Éditions du Rocher (p. 126-149).

XII


Les « gens de Frangy » se font attendre. Dans la maison aux pendules muettes, les jeunes filles vont et viennent, prêtes depuis longtemps, en proie à un énervement croissant, fait d’impatience, de mauvaise humeur, de curiosité.

Le sortilège de l’attente s’accroissait du fait que les jeunes gens devaient venir en voiture. À chaque instant, elles croyaient entendre le ronflement d’un moteur. Une batteuse mécanique dont le chant ondulait au loin, tantôt aigu, tantôt grave, les tint plusieurs fois suspendues, l’oreille aux écoutes, le cœur battant au ralenti.

À mesure que le temps s’écoulait, la notion de la personnalité de ceux qu’elles attendaient se dissolvait dans le halo né de leur impatience. Les détails qu’Antoinette avait donnés à ses amies sur les frères Dornain, sur leurs parents, sur l’enfance des deux garçons et leurs jeux de vacances dans le château Louis XIII où l’on trouvait encore des toiles marouflées du dix-septième siècle représentant les épisodes de Don Quichotte, tout cela ne formait plus qu’un amalgame d’impressions luxueuses et romanesques sur lesquelles se détachaient, sombres et cernées d’un trait lumineux, les silhouettes de deux inconnus. Un peu en retrait, une troisième : l’ami des Dornain, ce Robert Gilles, dont on ne savait rien. C’est à peine si Suzon parvenait à établir un rapport entre ces trois silhouettes et les mécaniciens qu’elle avait vus s’affairant autour d’un tracteur en panne. Cependant, ce souvenir qui lui avait été longtemps désagréable, rejoignait l’aimable image du jeune homme à la Bugatti et la vision du château sous un ciel d’éclaircie avec le foulard rouge et beige abandonné sur le gravier. Aussi la jeune fille était-elle envahie par un plaisir bourdonnant comme la batteuse dont elle entendait le chant par intervalles, ce chant qui lui faisait venir chaque fois une sueur fine au creux des mains.

Antoinette se représentait assez nettement encore les petits garçons avec lesquels elle avait joué jadis : Bertrand, son compagnon préféré, maigre, batailleur et gai, avec un long cou, de longues jambes chaussées de bas écossais, une grande bouche de jeune engoulevent et de beaux yeux francs et rieurs. André, adolescent taciturne, aux traits incertains et gonflés, à la lèvre salie par une ombre de moustache ; le dernier été qu’ils avaient passé ensemble, il prenait part aux jeux avec condescendance ou bien restait à l’écart, tenant à la main un livre qu’il ne lisait pas. Antoinette revit tout à coup le regard pesant et timide qu’il avait arrêté sur elle, ce jour où elle l’appelait pour goûter, tandis que les géraniums flambaient silencieusement sur la pelouse, qu’elle savourait par avance la fraîcheur de l’orangeade et qu’une corneille volait haut, seule dans le ciel. La vivacité de l’impression lui donne un choc dont les vibrations se prolongent, s’amortissent, puis s’effacent… Les ponts sont coupés entre ces images d’autrefois et les inconnus qu’Antoinette attend tout à l’heure, partagée entre l’ennui de voir des intrus déranger leur vie paisible et le plaisir de la nouveauté qui change la saveur des jours.

— Moi, je crois qu’ils ne viendront pas, dit Annonciade, en appréciant une fois de plus dans la glace l’accord du bleu chinois de sa robe avec ses cheveux noirs et son teint de rose-thé.

Elle voulait prévenir une déception. Car il devenait évident que ce serait une déception si les « gens de Frangy » ne venaient pas.

Le tintement brusque de la sonnette du portail leur faucha les jarrets. Ce n’était que l’abbé Graslin qui s’annonçait ainsi, par plaisanterie, au lieu de passer familièrement par la petite porte comme il en avait l’habitude.

— Qu’est-ce qu’ils fabriquent, mais qu’est-ce qu’ils peuvent bien fabriquer ?

Ils étaient simplement engagés dans une interminable partie de billard, peu pressés de partir, ignorant la magie blanche que de subtiles émanations d’eux-mêmes composaient en ce moment à leur profit.

Quand la Bugatti s’arrêta enfin devant le portail de la vieille maison, ses trois occupants ne virent pas trois ombres faites à leur ressemblance mais nimbées d’un éclat extraordinaire qui volaient au-devant d’eux, les accolaient et se fondaient dans leur substance. Cela fut si rapide, qu’on peut dire que cela se passa en dehors du temps. Ils ne virent que trois jeunes filles, escortées d’un curé barbu, qui descendaient le perron à rampe de fer rouillé, venant à leur rencontre. Et certes, elles étaient charmantes.

