Traduction par André Gide.
Éditions de la NRF (p. 177-200).
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VI


Par un brillant jour ensoleillé, le Nan-Shan fit son entrée à Fou-Tchéou. La brise favorable chassait par devant lui sa fumée. Son arrivée fut immédiatement remarquée à terre, et les marins du port se disaient : « Regardez ! Mais regardez donc ce vapeur. Qu’est-ce que c’est ? Siamois, hein ? Non, mais regardez-le ! » Il semblait en effet avoir servi de cible aux secondes batteries d’un croiseur. Une grêle de petits obus n’aurait pu donner à ses œuvres mortes un aspect plus dévasté, plus défoncé, plus ruineux : il avait cet air las et épuisé des navires qui s’en reviennent du bout du monde ; — et non sans cause, car dans son court voyage il avait été très loin, jusqu’à entrevoir même les côtes de l’Au-delà, de ce grand inconnu d’où jamais navire ne revint pour rendre à la poussière du continent les marins de son équipage. Il était incrusté et gris de sel jusqu’à la pomme de ses mâts et jusqu’au sommet de sa cheminée, « comme si son équipage (dit un marin facétieux) l’eût repêché du fond de la mer et l’eût amené ici pour recevoir la prime de sauvetage. » Il ajouta, excité par l’heureux effet de ses remarques spirituelles, qu’il en offrait cinq livres « sans inventaire. »

Le Nan-Shan n’était pas à quai depuis une heure, qu’un petit homme maigre au nez rouge, à la figure rageuse, débarquait d’un sampan sur le quai de la Concession Étrangère et se retournait incontinent pour lui montrer le poing.

Un grand individu aux jambes ridiculement maigres pour sa vaste bedaine et aux yeux liquides s’approcha en se dandinant :

— « Vous venez d’en sortir, hein ? » dit-il. « Pas été long… »

Il portait un complet de flanelle bleue couvert de taches ; aux pieds des souliers de cricket, tout boueux ; une moustache d’un gris jaunâtre retombait sur sa lèvre. Les bords de son chapeau, en deux endroits s’étaient détachés de la coiffe et laissaient paraître le jour.

— « Hallo ! Qu’est-ce que tu fais ici ? » demanda l’ex-premier lieutenant du Nan-Shan en lui serrant la main précipitamment.

— « J’attends pour un poste, dont on m’a parlé ; quelque chose de sérieux », expliqua l’homme au chapeau crevé en soufflant d’une façon poussive.

Le lieutenant montra de nouveau le poing au Nan-Shan.

— « Il y a là dedans un type qui n’est même pas capable de commander un radeau » déclara-t-il vibrant de colère tandis que l’autre regardait autour de lui d’un air morne.

— « C’est vrai ? »

Mais il aperçut sur le quai un lourd coffre de marin, peint en brun, sous une couverture de toile à voile effilochée et amarré avec de la manille neuve. Il le lorgna avec intérêt.

— « Je parlerais bien, et j’en aurais long à dire, n’était ce sacré pavillon siamois. Personne à qui se plaindre… sans quoi, il lui en cuirait… canaille ! Il a dit à son mécanicien en chef (encore une autre canaille) que j’avais perdu la tête. C’est le plus grand tas d’idiots et de mabouls qui ait jamais navigué. Non ! tu ne peux t’imaginer…

— Tu as reçu ta paye ? » demanda soudain son minable compagnon.

— « Oui. Il m’a réglé mon compte à bord. « Allez-vous en déjeuner à terre », m’a-t-il dit.

— Vieux grigou ! » commenta le grand individu d’un air vague et, passant sa langue sur ses lèvres : « Si on allait boire un coup ?

— Il m’a frappé ! » siffla le premier lieutenant rageusement.

