Trois semaines d’herborisations en Corse/6

L’île Rousse. — 15 mai.


À deux heures, le train nous emporte vers l’Île Rousse. À la vérité, ce n’est pas sans quelque regret que nous laissons derrière nous la ville paisible et hospitalière de Calvi. Est-ce parce que son souvenir restera lié à celui de nos premières, de nos plus vives impressions de voyage ? Peut-être. Sans doute aussi l’accueil plein de franchise et de sympathie que nous avons reçu de la population tout entière est-il pour quelque chose dans notre sentiment. Certes, il faut le dire, ne serait-ce que pour combattre un préjugé trop répandu en France, il est bien rare de trouver sur le continent l’affabilité, la prévenance de bon aloi des Corses en général, des Balanais en particulier. Combien de fois, au cours de nos promenades, avons-nous été frappés de cette obligeance instinctive et bien désintéressée qui suit l’étranger du nord au sud de l’île ! Dans nos excursions, les paysans nous accompagnaient parfois jusqu’à leurs propriétés, nous autorisant à traverser les cultures ; les bergers eux-mêmes, surpris de notre présence au cœur des maquis, abandonnaient souvent leurs chèvres dispersées pour nous indiquer des routes, nous croyant égarés. Il n’était pas jusqu’aux marmots qui ne nous suivissent par bandes curieuses, heureux s’ils pouvaient trouver pour nous les offrir, des plantes semblables à celles de notre récolte.

Adieu donc Calvi et son beau golfe que nous longeons à toute vitesse ! La ligne traverse une région humide couverte de Carex, coupée de flaques d’eau où fleurissent des Iris Pseudacorus L. Ce sont les marais de Lumio où le train arrive en dix minutes. La gare est entourée de jeunes plants d’Eucalyptus globulus Labil., l’arbre providentiel des pays de fièvre, que l’on répand de plus en plus dans les parties malsaines du littoral.

Nous côtoyons toujours la grève monotone, roussie par un soleil impitoyable. Voici bientôt l’antique Algajola, autrefois prospère sous la domination génoise, aujourd’hui réduite à quelques pauvres habitations de pêcheurs. La ville voisine de l’Île Rousse, fondée par Paoli, a patriotiquement accaparé, depuis les luttes anciennes, le commerce de la Basse-Balagne et reste florissante et animée auprès des ruines de sa rivale.

Notre carnet est toujours ouvert ; nous enregistrons tout au passage ; l’un signale sur les talus, parmi les Cistes, de gigantesques Euphorbes (Euphorbia Characias L.), d’ailleurs communes en Corse ; l’autre saisit pendant l’arrêt, sur la voie, quelques brins d’Amarantus deflexus L.

Enfin apparaissent, émergeant des eaux, de hautes falaises pelées, brûlées par le soleil, dont l’aspect fait pressentir là une affreuse stérilité. Ce sont les îles, les rochers plutôt, — on les appelle aussi îles de Pierres, — dont le voisinage a inspiré le nom donné à la ville prochaine. Situées très près de la terre, elles y sont reliées par une chaussée qui sépare en même temps les deux beaux ports de l’île Rousse et de Parcipina, dominés par un phare que dessert une route large et très carrossable.

L’apparence peu engageante de ces rocs dénudés ne nous rebute pas cependant ; nous sommes en pays neuf, pour ainsi dire, et nous pouvons nous attendre à des surprises. N’importe donc, et tâchons de profiter des quelques heures qui nous séparent du dîner ; nous ferons vite, car de la station où nous sommes descendus, il nous faudra gagner la ville dont on aperçoit à quelques cents mètres les maisons les plus proches.

À première vue, nous pensons retrouver dans cette station une florule analogue à celle du littoral de Calvi. Il y croît en effet, au bord de la route ou sur les rochers :

Senecio leucanthemifolius Poir.
Carduus cephalanthus Viv.
Vaillantia muralis L.
Statice articulata Lois.
Sagina maritima var. elongata G. et G.