Suzon marchait sur des nuées : c’est elle que Bertrand Dornain avait d’abord regardée et un éclair malicieux dans les yeux du jeune homme avait établi entre eux une complicité.

André ne voyait qu’Antoinette, si pareille et pourtant si changée. Robert Gilles les examinait toutes les trois d’un air curieux, amusé, et, comme disent les Anglais, self-controlled. Toutes les trois sentirent en même temps la qualité virile de ce regard-là. Une fanfare allègre sonna dans l’esprit d’Antoinette le branle-bas de combat. L’instant d’après, elle offrait aux arrivants une main cordiale, des yeux limpides, un accueil gentiment brusqué :

— Bonjour, André ; bonjour, Bertrand. Sont-ils grands, ces petits garçons ! Bonjour, monsieur. Vous n’êtes qu’un homme, vous : vous n’avez pas grandi.

Tout le monde éclata de rire, car Robert Gilles était le plus grand des trois. Un sourire adoucit son visage brun aux méplats osseux et volontaires ; le rayon bleu, direct, de ses prunelles se posa sur les prunelles de la jeune fille où se jouait une lueur taquine ? « Voyons un peu, semblait dire ce regard, voyons un peu cette fille qui se moque de moi ? » Antoinette sentit qu’il la distinguait et une bulle chaude monta dans son cœur et s’évanouit.

Annonciade pensait : « En a-t-elle de la veine de n’être pas timide ! Moi, je sens que j’ai l’air d’une imbécile ! »

La formalité des présentations accomplies, il y eut quelques secondes de silence, une oscillation des esprits. La greffe du passé sur le présent allait-elle prendre — ou bien ne restait-il des années d’autrefois qu’un rameau sec ?

Antoinette, d’un coup d’œil, vit qu’il ne fallait pas compter sur André. Peut-être souhaitait-il autant qu’elle la résurrection de leur enfance, mais il était paralysé par une gêne invincible et ses yeux, baignés d’une eau brillante sous de longs cils fournis, fuyaient le regard de l’ancienne petite fille, défiants, chargés d’orage, comme s’il redoutait également le souvenir du passé et l’oubli de ce passé.

Par bonheur, il y avait Bertrand, sa grande bouche fraîche, ses yeux rieurs, son corps nerveux et dansant dont tous les gestes exprimaient la joie de vivre. Plantée en face de lui, Antoinette retrouva l’intonation de leurs appels quand ils s’amusaient, d’un bout du jardin à l’autre, à singer la gouvernante anglaise :

— Hullo ! Bertie !

— Hullo ! Girlie ! répondit aussitôt Bertrand, et comme si ces quatre syllabes avaient ouvert les vannes à une puissance torrentielle, il sauta d’un élan au cou de la jeune fille, l’embrassa trois ou quatre fois de suite à l’étouffer, criant entre chaque embrassade :

— Ah ! cette vieille Antoinette ! Ah ! cette vieille Toinon ! Ça fait plaisir tout de même de se retrouver !

— Ouf ! fit Antoinette quand il l’eut lâchée, je te crois que ça fait plaisir. Un peu plus, tu m’étranglais comme le pigeon à qui tu avais si bien tordu le cou — tu te rappelles ? — pour lui prouver ta tendresse.

— Eh bien, disait André, tu n’as pas honte, Bertrand ! en voilà une tenue !

— C’est une très bonne tenue, riposta gaiement Antoinette. Ce sont nos douze ans qui viennent de s’embrasser.

Elle pensait ; « Que n’en fait-il autant ! on respirerait mieux. »

Mais André la regardait toujours avec des yeux chargés d’orage et, quand il lui parlait, lui disait vous.

— Allez ! s’écria Bertrand, une course à clochepied !

Ce fut le signal d’un pandémonium. À la course à cloche-pied succéda une partie de chat perché, puis une expédition dans les greniers où ils découvrirent des vieilles ferrailles mangées de rouille ; casseroles, fragments de chaînes, fer d’outils agricoles ou vieilles poêles devinrent les instruments d’un jazz sauvage.

— C’est pour faire fuir la pluie ! criait l’abbé Graslin en passant sa tête barbue par une lucarne et regardant le ciel nuageux d’un air de défi, tandis qu’il tapait à tour de bras sur un débris roux et grumeleux pourvu d’un manche qui avait du être jadis une poêle à frire. Il avait l’air d’un mage étrusque. Une gaieté barbare sortait de ce grand corps enjuponné, renforçait le délire des jeunes gens roulés par les vagues impétueuses de l’enfance et secrètement grisés par la conscience de leur beauté et de leur force adultes.

— Mince ! une de mes paroissiennes ! s’écria le curé en se reculant précipitamment.

