Hirth et Cie, éditeurs (p. 140-157).

IX


Un matin, Madame Foubry vint trouver Sylviane qui se hâtait de répondre à de nombreuses lettres, pour lui dire qu’une dame insistait pour lui parler :

— C’est une personne d’une trentaine d’années, ni bien ni mal, plutôt sympathique. Elle n’a pas l’air d’une solliciteuse, mais elle ne me semble pas très brave.

— Pourvu que ce ne soit pas trop long, soupira Sylviane.

La jeune fille alla rapidement dans la pièce où l’on avait introduit la visiteuse, et se vit en face d’une femme qui avait dû être jolie, mais que les privations semblaient avoir amenuisée. Son visage ressortait livide sous le chapeau sombre. Les yeux brillaient, fiévreux. Son costume était élimé et ses chaussures anciennes.

Elle se leva à l’entrée de Sylviane et la salua d’un bonjour étranglé, comme si elle était retenue soudain par la beauté de la jeune fille.

— Que désirez-vous, Madame ?

La jeune femme tressaillit et balbutia :

— Ma démarche est bien osée mais j’ai appris que vous étiez aussi bonne que belle.

Sylviane eut un geste pour dire que ce préambule était oiseux.

… et je suis venue, continua la visiteuse en hésitant, pour vous expliquer notre peine. Mon mari est un artiste compositeur comme vous ; il a concouru pour le prix de Rome, mais il est tombé malade, et n’a pu se représenter. Il a pu cependant poursuivre sa carrière et l’on a joué de ses œuvres. Nous avons connu de belles heures d’enthousiasme et d’aisance. Mais, depuis deux ans, mon pauvre mari est cloué sur sa chaise-longue par des rhumatismes articulaires et ne peut plus composer. Il s’irrite, il est malade de désespoir autant que de corps, et nous vivons dans le dénuement. Nous avons quatre enfants.

— Quatre enfants ! interrompit Sylviane apitoyée.

— Le plus jeune a trois ans, l’aîné en a neuf ; tout ce petit monde a faim. J’ai vendu tout ce que je pouvais vendre, sauf le piano. Tout a disparu pour acheter du pain.

— Des confrères ne vous ont pas aidés ?

— Au début, si, mais on se lasse, puis on ne peut se plaindre constamment.

Les pleurs perlèrent aux cils de la jeune femme.

— Que puis-je pour vous, Madame ? demanda doucement Sylviane.

Elle pressentait qu’une somme d’argent n’était pas ce que voulait obtenir la visiteuse.

Cette dernière murmura presque bas :

— Mon mari désirerait avoir un entretien avec vous. Il s’excuse de ne pouvoir venir lui-même, mais il ne peut bouger. Il faut que cette requête soit bien pressante, mademoiselle, pour que j’insiste pour vous prier de venir dans notre pitoyable intérieur.

— Vous ne savez pas dans quelle intention votre mari me demande ?

— Il m’a recommandé de ne pas vous le dire. Il tient à vous l’exprimer lui-même. Vous viendrez, mademoiselle ; oh ! venez.

— Mais certainement.

Le visage de la jeune femme changea instantanément et devint lumineux de gratitude.

Un rendez-vous fut pris pour le lendemain. L’artiste s’appelait Vidal, et Sylviane connaissait de ses œuvres qui présentaient une certaine analogie avec les siennes. Auparavant, elle alla se renseigner chez son professeur qui lui dit le plus grand bien des Vidal. Il le savait pauvre. On s’occupait parfois de lui, mais n’ayant pas sous les yeux le spectacle constant de sa misère, on ne se rendait pas un compte exact de ses besoins.

L’artiste, d’ailleurs, possédait une fierté qui limitait ses plaintes.

Sylviane se rendit donc chez les malheureux, munie de nombreux paquets. Ils habitaient le cinquième étage. À la porte indiquée, elle sonna.

Madame Vidal vint ouvrir :

— Soyez la bienvenue, mademoiselle, mon mari vous attend.

