est de bonne guerre.

Oui, mais les oncles ne courent pas les rues ; comment s’en procurer un ? Et puis les scrupules de Jeanne, à l’aspect d’un si étrange complice, comment les lever ?

À ces questions, pas de réponse.

Ah ! si nous vivions encore sous le régime des dieux de l’Olympe, dès ce soir j’adresserais une fervente prière à Vénus ; la complaisante déesse ne me refuserait certainement pas de changer mon sexe, et Jeanne serait alors bien complétement à moi.

Je ferme ma lettre, car je vois d’ici se lever tes jolies épaules à toutes mes divagations.

Adieu, madame la vicomtesse ; je t’embrasse.

Albertine.


LETTRE TRENTE-QUATRIÈME.


Adèle à Albertine.
B…, 2 septembre 18…

Ma chère amie,

Tu recevras ce soir ou demain matin, par le chemin de fer, un petit paquet dont le contenu te causera, je l’espère, une agréable surprise. On dit que les petits cadeaux entretiennent l’amitié ; accepte donc celui-ci, et aime-moi toujours comme je t’aime.

À toi.
Adèle.


LETTRE TRENTE-CINQUIÈME.


Albertine à Adèle.
Paris, 7 septembre 18…

Merci de ton cadeau, merci mille fois, ma chère Adèle. Mon étonnement, ma stupéfaction, je n’essaierai même pas de te les dépeindre ; tu me vois, d’ailleurs, j’en suis sûre, absolument comme si tu assistais à la scène ; tu suis tous mes mouvements : je reçois le paquet, je l’emporte dans ma chambre, je le débarrasse de ses enveloppes, je découvre une jolie boîte, je l’ouvre… et me voilà plantée devant, bouche béante, et les yeux écarquillés.

Qu’est-ce que cela ! Je me décide à prendre l’objet qui s’offre à moi, couché sur un lit moelleux ; je le tourne et retourne, je le considère, je l’examine curieusement, et tout à coup, me rappelant certain portrait que tu m’esquissas jadis, je finis par reconnaître le favori de ta tante, la doublure de son mari, l’original personnage, en un mot, dont je t’entretenais dans ma dernière lettre, et dont je parlais alors presque aussi savamment qu’un aveugle des couleurs. À la bonne heure ! lorsqu’on veut surprendre les gens, on s’y prend ainsi, ou l’on ne s’en mêle pas.

Dis-moi, chère petite, ta tante, que va-t-elle penser, que va-t-elle dire ! Ne te soupçonnera-t-elle pas ? Comment as-tu réussi à t’emparer de ce précieux talisman ?

En attendant que tu satisfasses ma curiosité sur tous ces points, sois fière de ton ouvrage : ton envoyé extraordinaire a obtenu un succès d’enthousiasme. Il a réalisé les rêves enfantés par mon imagination, il leur a donné un corps ; pour tout dire, il a aussi complétement que possible rempli l’objet auquel je le destinais.

La prudence avec laquelle j’ai sondé le terrain, mes hésitations, mes tâtonnements, les précautions infinies dont j’ai usé avant d’en venir au fait, avant de démasquer mes batteries, tout cela tu peux aisément te le figurer, mais ce qui est moins facile à comprendre, ce que tu ne saurais t’imaginer, ce dont je ne suis pas revenue encore moi-même, c’est que j’ai trouvé, une fois le premier et inévitable ébahissement passé, l’écolière la plus docile, la plus curieuse, la plus avide d’apprendre.

Il y avait là toute une révolution !

Cette Jeanne, que je parvenais si rarement à animer, que je décidais si difficilement à une réciprocité longtemps implorée, dès qu’elle sut, ou plutôt dès qu’elle devina l’usage du joyau que j’osais à peine exposer à sa vue, se montra héroïquement décidée à tenter l’aventure ; les risques à courir ne l’épouvantaient pas ; au contraire, le danger semblait l’attirer, avoir des charmes pour elle.

