Hirth et Cie, éditeurs (p. 124-140).

VIII


— Où donc est Sylviane ?… que fait donc Sylviane ?

Luc ne cessait de répéter ces paroles, et plus il se les redisait, plus le mystère semblait s’épaissir autour de lui, car chacun se taisait au sujet de la jeune fille.

Il sentait que ce silence était voulu, car malgré la musique, on aurait pu glisser un mot pour l’éclairer. Il était déçu ; ce n’était pas ainsi, qu’en wagon, il s’était imaginé le retour. Il évoquait Sylviane chez elle, l’attendant, émue…

Il pensait aussi qu’après une période aussi mouvementée les préliminaires embarrassants auraient été supprimés et qu’il serrerait la jeune fille sur son cœur, devant ses parents attendris.

Au lieu de ce tableau où on le fêtait, il semblait lui cependant le héros, indigne de la moindre attention.

Tout l’enthousiasme se portait vers la musique, vers ce concert insipide comme ses pareils.

À peine entendait-il le programme qui se déroulait. Il s’appesantissait sur sa pensée, il la ressassait et la retournait.

Pendant les courts moments qui séparaient les morceaux exécutés, il ne questionnait plus Madame Bullot constatant l’inutilité de ses demandes.

Elle parlait d’ailleurs à Madame Foubry, assise près d’elle.

Un autre numéro commença. Il sembla à Luc que le silence devenait plus profond. Il écouta presque malgré soi et fut bientôt pris par le charme original des mesures que l’on jouait.

C’était doux, et passionné par moments. Des murmures d’approbation sourdaient de temps à autre, et Luc ne pouvait s’empêcher d’être tout oreilles.

À ses côtés, Madame Bullot s’agitait.

À peine le dernier accord fut-il plaqué, que les bravos éclatèrent frénétiques : On criait : l’auteur !… l’auteur !…

Machinalement, Luc suivit l’impulsion et imita ses voisins.

Il ne remarqua pas Madame Bullot qui le regardait malicieusement.

Tous les yeux étaient fixés sur la porte par où devait apparaître le compositeur.

Enfin, les battants s’ouvrirent, et Sylviane se montra. Luc faillit bondir de sa chaise… Il agrandissait des yeux stupéfaits et ses lèvres ne pouvaient proférer nul son. Il se sentait étourdi, submergé par la surprise.

Sylviane s’avançait, élégante, merveilleuse de beauté, embellie encore par le triomphe, parfaite de grâce à laquelle se mêlait cependant un peu d’embarras qui lui seyait divinement.

Des bravos crépitèrent, des hourrahs la saluèrent et des fleurs lui furent jetées.

La salle était sympathique, composée de gens du monde dont une partie connaissait la famille Foubry.

On redemanda la « Polonaise » qui venait d’être jouée et les artistes durent accéder au vœu du public. Sylviane sur la scène, suivit l’exécution.

Luc la contemplait. La réalité dépassait tout ce qu’il avait imaginé.

La beauté de Sylviane s’auréolait de son talent. La jeune fille, sans doute, n’avait pas aperçu Luc. Cependant il constata son visage enchanté, et un peu d’amertume lui vint au cœur.

Il ne se doutait pas de ses dons de musicienne.

Il ne cessait de la regarder et elle lui apparaissait comme une déesse dans sa robe de soie souple, dont le ton crème, s’alliait à ses cheveux châtains. Ses yeux suivaient avec ferveur les mouvements des exécutants, mais pas un geste ne dérangeait sa pose harmonieuse. Elle écoutait, perdue dans les méandres où l’entraînait la mélodie.

« Où est-elle ? pensait Luc. Songeait-elle à lui qu’elle disait aimer ? Avait-elle encore le souvenir du désespoir qu’il avait eu de se voir refusé par elle ? »

Le pauvre Luc ne se sentait plus au premier plan et cela le rendait mélancolique.

La Polonaise prit fin. Les bravos éclatèrent de nouveau, plus nourris, plus ardents que la première fois.

Sylviane salua. L’ovation fut indescriptible. On acclamait maintenant autant la beauté que le talent et la jeune fille confuse ne savait plus que devenir.

Elle dirigea ses yeux vers les places où elle savait ses parent, comme pour chercher un abri contre cet enthousiasme qui commençait à l’embarrasser.