Sylviane entra et son émotion fut intense en constatant la pauvreté du logis.

Son cœur fut douloureusement serré par les figures hâves des enfants qui la regardaient curieusement. Il faisait à peine chaud dans la pièce et Sylviane fut honteuse de la fourrure qui l’entourait, cadeau princier de Luc.

Elle tendit ses paquets à la jeune femme et dit, en ayant l’air de s’excuser :

— Les enfants aiment les gâteries.

— Merci, murmura simplement la mère, en saisissant les cartons et en comprenant que chacun aurait sa part et se restaurerait durant plusieurs jours.

— Mon mari est par là, murmura Madame Vidal.

Elle fit entrer Sylviane dans une chambre à coucher où l’artiste s’allongeait sur une chaise-longue.

Il s’écria, en essayant de se soulever :

— Soyez bénie, chère Mademoiselle !

Sylviane, au comble de la pitié, s’approcha du malade. Ses membres étaient complètement ankylosés par la douleur et l’enflure. Sa tête seule pouvait bouger, et dans les yeux élargis par la souffrance, une flamme courait née sous la joie. Sylviane pressa les mains déformées qui ne pouvaient se tendre vers elle.

— Que puis-je pour vous ?

— Laissez-moi d’abord vous complimenter sur votre talent et votre succès. Vous parviendrez vite à la notoriété. Vous avez tout ce qu’il faut pour plaire au public : l’art qui enthousiasme, et la beauté qui séduit, et j’ajouterai la bonté qui conquiert.

— Vous me rendez confuse, balbutia Sylviane.

— Vous vous habituerez vite à la gloire, reprit M.  Vidal, et elle vous sera bientôt légère. J’ai cru la tenir, mais la maladie est venue et elle a amené le dénuement. Voici ce que je voudrais de vous. J’ai remarqué que nous possédions le même genre de style.

Il s’interrompit pour dire à sa femme :

— Marie, veux-tu jouer ma dernière œuvre ?

La jeune femme docile, s’assit au piano et attaqua les mesures de l’allegro d’une sonatine.

— Vous entendez ? poursuivit Vidal. Là, c’est assez. Marie, joue maintenant la polonaise de mademoiselle. Vous sentez combien nous nous rapprochons ? eh bien, voici ce que j’ose vous demander : une collaboration.

Sylviane écoutait sans un geste, sans un mot.

Devant son silence, l’artiste reprit :

— Par le plus grand des hasards, un auteur vient de me solliciter pour composer la partition d’une pièce de théâtre. J’ai essayé de travailler seul, je ne peux pas ; je suis trop faible, J’ai été mal nourri.

Un sanglot l’arrêta, mais il se domina pour poursuivre rapidement :

— Mademoiselle, si vous vouliez m’aider, comme on donne une aumône à un pauvre, vous seriez généreuse entre toutes. Nous partagerions le gain, bien entendu, mais je ne puis négliger cette occasion que j’ai appelée de tous mes vœux. Maintenant qu’elle est là, il serait terrible de la repousser. Je guérirai, m’a juré le docteur ; il ne me faut qu’un peu de joie et un peu de bonne nourriture.

Sylviane sentait grandir en elle une pitié qui l’empêchait de s’exprimer. Son front penché cachait ses larmes.

— Si je vous ai appelée, c’est que votre talent se rapproche du mien. Puis, j’ai pensé aussi que votre cœur non blasé, était encore ouvert à la pitié. Je ne veux pas vous léser, vous aurez amplement votre part. Venez à mon secours, au nom de mes enfants.

Sylviane prononça simplement :

— Je vous aiderai, je reviendrai cet après-midi avec tous mes essais, et peut-être trouverez-vous parmi eux quelque chose vous convenant.

Madame Vidal qui était sortie doucement, rentra :

— Elle consent ! lui cria son mari éperdu de joie.

— Oh ! merci mademoiselle, dit-elle.

La pauvre jeune femme était livide. L’espoir l’étourdissait.

