Imprimerie Beauregard (p. 139-154).


LES VOIX MORTES


Les Cador habitaient la plus vieille maison du village. Elle avait tout d’abord été bâtie en billes, longue et large, puis autour des troncs d’arbres, rugueux encore de leur écorce résineuse, on avait dressé des murailles de pierre et de cailloux, et comblé le lambrissage en foulant de la balle dans les vides. Sauf la galerie courant sur toute la façade, où donnaient la grande chambre, la salle commune et la cuisine, l’habitation offrait l’aspect d’un manoir ancien, bas et allongé, en retrait de la route.

Cinq générations de Cador avaient demeuré là. L’aîné des fils gardait la maison paternelle, et les autres allaient s’établir dans le voisinage, sur des terres que le père avait achetées dans le cinquième Rang. Les fils Cador et les gendres commençaient donc avec une aisance relative la vie de ménage.

Bibitte Cador occupait pour le moment la ferme ancestrale, avec sa femme et ses huit garçons, tous hardis à la tâche. Sa femme, cependant, était vieillie avant l’âge. Le train quotidien, la fatigue des champs, la mort de ses deux filles, emportées par la consomption galopante, l’avaient minée. Elle était maintenant incapable de vaquer toute seule aux labeurs domestiques, et pour préparer la mangeaille à ce monde masculin doué d’un furieux appétit, elle avait été obligée de prendre en service une indigente, Méré la vieille boiteuse. Celle-ci n’était pas des plus alertes. Son infirmité aggravait encore sa lenteur.

Tant que la mère Cador put rester debout, la besogne marcha plus ou moins ; mais un jour elle dut prendre le lit ; et la maison devint abandonnée, une fois laissée à la surveillance de Méré.

La Cador se rappela alors qu’elle avait une nièce, la Zoune Jarlais, vive et laborieuse enfant de seize ans, qui répandait partout la gaîté de son allant et la propreté de sa coquetterie. Elle la fit venir pour relever le logis de sa disgrâce.

La Zoune aurait sûrement refusé d’entrer en condition ailleurs que chez sa tante Cador, car elle avait une arrière-pensée candide : elle allait maintenant retrouver son cousin Pitou, d’un an plus âgé qu’elle, et que depuis six mois elle rencontrait à la messe paroissiale seulement. Cela lui avait suffi, comme à Pitou, Mais maintenant…

Depuis leurs premiers balbutiements, les deux cousins avaient vécu côte à côte, avaient appris à s’aimer. Un jour le père Jarlai, avait quitté le village pour ouvrir une vergée de terre dans les concessions, et les amourettes s’étaient trouvées interrompues.

Les entrevues du dimanche, brèves et renchéri es de difficultés, avaient grandi leur attachement, comme cela arrive au temps des cousinages. Ils s’étaient, contentés des longs silences, des gaucheries tendres, des contemplations muettes à travers les yeux humides, et ils entrevoyaient tous les deux avec une joie non dissimulée le jour où ils pourraient enfin céder aux élans fous qui les poussaient l’un vers l’autre.

Il faut croire que les fées existaient encore à la campagne, car le jour où la Zoune arriva, tous les nids de chansons endormis dans les murs recouvrèrent, en secouant leur sommeil, les harmonies oubliées. Voyant la jeunesse entrer en robe claire et en cheveux blonds, les joies délaissées comprirent qu’on les appelait, et elles accoururent en toute hâte au devant de la visiteuse, avec le parfum des fleurs et les rayons chauds du soleil estival.

Il n’y avait plus de fille chez les Cador, et les huit gars donnaient, avec leur père, bien du mal aux petits embellissements tentés par la mère malade et la boiteuse clopinante. Aussi, les objets familiers, habitués à voir aller et venir des êtres rudes et rustres, des rides, des boiteries et de l’ennui, eurent-ils un réveil de plein Bonheur en reconnaissant auprès d’eux le rayonnement d’une franehe et rieuse jeunesse.

Tout d’abord le banc des seaux connut la délicatesse d’une attention quotidienne, et personne n’osa plus l’encombrer et l’inonder. Il fut écuré à la cendre, et put mettre à nu sa belle couleur de bois blanc nature.

La huche, depuis longtemps noircie par des mains calleuses et par les séances prolongées des soirs de fumerie, respira par tous ses pores après un brossage vigoureux suivi d’une grande eau : et depuis lors la saine odeur du pain de boulange s’imprégna dans tous les coins du vivoir.

La table, habituée de longue main à subir les bousculements de vaisselle sans l’étoupement d’une nappe, fut consolée de se sentir couverte de blancheur carrelée, de tissus lessivés.