Soudain, elle aperçut Luc. La stupeur agrandit son regard, et elle pâlit.

Elle crut défaillir, mais elle se raidit et par un sourire remercie l’auditoire et s’en fut.

Luc restait anéanti.

Madame Bullot lui parla :

— Que dis-tu de cela ?

— Je suis complètement étourdi.

— Tu as dû cependant voir beaucoup de choses en voyageant, et tu t’étonnes encore !

— Ne vous moquez pas, ma tante ; je m’attendais si peu à cela ! Pourquoi ne m’avez-vous pas averti de la science de mademoiselle Foubry ?

— Je n’en savais rien, elle non plus. C’est son désespoir qui la lui a révélée. Mais taisons-nous, le concert continue.

— Il est terminé pour moi.

— Sois poli pour les compositeurs anciens !

Force fut à Luc de rester immobile et muet, alors qu’une agitation croissante l’envahissait et qu’il aurait voulu agir, parler, causer avec Sylviane, constater par son attitude envers lui qu’elle l’aimait vraiment.

Son supplice se termina. Il y eut un moment de cohue et il fut devant Sylviane.

Ému, il s’inclina devant elle. La jeune fille lui tendit la main et murmura :

— Enfin, vous voici.

Sa voix mélodieuse soulignait tant de regret du temps passé, que Luc oublia le concert et la compositrice émérite. Il ne vit plus que la femme qu’il aimait.

La joie envahit son âme, chassant l’amertume survenue la minute d’avant, et il répondit :

— Mon exil a cessé, et je n’ai pas négligé une seconde pour accourir vers vous.

Il oubliait de féliciter l’auteur. Il comprit soudain son peu d’empressement, en voyant Sylviane subitement entourée par une foule aimable qui la complimentait, lui adressait les louanges les plus flatteuses et les plus propres à noyer de vanité, la modestie la plus résolue.

Luc se trouva encore une fois à un plan secondaire.

— Ma tante, gronda-t-il m’avez-vous fait revenir pour que je voie que l’on me vole Sylviane ?

Madame Bullot pinçait les lèvres. Elle eut l’intuition de ce que pouvait souffrir un homme épris en se voyant toujours reculé.

La première fois, une erreur l’avait mal servi et maintenant le succès l’éloignait encore de celle qu’il chérissait. Elle eut bonne contenance et riposta :

— Allons, ne sois pas jaloux, tu auras ta femme au coin du feu, il y a beaucoup de soirs dans une vie.

— Oui, si notre foyer n’est pas envahi par la troupe des admirateurs. Quelle drôle d’idée a eue Sylviane !

— Pourquoi n’as-tu pas laissé ton adresse, aussi ! il fallait bien s’occuper en t’attendant, et les femmes intelligentes ne peuvent se distraire qu’à des besognes où participe leur esprit. Il y a longtemps que la tapisserie de Pénélope est terminée !

— Heureux temps où elle était en train !

Ces paroles s’échangeaient tout en suivant la foule qui s’écoulait.

Luc et Madame Bullot rejoignirent les Foubry sur le seuil de l’immeuble et l’on se dirigea vers l’appartement tout proche.

Luc et Sylviane purent de nouveau se parler. La tendresse éclatait dans les regards de Sylviane et Luc en fut ému.

— Je n’ai pu, tout à l’heure, vous complimenter sur votre succès, croyez que j’en suis heureux.

— Laissons cela, interrompit Sylviane, ce qui compte, c’est votre présence.

Ces mots réconfortèrent Luc. Il en sut gré à la jeune fille et lui dit :

— Je suis enchanté de vous entendre. Je craignais lorsque je vous ai vue apparaître près de vos exécutants, que vous aviez voué votre vie à l’art.

Sylviane secoua la tête d’un geste évasif :

— Je me suis distraite ; il est arrivé que j’ai réussi, et j’en suis la première surprise.

On pénétra dans l’appartement, mais là les Foubry y avaient été devancés.

Des journalistes attendaient la musicienne pour une interview.

Elle fut légèrement apeurée par cette invasion et murmura :

— Père, occupe-toi de ces messieurs.

— Mais non, mademoiselle, ce sont vos impressions que nous voulons et vous seriez bien aimable de nous dire quelques mots ; vous vous devez à vos admirateurs…

La malheureuse Sylviane dut se soumettre.

