Tsatsa-Minnka
Europe (revue mensuelle, n° 99 (p. 383-392).


LA VENGEANCE DE SIMA


Au bout d’une semaine, eaux et humanité purent enfin souffler, également lasses de la bousculade subie et s’accommodant chacune de la place imprévue que le ciel leur avait temporairement imposée.

La place qu’occupaient les eaux était un cul-de-sac vaste de cent kilomètres carrés environ, c’est-à-dire tout le lit millénaire du Sereth, qui forme son embouchure. Mais, dans ce lit béant, encombrant, l’existence des eaux était précaire : trop d’obstacles humains et point de mouvement. Elles n’y pouvaient que croupir, à la longue, ce que les eaux n’aiment pas. Elles aiment la vivante glissade entre deux berges toujours nouvelles et sous des cieux toujours frais. Or, ici, elles se trouvaient dans une fosse pleine de maisons, d’écuries et de latrines, qui leur restaient dans la gorge.

Aussi, la mortelle tristesse aquatique les gagna, dès qu’elles ne se sentirent plus poussées en avant. Elles bâillaient au ciel et au soleil, avec une gueule large de cent kilomètres carrés. Elles ne pouvaient plus digérer ce qu’on leur avait fourré dans le ventre et commençaient à avoir des renvois qui s’exprimaient par des millions de bulles blanchâtres dont leur surface se couvrait chaque jour davantage.

L’humanité, plus débrouillarde, fit bonne figure à mauvaise fortune. Pendant une semaine, elle se lamenta, acariâtre, de ne pas savoir où caser son fourbi. Les mères manquaient d’espace propre à abriter la précieuse dot de leurs filles. Les hommes manquaient de planches et de clous pour leur créer cet espace, toujours insuffisant. Les femmes ne trouvaient le calme qu’après avoir bien frappé leurs filles, les hommes, qu’en cognant dans le tas. La jeunesse battue prenait sa revanche, en se livrant aux délices des promenades nocturnes sur des routes solitaires.

Mais, à l’expiration de la semaine qui suivit l’inondation, le campement finit par prendre sa physionomie définitive. Elle était, topographiquement, celle du village : les huttes des ménages se rapprochaient entre elles ou s’écartaient selon la sympathie ou l’antipathie réciproque des gens. Il n’y eut que le ménage Vadinoï qui jugea sensé de se choisir un emplacement tout à fait isolé du parc commun. Père Ortopan, plus humain, s’établit dans le voisinage de ses enfants, dont la hutte se trouvait au milieu du campement général.

Ce n’était pas par hasard qu’elle occupait cette place.

Minnka savait que l’inondation allait durer au moins deux mois, avant que le retour au village fût pratiquement possible. Pendant ce temps, l’existence devait reprendre son cours. Les ménages allaient avoir besoin d’une taverne-épicerie qui leur fournisse le nécessaire.

Elle leur en donna une, généreuse ainsi qu’elle l’entendait, et la mit au centre de tous les foyers.

Une grande cabane, faite de planches et couverte de roseau, se dressa trois jours après, à côté de leur hutte. Elle était achalandée de marchandises variées, telles qu’en ville même en n’en rencontrait que rarement. Un large avant-toit de jonc, formant terrasse, invitait à son ombre tout un monde brûlé par la canicule et avide de rafraîchissements.

De ceux-ci, il s’en trouvait pour tous les goûts, tous les âges et toutes les bourses : vin, eau-de-vie, liqueurs, pour les hommes ; limonades, pastèques, melons, pour les femmes et les enfants, le tout enfoui dans le sol, d’où chaque article sortait froid comme s’il avait été à la glace.

Certes, la vente se faisait la plupart du temps à crédit, les gens manquant d’argent ; mais Tsatsa-Minnka, tavernière passionnée et maîtresse cette fois de son destin, n’y faisait guère attention. Elle donnait, donnait, sa vie en même temps que sa marchandise.

