Tsatsa-Minnka
Europe (revue mensuelle, n° 98 (p. 212-228).


BARBATT À SA MESURE


La vie humaine traverse les pires épreuves comme elle traverserait une campagne fleurie.

Dès les premiers jours ensoleillés du mois d’avril, les cerfs-volants firent leur apparition dans les mains d’une foule enfantine chétive, squelettique, loqueteuse, dont les cris avaient un son caverneux. Le vaste boulevard Carol était son théâtre préféré. Devant la plupart des portes, donnant sur la rue, les commères avides de bavardages surgirent en même temps que les nouveaux bourgeons sur les arbres. Les hommes, plus graves, sortirent en détendant leurs membres et se dirigèrent vers leur bistrot habituel où, en vue de la saison de travail qui allait s’ouvrir, ils demandaient courageusement « un verre à crédit ». Les rires, les plaisanteries éclataient de partout.

Il en fut de même « chez Sima ». Une à une, les fenêtres des taudis qui étaient restées hermétiquement fermées durant tout l’hiver, s’ouvrirent en craquant sous la résistance de la colle de pâte dont les jointures avaient été enduites. Il ne faisait pas bon d’avoir son nez là, au moment où ces fenêtres s’ouvraient : l’écurie la plus mal entretenue dégagerait une odeur moins irrespirable.

Suivant l’exemple donné par les enfants, hommes et femmes quittaient leur affreux repaire hivernal, pour aller s’allonger au soleil, le long des murs. Pour toute conversation, on n’entendait que les quolibets les plus banaux, comme si rien ne se fût passé. Seuls leurs visages livides témoignaient de la longue souffrance subie et qui était due non seulement à l’insuffisance de nourriture et de chaleur, mais aussi au manque d’air.

Bétail et bêtes, — vaches, chevaux, ânes, chiens, chats, — réapparurent eux aussi dans la rue et prirent leur part de soleil, les uns, lâchés par leurs maîtres, les autres d’eux-mêmes vagabondant. C’est l’un des visages printaniers de la banlieue de Braïla, tous ces animaux qui emplissent les rues, déambulent et respirent. L’hiver, ils crèvent de faim plus que l’homme. Pour éviter la perte de tous, on en livre quelques-uns à l’abattoir, à des prix dérisoires. Pour les chiens et les chats, on s’en moque. Il y en aura toujours.

Ce printemps-là, le spectacle était plus triste que de coutume. Des vaches et des chevaux étaient si maigres qu’ils ne pouvaient plus se tenir debout. Les jambes engourdies, chancelants, à peine faisaient-ils quelques pas, bougeant leur queue, se frottant contre un arbre. La plupart restaient cloués devant la porte. Leur tristesse, leur regard mélancolique prouvaient qu’ils étaient supérieurs à l’homme dans la conservation du souvenir de la souffrance vécue.

Minnka n’ignorait rien de cette pénible existence des hommes et des bêtes, mais jamais elle n’avait pu s’y faire. Dans le village, son pouvoir étant insignifiant et la souffrance de la misère moins grande qu’à Braïla, elle payait de sa personne jusqu’à l’épuisement et trouvait une consolation justifiée dans sa propre détresse. Du moment qu’elle souffrait comme tous les autres, la vie lui semblait supportable ; parfois joyeusement.

Ce n’était plus la même chose, à Braïla, où elle se savait riche.

Durant ce terrible hiver, plus d’une fois elle était restée muette devant une femme qui lui débitait sa souffrance et celle des siens, pour, à la fin, la laisser partir, un secours mesquin dans les bras : dix kilos de bois, un bout de savon, un pain. Plus d’une fois, également, elle avait dévasté le dépôt de marchandises, prenant en cachette des masses de vivres et les remettant aux affamés ; souvent, allant les leur porter elle-même, aidée par Catherine, Zamfir et Toudorel, — jusqu’au jour où, surprise par Sima, deux gros verrous lui enlevèrent toute chance de récidiver.

— Tu es folle ! lui disait-il. De ce train-là, nous serons bientôt nous-mêmes réduits à la mendicité !

« Bientôt ! » D’abord, cela ne lui faisait rien, puis, elle savait maintenant que, donnant dix fois plus qu’il ne donnait, son mari n’en serait pas moins resté presque le même homme à la fortune inépuisable.