— « Non ? Frappé ! Pas vrai ? » L’homme se mit à s’agiter avec sympathie : « On ne peut vraiment pas causer ici. Je voudrais savoir tous les détails. Frappé ! — Hein ? Cherchons quelqu’un pour porter ton coffre. Je connais un endroit bien tranquille où on peut avoir de la bière en bouteilles… »

M. Jukes qui scrutait le rivage à travers les jumelles du bord informa le mécanicien en chef que « notre ancien lieutenant n’a pas mis longtemps à trouver un ami. Un type qui ressemble fort à un vadrouilleur ; je les ai vus quitter le quai ensemble. »

Le tintamarre des coups de marteau et des calfatages indispensables ne troublait point le capitaine Mac Whirr. Dans la chambre de veille enfin remise en ordre, il écrivait une lettre ; le steward qui faisait la pièce, y découvrit ensuite des passages d’un intérêt si absorbant que par deux fois il faillit se laisser surprendre en flagrant délit d’indiscrétion. Mais cette même lettre quand elle parvint à Mme Mac Whirr, dans le salon de sa maison de banlieue-est de Londres, lui fit étouffer un baillement. Pourquoi l’étouffait-elle ? Par respect pour elle-même sans doute, car il n’y avait personne d’autre dans la pièce.

Elle était à demi-étendue sur un fauteuil pliant en bois doré, recouvert de peluche, auprès d’une cheminée carrelée où flambait un feu de charbon ; des éventails japonais en ornaient le dessus. Élevant les mains elle jeta un coup d’œil las sur les nombreuses pages. Était-ce sa faute, après tout, si les lettres de son mari étaient si plates, si désespérément fastidieuses — depuis le « Ma très chère femme » du début, jusqu’au « ton mari affectueux » de la fin. On ne pouvait vraiment pas lui demander de s’intéresser à toutes ces affaires de marine, ni d’y comprendre quelque chose. Naturellement elle était contente de recevoir des nouvelles ; mais quant à préciser pourquoi…

« … On les appelle des typhons… Notre second n’avait pas l’air d’être de cet avis… pas dans les livres… ne pouvais pas laisser les choses se passer ainsi… »

Le papier bruissa vivement, « … un calme qui dura plus de vingt minutes » lut-elle par manière d’acquit ; les premiers mots que ses yeux indifférents rencontrèrent ensuite, dans le haut d’une autre page : « … te revoir ainsi que les enfants… ». Elle eut un mouvement d’impatience.

Qu’est-ce qu’il avait à toujours parler de retour ? Jamais pourtant son traitement n’avait été si élevé. Alors à quoi bon ?

Il ne lui vint pas à l’idée de tourner la feuille pour revenir à la page précédente. Elle y aurait vu raconté que, entre quatre et six heures du matin le 25 Décembre, le capitaine Mac Whirr avait bien cru que le Nan-Shan avait atteint son heure dernière et qu’avec une pareille mer il perdait espoir de revoir jamais sa femme et ses enfants.

Voici ce que personne ne devait jamais connaître (une lettre est si vite égarée) personne au monde que le steward — qui, lui du moins, avait été vivement impressionné par cette révélation. Il en éprouva même le besoin de tâcher de faire comprendre au cuisinier qu’on « l’avait échappé belle », en affirmant :

— « Le vieux lui-même pensait qu’il ne nous restait guère plus d’une fichue chance d’en sortir.

— Qu’est-ce que tu en sais ? » demanda avec mépris le maître-coq, un vieux soldat. « Il a peut-être bien été te le raconter !

— Il m’a laissé entendre quelque chose de ce genre » répondit le steward payant d’effronterie.

— « Ta gueule. C’est à moi qu’il viendra le dire la fois prochaine ! » ricana le vieux cuisinier par dessus son épaule.

Mme Mac Whirr, un peu inquiète, regardait plus loin. « … ai fait pour le mieux… pauvres malheureux… seulement trois jambes cassées et un… pensé qu’il valait mieux étouffer l’affaire… espère avoir fait ce qu’il fallait. »

Ses mains retombèrent. Non ! pas d’autre allusion à son retour. Il avait dû simplement exprimer un souhait pieux. Mme Mac Whirr respira et la pendule de marbre noir (que le bijoutier de l’endroit estimait à 3 livres 18 shellings 6 pences), eut un tictac discret et furtif.

Brusquement la porte s’ouvrit ; une fillette se précipita dans la pièce ; elle était à l’âge des jupes courtes et des jambes longues. Une abondance de cheveux incolores et plats flottait sur ses épaules. En voyant sa mère, elle s’arrêta net et dirigea sur la lettre de pâles yeux inquisiteurs.

