Tsatsa-Minnka
Europe (revue mensuelle, n° 97 (p. 54-68).


SIMA ET SON BIEN-ÊTRE


Sima Caramfil possédait à Braïla de belles acareturi, comme on nomme là-bas tout immeuble ; mais, immeuble ne désigne pas aussi bien que acareturi tout ce qu’un Sima possédait à Braïla.

C’est que, d’abord, les Sima eux-mêmes ne viennent au monde que dans ces pays-là. Ils y viennent, toujours, « pauvres collés à la terre », bons et circonspects, audacieux et lâches, inventifs et médiocres, généreux et avares, enthousiastes et rigides, malins et bornés. Ils font toujours fortune. Parfois, ils parviennent à des richesses fantastiques. Ils sont incapables de se ruiner par imprudence, mais ils se ruinent par les passions. Car la passion est en Orient une étincelle qui brille dans le ventre de tout humain vermisseau et peut, d’un jour à l’autre, devenir un volcan.

La passion de Sima fut la belle « tsatsa Minnka », ainsi que l’appellera, imitant le petit Zamfir, la gaillarde clientèle masculine de sa fameuse taverne.

Sima Caramfil, conformément à la loi orientale de l’héroïque moyen de parvenir avait, après dix-huit années de servitude sournoise, épousé la fille unique de son patron ; autrement dit, il n’avait fait, jusqu’à ses vingt-huit ans, que guetter une femme laide et sa belle dot. Il les eut, toutes deux, apprécia la dernière et faillit mourir d’ennui à cause de l’autre. Mais le dieu de tous les Sima veillait : au bout de trois années d’affreux ménage, l’inutile épouse mourut d’une mort aussi naturelle que sa laideur. C’est alors que Sima se mit en tête d’aimer : « Je chercherai une femme qui n’ait que sa chemise, mais qui soit la plus belle du département. »

Il la découvrit dans le voisinage immédiat de Braïla ; et tout de suite, se rendant compte de ce qu’il valait à côté d’une belle jeune fille comme Minnka, il décréta que le bonheur ce n’était pas l’amour, mais le bien-être.

Père Alexe le crut sur parole et lui donna sa fille.

La noce eut lieu dans le village. Fastueuse. Il y eut à manger et à boire pour deux cents personnes. Six musiciens tsiganes, d’un choix royal, avaient délecté les convives. Mais la délectation la plus appréciée, la plus attendue, par les commères du village, — la constatation publique de l’innocence de la mariée, le lendemain de la noce, — Sima la refusa nettement. À minuit juste, il fit monter sa femme dans le dog-car, empoigna les brides et disparut avec elle, par surprise. Il l’avait emportée, en effet, « rien qu’avec sa chemise ».

Très discret, il la conduisit dans le riche appartement qu’il lui avait aménagé et se retira promptement, avec un baiser gauche, mais sincère, sur la main. Ce fut pour Minnka une surprise qui ne manqua pas de l’émouvoir. Elle médita sur elle une partie de la nuit et s’endormit en se disant qu’après tout, le tragique n’était peut-être pas tel qu’elle se l’était imaginé.

Le lendemain à dix heures, elle était encore dans son lit parfumé, quand Zamfir vint miauler à sa porte :

— Tsatsika… Tu dors ? Je suis là et ne sais que faire.

Zamfir était là, comme les deux familles l’avaient décidé : le frérot accompagnera sa sœur, servira dans la taverne et, qui sait, fera peut-être carrière.

Minnka s’enveloppa dans une belle robe de chambre, ouvrit au petit et l’embrassa tendrement. Peu après, une vieille domestique vint, un gros plateau sur les bras, apporter « à madame », son petit déjeuner. Zamfir s’en était déjà gavé. Il regardait sa sœur, la chambre, les meubles, le linge, les vêtements féminins qu’étalait une grosse armoire ouverte, et semblait ne pas en croire ses yeux. Minnka, songeuse, déjeunait, et, de temps en temps, lui souriait, lointaine, puis :

— Où est-il ? demanda-t-elle à son frère.