Voir le bonheur que pouvait provoquer sur des visages épanouis, un kilo de pain noir, ou un morceau de fromage, ou une pastèque emportée par un enfant friand, parfois une simple bougie d’un sou, c’était pour Tsatsa-Minnka plus que si on lui avait offert une couronne de reine. Elle en jouissait plus que le possesseur de l’article pris à crédit ou donné.

À l’égard des boissons alcooliques, elle avait une attitude différente. Pas d’ivrognerie froide, pas d’abus insensé, que ce fût à crédit ou en payant comptant :

— Le vin, c’est une passion, disait-elle, une passion qui doit toujours être belle, autrement, ce n’est que dépravation. Et sans une telle passion, l’homme peut boire de l’eau, mais il ne peut pas manger des pierres.

Elle ne marquait rien de tout ce qu’elle vendait à crédit. Ce sont ses débiteurs qui venaient lui dire combien ils devaient et payer ce qu’ils pouvaient, le tout ou une partie.

Pendant les trois semaines que la crue demeura stationnaire, les recettes de la taverne furent assez mauvaises, et Tsatsa-Minnka dut puiser dans ses économies pour regarnir les rayons qui se vidaient. Puis, commença la baisse, l’eau n’arrivait plus qu’à la poitrine de l’homme.

Alors ce fut la ruée au poisson, tant qu’on vit de l’argent dans toutes les mains. On pêchait par tous les moyens : au filet, à l’épervier, à la fourche de fer, au panier défoncé et même à la main. Le poisson, gros et petit, était vendu aux banlieusards de Braïla, à des prix qui permirent aux plus misérables de s’en payer tous les jours.

Aussitôt, la taverne connut une prospérité qui effraya Tsatsa-Minnka. Remboursement de dettes et vente quotidienne gonflèrent la caisse à craquer, malgré la modicité d’un bénéfice plus que raisonnable. Elle vit alors comment se font les fortunes et jusqu’à quel point Sima n’était au fond qu’un faux généreux, ne sacrifiant qu’un surplus de bénéfice qui était presque une volerie.

Le campement des inondés prit une physionomie journalière que le village n’avait jamais connue : le matin, c’était la pêche ; jusqu’au soir, la vente du poisson à Braïla ; et la nuit, une noce à tout casser. Les taverniers qui ne pouvaient auparavant tenir tête à la concurrence de Minnka, reçurent à bras ouverts tous les ivrognes et firent de brillantes affaires.

Les paysans commencèrent d’abord par se vêtir, puis, comme le poisson se vendait bien, ils passèrent vite à la joie. Une partie de l’argent était laissée, tout de suite, dans les bistrots de la ville, d’où ils rentraient souvent en voiture de luxe, et accompagnés de musiciens tsiganes. Leur plus grand plaisir était de narguer tel ou tel « ennemi », promenant sous son nez voiture, tsiganes, et leur propre personne, bien épanouie. Tard dans la nuit, c’étaient les disputes en famille et les coups.

Effrayées de la débauche des hommes, mères et jeunes filles durent aller elles-mêmes pêcher le poisson, le vendre et faire des provisions de l’article qui leur tenait le plus à cœur : le coton nécessaire aux futurs ourdissages. La trame étant toujours la laine, elles la prenaient au dos de leurs propres brebis. Ainsi, le prochain tissage hivernal des vêtements, des draps, des couvertures et des tapis était assuré.

Mais cette mine d’argent que constituait le poisson ouvrit aux femmes des perspectives inattendues. La retraite totale des eaux dans les régions élevées, voisines de la côte, mirent à nu de larges cavités, peu profondes, où il y avait plus de poisson que d’eau. Les ménagères, se pourvoyant de voitures, allèrent le charger à la pelle, en firent des salaisons et le vendirent au détail dans les villages où les rivières et le poisson étaient également inconnus.