Sylviane songea : le bonheur est facile à donner.

— Ce sera peut-être l’aisance qui rentrera ici, prononça Vidal. Du moment que l’on verra que je puis encore travailler, je serai sollicité de nouveau. Ah ! vous nous portez bonheur, mademoiselle ! Vous reviendrez sûrement cet après-midi ?

Comme tous les êtres que le malheur a visités, l’artiste restait méfiant.

— Comptez sur moi, affirma la jeune fille gravement.

Le malade la regardait avec intensité comme s’il voulait se pénétrer de la véracité de ce qu’elle disait.

Il lut dans ses yeux qu’elle était sincère, et poussant un soupir, il murmura :

— Il me semble que je vais déjà mieux. Marie, donne-moi ce médicament que j’ai refusé ce matin, je vais me soigner énergiquement.

Quand sa femme fut hors de la pièce, il avoua :

— Je n’osais plus prendre ce remède, il coûte si cher, et penser que mes enfants manquaient de pain !

— Tout cela est passé, dit Sylviane. Ne craignez pas d’avoir recours à moi. Ce ne sera qu’une avance, ajouta-t-elle en voyant la rougeur qui envahissait le front de l’artiste devant cette offre généreuse.

La jeune fille prit congé en promettant de revenir au début de l’après-midi.

— Ah ! je vous attends comme le Dieu sauveur ! répéta Vidal radieux.

Sylviane rentra chez ses parents, toute bouleversée encore par ses impressions. Elle les mit rapidement au courant de sa visite pendant l’heure du déjeuner, et tout de suite après-midi, elle réunit ce qu’elle avait composé.

Elle ne négligea nulle phrase musicale et pensait en rassemblant ses feuillets : Que je suis heureuse d’avoir tant travaillé, et quel bien a fait Luc en ne revenant pas plus tôt ; j’ai profité de mon désarroi pour amasser tout ce labeur qui va peut-être aider à sauver une famille.

Sylviane fut bientôt prête.

Vidal l’attendait avec angoisse. Malgré la confiance qu’il avait placée en la jeune fille, un peu d’appréhension se mêlait à son espoir. Ce n’est pas impunément que l’on a été à l’école du malheur.

L’arrivée de Sylviane fut saluée par des exclamations enchantées.

La jeune fille remarqua tout de suite les visages plus vivants. Le bon repas portait déjà ses fruits. Un sang plus chaud paraissait courir dans les veines de la famille et les enfants prenaient l’air espiègle.

L’aîné tenait un violon.

À la vue de Sylviane, les petits avaient crié : merci ! obéissant à une leçon faite par leur mère.

Sylviane les embrassa et le jeune violoniste lui dit :

— Vous êtes très belle, et vous nous avez apporté des bonnes choses, vous aurez le premier morceau que je composerai.

— Ah ! mademoiselle, prononça le père avec émotion, quelles belles heures vous nous donnez ! le monde me paraît changé, et je crois que je pourrai bientôt me lever de cette couche de douleur. Je vais mieux, positivement, il me manquait de la joie, le coup de fouet du travail. Tout cela me vient, grâce à vous.

— Et surtout à ce confrère qui vous a demandé un livret musical.

— Oui, mais j’étais tellement engourdi dans ma gangue de découragement et de souffrances, que je n’aurais pu en sortir sans votre aide. Mais regardons vos compositions.

Ardemment, il feuilleta les pages, déchiffrant les airs, les analysant. Au fur et à mesure qu’il découvrait quelques phrases pouvant convenir, il les passait à Sylviane. Une nouvelle vie jaillissait de ses yeux, dans l’exaltation du travail à perfectionner.

— Quelles belles heures vous nous donnez ! répéta-t-il plein de ferveur.

Sylviane ressentait autant de bonheur que le couple. Elle voyait la jeune femme transformée. Ses beaux yeux se posaient lumineux, sur le visage de son mari et elle suivait anxieusement ses recherches.