Madame Foubry exultait et elle se disait : quand je pense que je me faisais tant de souci ! Maintenant, j’ai un gendre qui brûle les étapes pour épouser ma fille, et elle, a une situation extraordinaire et pourrait se passer de mari.

Luc ne partageait pas la joie de sa future belle-mère. Il trouvait odieux ceux qui entouraient sa fiancée et son visage crispé trahissait ses sentiments.

— Venez par ici, monsieur Luc, nous serons mieux.

Madame Foubry l’entraîna dans le petit salon où se trouvait déjà Madame Bullot.

Madame Foubry sortit pour s’occuper de faire préparer un peu de thé.

— Ma tante, je deviens enragé, murmura Luc.

— Domine-toi, tout cela ressemble à des bulles de savon, cela dure quelques secondes, puis, vous resterez tous deux.

— Je crains que non.

— Allons, pas d’idées noires. Tu as retrouvé Sylviane bien jolie, n’est-ce pas ? ajouta Madame Bullot pour détourner les pensées du jeune homme.

— Trop, ma tante, trop.

— Allons, ne fais pas le difficile, parce que c’est être difficile que de trouver une femme trop bien, cela suppose des restrictions.

— Mais, ma tante, vous avez remarqué combien ces journalistes la mangeaient, des yeux !

— Sylviane a toujours été regardée, ce n’est pas d’aujourd’hui qu’elle est belle.

— Mais c’est d’aujourd’hui que tout le monde le saura !

— Ah ! et hier, il n’y avait sans doute que toi ?

Luc ne put répondre ; Madame Foubry rentrait suivie du colonel et de Sylviane.

— Mon cher Saint-Wiff, s’empressa de dire le père, nous déplorons cette réception si mouvementée ; le succès est lourd à porter en famille. Il devrait rester à la porte.

— Mon colonel, je suis ravi de m’y associer.

Luc se contraignait à être poli ; il mentait effrontément et il pensait : je suis furieux et honteux de déguiser mes sentiments à ce point.

Il se rapprocha de Sylviane qui l’accueillit avec son sourire enchanteur.

L’embarras qui les paralysait légèrement au début de leur entretien s’envola rapidement, et bientôt le jet des confidences et des souvenirs jaillit :

— Comme j’ai été malheureux, Sylviane, lorsque j’ai pressenti que de Blave vous aimait !

— Cela se voyait donc ? Je ne m’en suis pas aperçue et sa demande m’a surprise.

— Vous l’avez refusé spontanément ?

— Sans hésiter, et j’étais si heureuse de vous prouver ainsi que vous m’étiez cher entre tous.

— Ma chérie.

— Il est si doux pour une femme de pouvoir affirmer son choix.

— L’homme ne pense pas à cela. Il distingue une compagne et il est heureux qu’elle veuille l’accepter comme époux. Je voudrais que vous me deviez tout, Sylviane ; le bonheur comme la fortune.

— Cher Luc.

La jeune fille rougit en prononçant ce prénom qu’elle osait énoncer pour la première fois tout haut devant son fiancé.

— Quand je songe, reprit le jeune homme, que le jour même de mon départ, j’aurais pu être déjà dans l’enchantement. Quelle fatalité s’est abattue sur moi !

— Je le regrette à peine, aujourd’hui, puisque cela me permet de vous confirmer mon attachement, répliqua Sylviane avec douceur.

— Il me semble, pour ma part, que j’évoquerai toujours ces quatre horribles mois avec tristesse. J’ai bien souffert, et vous décrire ma joie, mon étonnement, quand les deux inséparables m’ont appris que vous n’étiez pas mariée avec de Blave, est chose impossible.

— Ils m’ont vite écrit le résultat de leurs impressions, c’est bien de leur part.

— Ce sont de braves garçons que j’ai traités de sots bien souvent. Ils vous ont aimée aussi, Sylviane ?

— Non, mon cher Luc. L’un me trouvait trop belle et l’autre trop intelligente, riposta la jeune fille en riant.

— Ils ont osé vous le dire ? s’écria Luc hors de lui.

— Mais voyez combien ils ont réparé.

— C’est vrai, murmura Luc adouci.