Il venait d’apercevoir, derrière la fenêtre des communs, le visage crasseux et maléfique de Carabosse-Garrottin, sous son bonnet à quartiers.

— Fatalitas ! s’écria Bertrand.

Effondrés à terre dans la poussière de paille, les sept complices riaient aux larmes. Tout à coup on se rappela que Moïse était resté enfermé dans la maison. Annonciade y courut, bourrelée de remords, se reprochant d’avoir oublié son fils adoptif pendant une heure. Le fait est qu’elle n’y songeait plus du tout.

Quand le petit chien apparut, peureux et curieux, avançant comme un Indien sur le sentier de guerre, le train de derrière rasant le sol, ce fut une nouvelle explosion de joie. Robert Gilles saisit le chiot dans ses deux mains, l’éleva à la hauteur de son visage. Il lui marmottait des secrets en souriant, et Moïse, d’une langue frisante, cherchait à atteindre le nez du grand garçon.

— Il aime les bêtes, se dit Annonciade qui contemplait la scène avec une émotion injustifiée. Et cette constatation lui causa une joie tout à fait hors de proportion, elle aussi.

Bertrand parlait au bâtard avec une moquerie amicale :

— T’en as une gueule, mon pauv’ chien ! T’en as une gueule de raté !

— Il n’est pas raté du tout, protesta Annonciade indignée. Il est très joli. D’abord, c’est mon fils.

Les jeunes gens et l’abbé hurlèrent de joie.

Annonciade riait un peu, le teint foncé par l’émotion. Robert Gilles la regardait avec l’expression indulgente et joueuse qu’il avait tout à l’heure devant le petit chien — et brusquement, par une de ces illuminations qui sont comme l’effort passager d’un sens vers une compréhension supérieure, il vit sa beauté avec une intelligence exquise des détails qui en composaient l’harmonie.

Elle était là, debout sur ses chevilles droites. Une étoffe plissée d’un bleu nocturne habillait mollement des épaules aux genoux ce tendre corps de fillette arabe — et le cou mince, pas très haut, mais parfaitement rond, rayonnait, s’élevant de cette masse bleue, avec un éclat lunaire. Il vit le modelé doux du menton et des pommettes, les sourcils allongés en vol d’hirondelle, le rouge grenat de la bouche, le brun mouillé des yeux, la lumière rosée qui éclairait doucement les joues, la cendre bleue et mauve qui duvetait les paupières comme deux pétales courbes de pavot et le blanc particulier du front, plus pâle que le reste, d’un blanc de jade presque vert, entre les sourcils et les cheveux noirs. Sur tout cela, la palpitation pathétique des perfections éphémères. Un travail inconscient fixait avec minutie cette vision dans sa mémoire.

— Elle est unique, murmura la voix d’Antoinette à côté de lui. Elle a toujours quatre ans.

Il sourit sans répondre en hochant la tête. Certes, elle était unique, cette enfant ravissante. Il acceptait cette association protectrice que semblait lui proposer l’autre jeune fille aux yeux clairs, mais en réservant son opinion sur les quatre ans d’Annonciade, qui le gênaient. Il ne se sentait pas précisément à son égard l’âme de nourrice que les paroles d’Antoinette avaient tenté d’éveiller.

Elle, cependant, se demandait ce qui l’avait poussée à parler ainsi et s’inquiétait d’un tremblement imperceptible de l’âme qui vacillait au fond de sa gaieté.

Comment l’idée leur vint-elle de jouer au jeu de la Jungle ? C’est probablement Antoinette qui en eut l’inspiration, imprégnée qu’elle était de l’histoire de Mowgli. Mais il semblait en vérité que tout le monde y eût pensé en même temps. On discuta pour savoir qui serait Mowgli. Bertrand ou Robert Gilles ? Bertrand, avec sa sveltesse de Bacchus adolescent, son éclat de jeunesse, incarnait à merveille le Mowgli enivré de la Course de Printemps. L’autre, plus viril, un visage aux plans nets, des mâchoires accusées, un regard bleu qui fulgurait par moment dans la patine brune de son teint, figurait mieux Mowgli l’Homme, celui qui va quitter ses frères pour la piste solitaire et qui respire une dernière fois l’odeur sauvage de ses jeunes années.

Le débat fut tranché par Bertrand lui-même qui déclara préférer le rôle de Frère Gris.

— D’ailleurs, ajouta-t-il, Robert pourra jouer son rôle en sabir. Ce sera plus couleur locale. Il a vécu un an dans l’Inde.

Ah ! il connaissait l’Inde ? Il avait de la chance ! Les jeunes filles faisaient cercle autour de lui.