— Vous avez joliment travaillé, mademoiselle ! quelle inspiration ! quelle suite dans le labeur, quelle ténacité dans l’effort. Il y a des motifs exquis et qui seront tout à fait dans la note voulue ; ce sera parfait.

— Que je suis contente… murmura Sylviane.

— Nous allongerons ceci… nous raccourcirons cela…

Les minutes passèrent dans l’arrangement passionné de l’œuvre.

Vidal riait, soulevé d’enthousiasme, le cerveau tendu vers la libération.

Sa femme remarqua, radieuse :

— Il y a longtemps que tu n’avais ri…

— Je réapprends… tout arrive…

Il esquissait le chant et battait la mesure.

— Nous allons vite… disait-il… ce sera prêt… J’ai aussi quelques fragments qui trouveront leur place… nous aurons un succès fou… ces airs sont charmants… cet autre convient par sa gravité… celui-ci par son originalité… Marie joue un peu ce feuillet-là… plus doux… que la fin se perde… tout émue… la la la la… tu comprends ?

Marie Vidal reprenait le motif.

— Vous inscrivez les paroles, mademoiselle ?

— C’est fait… cela s’adapte on ne peut pas mieux.

— J’en étais sûr…

Madame Vidal dut sortir pour imposer silence aux enfants.

— Ils ont bien déjeuné… murmura le père.

Un nuage passa sur son front, mais il poursuivit d’un accent plus joyeux :

— Espérons que je pourrai leur donner l’habitude de manger « bien » tous les jours…

Sylviane ne répondit que par un regard qui acquiesçait à ce souhait si légitime.

Madame Vidal survint avec un plateau où étaient des tasses à thé.

— Nous allons nous réconforter un peu… dit-elle.

— Il est déjà quatre heures ! s’exclama le musicien.

— Il va même en être cinq… répondit sa femme.

— Mon Dieu… déjà !… murmura Sylviane… je n’ai plus grand temps…

— Nous n’avons pas fini !… s’écria Vidal.

— Je le sais… répondit Sylviane en souriant… mais je dois être rentrée à six heures… Mon fiancé vient chaque soir…

— Il pourra supporter un peu de retard… en faveur de votre bonne cause…

— Il n’aime pas beaucoup la musique avoua Sylviane.

— Je le comprends… avoua pensivement l’artiste… c’est une tyrannie absorbante… Ma femme en a pâti… n’est-ce pas Marie ?

— J’ai eu beaucoup de mal à m’y habituer à ce degré… dit sincèrement la jeune femme… mais c’était notre avenir…

— Quel avenir ! railla douloureusement Vidal.

— Les mauvais jours sont effacés… prononça simplement l’épouse héroïque.

Sylviane retenait l’aveu de Madame Vidal et elle y réfléchissait profondément.

Elle se demandait s’il était bien sage d’imposer à Luc qui lui apportait tout ce trouble qui l’indisposerait… Il l’aimait, ne pouvait-elle lui sacrifier un peu de gloire ? Devait-elle hésiter entre ces deux sentiments ?

— Il faut que je me sauve… dit-elle soudain… je ne veux pas faire attendre mon fiancé.

— Pourrez-vous revenir demanda le malade anxieux.

— Je ferai tout mon possible pour cela…

— Oh ! revenez… supplia la jeune femme.

— Je vous le promets…

Madame Vidal reconduisit Sylviane jusqu’au seuil et lui serrant les mains, lui redit :

— Merci encore… chère… chère Mademoiselle… Vous avez presque rendu la vie à mon mari… Il y a longtemps que je ne l’avais vu aussi gai… J’ai vécu des heures si sombres où tant de découragement m’abattait… Il me semble que je renais moi aussi sitôt que Louis se trouvera mieux, il aura vite gagné le temps perdu… il a des inspirations vraiment géniales, dès qu’un peu de succès le soutient…

— C’est si compréhensible… répliqua Sylviane… J’espère que tout ira pour le mieux… Je reviendrai jeudi…

Sylviane descendit rêveusement les cinq étages. Elle frissonnait au contact de tant de fatalité et de courage et elle se demandait ce que les malheureux seraient devenus, si une idée providentielle ne les avait pas poussés vers elle.