Elles en rapportèrent des mouchoirs pleins de beaux sous, qu’elles confièrent à Tsatsa-Minnka. Et l’on put voir tout de suite combien la femme est plus morale que l’homme. Chacune s’empressa d’améliorer la vie du ménage, achetant des outils, réparant la charrette, habillant les enfants et les nourrissant mieux. Tout le campement fut égayé par l’apparition d’une foule féminine en vêtements de fête, dont la multitude de couleurs vives faisait la joie du soleil.

Tsatsa-Minnka en fut la première heureuse. Elle devint la confidente de toutes les ménagères et leur caisse d’épargne.

Mais ce charme allait être brusquement rompu.

On ne savait plus rien de Sima. On croyait qu’il était résigné à une séparation tacite, en attendant le divorce, quand, une nuit, très tard, des coups violents dans la porte de leur cabane réveillèrent les deux amants :

— Qui est-ce ?

— Au nom de la loi, ouvrez ! répondit une voix morose.

— Permettez-nous de nous habiller, répliqua Minnka.

— Ouvrez à l’instant, ou nous faisons sauter la porte !

Minnlca ouvrit, offrant à la loi le spectacle d’un jeune couple en chemise de nuit. Un homme, grand et maigre, y pénétra le premier. Derrière lui, se tenaient deux agents de police, en uniforme, et Sima. Le grand maigre frotta une allumette. Minnka lui présenta la lampe à pétrole, qu’il alluma. On vit alors qu’il était ceint de l’écharpe tricolore.

Le commissaire prit place sur une chaise et interrogea :

— C’est bien vous Minnka, épouse de M. Sima Caramfil ?

— Oui.

— Et vous couchez donc ici, avec ce jeune homme ?

— Comme vous voyez.

— C’est le flagrant délit d’adultère ! Je vous déclare tous deux arrêtés !

On leur passa des menottes sans même leur permettre de se vêtir. Minnka protesta :

— Vous n’allez pas nous conduire en ville, dans cet état ! La loi ne doit pas admettre une chose pareille. D’abord, j’ai froid.

Le commissaire répondit, mollement :

— La loi, c’est moi ! Et vous sortirez un moment dehors, dans cet état ! Puis, vous vous habillerez.

On les fit sortir, et le commissaire procéda à un simulacre de perquisition, fouillant çà et là, dans la hutte, sans rien emporter. Pendant ce temps, de nombreux paysans, réveillés par le bruit des deux voitures dans lesquelles étaient venus ces visiteurs nocturnes, accoururent à la taverne de Minnka, sommairement vêtus. Certains portaient des lanternes.

Apercevant Minnka et Minnkou en chemise, ils s’arrêtèrent tous, à distance. Ils n’eurent pas un mot, pas un murmure. La plupart des hommes firent aussitôt demi-tour. Les femmes, muettes, s’attardèrent. Elles se couvraient de leurs mains la bouche ou tout le visage et hochaient la tête, quelques-unes en pleurant.

Les deux « coupables » semblaient ne rien éprouver. Ils se tenaient droits, regardant l’Embouchure et grelottant. On leur permit de s’habiller.

À ce moment arriva père Ortopan, en courant. Minnka le reçut dans la hutte, un doigt sur les lèvres, lui remit les clefs de la taverne et l’embrassa. Le vieux était très ému.

Peu après, les deux voitures prenaient le chemin de Braïla, dirigeant vers la prison ce que le campement avait de plus sain : un homme et une femme qui s’aimaient.

On les condamna, tous deux, à quinze jours de prison correctionnelle. C’est Sima qui l’avait voulu et obtenu, comme on obtient tout ce qu’on veut, dans ces pays-là, lorsqu’on est riche. C’est lui également qui avait exigé du commissaire la mise à la porte, à demi-nus et à la vue de tout le monde, des deux amants.

Contrairement à son attente, la pensée et l’attitude des paysans auxquels il offrit ce spectacle, furent tout en sa défaveur.

