Calmann-Lévy (p. 19-33).

LA GUERRE ITALO-TURQUE

15 décembre 1911.

Je me souviens qu’une nuit, dans un hallier d’Afrique, la lueur du magnésium me fit entrevoir pendant quelques secondes la lutte d’un buffle contre une panthère qui venait de lui sauter sur le dos. Admirable, le pauvre buffle, dans sa façon désespérée de bondir pour secouer la bête qui l’avait agrippé au col ; mais le combat était inégal, d’abord à cause de l’imprévu de l’attaque, et puis aussi il n’avait pas de griffes, lui, qui se défendait contre la mangeuse, tandis qu’elle au contraire venait de lui en planter une dizaine dans la chair vive, une dizaine de griffes aiguës et longues qui le saignaient à flots.

Entre l’épisode du hallier et la guerre italo-turque, un rapprochement se fait dans mon esprit ; même brusquerie — et même mobile, hélas — chez l’agresseur, même inégalité des armes, même fureur héroïque dans la défense.

Et aujourd’hui ce sont des hommes ! Et l’Europe, comme chaque fois que l’on massacre, regarde fort tranquillement ! Quelle dérision que tous ces grands mots vides : progrès, pacifisme, conférences et arbitrage.

J’entends déjà les Italiens me riposter que nous avons joué aux conquérants, nous-mêmes, en Algérie d’abord, — dans des temps abolis, il est vrai, — plus tard au Tonkin et ailleurs. — Hélas ! oui, courbons la tête. Ce fut toutefois infiniment moins sanglant que leur œuvre de Tripolitaine ; mais un peu de crime subsiste là malgré tout pour entacher notre histoire. Aussi n’est-ce pas contre les Italiens seuls que s’élève ma protestation attristée, mais contre nous tous, peuples dits chrétiens de l’Europe ; sur la terre, c’est toujours nous les plus tueurs ; avec nos paroles de fraternité aux lèvres, c’est nous qui, chaque année, inventons quelque nouvel explosif plus infernal, nous qui mettons à feu et à sang, dans un but de rapine, le vieux monde africain ou asiatique, et traitons les hommes de race brune ou jaune, comme du bétail. Partout nous broyons à coups de mitraille les civilisations différentes de la nôtre, que nous dédaignons a priori sans y rien comprendre, parce qu’elles sont moins pratiques, moins utilitaires et moins armées. Et, à notre suite, quand nous avons fini de tuer, toujours nous apportons l’exploitation sans frein, nos bagnes d’ouvriers, nos grandes usines destructives des petits métiers individuels, et l’agitation, la laideur, la ferraille, les « apéritifs », les convoitises, la désespérance !… À nous voir de près à l’œuvre, loin de la métropole où s’échangent de suaves discours fraternels, on constate que, depuis l’époque des Huns, l’espèce humaine n’a pas fait dix pas vers la Pitié. (Je dirai pourtant, et avec la certitude d’être appuyé par le témoignage des Chinois eux-mêmes, que, lors de la dernière expédition de Chine, les Latins, Italiens ou Français, étaient ceux qui, après le combat, se montraient incomparablement les plus charitables et les plus doux.)

Les journaux de France pour la plupart sont tacitement favorables à l’Italie. Ils enregistrent avec calme des victoires où, grâce à une artillerie écrasante, les Italiens ne laissent que trois ou quatre morts, tandis que les Turcs gisent à terre par centaines. Ils racontent sans broncher la pendaison à grand spectacle d’une rangée de prisonniers arabes, iniquement qualifiés de rebelles. On saccage, on brûle, on tue : ils appellent cela déblayer, et c’est à croire qu’il s’agit d’une chasse à la bête fauve. Le correspondant d’un grand journal parisien célébrait récemment la beauté (sic) d’un tir d’artillerie à longue distance, d’une précision telle que les Arabes en face, avec leurs pauvres fusils, étaient fauchés comme l’herbe d’un champ ; il parlait même d’une maudite (sic) mosquée qui retardait la marche en conquête, parce que les Turcs s’y étaient retranchés pour s’y défendre comme des lions… Un autre contait que, dans les ruines des villages de l’oasis, éventrés par les canons de toutes parts, on ne rencontrait plus, parmi les cadavres, parmi les troupeaux et les chiens de garde affolés, que quelques derniers fanatiques (le mot est une trouvaille : fanatique, on le serait à moins !) qui essayaient encore de tirer contre les envahisseurs ; mais on les capturait et les emmenait sans peine (vers le gibet probablement). Tout cela est stupéfiant d’inconscience. C’est que les reporters de nos journaux vivent dans les camps italiens, et là, ils se laissent influencer par la bonne grâce de l’accueil. De même ces officiers, dont ils sont les hôtes, se grisent chaque jour à l’odeur de la poudre ; dans le fond de leur âme cependant, aux heures de silence, sans doute reconnaissent-ils avec quelque angoisse que l’entreprise est déloyale et que les moyens sont cruels.