— L’Inde, l’Afrique, l’Amérique, l’Océanie, continua Bertrand sur un ton de bonimenteur. Robert vous dira qu’il est ingénieur-prospecteur et qu’il fait des missions. Mais moi, qui ai vécu trois mois avec lui au Dahomey, je sais ce qu’il fait : il truste les peaux de femmes pour la maroquinerie.

— Idiot ! répondit Robert avec un sourire calme en haussant une épaule.

Il aurait dû remercier son ami de cette plaisanterie, acceptée comme telle, mais qui ajoutait une trace phosphorescente à son auréole.

— Qui fait Bagheera ?

— Moi, dit Suzon rebroussant à deux mains sa toison et clignant des yeux, féline. Panthère blonde, ça ne fait rien. Frère Gris et moi, nous chassons à vos côtés, Mowgli.

— Et vous, mademoiselle ? demanda Mowgli-Robert en penchant sa haute taille.

Annonciade balbutia :

— Mais… je ne sais pas…

— Une antilope, proposa Antoinette. Mowgli te donnera la chasse.

— Je n’aurai jamais le cœur de la tuer, répliqua Robert en riant. Il tenait toujours Annonciade sous son regard.

— Bah ! lança Antoinette avec une vibration ironique dans la voix, quand le chasseur a bien faim… tant pis pour l’antilope !

Cette fois c’est elle que Robert regarde, d’un regard appuyé qui cherche le sens caché des mots, et puis une ombre de sourire passe sur ses lèvres et il répond tranquillement :

— Je suis végétarien.

Antoinette rit et applaudit, belle joueuse. Une idée lui vient, qu’elle accueille avec l’impression de jeter un défi à la destinée :

— Non, je sais ce que tu vas faire, Ann. Tu vas jouer le rôle de la jeune fille que Mowgli aperçoit quand il est caché dans les cannes à sucre.

— C’est un rôle muet ?

— Oui, mademoiselle, c’est un rôle muet. Je me suis caché en vous voyant venir. Vous avez cru apercevoir la silhouette d’un dieu. Vous passez, je soupire, et vous vous éloignez toute pensive. Vous serez délicieuse dans ce rôle-là.

La jeune fille penche la tête et Robert se demande quelle pensée peut illuminer si adorablement ses yeux, quand tout à coup Annonciade s’écrie :

— Oui, oui, épatant ! Je vais me draper dans ma grande écharpe jaune. Et elle s’enfuit en chantant vers la maison.

Frère Gris et Bagheera chuchotaient dans un coin avec de petits rires.

— Ce n’est pas vous qui êtes venue l’autre jour à Frangy, avec les chiens du curé, pendant que nous réparions le tracteur de mon frère ?

— Oui, c’était moi. Je promenais les chiens tous les jours pendant que l’abbé Graslin était à Luçon.

— Oh ! si j’avais su ! je n’ai rien vu, j’étais sous la machine. Nous étions empoisonnés avec ce tracteur. Figurez-vous…

— Qu’est-ce que vous racontez ? demande Antoinette de loin. Ce n’est pas poli de dire des messes basses.

— Nous répétons nos rôles, réplique Suzon.

(Elle en a un culot, pense le garçon. Il y a de l’avenir avec cette gosse-là. Je sens que je lui plais).

— Et moi, demandait l’abbé Graslin, qu’estce que je vais faire ?

— Vous, monsieur le curé, vous serez l’ours Baloo, précepteur de Mowgli. On ne vous demande pas de marcher à quatre pattes. Le poil suffit.

L’abbé s’esclaffa, ravi, tirant sa barbe.

— Oh ! regardez ! s’écria Robert-Mowgli.

Annonciade arrivait, marchant d’un pas harmonieux qui n’était pas tout à fait naturel. Elle s’était drapée dans un voile de soie bouton d’or qui encadrait sa tête, laissant passer seulement deux coques de cheveux noirs, enveloppait étroitement les épaules et les hanches et de là remontait vers la poitrine, ramené par la main qui lui imprimait des plis en éventail comme on en voit aux draperies de Tanagra. La robe bleu de nuit serrée aux hanches par le voile s’évasait autour de ses jambes fines.

— Est-elle jolie ! murmura le jeune homme. Elle me rappelle cette femme qui revenait de la fontaine, dans un village de la Mauritanie…

Il se tut, poursuivant la vision lointaine, que ranimait la vision présente.

— Bravo, s’écriaient les autres, admirable !

Annonciade avait encore devant les yeux l’image radieuse que lui avait renvoyée la glace. Elle se sentait pleine d’une assurance que jamais encore elle n’avait éprouvée — et heureuse… Ah ! une envie de chanter…

— Dans tout cela, dit André, il n’y a qu’Antoinette et moi qui n’ayons pas de rôle.

— Voulez-vous faire Shere-Khan ?

