Trois semaines d’herborisations en Corse/7

Belgodère. — 16 mai.


Nous partîmes le lendemain à 6 heures pour Belgodère, avec l’intention d’aborder les premiers contreforts des montagnes, du côté de la Cima Pietrone et de entrer le soir à l’Île Rousse. La matinée était splendide ; aussi ce trajet de trois quarts d’heure ne nous parut-il durer qu’un instant. Auprès de la gare, nous notâmes :

Mesembryanthemum acinaciforme L.
Trifolium nigrescens Viv.
Raphanus silvester forma microcarpus R. et F.

En montant dans le train, un véritable champ d’Isatis tinctoria L., qui couvre les terrains vagues de la gare, nous rappelle que M. Fliche a indiqué cette plante entre l’Île Rousse et Corbara. C’est très nettement le type de Linné (α. sativa DC.), que le chemin de fer contribuera sûrement à répandre, avec le Cardaria Draba Desv. qui l’avoisine, une autre pérégrinante connue déjà au cap Corse, à Bastia (P. Mab.) et d’Ajaccio à Vico (Boullu). Là encore se retrouve notre Pavot de Calvi (P. Simoni Fouc.), dont la dispersion sera sans doute favorisée de la même manière car nous en avons nous mêmes revu quelques pieds le long de la voie, entre Ajaccio et la pointe d’Aspretto.

Il ne serait pas dénué d’intérêt de rechercher dans quelle mesure l’établissement de lignes ferrées en Corse a déjà contribué ou contribuera à l’extension de l’aire géographique de certaines plantes, peut-être aussi, par cela même, à la lente disparition de certaines autres. Les faits de cet ordre ne manquent pas en botanique. Mais le défaut de renseignements précis sur la flore de beaucoup de points de l’île rendra malheureusement cette étude fort difficile, au moins pour les espèces non reconnues comme des « voyageuses » avérées. Nous appelons néanmoins l’attention des explorateurs futurs de la Corse sur cette cause modificatrice de la végétation.

La contrée que nous traversons est l’une des plus fertiles de la Corse ; protégée par les premiers échelons des montagnes contre les vents dominants, le libeccio (S.-O.) et le sirocco (S.-E.) elle nourrit une végétation vigoureuse et de riches cultures. Nous admirons chemin faisant les oliviers énormes, les orangers verdoyants, les vignes étagées, toutes les richesses de ce sol fécond qui s’étalent sur les pentes, et font de la jolie vallée du Regino, qu’on voit apparaître tout à coup, un véritable grenier d’abondance. Des bois épais de chênes-verts couvrent les collines peuplées de colombes et de rossignols ; des fleurs s’ouvrent de toutes parts et nous nous sentons profondément impressionnés par la gaîté de la lumière, l’exubérance de la nature et le charmé exquis de ces splendeurs matinales.

De la gare de Belgodère, il faut suivre un chemin étroit qui grimpe en lacet le long de la montagne, couronnée par le bourg. Mais dès les premiers pas, un ruisseau nous arrête sur ses rives où règne, sous de grands arbres, une délicieuse fraîcheur, et dans le fouillis des herbes hautes, nous recueillons :

Geranium lucidum L.
Calepina Corvini Desv.
Helleborus Corsicus Willd.

Melandryum macrocarpum Willk.
Scrofularia peregrina L.

et un Lychnis vespertina Sibth. attaqué d’Uredo dont les fleurs sont devenues monoïques. On sait que ce singulier phénomène est fréquent sur le continent.

Un joli raccourci ombragé d’oliviers en voûte nous invite à profiter de son couvert où nous ralentissons le pas, tout en glanant :

Papaver Simoni Fouc.
Urtica pilulifera L.
Graminitis leptophylla Sw.
Trixago Apula Stev.
Rhagadiolus stellatus DC.
Pinardia coronaria Less.
Arum Italicum Mill.
Digitalis purpurea var. tomentosa Webb.
Lamium hybridum Vill.

Il était convenu qu’en arrivant à Belgodère notre première visite serait pour le Receveur de l’Enregistrement. Bien que dénué de toute recommandation à son adresse, l’un de nous aurait cru manquer à une vieille loi de camaraderie fort en honneur dans l’Administration s’il n’était allé porter au camarade exilé de fraîches nouvelles de la mère-patrie. Ce fut donc avec la certitude de faire un heureux que nous grimpâmes le reste de la côte, empierrée de larges dalles glissantes, et que nous nous présentâmes, vers neuf heures, au bureau des Domaines.