Les catalognes relevaient négligemments leurs bouts et leurs bords, accrochaient les grosses bottes ferrées des gars et les sabots du vieux ; mais ce vilain défaut fut corrigé, les torons de flanelle, de coton, de laine accusant toutes les nuances, retrouvèrent leur antique chatoiement, s’étalèrent, unies et braves, devant de poêle à fourneau, autour de la table familiale, sous la grande berceuse très vieille, et même à la porte d’entrée — sans une seule fois courir le risque d’être à coups de pied roulées en masses informes dans les coins.

Il fallait voir le miroir se dévoiler au fond des terrines. La ferblanterie, les étains s’épanouissaient dans leur boite à deux compartiments, munie d’une cloison à poignée taillée en pleine œuvre.

Chaque chose avait eu son tour. Le rouet, frappé de mutisme, s’était repris à murmurer des légendes. Le métier lui avait donné la réplique en se débarrassant de sa sourdine de poussière. Le vieux poêle taché de rouille avait fait peau neuve de mine luisante.

Les images n’avaient pas été oubliées, elles non plus. Jusqu’iei, elles avaient servi d’ébattoir aux mouches et caché des grisailles d’araignées ; mais tout cela disparut dans l’écurage, et les cadres de chêne purent savoir de quels motifs fantaisistes ils étaient décorés. Les vitres, ô miracle ! permettaient de distinguer Napoléon, Pie IX, Mgr Racine, par ordre de place en partant de la porte. Sur la cloison du mitan, c’était une bataille de Montcalm, découpée dans l’Opinion Publique. Un tout petit Jacques Cartier classique profilait son bonnet crénelé droit sur le dessus de l’horloge à gaine, dont les mouvements étaient en bois.

Les hommes, ramenés un soir à la maison au cri de la conque sonnant le souper, ne reconnurent plus la demeure ; ils se sentirent tellement déplacés dans ce milieu gracile qu’ils allèrent d’un commun accord faire leur toilette au bas de la côte, à même la rigole, croyant pour le moins que l’évêque allait venir tout à l’heure avec le curé, dans le bout du rang, en route vers la ville.

La Zoune s’était multipliée toute la journée, chantant et riant, bavardant sans relâche, assourdissant la malade par son bruit vivant et joyeux, forçant Méré à clopiner plus vite en besogne ; mais, aussi, elle avait rallumé sur les traits de sa tante le sourire depuis tant d’années figé — elle avait rendu son alacrité d’antan à la bonne Méré.

La Zoune savait bien que le soir venu elle allait voir Pitou, que celui-ci, galamment et pataudement, allait lui aider à laver la vaisselle. Cela finirait par des coups de torchons, puis les deux amoureux iraient un moment faire la causette sur la galerie, devant la grande chambre où reposait la mère Cador.

Chaque fois que le beau temps le permettait, la Zoune et Pitou se retrouvaient là, s’entretenaient à mi-voix, non pas pour se cacher — ils n’y songeaient même pas — mais pour éviter à la malade les fatigues d’une conversation trop bruyante.

Ce qu’ils se disaient dans ces causeries, c’était l’éternelle variation sur un même motif, vieux comme le monde, recommencé toujours, toujours à reprendre au moment où il s’achève. Ils étaient naïfs comme on l’est à la campapagne, c’est à dire beaucoup et très peu, et leur candeur en était plus belle.

Pitou racontait sa journée de travail, les foins crissant au vol de la faux, tombant riches et lourds à chaque coup de taillant ; les alouettes des prés grisolant et fuyant de place en place devant les faucheurs, pendant que les gamins cherchaient les nitées. Parfois c’était une excursion de pêche dans la petite rivière, et les truites mouchetées happaient bêtement l’hameçon en croyant prendre un insecte. Encore, c’était la visite des collants à la gomme de pin, sur lesquels les oiselets venaient s’engluer. Mais toujours, à travers la buée flottant sur la prairie, dans le mirage des eaux calmes, dans la brume des rapides, dans la pénombre des feuillages, Pitou avait vu lui sourire le visage aimé de sa cousine.

À son tour la Zoune rendait compte le ses heures. Depuis le départ du cousin, elle avait fait des reprisages, tricoté, travaillé à des catalognes, filé de la laine. Un dimanche soir, elle lui révéla un gros secret. Elle lui faisait une ceinture fléchée pour qu’il pût la porter à la Noël prochain. Timidement elle faisait part de son rêve — elle avait rêvé la douceur de vivre ensemble, dans une maison seule, loin des curieux, grande juste assez pour deux, et peut-être bien pour trois.