Qu’il lui était doux de sauver cette famille de la détresse, et comme elle bénissait son art qui lui procurait une telle satisfaction. Cependant, elle aurait voulu que son aide fut plus efficace. Insensiblement, elle vit clairement à quoi elle était amenée : à renoncer totalement à son cher travail.

Elle ne composerait plus. Elle secourait ainsi le jeune ménage et elle contentait le cœur de Luc.

Sa décision adoptée définitivement, tout lui sembla plus léger. Elle songea à la joie de Luc et à celle des Vidal et beaucoup de douceur entra dans son âme.

Ce fut avec impatience que Sylviane attendit le lendemain. Elle réunit encore quelques feuillets de musique qu’elle avait jugés inutiles, y joignit des offres arrivées par lettres, et se dirigea, le cœur léger, vers le logis de la famille Vidal.

Elle fut accueillie avec la même gratitude affectueuse et cela réchauffa son âme un peu morne au moment de l’abandon qu’elle allait faire.

— Ah ! j’ai bien travaillé !… s’écria l’artiste… vous jugerez tout à l’heure… Je suis complètement sous le charme de votre musique… Cela me donne des idées… mon inspiration revient… mon cerveau se dégage… et… ma parole… j’ai pu me tenir sur mes jambes ce matin… durant au moins dix minutes… Est-ce vrai… Marie ?

— Mais oui… mon ami… J’en étais aussi émue que surprise… ajouta-t-elle en se tournant vers Sylviane.

— Ah ! le contentement produit bien des miracles… dit le malade avec feu… Mais vous allez entendre ce que nous avons adapté après votre départ… Quelle bonne soirée nous avons eue !… Je vous en bénis… et comment pourrai-je vous en remercier ? J’espère d’abord que vos droits d’auteur deviendront importants et ce sera une bien grande satisfaction pour moi… et une compensation légitime pour vous…

Sylviane ne répondit pas. Elle ne voulait pas encore dévoiler son dessein. Elle réservait son secret pour la fin de la visite afin de ne pas troubler l’artiste dans ses explications, au sujet du travail de la veille.

Madame Vidal s’assit au piano et pendant deux heures, la partition se déroula.

L’artiste faisait ressortir tel passage qu’il avait perfectionné, afin de souligner, sa collaboration consciencieuse. Sa probité de compositeur tenait à le lui montrer, mais Sylviane s’en souciait peu, étant donné le but qu’elle envisageait.

Quand tout fut joué, Vidal s’écria :

— Que pensez-vous ?

— C’est admirablement adapté…

— Vous voyez que nous avons tiré un parti excellent de ce que vous nous avez apporté… Il manque un motif un peu plus grave… mais je le composerai…

— Ne vous fatiguez pas encore… J’ai là de quoi choisir…

— Encore !… mais vous avez travaillé étonnamment !…

— C’était le début… les idées affluaient… répondit Sylviane en souriant… J’ai là aussi quelques offres qui me sont adressées. Il me semble que vous pourriez y satisfaire…

— Mais c’est à vous que vont ces offres murmura l’artiste étonné.

— Je pense que vous serez plus capable que moi d’y pourvoir… posa simplement Sylviane… Vous possédez votre métier et vous savez ce qui conviendra… vous avez du temps et je n’en vais plus avoir du tout… Mon mariage est la semaine prochaine… et j’ai bien des préparatifs à terminer…

— Vous êtes trop bonne… mademoiselle… dit le musicien gravement. Je veux bien regarder ces demandes et j’essaierai d’y satisfaire… mais ce sera avec les mêmes conventions que pour la partition.

