Éditions du Rocher (p. 120-125).

XI


Éveillée plus tôt que de coutume, Antoinette entendit sur les vitres les bonds secs de la pluie qui commençait à tomber, à fortes gouttes isolées.

Du fond de son lit, elle frémit de plaisir de la tête aux pieds. Elle croyait sentir dans ses membres la joie de la terre sous l’averse et le rêve confus des limaces rouges qui traînent leur corps de caoutchouc dans l’odeur de noix des chemins mouillés.

La pluie redouble. Sur les feuilles, sur le sol, elle bat une musique de tambour arabe. Antoinette saute à bas de son lit, s’enveloppe d’un peignoir et court à la fête, la tête et les pieds nus.

Sous ses orteils, le relief du gravier mouillé ; chaque petit caillou, hier annihilé dans une masse brûlante, reprend conscience de lui-même. Sur son front, le choc des gouttes, comme de mille insectes durs qui s’éparpillent.

Le vert de l’herbe tourne au bleu. Au bout de l’allée, les feuilles du lilas, petits cœurs aigus, inclinés, ruissellent. La pulsation de la joie est si impérieuse qu’Antoinette voudrait danser. Mais elle n’ose, car elle a toujours un peu honte devant elle-même.

L’eau qu’elle boit au creux de ses paumes a une saveur de terre et de vieux métal. C’est le goût des pays que la pluie a traversés. Ils ne différent pas du nôtre, à ce qu’il paraît. Qu’est-ce que cela fait ? Le goût du nouveau, c’est bon pour les neurasthéniques. Anoinette n’est pas neurasthénique. — Triste seulement, par instants, jusqu’à la racine de l’âme. Comme tout le monde.

Mais le pessimisme joyeux qui marche toujours à ses côtés est un solide compère. Le voilà qui parle à Dieu, retrouvé au tournant de l’allée avec sa robe de bonté. Pas pour longtemps, sans doute, pas pour longtemps. Mais aujourd’hui Il est là avec sa robe de bonté. On peut sans trembler l’entretenir de questions professionnelles, comme un bon patron qui ne dédaigne pas l’avis de ses ouvriers.

« N’écoutez pas, mon Dieu, ceux qui vous disent que la Terre est trop vieille et que c’est de l’ouvrage mal fait.

« Trop vieille, la Terre ! Cette jeune fille folle de danse, si folle qu’elle ne sent pas son poids et que sa danse en rond épouse indéfiniment l’espace ! Unis comme je les vois, non, ce n’est pas un vieux ménage, Seigneur. Leur allégresse est encore nouveau-née. La Terre a l’odeur de lait, de duvet d’oiseau, de peau en fleur, qu’on respire au creux des berceaux.

« Et c’est de l’ouvrage très bien fait, mon Dieu. Je sais que les avis sont partagés là-dessus, qu’on vous reproche d’y avoir mis trop de larmes — et moi-même… Oui, c’est vrai, un peu trop de larmes, Seigneur. Il ne fallait pas saler la mer à ce point.

« Mais j’admire ici comme vous êtes habile dans votre métier, ô Créateur ! Vous avez chevillé dans votre créature terrestre le goût des larmes. Vous le savez bien, vous qui sondez les reins et les cœurs, que nous sommes incapables d’imaginer sans épouvante une éternité de joie. Votre paradis, mon Dieu, combien d’âmes n’a-t-il pas découragées ! C’est pourquoi les plus humains d’entre nous ont inventé le purgatoire, avec sa douleur doublée d’espérance. Macérer dans les larmes et contempler au loin, tout nébuleux, le sourire du bonheur… Ah ! on se retrouve chez soi ! pourvu que ça dure… Voilà pourquoi je trouve, Seigneur, que la Terre, c’est de l’ouvrage bien fait.

« Il y a aussi cette question de la Vérité qu’ils réclament tous à cor et à cri et dont ils ne sauraient que faire, si vous la leur donniez. Ils se plaignent que les âmes soient condamnées à marcher dans les ténèbres, seules, toujours seules. Merci à vous, Seigneur, Dieu merci I Supposez que nous connaissions un jour la Vérité, et le Bien son frère : quelle douleur, quand nous lirions dans l’âme des autres — et quand nous lirions dans la nôtre, quelle honte !

« Nous serions tous comme des malfaiteurs surpris par la lampe électrique de l’inspecteur de la Sûreté. Non, non, Seigneur, écartez à jamais le rayon de votre lampe de toutes les partouzes de la planète.

« Vous nous avez envoyé la guerre comme un rapide éclair de vérité qui a illuminé la nuit pendant une seconde. Pendant une seconde, on a vu clairement toute la laideur du monde ramassée sur une ligne enflammée comme un abcès. Ah ! Seigneur, ont-ils assez crié vers vous ! Leurs lamentations ont-elles assez étiré cette interminable seconde ! Je m’étonne que vous n’ayez pas perdu patience. Il est vrai que vous avez le temps pour vous.