Vers la fin de l’hiver, c’est-à-dire, au comble de la misère qui s’étalait sous ses yeux, elle alla prendre le gouvernail des trois établissements, — taverne, épicerie, restaurant, — s’y installant la première et les quittant la dernière. C’était justement à l’époque où Sima reprenait ses courses, ses affaires en ville. Il la laissa faire, l’observa de près et, s’apercevant de ses incontestables aptitudes, donna ordre qu’on lui obéît.

Ce fut une consternation pour tout le personnel, le tejghetar compris. Plus de caisse que dans ses mains à elle. Plus de commande de marchandises, ni d’autre initiative, que partant d’elle. Catherine, aux heures d’affluence, et les deux garçons, constamment, la secondaient avec ferveur.

La face des choses changea brusquement.

Profitant du calme des affaires, elle procéda à un rafraîchissement général de la peinture des locaux. Une grande pièce à débarras, contiguë au restaurant, devint une belle salle à dégustation pour un monde d’élite. La cuisine dut prendre un aspect moins populacier. Les services furent améliorés. Dans la cour et communiquant avec le restaurant, six beaux kiosques s’alignèrent le long d’une muraille qui fut couverte de panneaux aux scènes allégoriques s’inspirant de Bacchus et conviant à la joie.

On n’avait jamais vu de pareilles transformations « chez Sima ». Les voisins, les flâneurs y assistèrent stupéfaits. Et jusqu’au centre de la ville la nouvelle courut que deux belles femmes, dont une, la maîtresse elle-même, avaient pris la direction de la « Taverne Sima Caramfil » et la remplissaient d’une jovialité encore inconnue.

La jovialité d’une tavernière dans la Roumanie d’autrefois était en rapport direct avec la bonne marche de la taverne et en rapport inverse des intérêts du mari. Mais, cela dépendait beaucoup de la beauté ou de la laideur d’une telle maîtresse car, dit la chanson populaire :

Le vin est bon, le litre est gros,
(Vinu-i bun, ocaua-i mare,)
La tavernière est affreusement laide :
(Crâsmarita-i sluta tare :)
Les gars ne boivent qu’à cheval.
(Beau flacaii de-a calare.)

Le vin est mauvais, le litre est petit,
(Vinu-i, ocaua-i mica,)
La tavernière est bien jolie :
(Crâsmarita-i frumusica :)
Les gars boivent à s’éreinter.
(Beau flacaii de se strica.)

Ç’avait été ainsi autrefois : simple et fort. C’était bien différent chez Sima. La jovialité des deux femmes n’avait aucun but. Elle naissait de leur profond besoin d’échapper à une solitude qui les écrasait. Les « gars » pouvaient boire ou ne pas boire, Sima pouvait trouver son compte ou ne pas le trouver du tout, cela leur était parfaitement égal. Entre elles et la taverne il n’y avait point de rapport. Celle-ci n’était qu’un moyen qui leur permettait de se fuir elles-mêmes.

Dans son besoin naturel d’aider les plus faibles qu’elle-même et se sentant maintenant en mesure de le faire sur une grande échelle, Minnka avait employé tout l’hiver à caresser ce rêve mystique, tâchant d’oublier Minnkou et d’adapter aux yeux de son mari les lunettes de sa généreuse vision de l’existence. Elle voyait Sima à la place de Mândresco, maître de l’Embouchure et idole des paysans, qu’il rétablirait dans tous leurs droits. Des magasins de Braïla, il ferait le salut de toute une population miséreuse, en se l’associant. Il n’y avait là rien d’impossible :

— Ne te contenterais-tu que de la centième partie des bénéfices d’aujourd’hui, encore aurais-tu de quoi te considérer riche, sans même t’esquinter, comme tu le fais huit mois sur douze et pour n’arriver qu’à amasser une fortune qui ne te sert vraiment à rien. Alors que, si tu m’écoutes, tout un monde un jour te bénira !

Sima était aussi loin d’une telle pensée que le ciel l’est de la terre, mais, rusé, il garda un silence songeur qui permit à sa femme de continuer à chevaucher ses douces illusions. Elle le fit avec un élan dont l’effet immédiat fut qu’elle devint amoureuse de son mari. Celui-ci n’apprécia ce bonheur que vaguement, sa tête tout entière à sa fortune menacée. Minnka redoubla sincèrement de tendresse, l’aimant même, jusqu’au jour où les verrous de sûreté appliqués contre elle au dépôt de marchandises lui ouvrirent brusquement les yeux sur le grave malentendu dont elle était victime.