Les confidences étaient enjolivées d’agaceries, de pincements, de baisers discrets d’abord, puis plus francs a mesure que les amoureux devenaient braves. Seulement, un brouillard montait dans cette clarté heureuse. Les cousins ne s’épousent pas. Le Curé le défend. Les parents ne veulent pas. Le Ciel punit ces mariages. Mais alors c’était la séparation, la vie perdue sans appel, le contact et l’intimité de tiers non aimés.

Un soir, la Zoune et Pitou se sentaient bien tristes. Leur pensée ne pouvaient plus vaguer dans le songe commencé, s’égarait dans l’avenir, tout noir de douleurs et de solitude.

En se quittant pour aller dire la prière du soir avec les autres, ils se firent dans une longue étreinte coupée de larmes et de baisers, le serment de ne jamais appartenir à d’autres.

La malade avait entendu les paroles d’amour et les sanglots étouffés. Elle n’en fit rien voir, mais dans la suite retint chaque soir à son chevet les deux adolescents, prétextant l’ennui d’être seule, ou d’être avec les autres, d’ordinaire trop tristes. Puis, elle se sentait périr, voyait comme la plupart des campagnards, l’entarsigne de sa fin prochaine. Elle ne vivrait pas longtemps. Il fallait s’habituer vite aux malheurs dont la vie est coutumière. Combien de personnes aimées doivent se séparer, dans la mort ou dans les hasards. Elle philosophait ainsi, simplement, sans faire mine de voir les yeux éplorés qui l’interrogeaient, et dont les regards se rencontraient ensuite, baignés de chagrin.

Peu à peu la malade s’abîma dans la souffrance, dans la déperdition rapide de ses forces. À la fin d’août, comprenant que tout était inutile pour son salut matériel, elle fit venir Méré et longuement lui parla. La vieille servante disait oui de la tête, les yeux baissés vers la catalogne, où son pied s’agitait nerveusement.

Quand Méré se leva pour sortir, les larmes coulaient sur ses traits étirés :

— Je le dirai, la mère, il n’y a pas de soin.

Le prêtre fut appelé.

Une semaine après, — Pitou ralliait la maison, avec la Zoune, revenant des funérailles de sa mère. Ils allaient lentement tous deux. La Zoune seule parlait. Méré les regardait approcher, cachée derrière le rideau, dans la chambre où sa maîtresse était morte. Elle s’épongeait les yeux par petits coups, avec son mouchoir rouge roulé dans sa main. Elle eut soudain un geste de décision, et partit à la rencontre des cousins :

— Pitou, viens donc avec moi dans le grenier. J’ai une valise à mouver. Je ne peux pas aller la quérir toute seule.

Pitou monta, laissant la Zoune, songeuse, sur les marches de la galerie.

En arrivant au grenier, Méré débuta, la voix mal assurée :

— Pitou,… ta mère, avant de mourir… elle m’a parlé… elle m’a parlé de toi… puis de la Zoune… Elle vous aimait bien, ta mère… mais elle avait peur… Tu comprends… La Zoune est une bonne fille… Tu es bon chrétien …

Pitou se sentait mourir. Son secret avait été surpris, et c’est seulement après la mort de sa mère qu’il apprenait la chose.

Méré continuait, continuait, expliquant les craintes exprimées un soir, dans la grande chambre, en cachette de tout le monde. Il fallait ramener la Zoune chez eux, ne plus la voir si souvent, faire attention, ne pas oublier qu’elle était sa germaine, et qu’on ne se marie pas entre cousins. Un malheur arrive si vite… Et soudain la boiteuse s’était enfuie en sanglotant.


Pitou resta là, assommé. Machinalement, pour se donner contenance, il ramassa un paquet de bardes et descendit. Il s’arrêta au pied de l’escalier, le regard et l’âme vides. Il dut passer là dix minutes à peser sur son malheur. Mais aiguillonné par la condamnation qui venait de le frapper, il se réveilla de sa torpeur, eut un mouvement coléreux de révolte. Il voulut revoir la Zoune, s’expliquer avec elle, vaincre la volonté de la morte, et protester contre cette folie du préjugé qui l’empêchait d’aimer à sa guise.

Il n’y avait personne sur la galerie.

Là-bas, tout là-bas au tournant du chemin, il vit sa cousine, appuyée sur Méré, se traînant presque. Elle infléchissait ses pas vers le bosquet de cèdre masquant la grand’route.

Il appela, appela, mais la Zoune continuait à marcher, sans tourner la tête, trébuchant comme un corps désâmé. Au moment d’ouvrir la barrière, elle s’arrêta. Lentement elle jeta un long regard vers la maison, et mettant tout son cœur dans un geste d’adieu, elle envoya de ses deux mains un baiser à Pitou, puis disparut derrière les arbres.


(1918)