« Tout cela, Seigneur, c’est pour vous dire qu’il ne faut pas faire attention à leurs criailleries. Le cahier des doléances est un tissu de contradictions. Sans doute y comprenez-vous quelque chose, puisque vous êtes Dieu. Moi, je n’y comprends rien. Non, Seigneur, je ne comprends rien à cette graine humaine : le secret de la moisson y est trop profondément caché.

« Et pour mon compte, voyez-vous, je ne désire rien de plus que ce que vous m’avez donné : la terre avec ses saisons et mon œil ainsi fait qu’il la trouve belle.

« Je ne désire rien au delà de ce matin de pluie hérissé de lances, comme un bataillon en marche sur une route et qui jette en l’air son allégresse.

« Rien de plus que ce petit escargot de nacre rose veinée de brun, grésillant de bonheur sur son mur inondé. Rien de plus que les gueules de flamme de ces capucines ouvertes par un cri de joie que nous sommes seuls à entendre, vous et moi, ce matin.

« Rien de plus, Seigneur, si ce n’est cette main. Vous savez bien, cette main longue et blanche dans laquelle je glissais mon petit poing fermé pour mieux garder mon bonheur.

« Mon poing s’est ouvert, Seigneur, et nos mains dénouées. Mais parce que ce matin je vous vois en robe de bonté, je pense que vous me la rendrez. Ne vous mettez donc pas en frais pour ma part de paradis : rien qu’un matin pareil à celui-ci, avec l’escargot et les capucines, l’espoir du soleil qui va boire la pluie — et cette main.

« Je vous demanderais bien d’y mettre aussi ma petite Annonciade, mais peut-être que cela ne lui plairait pas, quoiqu’elle m’aime infiniment. Sait-on jamais l’idée que les jeunes filles se font du bonheur éternel ? »

Elle va et vient, comme portée par une vague, le cœur battant d’amour, la tête se moquant du cœur. L’eau qui lustre ses cheveux et lui fait une coiffe luisante de marron d’Inde commence à ruisseler dans son cou. Elle rit. Ses pieds battus de pluie sont deux flammes qui l’entraînent jusqu’au verger. L’herbe est pleine de prunes ouvertes d’où les guêpes ont fui. Antoinette les ramasse et les mange, froides et molles.

Et voici venir Suzon qui, de sa fenêtre, a vu son amie courir dans le verger et vient la rejoindre sous la pluie. Elle a mis des sandales et un imperméable, mais elle est tête nue, comme Antoinette-Les gouttes restent accrochées à ses cheveux sans les pénétrer, comme interdites par le tissu inextricable et l’odeur inconnue de ce buisson doré.

— J’adore ce temps-là, affirme-t-elle en arrivant. Crois-tu qu’Annonciade est désolée parce qu’il pleut ! Moi je n’ai pas pu rester au lit. Mais tu es trempée ! Tu vas prendre froid.

— Pas froid, pas froid du tout, chantonne Antoinette. Je flambe, je danse, je vois le ciel ouvert. Veux-tu des prunes ? On mange de la pluie en même temps.

Et, tout d’un coup :

— Suzon ! Qu’est-ce que tu penses de Dieu ?

— De Dieu ?

Depuis sa dernière crise d’âme, Suzon n’y a plus pensé. Cette question lui produit le même effet que si, à l’examen, on l’interrogeait sur une partie du programme qu’elle aurait oublié d’apprendre. Impossible d’improviser. À bout de ressources, elle dit ce qu’elle pense :

— Comment veux-tu qu’il existe ? Ça se saurait.

Déjà Antoinette se repent d’avoir parlé. Comment a-t-elle pu livrer à cette petite âme étrangère le mieux caché de ses tourments, le cœur amer et plein d’arôme de la rose durement serrée ? La fille tendre, au langage hardi, aux pudeurs sauvages, vivement remet son masque et rit. Et comme Suzon, qui sent qu’elle a gâché une occasion offerte, essaie de forcer la porte refermée, interroge à son tour, Antoinette l’entraîne :

— Viens déjeuner. Après, on se mettra vite à ranger la maison. Il ne faut pas que les Dornain nous trouvent en camp volant.

— C’est vrai ! je n’y pensais plus ! (elle ne pense qu’à cela.) C’est vrai que les gens de Frangy font une descente aujourd’hui. Qu’est-ce qu’on va bien pouvoir leur dire, à ces garçons que nous ne connaissons pas ?

Elle rentre au galop, hèle sa sœur :

— Ann ! Eh ! ma vieille Ann, lève-toi ! On reçoit des visites aujourd’hui, ce n’est pas le moment de flémer !

— Ouaf, ouaf, répond l’enfant Moïse avec enthousiasme.

Et la voix d’Annonciade, molle, enrouée de sommeil, gémit :

— La barbe ! La barbe ! La barbe !