C’est à ce moment qu’elle s’aperçut du peu de place que sa jeunesse, sa beauté, sa passion occupaient dans le cœur de Sima : « Son amour pour moi ne va pas au delà des brides de sa bourse », se dit-elle. Et se jetant dans les bras de Catherine, elle s’écria :

— Voilà ce que c’est que de ne pas avoir barbatt à sa mesure[1] !

Le jour du Premier Mai, on buvait jadis en Roumanie de nombreux verres de péline, vin dans lequel on a fait macérer des feuilles d’absinthe, qui lui donnent un goût amer. Tout le monde en boit. Et on ne croit avoir bien fêté le printemps, que parvenu à son « quarantième verre ». Mais cette vaillance n’est pas à la portée de tout le monde.

Il y eut cependant une foule de jeunes gens qui, la veille de ce jour, dirent à la belle tavernière :

— Tsatsa-Minnka ! Si je terrasse demain « les quarante verres », sans aller sous la table, me permettrez-vous de vous embrasser la main ?

On aimait tant ses mains ! Non pas qu’elles fussent tellement belles, mais si éloquentes dans tout ce qu’elles voulaient exprimer et même quand elles n’exprimaient rien. C’est par ses mains, plus que par tout le reste de sa personne, qu’elle répandait autour d’elle le tumulte de sa généreuse jeunesse. Leur jeu adroit, d’une variété infinie, disait bien plus que sa bouche, qui, par crainte instinctive de trop dire, réduisait ses expressions au minimum de leur intelligence.

Minnka, enfant, aimait à penser à haute voix tout ce qu’elle voyait et sentait. Mais son père, homme bourru, était toujours là pour la frapper sur la bouche du dos de sa main noueuse. Les jours de fête même, à table, alors que tout chrétien doit plus de bonté, plus de tolérance à ses semblables, père Alexe ne pardonnait pas la moindre vivacité de langage. Pour un rien, que ce fût à sa femme ou à ses enfants, un coup du dos de sa main leur ensanglantait la bouche. Il n’accompagnait cette violence d’aucune explication.

Ainsi terrorisée, Minnka prit dès l’enfance l’habitude de rendre sa parole incomplète, lui enlevant tout ce qu’elle pouvait avoir de chaud, de personnel, de passionnant. Mais sa riche nature n’admit pas d’être châtrée de la sorte. Et, inépuisable dans ses moyens de s’affirmer, elle se rabattit, tumultueuse, sur ses bras et ses mains d’enfant, les douant au décuple de la couleur, de la finesse, de la violence même qu’une brutalité impie avait bêtement enlevées à toute manifestation verbale. Tsatsa-Minnka devint une gracieuse mi-muette que tout le monde comprenait à merveille, dès qu’un bout de phrase, une exclamation, une expression des yeux et parfois un pli de son visage, étaient accompagnés du moindre mouvement de ses bras, de ses mains ou de ses doigts.

Elle avait maintes façons d’exprimer le même sentiment. Pour les exprimer tous, c’est-à-dire : pour faire vivre l’ensemble de sa personnalité, ses moyens n’avaient point de limite, car ils se renouvelaient constamment par l’improvisation. Il y en avait cependant qui étaient devenus classiques et qui ne revenaient dans sa conversation que par surprise.

Pour commander à son interlocuteur un silence, douloureux à tous deux, elle se taisait brusquement, mettait son visage de profil et soulevait violemment la main, comme emportée par le vent, pour la laisser aussitôt redescendre lentement, telle une plume. Debout, son bras retombait le long du corps, droit et plein de lourdeur. Assise à une table, la main se posait sur celle-ci et semblait mourir.

Elle accueillait une joyeuse nouvelle qui la concernait intimement en se montrant de face, en baissant les paupières, en esquissant un sourire qui mordait ses lèvres, mais que ses lèvres ne dissimulaient pas et en ouvrant largement ses bras, pour les laisser ensuite enlacer ses propres épaules, dans un tendre serrement. Là, longtemps ses doigts meurtrissaient l’étoffe, comme les griffes d’une chatte. Parfois, elle y ajoutait un léger dandinement de son buste.

