Éditions du Rocher (p. 82-99).


VIII


Antoinette tira de sa poche la lettre qu’elle avait reçue tout à l’heure et la relut des yeux en souriant.

— Écoute un peu, dit-elle à Annonciade, cette lettre de Polygone.

— Ah ! ce cher Polygone ! Comment va-t-il ? Toujours aussi original ?

— Qu’est-ce que c’est que celui-là encore ? pensa Suzon avec amertume. Finiront-elles par s’apercevoir que j’existe ?

Ce lui fut un baume lorsque Antoinette se tourna vers elle :

— Tu n’as jamais rencontré Polygone à la maison ?

— Je ne suis pas allée très souvent chez toi, répliqua la petite avec une intention si évidente que sa sœur en fut gênée.

— Vous auriez pu vous rencontrer ; mais non, c’est vrai, il ne t’a jamais vue puisqu’il me demande dans sa lettre si tu es aussi jolie que ta sœur.

— Tu lui as donc parlé de moi ?

Premier mouvement ravi, auquel succède une inquiétude qui grandit. Quelle sera la réponse d’Antoinette ? Elle le sait bien, qu’elle n’est pas aussi jolie que sa sœur. Mais que les autres le constatent, c’est plus qu’elle n’en peut supporter. Cet inconnu aura d’elle une image humiliante. Quel tourment de penser à tous ces doubles de vous-même qui habitent l’esprit des gens et qu’ils pétrissent à leur fantaisie ! Suzon prend une revanche anticipée :

— C’est ridicule, ce nom de Polygone.

— C’est un surnom, explique Antoinette. Polygone est un garçon multiple, plein de surprises. Polygone a je ne sais combien de côtés. Un esprit visionnaire, extravagant, hanté d’images fraîches et d’obscénités chinoises. Une âme tendre et simple. Un révolutionnaire qui ne fréquente que les duchesses. Il est fou de musique nègre et pleure à la Neuvième. Ultra-moderne et romantique. Citoyen d’Europe (Moscou y compris) et bourgeois de Passy. Du génie par éclairs, de l’esprit toujours, une sensibilité qui se voudrait féroce. Que dire encore ? On le définirait jusqu’à demain sans arriver à en faire le tour…

— Comment est-il, physiquement ? Quel âge a-t-il ? demande Suzon, très intéressée.

— Il a vingt-quatre ans. Il a des cheveux blonds qu’il secoue de tous les côtés, de grosses lèvres tartares, un nez cruel, des yeux célestes. Je te le ferai connaître, si tu veux. C’est mon meilleur ami. Mais écoutez : « Ma chère Tony. »

— Tiens, c’est gentil, Tony. Je vais t’appeler comme ça.

— Polygone trouve qu’Antoinette, c’est trop long pour être moderne.

Elle reprit :

« Ma chère Tony, je viens de penser à toi en enfilant le pyjama ocre et noir que tu m’as fait et qui me va de mieux en mieux à mesure qu’il s’encrasse. J’ai assez l’air là dedans d’un vase étrusque. la|Vas deliciarum, dira ma folle amante qui est bachelière et je lui réponds : « Cruche. »

« Il est tard, il fait moite. Je regarde par ma fenêtre les boîtes à lait des cuisines et sur le ciel la nuit de Paris, d’un rose sourd, qui chauffe la lune. Toutes les montagnes de cet astre gelé sont en train de fondre. Il y a de grandes dégoulinades de gélatine sur sa face idiote. Dire qu’en ce moment tu t’extasies peut-être sur les enchantements truqués d’un nocturne à la Werther ! Car on ne m’ôtera pas de la tête que tu es une sentimentale et que tu as mauvais goût comme toutes les femmes. Mais je dois te rendre cette justice que ça ne se voit pas.