Le jeune homme, encore une fois, oubliait le succès de Sylviane. Il contemplait ses yeux purs et sentait tout le bonheur de la terre l’envahir. Il admirait la parfaite régularité de ce visage, aux lignes harmonieuses, le front uni, les sourcils nets à la courbe douce et mince, le nez aux proportions justes ; le menton rond sous les lèvres rouges à l’expression spirituelle.

Quand la jeune fille esquissait un mouvement tout était grâce. Ses gestes ressemblaient à son regard qui n’était que douceur.

Luc la regardait sans mot dire. Il ne pouvait plus articuler une parole, pris par cette admiration tendre qui l’avait subjugué dès la première minute, quand il avait rencontré mademoiselle Foubry chez madame Bullot.

La voix d’une domestique résonna :

— Le professeur de mademoiselle est là, avec un autre monsieur. Ils voudraient voir mademoiselle.

L’extase était rompue. Luc jeta un regard désespéré à Sylviane qui se levait, empressée.

— Ils vous volent à moi, murmura-t-il.

— Je ne serai pas longue à vous retrouver, dit-elle en posant sur lui le joli reflet de ses yeux.

Elle disparut vivement.

Madame Foubry s’avança vers Luc :

— Une tasse de thé ?

— Bien volontiers, Madame.

— Eh ! bien, mon neveu, es-tu heureux ?

— Parfaitement, ma tante.

— C’est un bonheur longuement acheté, prononça Madame Foubry.

Sylviane rentra avec son professeur et l’ami qui l’accompagnait.

Après les salutations d’usage, et la présentation de Luc en qualité de fiancé, le professeur dit :

— Mon élève a suscité beaucoup d’enthousiasme, son succès la met en vedette, et mon confrère sollicite d’elle une œuvre.

Si le colonel et Madame Foubry s’épanouissaient d’aise à cette ouverture, le cœur de Luc se serrait d’effroi.

Sa chère Sylviane qu’il aurait voulu bien à lui, allait-elle continuer à se livrer aux rigueurs de l’harmonie ? Aurait-il à lutter avec le contrepoint sans aller jusqu’à la fugue ?

Luc se sentait maintenant le plus misérable des hommes après avoir affirmé un bonheur parfait. Il passait par une diversité de sentiments qui l’étonnait.

Il se jura de voyager afin de soustraire sa femme à tous ces importuns. Ah ! oui, il l’emmènerait aux confins du monde pour qu’elle oubliât cette heure triomphale.

Il n’eut plus qu’une hâte : celle de voir ces deux intrus s’en aller, pour agiter avec Sylviane la date du mariage.

C’était autrement sérieux que ce fatras prétentieux qu’il était obligé d’écouter et où il démêlait à peine quelques mots comme majeur, mineur, dièze, bémol, et mesure. Il se retenait pour ne pas se boucher les oreilles.

Ah ! quelle salade il ferait de tous ces vocables. Quels sarcasmes, il leur décocherait quand il serait le mari, c’est-à-dire celui qui commande.

Sylviane ne se doutait pas des ferments qui se levaient dans l’âme de son fiancé. Elle discourait savamment, reprise par le feu sacré de l’inspiration.

Enfin les importuns laissèrent la place, et quand Sylviane qui avait accompagné son professeur, revint près des siens, Madame Bullot qui avait deviné l’orage qui se formait dans le cerveau de Luc, lui dit :

— Ma petite mignonne, songez que vous allez être très occupée par vos toilettes. Soyez convaincue que mon neveu ne vous laissera pas grands loisirs, votre mariage sera très proche.

Sylviane rougit, puis répondit vivement :

— J’aurai le temps de tout, chère Madame, puis je ne suis pas très coquette, mes toilettes seront toujours assez jolies.

— Je tiens beaucoup à l’élégance, murmura Luc.

— Sylviane est toujours bien, répliqua Madame Bullot qui voyait où son neveu voulait en venir.

Sylviane sourit et dit en s’adressant à Luc :

— Vous me conseillerez.

Le visage du jeune homme se détendit et il prononça avec entrain :

— Je ne vous laisserai pas une minute pour votre musique, je vous préviens ; nous voyagerons, je suis sûr que vous ne connaissez aucun pays.

— C’est vrai, Sylviane n’a pas beaucoup voyagé, dit le colonel.

— Cependant, j’ai des engagements, prononça Sylviane, on compte sur moi.