Un étonnement passionné lui faisait incliner la tête en arrière et ouvrir grands ses yeux bleus aux longues paupières brunes, alors que la bouche semblait bouder et que les bras, s’allongeant en avant, réunissaient les mains comme pour une prière, donnaient au poignet un mouvement oscillatoire de pièce mécanique qui se visse et se dévisse.

Dans une discussion, qu’elle fût animée ou paisible, le jeu de ses premiers instruments d’expression précédait toujours sa parole, l’accompagnait tout au long jusqu’à la supprimer enfin et en caractériser, seule, les nuances.

Tout cela était naturel, instinctif.

Les intimes et les habitués de Tsatsa-Minnka arrivèrent ainsi à ne plus prêter attention à ce qui venait de ses lèvres, mais seulement à ses mains, qu’on aima tendrement ou passionnément.

Il ne se trouva que Sima, le pauvre, pour ne rien voir.

La fête du Premier Mai commença dès l’aube, qui s’épanouit comme une rose de feu pâle, pour s’embraser de minute en minute et sombrer sous un flot d’aveuglante lumière.

À la pointe de ce jour, Tsatsa-Minnka et Catherine quittèrent leur appartement, toutes deux en jupe rouge écarlate et camisole blanche aux larges dentelles amidonnées. Les pieds en pantoufles brodées. La tête serrée dans un mouchoir rouge. Se tenant par la main, elles allèrent d’abord respirer l’air frais sur le boulevard Carol, poussant la promenade jusqu’au-dessus du Danube, qu’elles saluèrent :

— À cette après-midi, dans tes saules !

Puis, elles firent demi-tour et vinrent ouvrir la taverne. Zamfir fut le premier à les rejoindre. Tsatsa-Minnka l’envoya aussitôt tirer un litre de vin-péline « no 6 », lui fit allumer le gril et le dépêcha ensuite chez le boucher pour rapporter une livre de bonnes fleïlkas[2] :

— Dis que c’est pour moi ! lança-t-elle du seuil de la boutique.

Et son bras droit alla décrire en l’air un large geste mol, qui compléta sa pensée : « Tant pis, si le boucher comprend de quoi il s’agit et me juge sévèrement ! »

En effet, on l’avait compris :

— Nénéa Laké, — dit Zamfir, rentrant essoufflé, — a levé les bras au ciel et s’est écrié : « Alors ! Tsatsa-Minnka amorce déjà son Premier Mai ? Bravo ! »

— Oui, Zamfirika ! fit-elle, mélancolique. Nous l’amorçons… Nous irons même passer l’après-midi dans les saules, pour nous venger de l’hiver.

Une odeur endiablée, dégagée par les fléïlkas en train de griller, piqua les narines et mit l’appétit au galop. Minnka les servit fumantes, sur deux rondelles de bois dur, qu’on appelle foundd.

Les deux femmes, debout, n’en firent qu’une bouchée, Zamfir et Toudorel les ayant d’ailleurs passablement aidées. Et elles tenaient encore le verre à la main, songeuses, quand Sima, allant à ses affaires, traversa la taverne, l’air préoccupé.

— Écoute, Simika ! lui cria sa femme ; je te préviens : aujourd’hui ça va barder !

Sima se retourna, le regard lointain :

— Qu’est-ce qui va barder ?

— Je n’en sais rien… Je dis, seulement : c’est Premier Mai ; fini l’hiver !

— Eh bien, Minnkoutsa ! miaula-t-il ; amuse-toi, je ne m’y oppose pas !

Il disparut. Elle le suivit du regard, en murmurant :

— Et si tu t’y opposais, mon pauvre, cela reviendrait au même !

Elle remplit les verres, trinqua avec Catherine et dit, la mine attristée :

— Vivat Premier Mai, chère tante ! C’est « notre septième », celui-ci !

Catherine remarqua sa mine et l’apostropha :

— Ne gâte pas ta journée !

— J’en suis bien loin ! Mais, tout de même, c’est triste de ne pas avoir barbatt à sa mesure !