— Le traître ! Merci bien. Si vous n’avez pas d’animal plus sympathique à m’offrir… D’ailleurs, Shere-Khan est mort à l’époque où nous plaçons le jeu. Et puis après tout je n’ai pas envie de jouer. Ne vous occupez pas de moi, je vous regarde.

Elle sentit sous la plaisanterie l’âpreté du ton, vit trembler la lèvre inférieure un peu débordante dans le profil moutonnier (au diable ! pensa-t-elle, ce pauvre André est toujours le même !) et, tout haut :

— Mais si, André, il faut jouer. Nous jouons tous. Vous ferez Mor le paon. C’est un bel oiseau.

— Et vous alors ?

— Moi, je vais faire la Jungle.

Au moment de commencer le jeu, ils ne savaient plus que dire. Qu’allait-on raconter ? Fallait-il mimer simplement l’épisode de Mowgli dans les cannes à sucre ? Mais alors il n’y aurait que deux acteurs en scène. Ou bien inventer un épisode ? Est-ce que chacun devrait improviser son rôle ?

Robert et Antoinette bâtirent ensemble un scénario :

Le soir tombait. Mowgli rentrait de la chasse avec Bagheera et Frère Gris. Ils trouvaient la Jungle jacassante au coucher du soleil, et Baloo, qui revenait d’une expédition solitaire. Mor le paon leur racontait les nouvelles de la journée. Il avait volé jusqu’au village des hommes. Mowgli l’interrogeait sur ce qu’il avait vu, puis se taisait, pensif. La nuit venue, Mowgli partait seul. Jusqu’au matin, il rôdait autour du village. Puis apparaissait, au lever du soleil, la jeune fille. À ce moment, Mowgli entendait la voix de la Jungle qui s’éveille et les appels de ses frères.

— Là, on verra, dit Antoinette. On peut faire la scène des adieux. Mais c’est bien triste. Enfin vous verrez, Mowgli, vous êtes le maître de la situation.

— Je verrai. En tout cas, vous, la Jungle, préludez. Et n’oubliez pas que c’est à vous de combler les silences.

— Entendu. Allons dans le verger qui nous tiendra lieu de forêt vierge.

— Vous me soufflerez, Antoinette ? demanda André en se glissant à côté d’elle. Je n’ai pas l’habitude de faire parler les paons.

— On peut dire des blagues ? demanda Bertrand qui n’arrêtait pas de chuchoter et de rire avec Suzon-Bagheera.

— Bien entendu, tout ce qui nous passera par la tête, autrement ça ne serait pas drôle. Il s’agit surtout de nous mettre dans la peau des personnages.

— Facile à dire, marmotta le curé. On n’entre pas comme ça dans la peau d’un ours. Vous nous ferez tourner en bourriques, mademoiselle Antoinette, avec vos bêtes !

Riant comme des fous, ils envahissent le verger. Antoinette s’allonge sur le sol pour avoir dans la gorge le goût de l’herbe qu’on croit mâcher alors qu’on la respire.

— Vous, la Jungle, préludez…

Il faut se montrer digne de cette confiance autoritaire. La Jungle a le trac. Son cœur fait des bonds rythmiques de lièvre pourchassé. Va-t-elle seulement trouver un filet de voix ?

Sur un brin d’herbe, un de ces insectes rouge et noir qu’on appelle gendarme agite ses antennes. Antoinette pense qu’il lui apporte l’encouragement du petit peuple, se penche sur lui avec amour. L’insecte effrayé se tapit, les antennes fixes. La jeune fille songe au bourdonnement qui s’élève des moissons mûres, comme le chant de mille fils télégraphiques vibrant au vent… Terre musicale, immense flûte de Pan, comment capter ton harmonie ?

Robert-Mowgli, debout, enlève sa veste, défait sa cravate, rabat le col de sa chemise de soie blanche pour avoir l’air un peu plus sauvage. Son cou dégagé, plus clair que son visage, lui donne un air juvénile. Une phrase lue dans un magazine anglais passe dans l’esprit d’Antoinette : Handsome men are slightly sunburnt (un léger haie sied à la beauté des hommes). Elle se représente Robert Gilles vêtu de toile blanche, sous le casque colonial. Il est dans une clairière, entouré d’arbres immenses et d’une multitude de chants d’oiseaux, de souffles, de murmures. Il voudrait se fondre dans ces bruits du soir. Mais la terre, insensible à l’amour de l’homme, rejette son désir. Pauvre petit frère condamné à la solitude ! Ce soir, du moins, ce soir la terre t’aimera, la Jungle t’aimera, puisqu’elle est cette jeune fille désincarnée, envahie par l’haleine de Pan et qui ne garde plus de son état de femme qu’une lucide volonté d’amour.

