Tsatsa-Minnka
Europe (revue mensuelle, n° 99 (p. 392-398).


LA RETRAITE DES EAUX


Quand elles affluent sur l’Embouchure, les eaux sont pareilles à un amour intempestif qui envahit un cœur paisible, l’effraye de tout l’inconnu qu’une telle visite peut comporter. Quand elles s’en retirent, leur adieu vide les âmes, dans un mélange égal de regrets et de reproches, semblable à celui que nous ressentons le jour où une passion violente nous abandonne, après nous avoir fécondés de tout son bien et de tout son mal.

Sous le soleil tiède d’un début d’octobre plutôt frais, les innombrables mares que le déluge avait laissées derrière lui, croupissaient à l’infini, rendaient impossible la réintégration des foyers, tandis qu’au loin, la ligne argentée des eaux en retraite semblait sourire malignement à l’œuvre de destruction que son recul révélait aux paysans : maisons ruinées ou effondrées ; récoltes de maïs ensevelies sous la vase ; arbrisseaux et vignes desséchés ; parcs de fourrage disparus ; puits bouchés ; clôtures renversées et enfouies dans leurs fossés, presque nivelés.

Silence. Solitude. La vie des inondés s’en allait avec les eaux, car la vie était plus douce pendant qu’elles étaient là : on y pêchait. On avait même connu une abondance qui faisait à bien des gens bénir l’inondation. Elle aurait pu se stabiliser. Maintenant, au seuil de l’hiver, un pays mort et aucun moyen de vivre, voilà ce qui restait à chacun.

Pieds et jambes nus jusqu’au-dessus des genoux, les paysans pataugeaient du matin au soir dans la boue molle, vaquant au plus pressé de la besogne : débouchage des rigoles, desséchage des maisons, remplacement du matériel pourri. On quittait sa hutte à l’aube et on y rentrait la nuit, fourbu, affamé. Nulle aide administrative. Que chacun se débrouille, la faute étant à Dieu.

Aussi fut-ce encore Tsatsa-Minnka qui dut venir au secours des plus malheureux. Elle leur distribua toutes ses économies, ne gardant pour elle que le strict nécessaire à son installation définitive dans la commune. Et tout de suite, sa largesse changea l’humeur de Minnkou. Il désapprouva sa compagne, lui dit brutalement qu’il n’avait aucune envie de travailler pour les autres.

Minnka lui prit la tête dans les mains, le regarda longuement dans les yeux, et ne répondit rien, mais son cœur alla promptement à la dérive.

On était vers le milieu d’octobre. Le temps se maintenant sec, chacun put, tant bien que mal, rafistoler son foyer et le réintégrer. Alors commença une misère noire, que les malades rendirent plus atroce encore.

Maisons humides. Aucun moyen de chauffer ni d’activer le desséchage. Le roseau, cet unique matériel de combustion, étant toujours inondé, personne ne pouvait se le procurer. On brûla arbrisseaux, vigne, palissades, dégoulinant d’eau. On n’en obtint que de la fumée.

Point de ménage qui n’eut son malade. Et certains étaient devenus de vrais hôpitaux, tous les membres de la famille gisant à terre. Pneumonie, pleurésie, malaria, tuberculose. En plus, la faim.

— Tsatsa-Minnka ! Sauve-nous !

C’était le cri de tous les enfants en détresse.

Chez Tsatsa-Minnka, la discorde battait son plein. Elle s’était fait construire une modeste maisonnette de trois pièces. L’une des trois, la plus grande, contenait l’épicerie et les boissons, amoureusement rangées ainsi qu’elle l’avait rêvé. La seconde, contiguë au magasin, constituait tout l’appartement du jeune ménage. La troisième était occupée par le vieil Ortopan, que les rhumatismes et la mélancolie immobilisaient. Le pauvre père souffrait de voir son fils devenir toujours plus grossier avec celle qu’il considérait comme sa bru. Sachant quel avait été son amour pour elle, il ne comprenait plus rien à l’âme de son enfant.