À dix heures, la taverne était comble du monde le plus joyeux qui soit. Les garçons ne pouvaient plus s’y frayer un chemin. Carafes, bouteilles, cruches, verres, « dégustations à la fourchette », voyageaient par-dessus la tête des gens, passant de main en main à l’aller et au retour, entre le comptoir et leurs destinataires.

Debout au comptoir, Minnka donnait le plein de sa vie. À elle allaient tous les souhaits. D’elle chacun attendait une réplique qui ne devait être que pour lui. Tout son être était tendu, ouvert à cette masse débordante de vie illimitée. Ses yeux, pareils à deux phares, balayaient tous les visages. Rien ne leur échappait. Parfois elle surprenait loin d’elle deux types qui, retournant leurs poches, constataient amèrement qu’ils n’avaient plus de quoi se payer « un dernier litre » et qui se donnaient l’accolade avec des : « Ah, mon frère, mon frère ! » C’est tout ce qu’ils pouvaient se dire. Elle leur envoyait en cachette « un litre de la part de Tsatsa-Minnka ».

Ceux qui se voyaient ainsi « honorés », levaient la tête, et fixaient Tsatsa-Minnka d’un regard fou. Au risque de faire éclater leurs veines, ils lui lançaient :

— Tsatsa-Minnka ! Tsatsa-Minnka !

Et vaincus par le brouhaha, muets de joyeux désespoir, ils donnaient à Tsatsa-Minnka la preuve de leur amour en s’appliquant à eux-mêmes une paire de terribles gifles, et la regardaient dans les yeux. Elle inclinait la tête et posait les deux mains sur sa poitrine, comme pour leur dire : « Ne faites pas ça ! »

Dans la « salle à dégustations » nouvellement créée, les intimes de la maison buvaient en sourdine, en attendant Sima. Il arriva vers les onze heures et vit l’entrée obstruée par la foule des clients. Sa femme, l’œil glacé, contempla longtemps la ridicule impuissance qu’il mettait à s’ouvrir un chemin. Soudain, emportée par le dégoût, elle cria d’une voix qui perça le tumulte :

— Faites place à mon « barbatt ! » Laissez passer mon « barbatt ! »

Un silence brusque. Tous les regards se dirigèrent vers l’entrée, où un étroit sentier s’ouvrait, s’allongeait, se continuait jusqu’au restaurant et jusqu’à la salle réservée, devant un nain mal ficelé qui saluait, confus, à droite et à gauche. Du comptoir, le regard méprisant, Minnka s’était levée sur la pointe des pieds pour voir, comme au fond d’une tranchée, son « barbatt » suivre ce couloir fait de corps humains.

Alors un rire mâle éclata ; puis, dix ; puis, toute la taverne éclata d’un seul rire. Minnka quitta le comptoir et alla rejoindre Sima et ses amis.

Ils étaient une douzaine, tous fort avancés dans la « quarantaine de verres » réglementaires, dévorant des tranches de pis de vache et de « virilité de mouton », grillées. Parmi eux, Minnkou que son amie avait invité à cette fête. Sima ne le connaissait pas. Les autres non plus.

Les deux anciens amants se revoyaient pour la première fois, depuis la nuit mouvementée de Japsha Rouge. Ils se serrèrent simplement les mains, défaillants, puis, Minnka alla s’asseoir entre son mari et Catherine, dont l’ami, un jeune pêcheur, était là lui aussi.

Minnkou avait maigri. Son visage portait les traces d’une souffrance qui n’était pas prêt de finir. Elle adoucissait l’uniformité banale de ses traits, et les ennoblissait. Son air gauche, au milieu de tous ces citadins, sa gêne causée par des vêtements raides qu’il ne mettait qu’à Pâques et à Noël, le trouble qu’il manifestait dès qu’on lui adressait la parole, le rendaient sage, délicat, taciturne, comme Minnka ne l’avait jamais connu. Elle en resta bouleversée au point de quitter sa place et d’aller s’asseoir près de lui. Minnkou roula des yeux effarés. Tsatsa-Minnka lui enlaça le cou et l’embrassa sur une joue.

Sima, tout à sa discussion avec un ami, ne vit rien. Les autres ne furent qu’à moitié étonnés. Catherine approuva son amie d’un regard exalté. À son tour, elle embrassa son pêcheur, un gars dont les propos et les histoires de pêche divertissaient tout le monde.