— « C’est de papa. » murmura Mme Mac Whirr « Qu’est-ce que tu as fait de ton ruban ? »

La fillette porta la main à sa tête et fit la moue.

— « Il va bien » continua Mme Mac Whirr d’un air alangui, « du moins, je le pense ; il ne parle jamais de sa santé. »

Elle fit entendre un petit rire. La figure de la fillette exprima une indifférence distraite, et Mme Mac Whirr la contempla avec fierté.

— « Va mettre ton chapeau » dit-elle au bout d’un instant. « Je sors faire des courses. Il y a une exposition de blanc chez Linom.

— Oh ! quelle chance ! » s’écria l’enfant d’un ton subitement grave et vibrant, en bondissant hors de la chambre.

C’était un bel après-midi de ciel gris ; les trottoirs étaient secs. Devant la porte du magasin de nouveauté, Mme Mac Whirr salua d’un sourire une femme à l’allure de matrone, aux formes généreuses, vêtue d’un manteau noir, cuirassé de jais. Une couronne de fleurs artificielles s’épanouissait au-dessus de sa face bilieuse. Ces dames se précipitèrent au-devant l’une de l’autre s’exclamant ensemble et se mirent à caqueter de conserve avec une précipitation qui faisait croire que peut-être la rue allait s’entr’ouvrir et avaler leur plaisir avant qu’elles n’aient achevé de l’exprimer.

Derrière elles les hautes portes de verre du magasin battaient sans répit. Mais ces dames obstruaient le passage. Des messieurs patientaient poliment. Quant à Lydia elle était tout occupée à piquer le bout de son parapluie entre les dalles du trottoir. Mme Mac Whirr parlait avec volubilité :

— « Je vous remercie. Non ; il ne revient pas encore. C’est triste, naturellement, de ne pas l’avoir avec nous ; mais c’est si réconfortant de savoir qu’il se porte bien. »

Mme Mac Whirr reprit haleine.

— « Le climat de là-bas lui convient si bien » ajouta-t-elle radieuse, comme si le pauvre Mac Whirr eût été faire un tour en Chine pour raison de santé.


Le mécanicien en chef ne revenait pas encore, lui non plus. M. Rout connaissait trop bien la valeur d’un bon poste.

— « Salomon dit que les prodiges ne cesseront jamais ! » cria Mme Rout joyeusement à la vieille dame assise dans son fauteuil au coin du feu. La mère de M. Rout bougea légèrement ses deux mains fanées qui reposaient sur ses genoux dans des mitaines noires.

Les yeux de la belle-fille dansèrent sur le papier.

— Ce capitaine du navire sur lequel il est — un homme assez borné, vous vous rappelez, mère ? — a fait quelque chose d’assez fort, à ce que dit Salomon.

— « Oui, ma chère » dit la vieille femme débonnairement ; elle inclinait en avant sa tête argentée, avec cet air de calme intérieur des très vieilles gens qui semblent s’absorber dans la contemplation des dernières lueurs de l’existence : « Je crois bien me rappeler. »

Salomon Rout, le vieux Sal, le père Sal, le Chef, Rout ce « brave homme » — M. Rout l’ami paternel et indulgent de la jeunesse, avait été le benjamin de ses nombreux enfants tous morts aujourd’hui. Elle se le rappelait particulièrement à l’âge de dix ans (bien avant qu’il ne partît faire son apprentissage dans une grande usine du Nord). Elle l’avait si peu vu depuis ; elle avait parcouru tant d’années, qu’il lui fallait maintenant retourner bien loin en arrière pour se le remémorer distinctement à travers la brume du temps. Parfois, il lui semblait que sa belle-fille parlait d’un étranger…

Mme Rout fils était déçue.

— « Hum ! hum ! » elle tourna la page : « Que c’est vexant ! Il ne dit pas ce que c’est. Il dit que je ne pourrais pas comprendre. Je me demande qu’est-ce que cela pouvait bien être de si malin. Quel misérable de ne pas nous le dire ! » Elle continua sa lecture, sans faire d’autre remarque, et quand elle eut fini, se mit à contempler le feu.