Ces paroles plongèrent Luc dans le désespoir. Il était venu croyant retrouver une fiancée qui l’attendait et elle se trouvait préoccupée d’une masse de choses étrangères à leur union.

Soudain, il ne put plus supporter de voir ce front chargé d’une ombre et il prit congé sous le prétexte de reconduire sa tante.

Il vit Sylviane s’attrister :

— Quoi, dit-elle, vous ne dînez pas avec nous ?

— Pas ce soir, ma chère Sylviane. Songez que je suis descendu du train à quatre heures, que je me suis précipité chez ma tante, puis au concert. Il faut que je rentre à mon hôtel, dont voici l’adresse, ajouta-t-il en riant.

Quand Madame Bullot et Luc furent dans la voiture qui les transportait, ce dernier s’écria :

— Eh ! bien, ma tante.

— Mon neveu ?

— Que suis-je dans cette affaire ?

— Mais le fiancé impatiemment attendu.

— Non, ma tante, la quatrième roue du carrosse musical.

— Quel dépit ! Ainsi parce que Sylviane ne s’est pas occupée uniquement de toi, te voici démoralisé !

— Ma chère tante, quand un homme a rêvé à sa tendresse pendant tout un long trajet, qu’il croit toucher au but, c’est-à-dire être accueilli seul dans la pensée de celle qu’il aime, avouez que c’est dur de se voir en dualité avec une idée, je ne désirais nullement que Sylviane fût un génie, je la voulais simplement femme.

— Eh ! là, beau neveu, crois-tu que les filles sans dot puissent se permettre d’être simplement femmes comme tu dis ? Elles ont à faire l’office de cerveaux pour se prémunir contre l’avenir. Nul doute qu’elles ne demanderaient pas mieux que de paresser en parlant chiffons, mais il faut qu’elles songent à vivre. Sylviane ne savait plus si tu reviendrais. Si tu avais vu son visage désespéré dans cette attente, tu aurais compris que la musique et ses difficultés l’ont sauvée de la maladie. Elle a beaucoup travaillé, elle a le droit de réussir.

— Ma tante, vous êtes une brillante avocate, mais ne pensez-vous pas qu’un peu d’ambition et d’orgueil se mêlent au travail de Sylviane ? Il me semble qu’elle est contente de se voir acclamée, fêtée, et je vous l’avoue, cela m’est insupportable.

— Oh ! le beau sentiment que tu dévoiles là !

— Je n’en cache pas la laideur.

— Il faudrait essayer de le combattre, parce que ce n’est pas un joli cadeau que tu vas faire là à ta femme.

— Ma tante, je me sens malheureux.

— Charmante disposition pour entreprendre une cour de fiançailles.

— Ne vous moquez pas de moi, chère tante, je suis un sentimental, et j’aime Sylviane à la folie, c’est pourquoi je la voudrais dégagée de toute obligation autre…

— Que celle de t’aimer, acheva Madame Bullot.

— Vous avez parfaitement deviné.

Malgré les idées pessimistes qui rongeaient Luc, il était, comme il le disait, sérieusement épris de Sylviane et n’aurait pu se détacher d’elle.

Il allait la voir chaque soir, et quand il sortait de la maison, s’il éprouvait un peu plus d’aversion pour la musique, il sentait son amour augmenter pour la belle compositrice.

Il pressa la date du mariage, pensant qu’il pourrait soustraire Sylviane à cette ambiance artistique. Il ne se passait pas de jour qu’elle ne lui narrât quelque visite ou quelque épisode ayant trait à la carrière que les événements lui avaient fournie.

Cependant, elle remarquait, malgré la bonne contenance de Luc, qu’un nuage l’obscurcissait vite quand elle parlait musique.

Elle pensait, de bonne foi, se hausser dans son esprit, en lui faisant part de ses mois de travail. Elle lui avoua même un jour qu’elle était ravie de lui apporter cette gloire.

Elle constata que Luc ne répondait pas et qu’au lieu de la louer comme elle s’y attendait, il détournait la conversation.

Le jour du concert, elle avait cru qu’il obéissait à un sentiment ombrageux assez compréhensible, en la voyant entourée, alors qu’il espérait la trouver seule. Mais maintenant, il lui semblait que cette impression devait s’effacer. Elle déclinait cependant toute invitation et n’allait plus jamais où l’on jouait son œuvre. Elle était contente de pouvoir le dire à Luc, mais lui, retenait simplement qu’on la classait comme un auteur et qu’elle se laisserait influencer par l’ambition.