— Justement… répliqua Sylviane en hésitant un peu… je voulais changer nos conditions… J’espère que vous n’en serez pas froissé… car vous me rendrez service en acceptant bien simplement ce que je vais vous proposer…

Ce préambule rendit le couple attentif :

— Je vous ai fait pressentir déjà que mon fiancé n’aimait pas me voir m’occuper de musique… Est-ce parce qu’il craint que je m’abandonne trop à cet art… et que je lui vole des moments qu’il estime lui appartenir ?… je ne le sais… mais je crois que je serais sage d’oublier ce travail absorbant… La Providence vous a placés sur mon chemin et j’en conclus que c’est pour vous prier de vous substituer à moi… Je vous donne donc tout ce que j’ai composé… droits d’auteur y compris… sauf ce qui concerne cette « polonaise » connue du public.

La stupeur autant que la joie se lisaient sur le visage des époux émus.

— Je ne puis accepter… s’écria l’artiste… c’est un don inimaginable… c’est une fortune… mademoiselle !

— Acceptez pour vos enfants… appuya fortement Sylviane.

— Avez-vous bien réfléchi à votre acte ?… reprit Vidal… ces droits d’auteur peuvent se multiplier… Quand un artiste réussit… la richesse n’est pas loin… et je crois que cette partition est appelée à tenir l’affiche…

— Je le désire… dit la jeune fille.

— C’est trop… murmura Vidal, comme s’il s’évanouissait qu’en dis-tu… Marie ?

— Je pleure… articula la jeune femme en sanglotant… je trouve que Mademoiselle Foubry ressemble à une bonne fée… elle est venue et tout s’est transformé.

— Je ne veux pas vous dépouiller… répéta Vidal.

— Mon fiancée est très riche… avoua Sylviane… et vraiment je ne puis tout accaparer… acheva-t-elle gaîment.

— Merci… merci !… articula Marie Vidal.

— Je ne sais comment vous exprimer ma reconnaissance… proféra le musicien tremblant d’émotion.

Après une entente au sujet des offres ultérieures qui pourraient être faites à Sylviane, elle quitta le ménage délirant de bonheur.

Enfin, elle revint chez elle, joyeuse de l’allégresse donnée. Elle racontait à ses parents la scène émouvante dont ils attendaient le récit avec impatience, quand Luc entra :

Quelle flamme vous avez dans les yeux… chère Sylviane… Que vous est-il survenu ?… qu’avez vous fait de votre après-midi ?

En souriant, Sylviane répliqua, voulant être malicieuse pour la dernière fois sur ce sujet :

— Faire de la musique…

Le front de Luc se rembrunit.

Alors, sa fiancée commença doucement :

— Je vais vous causer un grand étonnement… Luc… j’ai renoncé à la musique pour toujours… c’est-à-dire que je ne composerai plus… j’ai rompu avec le public… je jouerai peut-être encore quand vous m’en témoignerez le désir… mais je ne veux plus y consacrer mon temps qui vous appartient désormais…

— Oh ! Sylviane… s’écria Luc stupéfait… jamais je ne vous aurais demandé ce sacrifice… mais il me rend fou de joie…

— Je le vois… Luc… c’est dans votre visage qu’est maintenant cette flamme joyeuse…

— Cependant… je vais passer pour un égoïste…

— Mais non… rassurez-vous… Si vous êtes pour beaucoup dans ma décision… vous n’y êtes pas pour tout… n’ayez aucun scrupule… Je vous raconterai cela plus tard.

Le colonel Foubry qui lisait une brochure non loin des jeunes gens, se rapprocha et il dit :

— Sylviane vous raconte sa belle action ?

— Son sacrifice de renoncer à la gloire qui l’attend ?

— Ce n’est pas tout…

— Qu’y a-t-il encore ?… questionna Luc intrigué.

— Ce n’était pas utile de dévoiler cela maintenant… intervint Sylviane.

— J’y tiens beaucoup… répliqua le colonel Foubry.

Il entreprit le récit de l’acte généreux de Sylviane.