Je n’hésitai pas plus longtemps, tu penses ; je me transformai à l’instant en amant passionné et, ton oncle aidant, je me présentai vaillamment dans l’arène, armée de toutes pièces. Je te l’avouerai pourtant, mon inexpérience dans ce genre de combat me nuisit beaucoup lors des premières escarmouches, et si Jeanne eût opposé la moindre résistance, il m’eût sans doute été impossible de mener à bonne fin une œuvre si témérairement entreprise ; mais loin d’entraver mon élan, elle le secondait de tout son pouvoir. La douleur mêlée de plaisir qu’elle ressentais lui servait d’aiguillon ; son ardeur excitait, ranimait la mienne ; enfin, grâce surtout à l’emploi du cold-cream, je surmontai toutes les difficultés, je franchis tous les obstacles.

Pénétrée comme je l’étais de mon rôle, je n’avais plus rien de mon sexe ; les souffrances que j’infligeais à Jeanne, ses plaintes, les étreintes désespérées par lesquelles elle s’efforçait d’abréger son martyre, tout cela, loin de m’apitoyer, éveillait en moi d’indéfinissables sensations de jouissance bizarre et d’âcre volupté.

Ah ! je comprends maintenant pourquoi les hommes attachent tant de prix à une conquête dont ils sont d’autant plus glorieux qu’elle a causé plus de douleur !

Que te dirai-je de plus, ma chère petite ; j’ai atteint mon but, je suis satisfaite : le marin peut arriver quand il voudra, la moisson est faite. Il lui reste amplement de quoi glaner ; qu’il glane donc, je ne m’y oppose pas.

Quant à ton oncle, le bienheureux trait d’union auquel je dois la réelle, l’entière possession de Jeanne, toujours prêt au premier appel, toujours ferme, ne connaissant ni défaillance, ni repos, il pourrait, certes, à bon droit, s’enorgueillir de ses brillantes prouesses ; eh bien ! non, je t’assure, il n’en est pas plus fier pour cela.

Adieu, ma bonne petite Adèle, et encore bien des fois merci !

Albertine.


LETTRE TRENTE-SIXIÈME.


Albertine à Adèle.
Paris, 7 septembre 18…, soir.

Il n’y avait pas de temps à perdre, chère Adèle, et ton envoi m’est arrivé bien à propos. À peine la lettre où je te fais part de ma victoire venait-elle de partir, que M. de K… tombait au pensionnat comme une bombe, et nous annonçait l’arrivée à Brest de son neveu.

Jeanne me quitte après-demain ; elle sera mariée presque en même temps que nous.

Encore deux nuits à passer avec elle ; il s’agit de les bien employer : Jeanne et moi enterrons notre vie de garçon.

Albertine.


LETTRE TRENTE-SEPTIÈME.


Adèle à Albertine.
B…, 12 septembre, 18…

Je suis on ne peut plus heureuse, ma chère Albertine, d’être venue si à propos et si efficacement à ton secours, et de t’avoir aidée, en outre, à découvrir la vocation véritable de ta charmante écolière ; mais puisque son départ laisse encore une fois mon oncle sans emploi, sois assez aimable pour me le retourner immédiatement ; je le remettrai où je l’ai pris, et ma tante, fort occupée ailleurs, ne soupçonnera pas même ma petite infidélité.

Je te dirai, ma chère amie, que mon mariage va un train d’enfer. Si tu voyais la jolie corbeille qui m’est arrivée ce matin de Paris ! on ne peut rien rêver de plus riche et de meilleur goût.


(Nous supprimons la minutieuse description des objets contenus dans la corbeille, — deux pages d’une écriture très-fine et très-serrée, — au risque d’encourir le blâme de l’aimable lectrice ; quant au lecteur, son approbation nous est acquise d’avance.)


Décidément, je m’étais trompée sur le vicomte de S… Je te l’avouerai, il commence à me plaire infiniment. Comme homme, d’abord, il est très-bien ; s’il perd de ses avantages, s’il a l’air un peu raide et guindé sous l’habit de ville, il est superbe en grand uniforme ; et puis sa conversation, qui m’avait si fort assommée, a subi une heureuse transformation.

Depuis que nous nous connaissons mieux, il m’a avoué son embarras à nos premières entrevues ; il ne savait que dire, mon air maussade l’ayant complétement désarçonné ; car ce sabreur n’a pas le moindre aplomb. Aujourd’hui, débarrassé de toute contrainte, il se fait écouter avec plaisir.