L’accueil de M. Hamelin fut plus cordial encore que nous aurions osé l’espérer et nous sommes heureux de lui en exprimer ici notre sincère reconnaissance. Notre arrivée fut pour lui une fête, car nous étions les seuls compatriotes que ce jeune homme eût reçus depuis son installation dans l’île, c’est-à-dire depuis plus de deux ans, et il eut à cœur de nous montrer, avec la meilleure grâce du monde, comment les continentaux de là-bas pratiquent l’hospitalité corse.

Pour ne point perdre de temps, il fallut consacrer le reste de la matinée à l’exploration des environs. Sous la conduite de M. Hamelin qui s’était offert à nous servir de guide, nous abordâmes le versant situé au sud-ouest du bourg, à gauche de la route de Calvi. À la hauteur des dernières maisons de Belgodère, une muraille abritait de superbes pieds de Smyrnium Olusatrum L. et sur un talus à pic s’accrochaient Convolvulus althœoides L. et Phagnalon saxatile Cass.

Après avoir jeté un coup d’œil, au bord de la route, sur de vigoureuses plantations d’oliviers et de figuiers, et constaté la présence de Fraxinus Ornus L., nous nous mîmes à gravir la montagne le long d’un ruisselet dont le lit serpente dans les rochers amoncelés.

Au milieu des grands rochers du maquis nous fîmes une trouvaille importante, celle du Lathyrus setifolius var. alatus Nob. dont quelques pieds atteignaient plus de 1 mètre 50 de hauteur.

Quoique profane, M. le Receveur s’intéressait à nos recherches et coupait notre conversation, émaillée de syllabes latines, par des récits fort intéressants sur les mœurs et les coutumes locales. Tout en cueillant çà et là :

Œnanthe apiifolia Brot.
Ceterach officinarum Willd.

Sideritis Romana L.
Orchis Morio L.
Teucrium Marum L.
Pancratium Illyricum L.
Cyclamen repandum Sibth.
Vicia serratifolia Jacq.
Teucrium flavum var. glaucum (Chamædrys glauca J. et F.)

nous apprenions la rudesse patriarcale des pâtres du Niolo, qui ont conservé dans leurs chants rustiques les propres paroles des Bucoliques de Virgile ; l’indolence des Balanais, amoureux de soleil et de poésie, qui se grisent le soir, sous les figuiers, aux accents des paillèles et des canzoni ; les concerts de guitares, de violons et de mandolines dans l’air doux et parfumé des nuits d’été. Nous nous arrêtions aussi quelquefois, frémissant à des histoires terribles de vengeances, de meurtres, dont les souvenirs laissent flotter là-bas, sous l’ombre épaisse et silencieuse des maquis, comme une vague odeur de sang versé. Mais l’on se serait vraiment attardé outre mesure aux attachantes digressions de notre compagnon, et tout en lui faisant promettre de revenir sur ce sujet, nous nous hâtâmes d’achever l’ascension jusqu’à un sentier en corniche, le long duquel une canalisation conduit à Belgodère l’eau d’une abondante fontaine de la montagne.

Les boîtes, assez peu garnies, donnèrent place encore à :

Biscutella Apula L.
Cistus Monspeliensis var. minor Willk,
Melica minuta L.

puis, près d’un rivulet murmurant sur le granit, à :

Helleborus Corsicus Willd.
Pterotheca Nemausensis Cass.
Arabis verna β. dasycarpa G. G.
Draba muralis L.

L’heure s’avançait cependant ; pour rentrer à Belgodère, nous descendîmes quelques centaines de mètres en suivant toujours la direction du canal et en traversant, au-dessus de la localité, de vastes espaces stériles où croissaient :

Zacintha verrucosa Gært.
Psilurus nardoides Trin.
Galycotome spinosa Link.
Scrofularia ramosissima Lois.
Isatis tinctoria β. hirsuta R. et F.

Nous fîmes largement honneur à l’excellent déjeuner qui nous attendait, et surtout au savoureux broccio traditionnel ainsi qu’aux vins rosés de Speluncato et de Corbara. Rien ne manquait à la fête, ni la bonne humeur ni l’appétit, si bien que deux heures avaient sonné quand il fut question de reprendre le chemin de l’Île Rousse. Mais il eût été bien téméraire de compter sans notre hôte à pareil moment ; M. Hamelin ne voulut point entendre parler de départ avant le lendemain, et pour comble d’amabilité, nous promit une sérénade exécutée par un orchestre local. Cette dernière tentation triompha de toutes les résistances.

Néanmoins la botanique reprit ses droits et les préparatifs furent bientôt faits pour une nouvelle herborisation. Nous allions partir sur la route de Corté quand la vieille bonne du receveur accourut, disparaissant sous un étrange fardeau. La pauvre femme avait assisté le matin à la préparation de notre récolte, et pensant bien faire, était allée fourrager à notre intention dans les jardins voisins. Elle avait coupé Pelargoniums et Nigelles, Campanules et Héliotropes, et s’était embarrassée d’un pied de Lavatère haut de deux mètres garni d’innombrables corolles roses. Toute joyeuse elle venait nous offrir cette gerbe épanouie et parfumée, protestant en patois corse de notre caprice d’aller chercher bien loin de vilaines herbes alors qu’on trouvait tout proche d’aussi belles fleurs !