Rout ne touchait que deux mots du typhon ; mais quelque chose l’avait poussé à exprimer un désir croissant d’avoir sa femme auprès de lui : « S’il n’y avait pas la question de ma mère, qu’on ne peut tout de même pas laisser, je t’enverrais l’argent de ton voyage tout de suite. Tu pourrais installer une petite maison ici ; j’aurais l’occasion de te voir de temps en temps. Nous ne rajeunissons pas… »

— « Il va bien, mère, » soupira Mme Rout en se secouant.

— « Il a toujours été un garçon fort et bien portant » dit placidement la vieille femme.

Le compte-rendu de M. Jukes fut par contre des plus complets. Son ami, dans le service de la navigation d’Occident, le communiqua généreusement à tous les autres officiers de son transatlantique.

— « Un type que je connais m’écrit pour me raconter une affaire extraordinaire arrivée à bord de son navire pendant ce coup de typhon dont on a parlé dans les journaux, il y a deux mois, vous devez vous en souvenir ? C’est la chose du monde la plus comique ! Vous allez voir vous-même ce qu’il en dit ; tenez, voici sa lettre. »

Il y avait dans cette lettre, l’exagération d’une fermeté d’âme indomptable et joyeuse. Jukes était de bonne foi, et ce qu’il en disait était vrai, du moins au moment où il l’écrivait. Il racontait d’une façon sinistre les scènes dans l’entrepont.

« … Comme dans un éclair il me vint à l’esprit que ces maudits Chinois n’étaient pas tenus de comprendre le sentiment qui nous faisait agir ; or nous nous comportions en apparence comme des brigands qualifiés. Il ne fait jamais bon de séparer un Chinois de son argent, du moins quand il est le plus fort. Par un tel temps, pour risquer un cambriolage il eût fallu être vraiment forcené ; mais qu’est-ce que ces gueux connaissaient de nous ? Aussi sans perdre mon temps à réfléchir, je fis sortir tout l’équipage en un clin d’œil. Notre ouvrage était fini — que le vieux avait tant à cœur ! — Nous leur cédâmes la place sans rester à leur demander comme ils se sentaient. Je suis convaincu que s’ils n’avaient pas été aussi impitoyablement secoués, et (tous sans exception) effrayés d’avoir à se tenir debout, nous aurions été mis en pièces. C’était complet, je vous assure ! et vous pouvez battre les mers du Nord et du Sud et jusqu’à la consommation des siècles avant de vous trouver avec une pareille corvée sur les bras. »

Après quoi il se lançait dans une appréciation technique des dommages matériels subis par le navire, puis il continuait :

« Mais ce n’est qu’après que le gros temps se fut calmé que notre tâche devint vraiment délicate. Il ne nous était d’aucun avantage, vous pensez bien, de naviguer depuis peu sous pavillon siamois ; encore que le commandant n’ait jamais pu se persuader que cela fît une différence. — « Tant que c’est nous qui sommes à bord » — disait-il. Il y a des choses qui n’ont jamais pu lui entrer dans la tête. Autant tâcher de convaincre un baldaquin. Ajoutez à cela l’isolement du navire dans ces mers de Chine, un isolement infernal, sans consuls, sans aucune canonnière à soi nulle part, sans une âme à qui s’adresser en cas de difficulté.

« Mon idée à moi était de maintenir tous ces magots à fond de cale une quinzaine d’heures de plus, c’est-à-dire enfin jusqu’à temps que nous ayons pu gagner Fou-Tchéou. Là nous aurions vraisemblablement rencontré quelque navire de guerre, et une fois sous la protection des canons, sauvés ! car il va de soi que le commandant de n’importe quel vaisseau de guerre — Anglais, Français ou Hollandais — dans le cas d’une rixe à bord, se met du côté des blancs. Nous serions alors en posture de pouvoir nous débarrasser d’eux et de leur argent en remettant le tout entre les mains de leur Taotaï ou de je ne sais quel mandarin à lunettes vertes comme on en voit circuler en chaise à porteurs dans les infectes ruelles de leurs cités.