Dans l’esprit de Robert, de vastes paysages accablés de soleil viennent mêler leurs lignes aux lignes médiocres et douces de ce paysage français, détails expressifs dans un ensemble mou. Des souvenirs exaltants imprègnent de force le plaisir de l’heure présente. La belle Annonciade est debout dans l’herbe comme une grande fleur jaune. Là-bas, étendue, cette jeune fille aux yeux clairs qui le regarde avec une intensité poignante. Ce jeu est plein d’un charme étrange. Il hume le parfum de cette minute, grain d’ambre ajouté au chapelet d’émotions qu’il égrène, insoucieux de ce qui suivra.

— Y êtes-vous ? demande Antoinette. La Jungle chante le chant du soir. Quand j’aurai fini, Mor dira son petit couplet, Baloo fera son entrée — et après lui les trois chasseurs,

— Allez-y, la Jungle. Nous sommes tous à quatre pattes, moralement parlant.

— Le soir s’est échappé du cœur des plantes, commence Antoinette à voix claire et profonde, et le voilà qui monte de liane en liane, de feuille en feuille, et que monte avec lui une odeur d’eau pure et la joie de mon peuple, jusqu’aux étoiles qu’on ne voit pas encore.

Peuple de la Jungle, hâtez-vous, avant qu’il ne retombe en pluie de nuit, avec la peur qui donne une voix aux feuillages et fait se hérisser les dos.

— Brrr… souligne Frère Gris qui attend son tour derrière un arbre.

Bagheera pouffe aussitôt. Mowgli, impérieux :

— Taisez-vous. Laissez parler la Jungle.

— Je suis le soir, je suis la Jungle. Je suis le pas léger qui va boire à la rivière, et l’oreille tendue pour écouter les pas, je suis le gosier altéré et l’eau qui rafraîchit le gosier. Je suis la terre fendue de chaleur, l’herbe que la fraîcheur gonfle, l’insecte dont le petit corps pompe la fraîcheur de l’herbe et mille et mille fois, de brin en brin, se réjouit. Je suis l’arbre, la feuille et l’oiseau, le singe ailé qui chante, l’oiseau grimpeur qui crie, le serpent rugueux comme un tronc, la plante souple comme un serpent, le vent qui souffle dans les feuilles, dans les poils et dans les plumes. Je suis la joie de cet instant, je suis la peur de tout à l’heure, je suis cette douceur qui descend dans le cœur de l’homme, seul au milieu de la clairière. M’entends-tu, Mowgli, petit d’homme ?

Mowgli fait un pas en avant, les yeux fixés sur ses yeux clairs :

— Je t’entends, je te retrouve…

Des voix protestent !

— Ah ! non, pas encore ! Ce n’est pas à toi, mon vieux ! tu la retrouveras tout à l’heure si ça te chante… Fini, la Jungle ?

— Dame ! je ne peux pas parler tout le temps.

— À toi, Mor.

— Puisque vous êtes tant de choses, la Jungle, dit le pauvre Mor éperdu d’angoisse, vous pourriez bien parler pour moi ?

— Ça ne serait pas de jeu. Mais si vous voulez, je ferai les questions et vous les réponses.

— D’où viens-tu, Mor ? As-tu voyagé loin ?

— Très loin.

— Le printemps est-il proche ?

— Tout proche. Il est là.

— As-tu vu les feuilles nouvelles ?

— Oui, j’ai vu les feuilles nouvelles. Elles sont vertes.

— Mor récite son catéchisme, souffle l’abbé-Baioo.

Des rires étouffés s’égrènent.

— Et qu’as-tu vu encore, au delà de la région des arbres ?

— Euh ! rien de bien nouveau. Ha ! si, j’ai vu des hommes.

— Ça, c’est du nouveau, sourit l’espiègle fille. Ils étaient moches, hein ?

— Très moches, répond Mor, docilement.

Fou rire. André, le gosier serré, se demande si c’est de lui qu’on se moque. Il a envie de donner des coups de poing à tout le monde.

Baloo s’avance dans l’herbe, fléchissant sur ses jambes et balançant les bras. La démarche tient plutôt de l’anthropoïde, mais avec un peu de bonne volonté…

— Par mes poils, gronde l’abbé, quelle chasse ! Depuis trente lunes, je n’avais flairé pareille piste. Le chevreuil a tenté de me donner le change en traversant la rivière, mais je l’ai suivi à la nage… Il n’a pas résisté longtemps. Qu’il était beau avec ses petites pattes repliées et son museau tendre… Le sang de ce jouvenceau m’a donné soif. Whof ! pendant quelque temps, je vais me mettre au miel.