On eut beaucoup de peine à lui persuader que les plantes des montagnes avaient aussi pour nous de l’intérêt. Mais elle resta quand même fort désappointée, jugeant sans doute, comme la plupart de ses compatriotes, que les continentaux sont tous un peu fous.

Au-dessus du couvent de Serviti s’étend une pente très raide au bas de laquelle, au bord de la route, croissent en abondance Bellis perennis L., Hyoscyamus niger L. et Onopordon acaule L. Il fallut la gravir, pour éviter un long contour, à travers un maquis de Cistes nains où rien n’attire l’attention du botaniste. En rejoignant le chemin, à quatre-vingts mètres environ plus haut, ou peut voir le parapet garni, dans les interstices des pierres, de jolies touffes de Parietaria Lusitanica Viv.

Nous nous élevions toujours, et peu à peu se découvrait vers l’ouest le magnifique panorama de la Basse Balagne qu’on aperçoit ici presque tout entière, de San-Antonio à Lozari, où l’horizon se confond avec la mer. Du haut du col d’Alzella (environ 430 mètres) le contraste est frappant entre les deux régions que sépare la ligne de partage, dont les dernières hauteurs se perdent au nord à la basse vallée de l’Ostriconi, et dont les cimes maîtresses sont vers le sud-ouest celles de Bocca-Leccia (1,102 mètres), du mont Tolo (1,332 mètres), du san Parteio (1,680 mètres) et du mont Grosso (1,941 mètres). Dans la direction de Calvi, la plaine est basse, peu ondulée, abondamment boisée et très fertile ; vers l’est et le sud au contraire, le sol a subi des soulèvements sans nombre ; il est difficile de trouver une contrée plus tourmentée, plus hérissée de crêtes, plus tortueusement coupée de ravins profonds, moins propre à la culture. C’est par excellence le terrain de la broussaille et des pâturages.

L’intérêt que semble présenter à première, vue l’exploration d’un pays aussi varié décide l’itinéraire de la journée de demain ; nous irons, à travers le maquis, rejoindre à Pietra-Moneta la grande route de Calvi à Bastia et malgré la longueur de l’étape (40 à 45 kilomètres), il faudra s’efforcer d’aller coucher à Saint-Florent, faute d’un gîte plus rapproché.

Cependant, sur les talus du chemin nous avons cueilli :

Vicia macrocarpa Moris.
Veronica arvensis L.
Orchis picta Lois.
Serapias occultata Gay.
Crepis leontodontoides All.
Crupina Morisii Bor.
Salvia Verbenaca M. et K.
Hieracium præcox var. fragile A.-T,
Aceras densiflora Boiss.
Vicia Bithynica L.

Ferula nodiflora L.
Asphodelus fistulosus L.
Orobanche Rapum Thuill.

et un peu plus bas, dans un petit ravin :

Helleborus Corsicus Willd.
Vicia Corsica Ces. Pas. Gib.
Pancratium Illyricum L.
Cerastium quaternellum var. octandrum R. et F.
Euphorbia Peplus L.
Ranunculus lanuginosus L.
Cerastium glomeratum α. corollinum s.-v. elongatum R. et F.

M. Hamelin, qui dirige la promenade, pénètre à droite dans un maquis où la liste s’augmente de :

Lathyrus tenuifolius Desf.
Hypericum hircinum L.
Scirpus Savii Seb. M.
Eufragia latifolia Gris.
Cerastium triviale var. hirsutum Fries.
Galium ellipticum Willd.
Sanicula Europæa L.
Carex microcarpa Salzm.
Anemone hortensis forma stellata R. et F.
Teesdalia Iberis DC.

ainsi que de Myosotis versicolor Pers., nouveau pour la Corse et de Scirpus Savii S. et M. avec Arabis hirsuta subsp. sagittata var. longisiliqua R. et F. dans un endroit légèrement mouillé.

Après des recherches infructueuses pour découvrir des hybrides parmi les divers cistes épanouis de toutes parts (C. Corsicus Lois. ; C. Monspeliensis L. ; C. salvifolius var. cymosus Willk.), notre aimable guide nous conduisit fort à propos vers une fontaine dont la chaleur accablante de cette après-midi nous fit apprécier à tous l’eau fraîche et l’épais ombrage de chênes-verts. Dans les environs croissaient de remarquables spécimens d’Orchis papilionacea var. rubra Barla, encore une nouveauté pour l’île.