Minnkou était furieux. Dans sa rage, il ne savait que tourmenter sa moustache, alors que le sang lui affluait sous la peau. Il voulut se lever et partir, Minnka le retint. Cela amusait bien les assistants, tous, des gaillards adorant amicalement Tsatsa-Minnka et compatissant à son sort.

Elle sortit un instant, revint accompagnée d’une avalanche de grillades et d’une cruche de péline de cinq litres. Tout fut soufflé, le temps de s’essuyer un œil. On répéta le tout.

Vers midi, tous étaient ivres, et Sima plus que tous. Il faisait pitié. Et on ne sut jamais si ce fut par pitié ou pour quelque autre raison que Minnka, se levant, appela son mari, dans un coin de la pièce où elle se tenait debout. Chacun crut qu’on allait assister à une scène d’épanouissement conjugal : embrassades, caresses comiques.

Il n’en fut rien. Elle saisit son mari par le cou et le serra contre elle, — et l’on put voir que la tête de Sima arrivait à peine à l’épaule de sa femme, — puis, elle dit, étranglée.

— Regardez, amis ! Ça, c’est mon « barbatt ! »

Et comme elle ajoutait : « C’est mon père qui me l’a donné », elle lui fit un croc-en-jambe, le jetant sur le sol, comme une planche. Là-dessus, elle se précipita sur son dos et lui tapota durement les fesses, répétant :

Mon « barbatt » ! Mon « barbatt » !

Tout le monde se sauva, épouvanté.

Quelques minutes plus tard, Minnka et Catherine, accompagnées de Zamfir et de Toudorel, sortaient par le portail de la cour. Elles étaient enveloppées dans des scourteïka[3] vertes. D’un pas rapide, le groupe prit le chemin du port.

Au débarcadère des pêcheries, tout était préparé pour une balade joyeuse dans les saules du Danube. Une lotka[4] fluette, appartenant à l’ami de Catherine, regorgeait de friandises, de vins, et d’eau-de-vie. Minnkou n’était pas encore là et de cette absence Minnka se fit du mauvais sang. Il vint cependant, peu après, tout ragaillardi. L’embarcation prit le large, décente. Les femmes s’étaient couchées l’une contre l’autre, couvertes d’un tapis rustique, cependant que les gamins s’amusaient avec l’eau.

Ce n’était pas la seule lotka en fête qui traversait le Danube. Une multitude d’autres barques sillonnaient la vaste étendue du fleuve, certaines emportant même des musiciens. La plupart semblaient voguer à la dérive, heureuses du soleil, de la bonne chaleur où elles s’attardaient comme si elles craignaient de s’engager dans un fourré engourdi par l’hiver.

On tournoyait sur place et on buvait au son des violons et des tsambales. Parfois, des chants mélodieux de femmes retentissaient, clairs dans l’espace, pour de longs moments. On entendait des échanges de souhaits et des apostrophes plaisantes, des rires, des cris apeurés. Notre lotka les écouta, longtemps, silencieuse, puis, elle mit le cap sur l’autre rive et disparut comme une anguille.

Avant que le défilé de Korotichka les eût englouties, les deux femmes levèrent la tête pour contempler les innombrables navires, leur forêt de mâts et la vaste ceinture éblouissante du Danube.

Minnkou chantait, la mine navrante. Tsatsa-Minnka l’enveloppa d’un regard tendre et pensa : « Pourquoi t’ai-je sacrifié ? »

À Korotichka, centre pêcheur, Matéï, l’ami de Catherine, avait sa coliba pour la pêche. C’était un homme qui aimait la solitude, son dur métier et l’indépendance. C’est par là qu’il avait plu à Catherine. Ils ne se voyaient que bien rarement, mais cela aussi était plus conforme à leur goût commun de totale liberté.

Dès qu’ils arrivèrent, le pêcheur alluma un feu infernal, pendit au-dessus de lui la marmite à polenta, éventra une carpe de dix kilos et la mit à la broche. Dans une autre marmite, il prépara une « soupe sauvage » ou borche, à l’esturgeon. Minnkou l’aidait. Mateï avait dit aux femmes de ne pas se mêler du ménage des hommes, pour que ce ménage n’eût point l’air d’être « de l’abâtardi ».