Luc écoutait avec émotion, et quand le colonel eut fini, il dit en regardant profondément sa fiancée :

— Vous êtes belle… bonne et généreuse…

— Mais non… riposta la jeune fille confuse… et je ne suis que juste… Pouvais-je prendre la situation d’un père de famille, alors que vous me donnez de part votre tendresse, une place si enviable ?… j’ai réfléchi que ce serait d’un égoïsme monstrueux… que de vouloir tout conserver.

Luc baisa doucement les mains de sa fiancée et murmura :

— Tout le bonheur dont je voudrais vous combler est supérieur à celui dont je dispose…

— Mon cher Luc… balbutia Sylviane attendrie.

À partir de cette heure, l’entente des fiancés fut complète. Luc se promit de ne pas perdre de vue le ménage d’artistes dont lui parlait la jeune fille. Il admira le courage dont ces braves jeunes gens faisaient preuve.

Entr’autres propriétés que Luc possédaient, il y avait une petite maison dans le Var, au bon soleil, et il demanda à Sylviane s’il pensait que la famille Vidal l’habiterait volontiers jusqu’au rétablissement du malade.

Sa fiancée, les yeux humides d’émotion répondit :

— Je pense qu’ils accepteront avec bonheur… c’est une offre inespérée pour eux. Si vous saviez quelle rue ils habitent et comme c’est étroit chez eux…

— Là-bas… à Agay… reprit Luc… il y a un jardinet avec des mimosas… et les enfants pourront s’y ébattre du matin au soir…

— Et leur père sera étendu au soleil et sa santé renaîtra miraculeusement…

— La maison est toute meublée… il y a même un piano… je n’ai touché à rien… depuis que j’en ai hérité…

Sylviane, dans sa joie de causer ce plaisir à ses récents amis, battait des mains.

Les deux fiancés ne voulurent pas perdre de temps pour annoncer cette bonne nouvelle aux intéressés, et dans leur automobile rapide, ils s’en allèrent semer encore un peu de bonheur.

— Une nouvelle surprise ! s’écria Sylviane en entrant… mon fiancé que voici… vous propose une maison à Agay pour précipiter votre rétablissement…

Les exclamations, les remerciements et la confusion se mélangeaient.

Madame Vidal ne sachant plus comment remercier Sylviane, s’était jetée à son cou et sanglotait sur son épaule.

Vidal s’entretenait avec Luc et ne tarissait pas d’éloges sur la jeune fille.

Les deux jeunes gens repartirent comblés de bénédictions et de souhaits de bonheur.

Luc avait mis à la disposition de la petite famille une automobile pour le voyage et le départ ne tarda pas.

Les jours qui suivirent passèrent rapidement.

Sylviane reçut la visite d’Annette toujours gaie et charmante qui lui narra ses démarches au sujet de l’appartement à trouver. Elle en avait déniché un au prix de ruses sans nom, et elle félicita Sylviane de posséder, pour l’avenir, un petit hôtel avenue du Bois.

L’avant-veille de son mariage, Sylviane alla voir Madame Bullot :

— Vous voyez… ma mignonne… votre existence se réalise… Vous vous souvenez de votre venue chez moi… au printemps dernier ?… Vous étiez mélancolique… incertaine de votre destinée… et aujourd’hui tout est fixé avec le maximum de chances… Luc est charmant et vous allez devenir ma nièce par affections…

— J’en suis touchée… chère tante… murmura Sylviane.

— Ah ! si on avait un peu plus de philosophie… comme l’humanité s’agiterait moins… Tout vient à son heure… il s’agit seulement d’avoir confiance en Dieu… Votre travail a été récompensé… et par lui aussi vous avez pu créer des heureux… car j’ai appris votre renoncement en faveur de braves gens… et je vous en félicite avec une émotion sincère…

— Je suis trop complimentée pour une action à laquelle j’ai été presque forcée… interrompit Sylviane… Elle m’a semblé nécessaire pour dédommager Luc…

— Vous avez fait ainsi plusieurs heureux !… Savez-vous que j’ai revu Roger de Blave ?… Il va rentrer à la Trappe incessamment.