De grands rochers de gneiss se dressent non loin de là en hautes terrasses que l’on escalade pour arriver au sommet de la montagne. Sous les encorbellements s’étale Linaria œquitriloba Dub. échappé à la main des bandits du voisinage qui dépouillent de leurs herbes et de leur mousse, pour en faire du feu, les rochers où ils s’abritent les jours de pluie. Les Arabis verna β. dasycarpa G. et G., Sedum brevifolium DC., Crucianella angustifolia L. sont de belle venue dans les anfractuosités avec Saxifraga Corsica G. G. et sur les parties moins dénudées s’étendent des pelouses de plantes minuscules déjà souvent retrouvées :

Cerastium semidecandrum α., genuinum R. et F.
Cerastium brachypetalum β. glandulosum Fenzl,
Tunica saxifraga β. bicolor R. et F.
Asterolinum stellatum Link.
Plantago Bellardi All.
Ornithopus ebracteatus Brot.
Linaria Peliceriana DC.
Poa bulbosa L.

en un mot la végétation caractéristique de la région moyenne, d’accord avec l’altitude qui ne dépasse pas ici 600 mètres.

La descente s’effectue rapidement et nous procure : Sagina procumbens var. bryoides Nob., Scleranthus Delorti Gren., Ranunculus bulbosus var. valdepubens R. et F. et Cytinus Hypocistis var. Kermesinus Guss.

Nous rentrons à Belgodère à la tombée de la nuit, après un léger détour destiné à la visite de quelques buissons de Roses que M. Hamelin avait remarqués.

Disons-le en passant, la florule rhodologique des régions que nous avons parcourues pendant notre voyage semble être d’une grande pauvreté. Peut-être la saison était-elle un peu prématurée pour la récolte des Roses, mais malgré cela les recherches que j’ai constamment dirigées de ce côté auraient dû, en toute autre hypothèse, amener la découverte de moins rares buissons. Au reste la liste des Roses de la Corse est actuellement assez limitée, soit que le genre s’y trouve réellement mal représenté ou qu’on l’y ait encore étudié d’une manière imparfaite.

De Marsilly signale dans son catalogue :

R. gallica L., Bonifacio.
— sempervirens (R. scandens Mill.), région basse.
— dumetorum Thuill., vallée de la Gravona ; Vivario ; Porto-Vecchio.
— rubiginosa L., Bastia ; Saint-Florent.
— graveolens γ. Corsica G. G. (R. Seraphini Viv.[1]., Bocognano, Vizzavona.

D’autres botanistes ont à notre connaissance indiqué des stations nouvelles de ces espèces et ajouté à cette courte énumération :

Diverses formes de Rosa sepium Th., cap Corse
(Gillot, Chabert), Bonifacio (Stéfani).
Rosa urbica Dés., Biguglia (Boullu).
— canina var., Sartène (Fliche).

Il est à désirer que les botanistes s’attacherait à rechercher en Corse les espèces et variétés de ce genre, probablement plus nombreuses à mesure qu’on s’approche de la région montagneuse ; il n’est pas douteux qu’on n’arrive à mettre à jour des formes intéressantes et peut-être spéciales, comme tant d’autres plantes, à la flore insulaire.

Les Rosiers de Belgodère appartenaient au Rosa dumetorum Thuill[2].

Les promesses de M. Hamelin furent le soir même rigoureusement tenues, et après dîner, nous eûmes la satisfaction d’assister à un concert de guitares et de violons que des artistes de la localité vinrent nous donner à domicile et que certes n’eurent pas dédaigné les plus raffinés des dilettanti. Cette charmante sérénade se prolongea fort avant dans la nuit, et quand nous nous retirâmes, il était presque l’heure de partir pour l’Île Rousse où nos bagages étaient restés. M. Hamelin voulut bien m’accompagner dans cette matinale expédition, et à six heures nous étions de retour à la gare de Belgodère où M. Foucaud se trouvait déjà. Quelques minutes après, nous prenions congé de notre généreux compagnon et le train nous emportait dans la direction de Ponte-Leccia.




  1. J’ai distribué le R. Seraphini sous le no 172 de l’Herbarium Rosarum de MM. Pons et abbé Coste (année 1896). Il a été recueilli dans les montagnes de Cagna par M. Stéfani, de Bonifacio.
  2. Je saisis avec empressement l’occasion pour remercier publiquement le savant spécialiste de Bruxelles, M. Crépin, de l’obligeance avec laquelle il a bien voulu, depuis quelques années, faciliter pour moi l’étude des Roses en révisant mes récoltes et en ne me ménageant, avec une rare complaisance, ni dons ni ses précieux avis. Les quelques espèces mentionnées dans ce travail ont été soumises au contrôle de sa haute compétence.