Minnka comprenait et baissait la tête devant son destin. Elle voyait naître dans cette âme le besoin de parvenir. Sourdement, sans l’avouer, sans la moindre franchise, Minnkou nourrissait l’ambition de s’enrichir. Elle l’avait souvent vu prendre ces attitudes de tavernier égoïste, qu’obsède seul le désir du lucre : flatteur avec le client qui boit sec et paie comptant ; glacial avec celui qui n’a pas d’argent, quel qu’il soit. Elle l’avait même quelquefois surpris en train de mouiller du vin et de l’eau-de-vie, de charger la note d’un consommateur ivre, opérations malhonnêtes qu’elle avait en horreur par-dessus tout. Les tendres reproches qu’elle lui en fit, n’eurent d’autre résultat que de le rendre sournoisement circonspect.

Néanmoins, son amour l’emporta sur la tristesse de ces révélations : « Je le corrigerai. » Mais voilà que Minnkou s’érigeait en maître absolu, lui interdisait de « dissiper le bien commun ». Dissiper ! Ce qu’elle considérait comme la joie suprême de sa vie, — secourir les vaincus, — son idole l’appelait dissipation. Mais, c’était là, du pire Sima, car l’autre avait tout de même ses libéralités ; il avait de plus l’excuse de n’être né que pour faire fortune et de posséder toutes les vertus nécessaires à ce but, alors que Minnkou ne pouvait distinguer du vin bon le mauvais, ni laver convenablement un verre.

Pourtant, cet homme la tenait par toutes ses fibres. Il vivait dans sa chair. C’était son barbatt. Elle ne concevait plus sa vie sans lui.

Déchirée entre sa passion chamelle et sa générosité, Minnka ne voyait plus de salut que dans un prompt retour à la sainte indigence d’autrefois. « Ouvre à l’homme la perspective de l’enrichissement, et son âme est perdue ! » se disait-elle. Que restait-il de son Minnkou de la Japsha Rouge, le vaillant garçon qui portait une montagne de nattes sur ses épaules, jusqu’au marché de Braïla, pour n’en tirer que de quoi vivre, lui et son père ?

Elle en avait fait un vil tavernier, dont les mains et les joues commençaient à s’amollir, dont le regard devenait chaque jour plus faux, et qui n’aimait plus sortir qu’en gilet et en escarpins brodés. Quant à la peine que leur commerce exigeait constamment de tous deux, il en abandonnait le plus dur à sa compagne, ne s’occupant que des futilités et s’adonnant toujours plus aux plaisirs de la table, de la sieste et de la promenade.

Ce penchant à la luxure, pratiqué sous les yeux d’une générale souffrance, finit par agacer Minnka. Et comme un jour elle le lui faisait remarquer, il répondit en lui flanquant une gifle.

C’était le barbatt, à n’en pas douter. L’héroïsme en moins.

Minnka encaissa le soufflet sans piper mot, leva les bras au ciel, comme pour dire : « Je me rends ! » et alla montrer sa joue en feu aux eaux en retraite :

— Tout vient avec vous… Tout s’en va avec vous…

Par le temps couvert de cet après-midi-là, la nappe grisâtre se confondait avec l’horizon, dans une immobilité oppressante. Elle n’avait plus d’âme. Elle était morte. L’océan vivant des jours de l’inondation était devenu une masse de plomb. Le Sereth et le Danube lui avaient tourné le dos, lui avaient retiré la vie.

À quelque distance d’elle, Minnka vit des enfants qui fouillaient dans les mares. Elle alla vers eux. Ils ramassaient du fretin à demi asphyxié et qui puait la vase. Finis, les beaux brochets, les belles carpes, la délicieuse tanche, qu’on chargeait par voitures, du temps des huttes, sur le plateau !

Zamfir était là.

— Comment ça va, à la maison ? lui demanda-t-elle.