— Il est dans la cour, tout plein de poussière ! débita Zamfir tout d’un trait.

Le regard vague, elle parut ne pas comprendre. L’enfant expliqua :

— C’est une cour, dix fois plus grande que la nôtre et bondée de chars à céréales. Nénika Sima court d’un char à l’autre, tout le temps, pendant qu’on les décharge. Il enfonce ses mains dans les blés, soupèse, flaire et n’arrête pas de crier aux hommes qui mesurent les grains : il trouve que le boisseau n’est jamais assez plein.

— Et la taverne ? Comment est-elle ?

— Elle est grande comme une église et pleine de paysans qui attendent d’être réglés et qui mangent et qui boivent.

— Bien. Va, maintenant, t’amuser. Tu n’as rien d’autre à faire aujourd’hui.

Le gamin s’en alla, un peu effaré. Minnka s’habilla sobrement et sortit sur la longue galerie vitrée qui donnait sur la cour, où elle s’installa mollement dans un fauteuil, derrière les rideaux transparents.

Sima n’était plus dans la cour. Les chars, un à un, s’en allaient. Minnka examinait les visages des paysans qui venaient de vendre leurs grains à son mari et leur trouvait une résignation tantôt gaillarde et tantôt féroce, qu’elle connaissait bien. Mais la plupart étaient saouls et pas trop mécontents.

Elle évalua ensuite le prix des acareturi de Sima. Certes, cela représentait une grosse fortune, mais qu’est-ce qu’une grosse fortune ?

— « Ça n’a pas de cœur », se disait-elle. « C’est pour un homme et sa famille. Et après ? En quoi cela intéresse-t-il les autres ? »

Minnka partit à la recherche du cœur de son époux, ou plutôt : à la découverte de la physionomie de son bien-être. Elle voulut savoir pourquoi les petites gens disaient tant de bien de lui ; en quoi sa fortune pouvait « tenir chaud aux autres ».

Pour l’apprendre, il lui fallut du temps. Mais au bout d’un mois, — durant lequel elle ne fit que de brèves incursions dans ce domaine inconnu, — elle découvrit facilement ce que tout homme du peuple, en Orient, est avide de découvrir chez leurs légendaires Sima : une largesse bonasse et prudente vivant chétivement à côté d’une ferme avarice.

Une architecture d’imagination populaire a fait bâtir la moitié de Braïla d’après un plan unique et sentimental. Les dix rues et boulevards, parfaitement courbes et fort interminables, qui ceignent le noyau de la ville, sont presque entièrement dépourvus de maisons à étage. Rien que des rez-de-chaussée, pendant de longues distances. Chaque propriété est rectangulaire. Chacune a sa cour et son jardin, qui représentent la moitié de la surface totale du lot. L’autre moitié, parallèle à la cour, est occupée par les habitations qui vont toujours à la file et dans l’ordre suivant : une « maison de face », composée de plusieurs pièces, donne sur la rue ; c’est toujours la plus belle ; les autres appartements, tels les wagons d’un train, vont à la queue-leu-leu jusqu’au fond de la cour, mais en amoindrissant immanquablement leur confort et leur capacité. Ainsi, toutes les bourses en ont pour leur argent, et on peut habiter à Braïla, sur un boulevard, en ne payant qu’un loyer de banlieue.

La propriété de Sima Caramfil, sise justement sur le boulevard Carol, ne faisait pas exception à cette règle. Bien mieux, elle en exagérait le sentimentalisme, ou la coutume, obligeant à vivre, dans une promiscuité inconcevable, des locataires de premier ordre à côté des plus misérables parias.

Possédant deux lots réunis, sa propriété avait une forme carrée, dont un angle droit dressait ses deux rangées de belles bâtisses, l’une vers le boulevard, l’autre vers une rue assez importante. Sima occupait la rangée qui donnait sur la rue, ainsi que le coin, très imposant, constitué par sa grande taverne-restaurant-épicerie. Le corps d’appartements faisant face au boulevard était loué à des gens aisés.