Sylviane était trop intelligente pour ne pas deviner ce qui s’agitait dans le cœur de son fiancé, mais elle ne savait comment effacer ce qui était fait.

Si elle avait pu prévoir le présent, elle aurait tranquillement végété avec insouciance, mais son cœur se tourmentant sans arrêt dans l’angoisse, elle ne pouvait que demander une pâture pour son esprit. Elle était si enchantée d’avoir réussi qu’elle ne comprenait pas qu’on pût lui en faire un grief.

Un jour, elle alla annoncer la date de son mariage à Madame Bullot :

— Chère Madame, ce sera dans un mois, le 10 décembre.

— J’en suis contente, ma chère enfant, et Luc que je n’ai pas vu, ces temps-ci, doit être dans le ravissement.

— Heu ! chère Madame, Luc me préoccupe. Je le croyais plus gai, et beaucoup plus moderne. Je l’aime tendrement, mais pourquoi m’en veut-il autant parce que je compose ?

— Ma chérie, ceci est insondable. Il y a des hommes qui préfèrent les femmes laides, comme Louis Dormont, et d’autres les sottes, comme Francis Balor. D’autres aiment une femme belle et intelligente, comme Luc, mais il faudrait que cette intelligence ne servît que pour leur plaire. J’avoue que je trouve cela bien arbitraire, mais il paraît que c’est masculin. Nous n’y pouvons rien.

— C’est effarant.

— Une femme, au contraire, est ravie de la gloire de son mari, elle s’immole devant elle ; plus il en conquiert, plus elle en appelle. Mais un homme faucherait tout l’univers pour qu’il n’applaudisse pas au succès de celle qu’il a conquise.

— Chère Madame, je crois tout uniment que Luc n’aime pas la musique ; elle l’exaspère.

— Non, ma mignonne, faites-en l’expérience ; composez pour Luc seul, et cachez vos productions dans un tiroir, et vous verrez qu’il portera la musique aux nues.

— C’est un peu incohérent.

— Non, ce n’est qu’humain. L’amour qui est très indépendant, ne laisse aucune indépendance à ceux qu’il enchaîne. Luc suit ce principe, il vous aime et désirerait que vos moindres pensées se rapportassent à lui.

— Mais tout en travaillant, je ne pense qu’à lui !

— Sans doute, mais vos compositions ne le visent pas directement.

— Alors, il faut que j’abandonne cet art ?

— Ce serait un gros sacrifice, mais il comblerait de joie cet amoureux un peu exclusif.

Sylviane ne répondit pas. Elle trouvait Luc tyrannique quoiqu’elle comprît son état d’âme.

Elle retourna, perplexe chez elle, tandis que Madame Bullot se disait : On s’imagine que le souci est terminé, et il recommence ; si Luc n’avait pas pris la fuite si stupidement, Sylviane n’aurait jamais songé à perfectionner le talent qui se trouvait latent en elle.

Cependant la jeune fille s’observa et évita d’entretenir Luc de ses travaux.

Cette nouvelle manière ne réussit pas davantage. Luc sentit immédiatement que Sylviane avait perçu son mécontentement et il se fit horreur. Il pensa qu’il avouait là un caractère détestable et fut honteux. Il s’en voulut de n’avoir pas mieux su se dominer et il s’en ouvrit à Sylviane :

— Je suis peiné, ma chère Sylviane, d’avoir encouru le blâme silencieux que je mérite. Je vous ai trop montré mes sentiments au sujet de l’art qui vous occupe, et vous m’en punissez en me traitant comme un enfant faible. Cela me rend plus énergique. Je serais navré que vous persistiez dans le mutisme où vous me tenez. Je souffre davantage en constatant que vous êtes forcée de vous méfier de mes humeurs. Parlez-moi de tout ce qui vous touche, je vous en supplie.

Cette prière attendrit Sylviane. Elle en aima davantage le fiancé qui la lui adressait et sut doser ses conversations.

Le calme emplit le jeune homme et il redevint encore plus attentif et affectueux.

Il comblait Sylviane de cadeaux et elle ne pouvait manifester l’ombre d’un désir sans qu’il essayât de le satisfaire aussitôt.