Ecballium Elaterium Rich.
Erythræa maritima Pers.
Lagurus ovatus L.
Asparagus acutifolius L.
Lepturus incurvatus Trin.
Trifolium scabrum Schreb.
Briza maxima L.
Logfia tenuifolia var. multicaulis Nob.
Euphorbia Aleppica L.
Silene Gallica var. rosella R. et F.
Plantago Cynops L.
— Coronopus L.
Helichrysum angustifolium DC.
Frankenia pulverulenta L.
Medicago præcox DC.
Parietaria diffusa M. et K.
Cineraria maritima L.
Passerina Tarton-Raira DC.
Lotus Allionii Desv.

Mais dans le voisinage du phare, nous mettons la main sur :

Obione portulacoides Moq.
Dactylis glomerata var. Hispanica Roth.
Orobanche Artemisiæ Vauch.
Mesembryanthemum nodiflorum L.
Euphorbia peploides Gouan.
Sedum Andegavense DC.
Anacyclus radiatus Lois.

La curiosité nous fait escalader la crête rocheuse de la plus grande des îles ; là fleurissent, dans les fentes, de superbes pieds de Tunica saxifraga β. bicolor (J. et F.), puis, près d’une tour en ruines, de nouveau Orobanche Artemisiœ Vauch. Enfin, tout en glanant ça et là :

Scleropoa loliacea G. et G.
Crepis bellidifolia Lois.
Carex prœcox var. insularis Christ.
Lolium rigidum Gaud.
Fumaria capreolata var. Provincialis R. et F.
Junctus acutus var. decompositus Guss.
Medicago littoralis Rhode.
— marina L.
Carlina corymbosa L.
Tunica celutina s.-var. lævicaulis R. et F.
Spergularia Atheniensis α. typica R. et F.

nous rencontrons l’Asplenium marinum L. déjà signalé ici par de Marsilly, et Frankenia lœvis L. à calices légèrement poilus à la base.

Mais le temps nous presse ; il faut partir vers l’Île Rousse ; à la hâte nous franchissons le pont qui relie les îles à la terre ; à peine notons-nous en courant, dans les sables, les vulgaires Reseda luteola L., Glaucium luteum Scop., Euphorbia Paralias L., Alyssum maritimum Lam., Silene Corsica DC. en bel état de floraison et avec Cakile maritima forma Hispanica R. et F., un autre Cakile forma Ægyptiaca, à feuilles larges, très peu ondulées, déjà rencontré à Calvi.

Nous allons être à l’entrée de la ville ; pourtant une tentation s’offre encore à nous ; des prairies sous-marines de Posidonia Caulini Kœnig. viennent se terminer là tout proche, au-dessous du parapet qui borde la route ! Allons, vite ! La convoitise l’emporte sur la prudence. Je me mets résolument à l’eau jusqu’aux genoux, et je rapporte avec quelque peine, car les fibres de la base tiennent bon, plusieurs beaux pieds de la Zostéracée méditerranéenne, qui malheureusement manque de fleurs.

Un nid charmant que l’Île Rousse ! Quoique percé de rues étroites, comme la plupart des villes corses, le bourg, dont la fondation ne remonte qu’au siècle dernier, est très régulièrement bâti ; les maisons sont hautes, quelquefois luxueuses, surtout dans le beau quartier qui avoisine la grande place, ombragée d’énormes platanes, et sur laquelle, au-dessus d’une abondante fontaine, se dresse le buste de Paoli. C’est là que nous passons, après dîner, quelques heures délicieuses, en vue de la Méditerranée, à nous remettre un peu, de nos préoccupations botaniques. Les promeneurs sont nombreux à cette heure de crépuscule ; des enfants jouent bruyamment autour des arbres, auprès du bassin où des femmes viennent puiser de l’eau qu’elles emportent ensuite, avec des allures de Napolitaines dans des cruches posées sur la tête. L’air est doux, presque tiède ; les cris des martinets s’éteignent dans le ciel et l’on sent flotter autour de soi un vague parfum de citronniers, un subtil arôme d’orangers en fleurs.

Demain, comme nous l’avons fait à Calvi, nous irons visiter quelques points élevés, vers Muro ou Belgodère, car maintenant la montagne nous attire ; nous avons soif du maquis.