— Petit chevreuil, doux chevreuil, chante la Jungle, tu n’iras plus boire aux eaux de la Waingunga. Pendant bien des soirs, ta mère croira reconnaître ton ombre aux pattes fines, mais ce sera toujours un autre, jamais toi, jamais plus… Où est l’ombre de tes pattes fines, quand tu fuyais sous le vent ? Où est le regard de tes yeux, petit chevreuil ?

— Frère Gris, demanda Mowgli, n’entends-tu pas des voix dans le soir ?

— Je ne suis pas Jeanne d’Arc, répond Frère Gris, et je crève de faim. Pas le plus petit lapin depuis ce matin… Si ça continue, je vais manger Bagheera.

— Viens-y donc, pour voir ! répond Bagheera, avec un regard de côté luisant comme anguille.

Frère Gris se rapproche en claquant ses babines. Ses yeux dévorent la panthère blonde qui pointe ses griffes et mime une colère de chatte. Tous les deux s’amusent follement.

— Soyez donc sérieux, coupe Robert-Mowgli avec impatience.

— Il croit que c’est arrivé, murmure Bertrand à l’oreille de Suzon. C’est la Jungle qui l’impressionne.

— Ah ! soupire Mowgli en se laissant tomber à côté d’Antoinette, j’ai chassé tout le jour un gibier qui fuyait devant moi et je l’ai laissé fuir. Je n’ai pas faim, mon cœur est lourd et plein de choses inconnues qui se tordent, comme un rocher qui abrite un nid de petits cobras.

— Repose-toi, Mowgli. La fraîcheur de mes arbres lave ton front et le vent chante pour endormir ta peine. Tu es notre petit frère à tous, ne le sais-tu pas ? et mon peuple t’aime.

— Tu es bonne, murmure Mowgli, mais ma peine est trop lourde pour le vent et je ne connais pas d’eau qui puisse rafraîchir mon front ce soir. Viens près de moi, veux-tu, Frère Gris — et toi, Bagheera, plus près.

— Eh là, pas trop près ! proteste Frère Gris.

— Ah ! Je ne t’avais pas vu, Baloo. Bonne chasse.

— Bonne chasse, Mowgli. Ton chevreuil était-il tendre ?

— Point de chevreuil. Mon couteau est resté pendu à ma ceinture. Je n’avais pas envie de tuer ce soir.

— Mor a dit que le printemps était commencé. Il a vu les feuilles nouvelles.

— J’ai vu les feuilles nouvelles et j’ai vu le village des hommes.

Mowgli relève la tête.

— Et que faisaient les hommes dans leurs maisons, Mor ?

— Euh ! rien de bien intéressant, petit d’homme.

— Petit d’homme ? Suis-je un petit d’homme ? Je les hais. Qu’ils restent sous leurs toits de boue. Je suis le fils du loup. Où t’en vas-tu, Frère Gris, et toi, Bagheera ?

— Nous allons chasser, répond Bagheera. Tu en auras ta part, petit frère.

Et tous deux s’en vont secouer un prunier hors de portée de voix.

— Ah zut, gémit l’abbé Baloo, déconfit, s’ils s’en vont, à qui vais-je faire mes confidences sur l’inquiétude que m’inspire mon petit d’homme ?

Voici maintenant Mowgli devant le village hindou, figuré par l’espace d’herbe compris entre ces quatre pommiers. Il en fait le tour à pas longs et souples et tous les yeux sont fixés sur lui, qui donne le beau spectacle de la grâce mâle. Son visage exprime l’inquiétude et la mélancolie. En passant, il regarde Annonciade, et le sourire de Robert Gilles, qui est comme un bref dialogue avec lui-même, brille un instant. Puis il se rappelle qu’il est Mowgli et reprend ses allures de bel animal tourmenté par l’éveil de l’humanité.

Handsone men are slightly sunburnt. Quelle scie, cette obsession, qui ne veut rien dire…

— Mowgli, appelle la voix lointaine de la Jungle, où est Mowgli ?

— À vous, jeune Hindoue, souffle Robert-Mowgli. Vous sortez d’une maison, la cruche sur la tête…

(Heureusement que je n’ai rien à dire, pense Annonciade.) Elle serre son voile autour d’elle, arrondit un bras et se met en marche.

— Le soleil se lève, reprend la voix lointaine. Mowgli, Mowgli, regarde vers l’orient !

— C’est ici que le soleil se lève, répond Mowgli sur le ton de l’extase. Je le vois venir dans un nuage d’or et la peine de mon cœur fond sous ses rayons.

Face à la jeune fille, il s’esquive d’un bond de côté quand elle approche, sans la quitter des yeux. Annonciade le regarde une seconde, les lèvres entr’ouvertes, avec une expression de saisissement et presse le pas.