Elles en furent bien aise. Ce ménage de célibataire ne rappelait rien à Catherine, qui le voyait pour la première fois, mais, à Minnka, il rappelait Japsha Rouge. Même nature dangereuse qui obligeait l’homme à se tenir sur le qui-vive. Presque la même vie dure. Et tout était simple, et sain.

Quatre pêcheurs, compagnons de Mateï, bricolaient autour de la coliba, une grande hutte qui ne servait qu’à abriter les cinq hommes les jours de tempête. Chacun y avait son petit lit de planches, au-dessus duquel pendaient quelques effets. Objets de ménage et instruments de pêche étaient partout répandus, accrochés dans de vieux saules, fourrés dans leurs troncs creux ou protégés sous une lotka hors d’usage, renversée. On voyait même du linge étendu, dont l’aspect n’était que trop… célibataire.

Ce poste de pêcheurs perdu dans la forêt de saules, parla aux deux femmes un langage viril qui leur jeta du calme dans le cœur. Sa sauvagerie les effrayait bien un peu, alors que chez elles, ou plutôt chez Sima, une nervosité permanente, malsaine leur donnait un profond dégoût de la vie. Minnka surtout vit clairement l’abîme qui la séparait de Sima et de ses entreprises. Elle ne se sentait faite, ni pour un homme si peu barbatt, ni pour collaborer à des affaires dont le but, — l’enrichissement pour l’enrichissement, — lui semblait insensé.

Ici, toute chose avait sa valeur humaine, sa raison d’être, depuis la coliba jusqu’à cette cuillère de bois, ébréchée, que Mateï s’était réservée, faute d’une meilleure. Rien n’était de trop. Et, sûrement, si on fouillait ces cinq pêcheurs, on n’aurait pas trouvé chez eux l’argent qui pût les faire vivre un mois sans travailler. En étaient-ils, pour cela, moins dignes d’estime que Sima, qui possédait un coffre-fort plein d’or ?

Hélas, Minnka savait qu’à part Catherine, personne à sa connaissance ne pensait comme elle.

Ce gros repas, servi à quatre heures de l’après-midi, fut un fameux « dîner pêcheur », prânz pescaresc, comme on dit là-bas. Les compagnons de Matéï le partagèrent. Avec les enfants, ils étaient dix. Tous, assis à l’orientale, sur une grande bâche étendue à terre, savourèrent deux heures durant le repas et ne laissèrent comme restes que juste de quoi satisfaire l’envie de deux beaux chiens qui contemplaient sagement les convives. Les gourmandises et les boissons apportées de la ville y passèrent aussi au milieu d’une joie guère débordante, mais sincère.

À la fin Zamfir et Toudorel déguerpirent dans la forêt. Les quatre pêcheurs retournèrent à leur besogne. Minnka et Catherine devaient, sous peu, être reconduites à la maison.

En attendant le départ, les deux couples passèrent une demi-heure de songeries, dans une clairière voisine. Les deux hommes restaient assis, chacun gardant sur ses genoux la tête de son amie, qui sommeillait, allongée, face au soleil couchant.

C’est une scène qui fait partie des plus aimables mœurs orientales. Elle consiste à se caresser réciproquement les cheveux, l’un prenant à tour de rôle la place de l’autre.

Ce n’est d’ailleurs pas une caresse qu’on fait à la chevelure. C’est une recherche minutieuse, attentive, passionnée, qui peut durer des heures. Des doigts fiévreux écartent sans cesse les cheveux, en y faisant de nombreuses raies. Des mains brûlantes retournent la tête de tous côtés, recommençant inlassablement.

Qu’est-ce qu’on y fait ? Que veut-on de cette tête qui se laisse faire, sous le charme d’une volupté partagée ?

On ne le sait pas. Mais la chanson dit :

Sur ses genoux, elle est couchée,
Tandis qu’il lui fouille dans la tête :
Qu’il la lui fouille, ce n’est pas un péché,
Car il en est bien amoureux !

  1. En roumain, en sus des noms : mari, mâle, homme, il y a celui de barbatt, qui synthétise tous les trois, avec un sens plus précis de virilité, de vaillance, d’héroïsme.
  2. Tranches de viande des plates côtes.
  3. Manteau féminin populaire.
  4. Barque de pêcheur.