« Mais le vieux ne voulut rien savoir. Il désirait apaiser l’affaire. Il s’était fourré cette idée dans la tête et un treuil à vapeur n’aurait pu l’en arracher. Il désirait qu’on fît le moins de bruit possible autour de cela, et que ni le nom du bateau n’y fût compromis, ni les armateurs, « ni aucun des intéressés » comme il disait en enfonçant ses yeux dans les miens. Moi cela me rendait furieux. Comment pouvait-il espérer que cette affaire ne fît pas de bruit ? Ce qui était certain c’est que les malles des Chinois, au début de la traversée avaient été fixées de manière à pouvoir affronter n’importe quelle tempête de ce monde ; mais ce qui s’était rué sur nous était quelque chose de tellement diabolique que rien ne peut vous en donner l’idée.

» Cependant moi je ne tenais presque plus sur mes jambes. Il n’y avait plus de relève pour aucun de nous depuis près de trente heures ; et le vieux restait là, à se frotter le menton, à se gratter le crâne, si embêté qu’il ne songeait même pas à enlever ses bottes.

— « J’espère capitaine, lui ai-je dit, que vous n’allez tout de même pas les lâcher sur le pont avant que nous ayons pris nos mesures d’une manière ou d’une autre ? Non pas que je me sentisse particulièrement féroce contre ces gueux ; mais les démêlés avec les Chinois n’ont jamais été jeux d’enfants. Surtout je me sentais éreinté. « Par pitié, lui dis-je, laissez-nous donc leur jeter en tas leurs dollars et allons nous reposer pendant qu’ils règleront à coups de griffes le partage.

— Voyons, Jukes, vous déraisonnez ! » dit-il en levant les yeux vers moi de cette façon lente qu’il a et qui vous fait souffrir de partout. « Il faut que nous inventions quelque chose de juste et à la satisfaction de chacun. »

» J’avais des tas de choses à faire, comme tu peux l’imaginer ; je mis donc l’équipage au travail ; puis l’envie me prit d’aller m’étendre un instant sur ma couchette.

» Je ne reposais pas depuis 10 minutes lorsque le steward se précipita dans ma chambre, et, me tirant par la jambe :

— « Pour l’amour du ciel, M. Jukes venez vite ! montez sur le pont ! Dépêchez-vous ! »

» Sa précipitation me faisait perdre la tête. Je me demandais ce qui pouvait bien être arrivé : une autre tornade ? ou quoi ? Je n’entendais pas de vent.

— « Le capitaine les lâche tous ! Oh ! ils vont être lâchés ! Sautez sur le pont mon lieutenant ; sauvez-vous. Le chef mécanicien vient de courir en bas chercher son revolver. »

» Voilà ce que me racontait cet imbécile. Pourtant le Père Rout m’a juré qu’il n’était jamais descendu que pour chercher un mouchoir propre.

» Quoiqu’il en soit, je bondis dans mes pantalons et volai sur le pont d’arrière. Effectivement on entendait passablement de bruit à l’avant de la passerelle. Quatre hommes étaient occupés sur l’arrière avec le maître d’équipage. Je leur passai quelques-uns de ces fusils que chaque navire a toujours soin d’emporter lorsqu’il voyage dans ces mers d’Extrême-Orient, et je les conduisis vers la passerelle. Chemin faisant je me cognai contre le vieux Rout qui suçait un bout de cigare éteint ; il paraissait ahuri.

— « Venez avec nous ! » lui criai-je.

» Et tous les sept alors, nous chargeâmes comme un seul homme, jusqu’au roufle. Mais là nous vîmes que tout était fini. Le vieux restait debout, ses grandes bottes encore tirées jusqu’en haut des cuisses ; il était en bras de chemise, car sans doute, ça lui avait donné chaud de se creuser ainsi la cervelle.

» À ses côtés l’élégant commis de Bun-hin, sale comme un ramoneur et le visage encore vert d’émotion. Je vis tout de suite que j’allais prendre quelque chose.

— « Que diable signifient ces simagrées M. Jukes ? » demanda le vieux du plus furieux qu’il pouvait être — et je dois vous avouer que j’en perdis l’usage de la parole.

— « Pour l’amour du ciel, M. Jukes, enlevez-leur ces fusils. Vos hommes vont sûrement se blesser avec, si vous n’y veillez. Que le diable m’emporte si l’on ne se croirait pas à Bedlam. Attention, maintenant. J’ai besoin de vous par en-haut pour m’aider à compter cet argent avec le Chinois de Bun-Hin. Et puisque vous êtes là M. Rout, vous pourriez bien nous donner aussi un coup de main. Plus nous serons, mieux ça vaudra. »

» Il avait arrangé tout dans sa tête pendant que je faisais mon somme.