Le troisième côté de ce carré formait ses immenses greniers ; et le quatrième, c’était l’abominable fouillis de masures infectes, à moitié enfoncées dans le sol, où grouillait, jour et nuit, une véritable vermine humaine : débardeurs turcs et arméniens, des charbonnages du port, toujours sales, noirs, comme leur bât, célibataires couchant par cinq et six dans une seule pièce ; scieurs de bois, roumains ou bulgares, pères de familles nombreuses ; marchands ambulants de pétrole, manœuvres et autres.

Le grand portail de la cour ne fermait jamais ; « chez Sima Caramfil », c’était en effet un han, ou ancienne auberge populaire. Un homme de confiance veillait la nuit, recevait tout passant, avec ou sans voiture, qui demandait abri et réconfort, et demeurait toujours prêt à servir gens et bêtes.

La cour, très vaste, était constamment couverte d’une couche épaisse de paille mêlée de grains, crotte et boue formée par les urines des bœufs et des chevaux. De nombreux porcs et des volailles, appartenant à Sima, se nourrissaient et grandissaient rien qu’en fouillant dans ces riches déchets.

Il n’y avait de cabinet d’aisance dans aucun appartement. Tous les locataires, sans exception, devaient traverser cette cour à purin, s’y enfoncer jusqu’à la cheville, pour aboutir aux trois latrines publiques, blanchies à la chaux, qui répandaient une odeur nauséabonde, entre les masures et les greniers.

Souvent, des gens aisés, ses locataires, disaient à Sima :

— Monsieur Caramfil ! pourquoi ces nids de punaises et d’infection près de vos beaux immeubles ? Vous êtes assez riche pour pouvoir les faire disparaître en un clin d’œil et dresser à leur place de magnifiques appartements.

Sima se mettait alors à tourmenter entre ses doigts la pointe de sa barbiche et répondait :

— Mêlez-vous de ce qui vous regarde.

— Mais, voyons : la plupart de ces misérables-là ne vous paient pas leur loyer depuis des années…

— … Est-ce vous qui perdez quelque chose ?

— … Et puis, soyons juste : un tel voisinage nous déplaît fortement !

— Eh bien : déménagez !

Il n’y avait rien à comprendre.

Minnka comprit.

Tour à tour, passive, fiévreuse, taciturne, et loquace, mais toujours simple, naturelle, elle évoluait au milieu de ce monde divers, comme le poisson dans l’eau. En moins de quinze jours, après son arrivée, il n’y eut plus de taudis crasseux, ni de vespasiennes puantes. Aidée de plusieurs badigeonneuses, elle jeta pêle-mêle dans la cour toute la misère humaine que contenaient les masures, y compris leurs habitants, nettoya, désinfecta, blanchit. Les latrines, elle les fit vider, puis, les noya dans du phénol. La cour fut tout entière raclée et recouverte de gravier.

On l’adora. Sima la regardait faire et lui disait :

— Ce que tu fais là, tout le monde le fait à Pâques. Mais cette propreté ne dure pas, chez nous, car la crasse fait partie de l’existence de ces pauvres gens. Tu t’en convaincras.

Elle ne mit pas dix semaines à donner raison à son mari : la cour, les masures, les latrines avaient repris leur physionomie éternelle : l’ordure. On eût dit que rien n’avait été fait.

Là-dessus, un hiver impitoyable et sauveur vint tout engourdir.

Minnka tomba elle-même dans une sorte d’engourdissement. Pendant un mois, personne ne vit son visage. Elle garda sa chambre, absente, muette, prenant à peine quelque nourriture et maigrissant à vue d’œil. Elle s’ennuyait de son village, de l’Embouchure, de la vie pénible même qu’elle y avait menée. Un jour, elle demanda à son époux de la laisser partir.

Sima fut pris d’une peur mortelle, mais, homme pratique, il tourna le danger. Il alla promptement charger dans deux voitures Catherine, — l’amie et la jeune tante de Minnka, — son enfant et tous ses meubles, qu’il installa dans l’appartement même de sa femme. Celle-ci fut folle de joie. Catherine, dont la vie n’était pas non plus bien gaie, en fut aussi heureuse, malgré son caractère indépendant. Les deux garçons, Zamfir et Toudorel, se retrouvant, contribuèrent par leur bonheur enfantin à créer une atmosphère familiale aux deux femmes qui les chérissaient. Sima en récolta, pour quelque temps, les bénéfices.