Mais si les feuilles françaises penchent du côté des envahisseurs, jamais elles n’ont moins bien reflété le sentiment de la nation ; j’en ai la certitude, ayant questionné des gens de tous les mondes, même des paysans au fond des campagnes. Le blâme, la pénible stupeur chez nous sont presque unanimes. Je tiens à le dire bien haut, ne fût-ce que pour les sept ou huit millions de sujets arabes que nous avons en Afrique et que l’attitude de la presse dans l’aventure a consternés ou révoltés.

En passant, j’ajouterai que nous procédons avec ces sujets-là d’une façon honteuse, les accablant de vexations inutiles. En Algérie, à Tunis, par centaines, nous avons de ces mesquins petits fonctionnaires qui traitent tout musulman avec une morgue imbécile, et nous font sourdement haïr, préparant ces exodes en masse vers la Syrie ou le Maroc, vers n’importe quel pays de l’Islam.

Aux yeux de l’Europe dite chrétienne, les musulmans de tous les pays représentent un gibier dont la chasse est permise, — et cette chasse en général lui réussit, grâce à la supériorité de ses machines à tuer, qui font tout de suite de grands charniers rouges. En Afrique, voici la chasse presque terminée, depuis Zanzibar jusqu’au Moghreb, en passant par l’Égypte si lourdement asservie. Asservis de même, tous les musulmans de l’Inde. Et vers la Perse, deux terribles chasseurs s’acheminent, l’un par le Sud, l’autre par le Nord.

Reste surtout la Turquie, mais elle n’est pas disposée à se laisser faire, celle-là ; malgré la plaie du modernisme, qui commence de ronger ses fils, elle demeure une redoutable lutteuse ; avec sa fière et héroïque armée, elle ira jusqu’à son dernier sang pour se défendre.



On mène grand bruit, en Italie naturellement, contre les atrocités bédouines. Soit ! Je connais les habitants du désert ; je ne les donne certes pas pour des gens très tendres, et je plains de tout mon cœur les pauvres petits soldats qui tombèrent entre leurs mains excitées. Mais comme je comprends la férocité de leur haine, leur besoin exaspéré de vengeance !… Oh ! ces étrangers qui, sans provocation aucune de leur part, débarquèrent, un sinistre jour, comme des démons, sur leurs sables pour tout saccager, tout incendier et tout tuer !… Car enfin, si les Italiens peuvent avoir contre les Turcs quelques griefs (dans le genre de ceux du loup de la fable), — ces Arabes, que leur avaient-ils fait ?

Des atrocités italiennes, hélas ! il y en a eu beaucoup aussi, et tellement moins excusables ! Les journaux de tous les pays les ont enregistrées ; les kodaks, dont le témoignage ne se conteste pas, nous en ont apporté la vision à faire peur. En ces journées néfastes d’octobre, n’a-t-on pas osé, contrairement au droit des gens et aux règles absolues de la Convention de La Haye, donner l’ordre de fusiller en masse les Arabes suspects seulement d’avoir pris les armes ? Et alors on a tué, comme en s’amusant, et les cadavres de plusieurs centaines de cultivateurs inoffensifs ont jonché l’oasis, qui est devenue un charnier humain. Et les scènes de sauvagerie qui accompagnèrent l’exécution du cawas Marko ! Et les pendaisons de prisonniers ! Et, dans la mer Rouge, tous ces humbles voiliers arabes, qui n’étaient pourtant pas des navires de guerre, brûlés par l’escadre italienne sous prétexte qu’ils pourraient peut-être servir à transporter des soldats !