Quand même, le malheureux n’avait pas une âme aussi basse. C’est la rage de l’époux, se jugeant outragé, qui l’avait poussé à de telles bassesses. Et, une fois sur cette pente, il ne s’arrêta pas. D’ailleurs, un tas de chenapans, dont il s’était entouré, dans sa détresse maladive, lui conseillait les pires ignominies :

— Déshabille-la, en pleine rue et en plein jour, mets-la nue et fouette-la !

— Coupe-lui la chevelure !

— Attire-la dans un lieu sûr et livre-la à une demi-douzaine de tsiganes !

Mais Sima aimait sa femme. Il l’aimait maintenant avec un cœur tenaillé par le sentiment d’avoir commis l’irréparable. Et quand ce sentiment s’empare d’un cœur qui aime, ce n’est plus de l’amour : ce sont les affres de la mort. L’âme de Sima se mourait. Pour lui, que Minnka lui revînt ou qu’elle restât à son aimé, le mal était le même. Il l’avait perdue.

Vieilli, amaigri plus encore, ne dormant et ne se nourrissant qu’aux heures où ses forces ne lui permettaient plus de se tenir debout, il passait ses nuits à maudire sa vie et sa fortune. Il ne s’intéressait plus à rien, indifférent aux vols, à ceux même qu’on commettait presque sous ses yeux. Une nuit qu’il se trouvait à sa fenêtre, à contempler la cour éclairée par la lune, il vit le tejghetar sortir du dépôt, et charger dans une voiture des sacs et des caisses de marchandises, dont il évalua froidement la valeur, sans broncher : « C’est pour mille francs de café vert et quatre cents francs de sucre. »

Un venin, encore inconnu, lui empoisonnait le sang : une haine qui embrassait tout ce qui existait. La mort lui semblait insuffisante, et la vie lui était insupportable. Il aurait donné toute sa fortune pour ne plus avoir de mémoire. Oui : pauvre, mendiant, mais ne plus avoir le souvenir de cette atrocité qui lui poignardait le cœur et le rendait fou.

Il était dans cet état d’âme quand, la veille de l’expiration de la peine infligée à Minnka et à Minnkoü, une idée lui vint qui lui apporta un grand soulagement :

— Je vais placer des voyous sur leur passage, pour les huer.

Il en embaucha tout une bande. Le lendemain, à l’heure de la levée d’écrou, ils étaient à leur place. Sima se tenait un peu à l’écart, une joie malsaine dans le cœur : « Je vais les écraser de honte ! Tout le boulevard rigolera d’eux ! »

La prison faisait face à l’une des extrémités du boulevard Carol. On sortait de la prison pour mettre le pied sur le boulevard. C’est là que guettaient les vauriens de Sima, un ramassis de désœuvrés vivant des moyens les plus louches.

Minnka et Minnkou parurent. Une lumière aveuglante les arrêta un instant devant la porte de la prison. Puis, d’un pas incertain, Un peu défaillant, ils s’engagèrent sur le boulevard plein de passants qui s’en allaient au port.

Soudain, deux longues huées, en chœur, retentirent :

— Houoo-o ! Houo-o-o !

Conspués et passants s’arrêtèrent, cloués sur place. Minnka se cabra, blême, vit Sima, comprit et, au moment où une nouvelle huée éclatait, elle enroula du bras droit le cou de son amant. Celui-ci la prit par la taille. Et tous deux, les corps serrés l’un contre l’autre, les visages crevant de joie profondément sentie, ils avancèrent d’un pas lent, compassé, une démarche fière, en chantant leur passionnante rengaine :


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Sima fut atterré. En chantant à tue tête, Minnka le fixait droit dans les yeux, dandinant son corps et riant de toutes ses belles dents.

Les huées expirèrent sur les lèvres de la bande. L’un des chenapans cria, se tapant la cuisse et s’adressant à Sima :

— Eh bien, mon vieux, elle en a du culot, ta garce !