La taverne-restaurant-épicerie de Sima Caramfil était une véritable usine. Jour et nuit comble de monde, elle ne fermait que trois heures sur vingt-quatre, de une à quatre heures du matin. Les trois secteurs de cette usine communiquaient entre eux par des arcades béantes. La taverne, telle une reine, en occupait le centre et formait l’angle de la rue et du boulevard. Le restaurant et l’épicerie formaient ses flancs. Du milieu de la taverne, où trônait le comptoir, l’œil embrassait tout :

On pouvait croire que Sima était cet œil.

Non ! il l’avait été. Puis, conformément aux lois qui régissent, en Orient, la vie et la fortune de tous nos Sima, il avait passé la main à son teijghetar, homme de confiance, tout puissant, qui devait, à la fois, le servir et le voler, afin de devenir lui-même, un jour, un Sima ou autre chose.

Le maître n’y faisait que de courtes apparitions, sans but et sans utilité. Depuis l’aube jusque tard dans la nuit, il était partout, sauf dans sa fournaise : au marché de céréales, où son nez de rat se fourrait dans tous les chars des paysans ; à la bourse des mêmes produits, qui se tenait en plein air ou dans les cafés de la place, et où Sima, modeste, effacé, roublard, savait toujours placer sa camelote avantageusement ; au grand café du centre, où il flairait les bonnes affaires et les soufflait à ceux-là mêmes qui, ne le craignant pas, les débattaient à haute voix et à sa barbe ; aux chargements et aux déchargements de ses grains, quand son œil ne lâchait pas une seconde la racloire et le boisseau ; à la douane, où il ne manquait d’être à aucune des réceptions de ses multiples marchandises venues du Levant ; l’automne, pendant des semaines, il courait nos podgori, achetant ferme ses énormes provisions de vins et d’eaux-de-vie, dont sa cave, vrai labyrinthe, contenait les meilleurs crus, les plus fins rakis.

Sa femme ne le voyait que par moments et toujours sale, boueux et poussiéreux, les vêtements en désordre, le visage méconnaissable, pensif, absorbé. Ses repas : debout, un poisson frit dans une main, un morceau de pain dans l’autre, un verre de vin devant lui, à son comptoir, tandis que le tejghetar se tenait à un garde-à-vous de circonstance. Sima n’y faisait guère attention. Il savourait longuement sa dégustation, tout en bavardant avec certains de ses clients.

Autour de lui, foire, va-et-vient incessants, cris, jurons, car c’était très populaire. La taverne était celle qui ne désemplissait jamais. Les tables et tabourets de bois dur étaient toujours occupés. Du monde se tenait debout, le verre à la main. Les boissons coulaient à flot. Citadins et paysans aux costumes les plus divers, les faces embrasées par le vin et la passion, parlaient tous à la fois, hurlaient, gesticulaient, tapaient du poing.

L’épicerie, plus calme, débitait ses produits à un monde aussi bariolé. On y vendait tout ce dont on a besoin, sauf les articles pharmaceutiques : « coloniales et délicatesses », où entrait toute l’épicerie, avec ses énormes sacs de café, sucre, riz, farine de froment et de maïs, pommes de terre, noix, caroubes, noisettes, amandes ; caisses de thé et de pâtes alimentaires ; charcuterie ; fûts d’huile et d’olives, de toutes les qualités ; grand étalage de cierges et d’encens ; section pour le pain et le bois de chauffage ; quincaillerie ; puis, vaste assortiment de chaussures et de vêtements paysans ; cordages, vannerie, balais, sacs, bâches, dames-jeannes.

Au restaurant, — où tout était appétissant, propre, mais d’une présentation « sans manières », — la cuisine exposait à la vue de tout le monde ses plats d’un choix très varié, cependant que le gril vomissait des légions de côtelettes et des nuages de fumée aux odeurs stimulantes. On ne donnait des serviettes que sur demande. Chacun suçait ses doigts ou les essuyait sur la mie du pain qu’on mangeait. Point de pourboire. Point de réclamation.