Après cela, je ne te le donne pas pour un homme d’esprit ; il passe dans la foule, voilà tout.

De mon côté, j’ai quitté peu à peu mon air renfrogné ; tout en poussant quelques soupirs involontaires au souvenir de Lucien, je l’oublie tout doucement, et si je suis encore un peu froide avec mon légitime adorateur, on attribue cette réserve à mon extrême timidité.

Lui, au contraire, est tout feu, tout flamme ; il presse le mariage, il en hâte les préparatifs ; il passe sa vie sur la route de Paris à B… Mon oncle, ma tante, le secondent activement ; moi je ne m’oppose nullement, et pour cause, à cette précipitation ; aussi, le 22 septembre, sans remise aucune, la cérémonie doit s’accomplir.

Je te le dis tout bas, chère Albertine, elle arrivera à temps ; je me trouve, imagine-toi, dans la position assez perplexe de la belle-sœur de Barbe-Bleue : je ne vois rien venir !

Adieu ; je ne t’écrirai guère maintenant qu’après mon mariage. Et le tien, tu ne m’en parles pas !

À toi.
Adèle.


LETTRE TRENTE-HUITIÈME.


Albertine à Adèle.
Paris, 16 septembre 18…

Il y a urgence, en effet, chère petite, et tu dois, je le comprends, hâter la bénédiction nuptiale de tous tes vœux.

Heureux vicomte ! le voilà, quoi qu’il arrive, assuré de ne pas mourir sans postérité. C’est la seule chose que le mari de Jeanne ait à envier au tien… Ah çà ! pourvu qu’il n’aille pas s’apercevoir qu’on ne lui a rien laissé à faire. Il pourrait se formaliser de cet excès de prévenance : il y a des caractères si mal faits !

Je me fie, du reste, pour donner le change à ses soupçons, si par hasard il osait en concevoir, à ton talent éprouvé de comédienne ; c’est le cas ou jamais de le mettre à profit.

Ta corbeille est magnifique, ma chère, et ton mari a galamment fait les choses. Cet homme-là a beaucoup de bon, sais-tu ; il mérite d’être aimé, et je ne doute pas qu’il ne te fasse promptement oublier le Lucien.

Je ne te parle pas de mon mariage, et c’est tout simple ; quoi t’en dire ? Je m’achemine paisiblement vers le but marqué ; l’imprévu, l’inattendu, n’ont rien à démêler avec moi. Je te dirai, si tu veux, que Monsieur ne sait plus sur quel ton chanter son amour ; il en est arrivé à l’adoration, au fétichisme ; j’attends qu’il me dresse un autel, et qu’il m’encense. Je me laisse faire avec un admirable sang-froid.

Malgré la meilleure volonté du monde, je t’assure, je ne me sens pas à la hauteur d’un tel enthousiasme. Mon futur mari commence à m’inspirer, je ne le nierai pas, une certaine affection ; mais j’ai beau étudier, analyser ce que j’éprouve près de lui. je ne saurais découvrir en moi rien de pareil à ce que je ressentais près de toi, près de Jeanne ou près de Félicie.

Depuis trois mois, j’en conviens, mon temps a été employé de façon à absorber tout ce que j’ai de facultés aimantes, et mes moyens ne me permettent pas de nourrir deux passions à la fois ; mais après le départ de ma bien-aimée Jeanne, je ne me suis pas permis la moindre distraction ; chaque soir, j’entends de douces paroles, je ne me refuse pas à de tendres attouchements, je me prête même parfois à d’irritantes caresses, et je reste froide, glacée.

Cependant Monsieur n’est pas d’âge à ne plus pouvoir inspirer d’amour ; il est vraiment bien encore ; je me dis tout cela, je me le répète, et je ne parviens pas à m’échauffer. Et vois la bizarrerie ! à peine rentrée chez moi, à peine dans mon lit, ta chère image, celle de Jeanne viennent voltiger à mon chevet, m’assiégent sans relâche, et bientôt il me faut payer tribut à votre trop séduisant souvenir.