— Pas mal… Nénika Sima nous envoie tout ce qu’il nous faut. Nous ne manquons de rien.

— Et le père, que dit-il ?

— Il dit que c’est très bien que tu sois malheureuse.

— Et toi… Qu’en penses-tu, Zamfirika ?

Le petit se jeta dans les bras de sa sœur et pleura.

Minnka rentra chez elle en monologuant dans sa tête : « Ainsi, mon Minnkou n’était un vaillant que parce qu’il vivait dans la pauvreté. Maintenant qu’il goûte de l’aisance, le voilà défiguré. Eh bien, d’ici à une semaine, nous n’aurons plus que nos murs et peu de choses pour nos bouches. »

Père Andreï l’attendait sur le pas de la porte. Il l’embrassa et lui dit, l’air navré :

— Ma fille, je te quitte ! Minnkou est parti à Braïla, vendre la voiture et le cheval que tu lui as achetés. Je ne reconnais plus mon fils ! Je m’en vais de par le monde !

Elle eut beau faire pour le retenir. Le vieillard s’en alla, le sac au dos.

Minnka fit aussitôt venir deux voitures du village, qu’elle chargea de presque toute l’épicerie et des boissons que contenait la boutique. Puis, allant de chaumière en chaumière, elle distribua le tout :

— De toute façon, expliquait-elle, il n’y a plus chez nous de clients à qui je pourrais vendre cette marchandise. Aussi, je la partage entre vous. Profitez-en, une dernière fois. Je ne tiendrai plus boutique. Je suis malade.

Les gens savaient quelle était sa maladie, mais ils n’osaient y faire allusion. D’ailleurs, ils étaient pour la plupart à moitié crevés. Ils se contentaient de recevoir et de remercier. Seuls les enfants s’écriaient :

— Tu ne seras plus épicière, Tsatsa-Minnka ?

À la nuit tombante, la malheureuse Tsatsa-Minnka rentrait chez elle, les bras ballants. Elle n’eut pas de larmes devant les rayons béants de son magasin ; elle n’eut que le cœur vide.

Ce cœur semblait se vider plus encore, à mesure que les heures passaient, longues, hurlantes, sans qu’elles amenassent Minnkou. Il lui était encore et toujours cher, malgré l’espoir qu’elle avait à jamais perdu de retrouver son amour.

Jetée, toute vêtue, sur le lit, elle ne ferma pas l’œil de la nuit, le cœur glacé, la tête bouillante. Le moindre bruit la faisait sursauter et courir à la fenêtre. Vers l’aube, un sommeil qui dura une demi-heure, l’engourdit.

Elle se réveilla, épouvantée de s’être endormie, malgré elle. Et tout de suite, un ronflement, venant de la chambre du père Ortopan, la frappa comme un poignard. Elle y entra, doucement, pour voir son Minnkou dans un état qui, d’horreur, lui fit se couvrir le visage.

Il dormait, tout habillé, dans le lit de son père, les vêtements inondés de vin rouge vomi, la figure congestionnée, la gueule ouverte, répugnante. De la poche supérieure de son gilet, un petit mouchoir de cocotte, à dentelle et à monogramme, pendait, à moitié tiré. Et c’est ce qui fit à Minnka le plus de peine.

Elle sortit. Machinalement, son âme la dirigea vers la Japsha Rouge, espérant peut-être y trouver le vieux nattier en train de reconstruire sa cabane. Elle mit presque une demi-journée pour y parvenir et ne trouva que l’emplacement solitaire de l’ancien nid du bonheur. Regardant le Sereth, elle lui dit :

— C’est à toi que je dois Minnkou, c’est toi qui me le reprends. Et mon âme avec.

Au retour, ses pieds furent encore lents à la reconduire à sa triste demeure, où une grosse surprise l’attendait : Minnkou avait disparu, en emportant tous ses effets, et avec eux, le peu d’argent qui se trouvait dans la maison.

Tsatsa-Minnka ferma les volets et se coucha.