Toute cette vaste affaire était complètement dépourvue de comptabilité et de contrôle. Le tejghetar encaissait, sur l’appel du garçon, tout l’argent qui venait de la taverne et du restaurant. L’épicerie avait son surveillant et sa caisse à elle. Le soir, vers minuit, Sima allait, avec un sachet, enlever des deux caisses ce qui s’y trouvait. Bonne ou mauvaise journée, il n’avait rien à dire et rien à y faire.

Néanmoins, l’usine marchait à merveille et Sima trouvait toujours son compte, au bout de l’année écoulée. Ses vingt-deux domestiques y trouvaient, eux aussi, le leur.

Seule tsatsa Minnka, après avoir beaucoup vu, se demandait :

— Où diable est-il le bien-être de cet homme riche ?

C’est qu’elle n’avait pas tout vu.

Mais voici l’hiver. Il dura jusqu’au début d’avril et fut meurtrier pour les besogneux. Des enfants, des vieillards, des familles entières périrent de froid et de faim. On les trouvait gelés dans leurs taudis. Sur les routes, des transports paysans furent attaqués en plein jour, par des loups en bandes nombreuses comme on n’en avait encore jamais vu. De l’un de ces transports, constitué de quatre chars à deux bœufs et de six paysans, ne s’échappa vivant qu’un garçon qui se trouvait hissé sur un grand chargement de foin, d’où il assista au déchiquettement de toutes les bêtes et de tous les hommes qui les accompagnaient à pied, afin de se réchauffer. Les gendarmes découvrirent l’enfant à demi mort, enfoui dans le foin et couvert d’une fourrure.

L’existence du pauvre avait réduit ses besoins à quatre articles de première nécessité : bois de chauffage, farine de maïs, allumettes et sel. Rarement du tabac, plus rarement encore du savon et du pétrole. Les trois quarts du monde qui entrait chez Sima, au plus dur moment de cet hiver, ce n’était que pour demander ces articles. Une bonne moitié de ce monde les demandait à crédit ; et un pourcentage respectable de cette clientèle les mendiait, tout simplement.

Il y avait, dans la comptabilité sentimentale et empirique de Sima Caramfil un chapitre à fonds perdus qui prévoyait, bon an mal an, une somme X, destinée « à la misère de tout grand commerce », ainsi que l’appelait Sima, par crainte de passer pour un faible. La présence du maître n’était guère nécessaire pour que ce chapitre fût respecté. Il y avait l’habitude, créée par Sima et devenue loi : aider la clientèle besogneuse de la maison et donner à ses pauvres. Cela ne se faisait pas sans cris ni protestations, mais on finissait presque toujours par aider les uns et donner aux autres. Ainsi, les hommes de confiance remplaçaient-ils le patron jusqu’à remplir, avec un merveilleux doigté, ce délicat devoir.

L’hiver en question, les limites les plus inflexibles de ce chapitre sautèrent en éclats. Le cejghetar, débordé, courait chaque jour dire à tsatsa Minnka, ou à son maître, lorsqu’il apparaissait dans la taverne, qu’il ne pouvait plus, de lui-même, faire face à toute cette vague de détresse. Sima lui recommanda, d’abord, de « continuer avec prudence », puis, devant la débâcle, il alla s’installer dans l’épicerie, où il passa toutes ses journées.

Une foule dense, comme on en voit les jours de grandes fêtes religieuses, à l’église, y faisait queue. Presque point d’homme valide. Des vieux, des vieilles, des enfants surtout, que les parents envoyaient, sachant bien qu’on résiste moins au spectacle de leur souffrance, à leur prière timide, qu’ils avaient stéréotypée :

— Mon père (ou ma mère) vous prie de nous donner encore pour dix centimes de bois (ou de farine de maïs)…

C’étaient ceux qui avaient un crédit ouvert. D’autres, des vieillards, mendiaient :

— Monsieur Sima, nous mourons de faim et de froid ! Soyez miséricordieux ! Et que le Seigneur décuple votre aumône dans le ciel !