Rends-moi cette justice, chère Adèle, je fais ce que je puis ; que veux-tu ? c’est plus fort que moi, la vocation n’y est pas. Quoi qu’il en soit, à la fin du mois, moi aussi je serai mariée.

Adieu, je t’embrasse au front, chaste fiancée.

Albertine.


LETTRE TRENTE-NEUVIÈME.


Adèle à Albertine.
B…, 25 septembre 18…

Je suis mariée, chère Albertine, et tout s’est passé on ne peut mieux. Mes pudiques alarmes ont eu un tel cachet de naturel, j’ai si bien eu l’air de ne céder qu’à bout de forces, j’ai si habilement simulé la souffrance, que l’ombre même d’un soupçon n’a pas traversé l’esprit de mon mari.

Mon triomphe a été si complet, que, dans un transport de joie tenant du délire, il s’est écrié, en me couvrant de baisers : « Adèle, mon cher ange, tu me rends le plus heureux des hommes ! »

Pauvre ami, comme je le trompe ! Je t’assure que j’en ai des remords ; pourtant puis-je faire autrement ? Il le faut dans l’intérêt de son bonheur, car je l’aime, vois-tu, je l’aime véritablement.

Aussi, de quelle résolution ai-je dû m’armer, lorsqu’il m’a fallu contraindre le sentiment qui m’entraînait vers lui, et feindre la résistance à des désirs que je partageais !

Je te donnerais bien des détails plus circonstanciés, mais, ma chère amie, je ne suis plus libre maintenant ; je ne puis m’enfermer dans ma chambre comme autrefois ; j’ai un seigneur et maître qui a le droit de pénétrer chez moi à tout instant de la journée, et de me demander compte de mes moindres actions. Je profite donc d’une absence de mon tyran pour t’écrire ces quelques lignes.

Nous revenons à Paris le mois prochain ; alors j’aurai le loisir de te conter tout au long ce que je ne puis t’écrire.

À bientôt, et à toi.

Adèle.


LETTRE QUARANTIÈME.


Albertine à Adèle.
Paris, 8 octobre 18…

Tout comme toi, chère Adèle, me voilà en possession de mari, à moins, cependant, et je serais assez portée à le croire, que mon mari ne soit en puissance de femme.

Je n’ai pas voulu t’écrire aussitôt après mon mariage, et sous le coup de sensations qui m’ont, je te l’avouerai, paru peu agréables.

J’attendais, pour changer, le chapitre des compensations, ce fameux chapitre que tu as lu, avec Lucien, depuis le premier jusqu’au dernier feuillet ; hélas ! ma chère, j’attends toujours : ou mon mari ignore la science des dédommagements, ou le respect profond qu’il professe pour ma personne lui interdit l’usage de certaines ressources dont mon angélique pureté aurait peut-être à souffrir, mais dont mes sens s’accommoderaient assurément mieux que de ce qu’il m’octroie avec tant de libéralité.

Enfin, j’ai poussé l’expérience jusqu’au bout ; j’y ai mis toute la conscience imaginable, et je suis obligée de reconnaître aujourd’hui que ma rebelle nature se cabre devant ce qui fait le bonheur des autres femmes.

Je me désespérerais, vraiment, si je n’avais en perspective, et comme fiche de consolation, d’autres plaisirs dont je me suis contentée jusqu’à présent, et qui ont bien aussi leur prix, n’est-il pas vrai ?

Puisque tu reviens à Paris, chère petite, nous causerons longuement de tout ceci.

Je t’attends avec impatience, et je t’embrasse.

Albertine.


LETTRE QUARANTE ET UNIÈME


Adèle à Albertine.
B…, 12 octobre 18…

Je quitte B… ce soir, ma chère Albertine.

Demain ma première visite sera pour toi. J’exige le sacrifice de ta journée ; après plus de six mois de séparation, je ne puis demander moins.

Je t’écris ce mot au milieu de mes malles et de mes cartons, et je le fais immédiatement jeter à la poste, afin de ne te pas prendre au dépourvu.

Je t’accapare ; te voilà prévenue ; arrange-toi en conséquence.

Je t’embrasse, en attendant.

Adèle.