Ce que je dis là, je suis sûr que beaucoup de cœurs italiens le sentent comme moi, au moins tous ceux qui, au début, avaient manifesté pour la paix, et bien d’autres encore. De même, quand les troupes de l’Angleterre, à l’aide de balles trop perfectionnées, réduisirent en une bouillie sanglante des milliers de derviches qui s’étaient défendus avec d’honnêtes vieux fusils ; ou quand M. Chamberlain poursuivit flegmatiquement la destruction des admirables Boers, il ne manqua point d’Anglais, Dieu merci, pour s’indigner et souffrir, — et le roi Édouard VII, visiblement, fut du nombre à en juger par la douceur des conditions qu’il posa au Transvaal après la victoire.



Pauvre belle et pimpante Italie ! Est-ce que sincèrement elle s’imagine marcher à la gloire ? Je suppose bien qu’elle a perdu, à présent, cette illusion des premiers jours. D’ailleurs, une réprobation générale lui est acquise, et elle le sait.

De la gloire individuelle pour ses combattants, oh ! oui, sans nul doute, elle en a récolté. Ses soldats sont des Latins, nos frères ; il a dû s’en trouver beaucoup parmi eux pour se battre comme des héros et tomber avec noblesse. Mais tout cela ne saurait racheter le crime initial, qui est d’avoir allumé la guerre. Pauvre belle nation, amie de la nôtre, je veux croire qu’elle était partie légèrement, comme au Moyen âge on partait, empanaché, pour de jolies équipées de batailles ; elle n’avait pas prévu tant de sang et tant d’horreurs. Aujourd’hui, engagée à fond, elle penserait se déshonorer en lâchant prise. Combien, au contraire, ce serait réhabilitant, nouveau, grandiose, de dire : « Assez, assez de morts ; nous ne voulons pas davantage nous rougir les mains. Nous modérons nos demandes, pour que ce cauchemar enfin s’achève. »



J’en reviens à mon hallier d’Afrique.

Au même lieu, deuxième éclair de magnésium quelques minutes plus tard. (Dans l’intervalle, on avait entendu glapir ces bêtes de nuit qui, toujours, dès qu’elles flairent que l’on tue, s’approchent en tapinois pour finir de déchiqueter les restes.) Donc, deuxième éclair de magnésium. Le drame s’achevait ; le buffle, éventré, gisait sur l’herbe, la panthère lui étirait les entrailles. Et, dans la brousse alentour, on voyait poindre ces museaux qui glapissaient, attendant leur part : des hyènes !

Certains États européens qui s’agitent sournoisement autour de la Turquie, maintenant qu’elle est aux prises avec une guerre terrible, et s’apprêtent à lui demander des compensations, me font songer à ces hyènes assemblées auprès du buffle mourant. Des « compensations » de quoi, mon Dieu ? Qu’est-ce qu’on leur a fait, à ceux-là ? Vraiment, je leur préfère encore les hyènes du hallier, qui, au moins, n’employaient pas de formules ; non, elles ne demandaient pas des compensations, mais leurs glapissements disaient tout net : « On dépèce, on mange, ça sent la chair et il n’y a plus de danger ; alors, nous arrivons, nous aussi, pour nous remplir le ventre. »

Je prévois sans peine les injures que me vaudra ce manifeste de la part de certains énergumènes, intéressés ou aveuglés, qui confondent civilisation avec chemin de fer, exploitation et tuerie ; elles ne m’atteindront point dans la retraite de plus en plus fermée où ma vie va finir. J’approche du terme de mon séjour terrestre ; je ne désire ni ne redoute plus rien ; mais, tant que je pourrai faire écouter ma voix par quelques-uns, je croirai de mon devoir de dire tout ce qui me paraîtra l’éclatante vérité.

Sus aux guerres de conquêtes, quels que soient les prétextes dont on les couvre ! Honte aux boucheries humaines !