Sima, assis sur un tabouret, deux gros carnets en mains, examinait la situation de chacun, puis, les visages. Une lutte âpre se livrait alors en lui, entre ses intérêts et son besoin de faire le bien. Le front tout plissé, la bouche contractée, les paupières à peine entr’ouvertes, il regardait les tourbillons de neige qui balayaient le boulevard et frottait entre ses doigts le bout de sa barbiche. De temps en temps, des soupirs profonds, qu’il réprimait promptement, lui gonflaient la poitrine. Ses yeux s’arrêtaient parfois sur une fillette dont une grosse nippe fourrée, appartenant à sa mère ou à son père, cachait entièrement le corps, ne laissant voir qu’un hâve visage. En ces moments, la foule silencieuse s’agitait, chacun voulant attirer sur soi l’attention du bienfaiteur. Les vieux grimaçaient encore plus, leurs mines tordues par la misère, hochant la tête et miaulant quelques mots incompréhensibles. Des gamins, — toujours emmitouflés dans une guenille qui traînait à terre et coiffés d’un bonnet qui leur bouchait la vue, — soulevaient la tête et posaient un regard anxieux, intelligent, sur celui dont dépendait leur vie. Souvent, des yeux qui trahissaient une faim atroce, se mettaient à fixer, éperdus, la montagne de pain frais, la charcuterie, les tas de fromage.

Sima les connaissait tous, la plupart par leur nom même. Les uns, il les avait vus naître ; les autres, vieillir. Il n’ignorait ni l’occupation, ni la moralité d’aucun d’eux. Cette misère qu’il avait sous les yeux faisait partie intégrante de son commerce. C’est elle qui l’avait enrichi.

Parfois il disait à une femme :

— Mais ton mari a bien travaillé cette année. N’a-t-il rien mis de côté ?

— Il a tout bu, monsieur Sima…

Et Sima savait chez qui l’homme avait « bu » son argent.

Ces séances duraient toujours une bonne demi-heure. Pour pouvoir vaincre son égoïsme, il lui fallait bien remplir ses yeux de l’image de chacun de ces malheureux. À la fin, levant lourdement la main, il faisait signe au tejghetar de commencer la distribution des vivres.

Un frémissement angoissant saisissait alors la pitoyable assistance. Une pensée tenaillait tous les cœurs : « Aurai-je, moi aussi, ma part ? »

La bousculade était défendue et sévèrement réprimée. Sima voulait goûter la solennité de son action, car, pour lui, aumône ou crédit douteux, tout allait aux fonds perdus.

Toujours assis sur sa chaise, presque immobile, il décidait du tour de chacun, indiquant du doigt, sans s’occuper de la place qu’il occupait, celui qui devait aller recevoir son bois, sa farine de maïs. Plus d’une fois, on le voyait appeler à lui un enfant englouti dans la foule. Il lui prenait la main :

— Est-ce que ta mère est au moins bien portante ?

— Pas tous les jours, monsieur Sima.

Il s’agissait presque toujours d’une veuve, travailleuse et mère de plusieurs enfants :

— Donne, ici, trois kilos de pain et une livre de lard.

Ou bien :

Double, ici, la portion de bois et celle de farine.

Devant un enfant, dont il savait le père honnête, assidu et fumeur enragé, il disait :

— Ajoute, ici, deux paquets de tabac.

Au retentissement des mots exceptionnels : « pain », « lard », « fromage », « tabac », « olives », de nombreux yeux s’allumaient d’une envie qui faisait plus encore pitié.

Un à un, grands et petits s’en allaient, les bras chargés. Un homme, à côté de Sima, marquait le prix total des vivres emportés par chacun. Souvent, avaient lieu des scènes que Sima appréciait assez : une femme se jetait à ses pieds et les lui embrassait ; un vieillard lui empoignait les mains et les inondait de ses larmes.

Seuls les enfants se retiraient sans un mot, les yeux grands ouverts sur ce petit homme qui pouvait nourrir et chauffer tant de monde.