« Qu’elle est gentille ! pense Robert Gilles, amusé. Elle a marché à fond. Délicieuse gamine ! C’est vrai qu’il y a en elle de l’antilope… » et tout haut, passant la main sur son front :

— D’où vient cette apparition merveilleuse ? L’ai-je rêvée ?

Puis, de son ton ordinaire :

— Allons, belle Hindoue, dites un peu vos impressions. N’oubliez pas que vous m’avez pris pour un dieu.

— Je ne raconte jamais mes impressions, répond la belle Hindoue, réfugiée à l’extrémité du village d’herbe.

— Mowgli s’éloigne, psalmodie la voix angoissée de la Jungle. Mowgli s’éloigne de ses frères. Prends garde, Mowgli, prends garde aux mirages. Reviensmoi, reviens-nous. Bagheera, Frère Gris, pourquoi l’avez-vous laissé seul ?

— Petit frère, appellent ensemble Bagheera et Frère Gris, où es-tu, petit frère ?

— Me voici. Pourquoi m’avez-vous laissé seul cette nuit ? Je sais maintenant le nom du gibier qu’on ne peut pas atteindre. Notre soleil n’est plus le même, ô mes frères de la Jungle, et non plus notre nuit. Désormais, nos pistes se séparent. La voix de la Jungle s’éleva de nouveau :

— À quoi vas-tu renoncer, Mowgli, petit d’homme ? Tu étais libre et tu ne le seras plus. Tu possédais ton corps et ton corps te possédera. Toi qui étais le maître de toutes les créatures, Mowgli, ne deviens pas l’esclave d’une seule ! Tu es tombé dans le piège, tu as mordu au gibier empoisonné qui te laissera le goût écœurant de sa chair dans la bouche — et tu ne pourras plus rien goûter, Mowgli, plus rien, plus rien.

— Et s’il me plaît d’être empoisonné ? Et s’il me plaît de renoncer à toutes les créatures pour une seule ?

— Ils brodent, remarqua Frère Gris. Ça n’est pas dans Kipling.

— Ils dialoguent dans le style du prophète Ézéchiel, ajouta Bagheera qui étincelait de gaieté.

— Souviens-toi de la fraîcheur des sources, souviens-toi du vent qui courait avec toi, du sol élastique sous tes pieds nus, de la pluie sur ton cou, de l’odeur des feuilles quand il pleut et quand il fait soleil. L’amitié du monde te parlait un langage que tu ne comprendras plus, Mowgli. Souviens-toi de la joie car tu ne la connaîtras plus.

— Pourquoi donc me parles-tu ainsi ? demanda Robert-Mowgli en regardant le pâle visage de Sibylle accoudée dans l’herbe.

— Parce que je t’aime, petit frère, répondit Antoinette avec douceur. Je suis la Jungle et je t’aime comme aucune femme ne t’aimera jamais.

— À la bonne heure ! fit Bagheera, elle va bien, la Toinette !…

Elle s’éloignait vers le fond du verger et chantait à voix haute en s’éloignant, comme il est écrit dans l’histoire de Mowgli :

— Bonne chasse, Mowgli. Souviens-toi que Bagheera t’aimait.

— Souviens-toi de Frère Gris, tonna Bertrand, piquant un galop pour la rejoindre.

— Ah ! mes enfants, dit l’abbé-Baloo en lissant pensivement sa barbe, il faut que l’homme retourne à l’homme. Et si la femme s’en mêle, alors n’en parlons plus. Les plus vieux chasseurs ont été refaits par un jupon.

Sur quoi, toute la jungle s’en fut goûter.

Le soir, quand elles se retrouvèrent seules, Suzon se laissa tomber sur une chaise, à bout de souffle.

— Ce qu’on s’est amusé ! Ils sont charmants, tes amis. Et maintenant on va pouvoir faire de l’auto. Ça, c’est chic.

Annonciade réfléchissait. Les impressions reçues dans la journée se groupaient en jugements intuitifs, très nuancés, qu’elle traduisit sommairement :

— Bertrand est drôle. C’en est un qui prend la vie du bon côté. Il fait un peu gigolo, gentil gigolo, tu ne trouves pas ? André a davantage l’air d’un homme. Mais il a je ne sais quoi de bizarre.

Elle hésite un peu avant de poursuivre, d’une voix amincie :

— Robert Gilles est très bien. Il a l’air intelligent.

— Je crois surtout, répondit Antoinette, que c’est un caractère.

Toutes deux luttèrent contre le désir qu’elles avaient de parler de lui. Au bout d’un moment, Annonciade soupira :

— Tu as de la veine, de savoir parler ! Quand je pense à ce que j’ai pu avoir l’air bête aujourd’hui…

— Bête, avec cette figure-là ! s’écria son amie. Je ne t’avais jamais vue si belle.

Et chacune enviait en secret le prestige de l’autre.