» Nous aurions été un navire anglais, ou simplement nous aurions eu à lâcher notre bande de coolies dans un port anglais, à Hong-Kong par exemple, quelles difficultés n’eussions-nous pas rencontrées : interrogatoires, enquêtes, demandes de dommages et intérêts, que sais-je ? Mais ces Chinois connaissent leurs fonctionnaires mieux que nous.

» Déjà les panneaux étaient enlevés, rangés sur le pont. Cela faisait un drôle d’effet de revoir à la lumière du soleil toutes ces faces ravagées aux yeux hagards ; ils semblaient tous ahuris de revoir le ciel, la mer, le navire. Il y avait de quoi, je vous assure ! Car ils avaient enduré de quoi arracher l’âme à un blanc. Mais on dit que les Chinois n’ont pas d’âme. En tout cas, ce qu’ils ont à la place est fichtrement résistant. J’en remarquai un, entre autres, dont l’œil tuméfié sortait à demi d’entre les paupières avec l’aspect d’un œuf de poule. Un Chrétien en eût eu pour un mois de lit ; mais non ! ce gaillard, au milieu de la foule, jouait des coudes et conversait avec les autres comme si de rien n’était. Une grande agitation régnait parmi eux ; mais dès que le vieux avançait sa tête chauve au-dessus d’eux, à l’avant de la passerelle, tous, en bas, arrêtaient de crier et dirigeaient vers lui leurs regards.

» Après avoir longuement remué le problème dans sa cervelle, il envoya l’interprète de Bun-Hin expliquer aux Célestes la manière dont ceux-ci allaient pouvoir rentrer en possession de leur argent.

» Étant donné que tous ces coolies avaient travaillé au même endroit et durant un temps égal, il estimait que le plus équitable serait de partager également entre eux l’argent dont nous nous étions provisoirement emparés. C’est ce qu’il m’expliqua par la suite :

— « Peu importe que ce soit précisément son dollar à lui ou celui de l’autre ; tous les dollars sont pareils. S’informer auprès de chacun de la somme qu’il apportait à bord ? Ce serait les inviter à mentir et nous risquerions de nous trouver trop loin de compte à la fin. » En quoi j’estime qu’il avait raison. On aurait pu également remettre tout cet argent en bloc à un fonctionnaire chinois de Fou-Tchéou ; mais disait le vieux, « pour l’avantage qu’en auraient retiré ces hommes, autant mettre le tout dans notre poche » ; et sans doute c’eût été l’avis des coolies.

» Nous achevâmes la distribution avant la nuit. Je vous assure que c’était un spectacle. Une mer encore démontée ; un navire à l’état d’épave. Ces Chinois, un à un, montaient en chancelant sur la passerelle pour recevoir leur dû, et notre vieux Mac Whirr toujours botté, en manches de chemise, à la porte du roufle, faisait la paye. Bien qu’il eût mis bas sa veste, il transpirait comme je ne sais quoi, et par instants, tombait vertement sur Rout ou sur moi à propos de ceci ou de cela qui ne marchait pas tout à fait à son idée. Les estropiés qui ne purent se présenter, il alla leur porter lui-même leur part, sur le panneau N° 2.

» Trois dollars qui demeuraient en trop, furent donnés en appoint aux trois coolies les plus endommagés ; un à chacun.

» Ensuite, nous amenâmes sur le pont à coups de pelles et de balais des monceaux de haillons trempés, des débris sans nom de tas de choses informes, au sujet de quoi nous les laissâmes se débrouiller.

» C’était là sûrement la meilleure façon de régler sans bruit cette affaire et pour le plus grand contentement de chacun.

» Le vieux Sol lui aussi est d’avis qu’il n’y avait rien de mieux à faire.

» Mac Whirr me disait l’autre jour :

— « J’ai fait ça faute de mieux. Il y a des choses, voyez-vous, qui ne sont pas enseignées dans les livres. »

» Pour un homme si court, je trouve qu’il ne s’en est pas mal tiré. »