— C’était bien le moment qu’il avait fixé…

— Il vivait déjà comme un saint… Je vais vous avouer une chose : sa demande en mariage vous concernant n’était qu’un jeu… pour contenter votre fierté en face de Luc et de votre conscience. Il vous avait devinée… et ce subterfuge a porté ses fruits…

— Mais si j’avais accepté Jean de Blave ?… s’écria Sylviane.

— Il vous aurait épousée… bien heureux, voilà tout… Mais Roger voyait clair… Il a voulu prouver à Luc que vous ne teniez nullement à la fortune et que vous pouviez vous marier plus avantageusement… L’idée était splendide…

— Comme je l’en remercie ! murmura Sylviane.

— Il vous a protégée et continue à prier pour vous… J’ai reçu un mot charmant des deux rivaux : Oreste et Pylade comme les appelle Annette. Ils sont à Paris… retour de voyage nuptial et voudraient me présenter leurs femmes… Je m’imagine aussi qu’ils sont là pour assister à votre messe de mariage…

— Je les reverrai avec plaisir… dit Sylviane amusée… ils étaient bien originaux… mais ils se sont montrés bien perspicaces… C’est grâce à eux, en somme, que j’ai le bonheur d’avoir retrouvé Luc…

— C’est vrai…

Jamais mariée ne fut plus exquisement belle que Sylviane Foubry.

Le colonel rayonnait, et Madame Foubry, bien qu’heureuse du mariage de sa fille, paraissait fort émue.

Le comble de la satisfaction pour une mère est de trouver un gendre, mais son désespoir est de lui donner sa fille.

À l’issue de la cérémonie défilèrent tous les amis et parmi eux Louis Dormont et Francis Balor.

Pendant qu’ils attendaient leur tour, pour saluer les mariés, ils parlaient malgré la solennité du lieu, s’adressant à leurs femmes :

— C’est pourtant grâce à nous qu’ils sont ici aujourd’hui… disait Louis.

— C’est pourtant vrai… appuya Francis… Luc Saint-Wiff errait comme une âme en peine… tandis que Sylviane Foubry se tourmentait en musique.

— Nous connaissons le refrain… intervint Madame Dormont.

Vous nous avez bercées avec renchérit Madame Balor.

— Mais ce que vous ignorez… reprit Louis… c’est qu’il n’aurait tenu qu’à nous pour épouser cette belle Sylviane Foubry que notre amitié a donnée à un autre…

— Comment cela ?… dirent ensemble les deux jeunes femmes interloquées.

— Elle nous trouvait bien… dit Francis en se rengorgeant.

— Mais nous n’avons pas voulu devenir rivaux, ajouta Louis.

— Puis… nous vous aimions…

— Tu sais… toi… mon ami… dit suavement la petite dame Dormont… tu m’expliqueras cette histoire clairement à la maison…

— Dis… mon cher… prononça gracieusement la timide Madame Balor… tu m’éclaireras au sujet de ce roman… il y aura peut-être là… matière à querelle.

Les deux amis se turent, en ayant trop dit dans leur insatiable vantardise.

Quand ils passèrent devant Sylviane, ils ne possédaient plus cette arrogante prétention, et leurs jeunes femmes qui n’étaient point sottes, leur insinuèrent :

— Madame Saint-Wiff est charmante… mais c’est une grande dame… elle vous a regardés tous deux de façon amicale… mais un peu protectrice… Vous avez pris l’allure de collégiens bien sages… près d’elle… Nous avons eu l’impression… Minette et moi… que nous pourrions profiter de cette attitude… et que sous vos aspects de maris indépendants… vous n’étiez que de braves garçons… faciles à mener…

Claudie qui avait parlé avec l’approbation de Minette se tut et celle-ci ajouta :

— Et nous vous mènerons fermement…

Cette vengeance lancée, les deux femmes se hâtèrent de n’en pas perdre le bénéfice et se commandèrent chacune un manteau de fourrure, objet de leur convoitise.

Marthe Fiel


FIN