Madame Foubry disait à Sylviane :

— Quel être merveilleux que ce Luc, et que tu es gâtée, ma Sylviane, aime-le bien.

Le colonel renchérissait :

— C’est un vrai fils, il est plein d’attentions pour moi, et je ne lui trouve aucun défaut. Il est d’une érudition rare, et a tellement voyagé que l’on ne peut avoir un moment d’ennui avec lui. Ma petite fille, tu as trouvé une perle.

Sylviane était heureuse de la satisfaction de ses parents. Elle appréciait tout ce qu’on disait de Luc et les jours qui passaient le lui confirmaient.

Elle eut une bague de fiançailles splendide qui arracha des cris d’admiration à ses amies.

Luc lui donna une rivière de diamants venant de sa mère. Elle eut également un collier d’émeraudes qui la charma. Elle ne savait plus comment remercier son fiancé.

Astreinte à de nombreuses courses, Luc lui offrit une limousine somptueuse. Elle croyait vivre un conte de fées et souvent, il lui venait des remords en songeant qu’elle n’abandonnait pas la musique, pour agréer davantage à un fiancé aussi généreux, dont elle était l’unique et constante pensée.

Mais comme elle le disait, des engagements de sa part étaient donnés et elle trouvait peu correct d’y manquer. Elle se jurait de n’en pas promettre d’autres, mais l’entraînement avait raison de sa volonté et quand on venait la supplier d’écrire quelques notes, elle n’osait s’y refuser.

À dire la vérité, on venait aussi beaucoup par curiosité. Des gens qui ne la connaissaient pas et avaient entendu parler d’elle, désiraient la voir et prenaient ce prétexte pour venir lui parler.

Sylviane ne devinait pas ces subterfuges.

Avec sa bonne grâce coutumière, elle accueillait les quémandeurs et leur promettait pour un temps indéterminé ce qu’ils demandaient.

Il y avait aussi les autographes qu’elle ne voulait pas refuser par simplicité. Elle estimait prétentieux de se dérober.

Elle pensait que, mariée, cette vogue cesserait. Elle irait en voyage, et ensuite, elle composerait à ses moments perdus, bien tranquillement, uniquement pour satisfaire son besoin d’activité.

Après quelques jours où Luc fit bonne contenance et ne laissa pas trop percer d’ombrage, il retomba dans son tourment. Il savait que ce n’était pas seulement les essayages et les préparatifs du mariage qui absorbaient ainsi Sylviane.

Il se désespéra de ne pas posséder entièrement l’esprit de sa fiancée. Comme toujours, ce fut sa tante qui reçut ses confidences :

— Il m’est impossible de m’y accoutumer, je vous le jure, ma tante, j’ai fait des efforts nombreux, mais je ne réussis pas. J’ai cru, un moment, que j’allais devenir moi-même musicien, tellement j’y ai mis de la bonne volonté. Je voyais Sylviane si charmée de ma conversation, que je l’ai trouvée plus belle que jamais, mais Madame Foubry a eu la malencontreuse idée de me dire que le matin même, ma compositrice n’avait pas eu une minute de libre et cela m’a complètement arrêté dans mon élan.

— Pauvre artiste !

— Riez, ma tante, mais notre ménage sera un enfer.

— Allons, tu vois tout en noir.

— C’est le cas de le dire ! j’ai la haine des notes.

— Tu n’es pas le seul ! tous les maris en sont là !

— Vous avez trop d’esprit, ma tante, et je vous avoue que je préférerais de beaucoup les notes de couturières et de modistes que celles qui absorbent tant ma jolie fiancée.

— Allons, ne te tourmente pas, ta femme cessera toute cette musique un jour ou l’autre. En ce moment, elle est à la mode. On est surpris qu’une jeune fille aussi belle ait du talent.

— C’est ce qui me tracasse, ma tante, cette affaire de mode ; on parle trop de Sylviane.

— Mon neveu, tu ergotes. Je n’y peux rien ; signifie ta façon de penser une bonne fois pour toutes.

— Je n’ose pas, et j’en meurs d’envie.

— Tu me fais un peu pitié. Veux-tu rompre ?

— Je serais désespéré !

— Et Sylviane aussi probablement. Quand vous serez mariés, tout cela changera, je te le prédis.