« Qu’est-ce que tu peux bien raconter avec tes petites amies ? Ce que je donnerais pour être caché dans un coin, non point, ma chère, sous vos vertugadins, comme fit Henri IV, car vous êtes des filles décentes qui montrez vos genoux et n’avez point besoin de baleines pour garder votre vertu, non point donc sous vos vertugadins, mais sous la chaise de la belle Annonciade, comme un Poucet. Je jure Dieu que je me tiendrais mieux que le bâtard de Tracy dont tu me contes les prouesses et ne mordillerais pas ses mollets, d’une grassouillette minceur andalouse. Comment va-t-elle, la belle Annonciade ? La petite sœur est-elle aussi jolie ? J’imagine entre vous trois je ne sais quel virginal sabbat où l’on met l’homme en pièces, comme aux Mystères de Cérès. Dis-moi, Tony, quand vous êtes réunies, par ces nuits d’été, et que vous parlez de nous, que fais-tu de ton âme fraternelle ? Est-ce que tu me ferais grâce si tu me découvrais caché dans un terrier, tout égrillard et ravi, malencontreusement trahi par un éternuement ?

« Aussi bien n’auras-tu pas la peine de m’écharper, car je vais me tuer ce soir, ou presque. La vie ne vaut pas la peine d’être vécue.

« J’ai tenté hier de faire l’amour avec une Javanaise rencontrée au Bœuf sur le Toit. J’espérais qu’elle aurait la peau du ventre en batik, comme une écharpe tatouée, comme une ceinture de pudeur ineffaçable. Ouiche ! Ce n’était que de la peau nue, de grandes cellules plates, un peu graisseuses, un banal épithélium plus jaune que d’habitude. Je suis parti dégoûté. Elle m’a poursuivi d’injures magnifiques que j’aurais bien voulu lui demander de m’apprendre, mais elle était trop en colère. Qu’il est difficile de s’entendre !

« Te souviens-tu de Grâce ? Un soir que j’avais un peu de grippe, vous étiez trois ou quatre jeunes filles autour de mon lit, qui me faisiez de la tisane sur une lampe à alcool. Cela sentait les vacances, les goûters qu’on fait à l’hôtel. Alors est arrivée mon amie Odette, que j’appelais Grâce parce que c’était son vrai nom, fait pour elle de toute éternité. Elle était ce soir-là particulièrement grande et mince, particulièrement blonde. Elle était enveloppée d’une mante à la Manon Lescaut, en velours noir doublé de rose et à l’intérieur du capuchon — te rappelles-tu — il y avait, brodés en argent et en arabe, les trois premiers versets d’amour du Coran.

« Je vois encore la cape jetée sur un fauteuil, au-dessous de ma Vénus polaire en laine brune qui émerge d’un tas d’icebergs en coton hydrophile, le tout sous verre. Grâce me faisait sur le front un massage japonais. Tu racontais une histoire drôle, avec ta voix de mezzo, sérieuse comme toujours. Les autres riaient comme des petites folles. Je regardais les étoffes de vos robes (c’est tellement joli une étoffe, tellement plus voluptueux que la peau, tu ne trouves pas ? Si tu ne mets plus la robe en crêpe de Chine rouge que tu portais ce soir-là, veux-tu m’en envoyer un morceau ?)

« Je rêvais d’un harem chaste — d’un harem de jeunes filles qui aurait fait dans ma chambre, pour m’endormir, ce bruit d’abeilles et semé dans l’air leur odeur fine, pure de toute odeur mâle, et l’essence de leur esprit joyeux. Comme vous faisiez ce soir-là, mes amies.

« Grâce s’est mariée hier. Elle a épousé le directeur de la publication pour laquelle elle dessinait des figurines de modes. Un homme de quarante ans, pas beau. Mariage à la mairie en costume tailleur (Grâce, très chic). En sortant, on se sépare : le mari et la femme avaient un déjeuner d’affaires, chacun de son côté. Ils se sont donné rendez-vous pour dîner au buffet de la gare de Lyon. Là-dessus les dames de jadis (à commencer par ma mère) poussent des cris d’orfraie : elles regrettent évidemment la fleur d’oranger et les grivoises larmoyades de leur nuptialité, et les vieux messieurs piquent des fureurs de homard. Ils ne comprendront jamais le raffinement de pudeur qu’il y a dans notre insolence. Le mariage de Grâce est un chef-d’œuvre. Elle mériterait presque qu’on lui pardonnât de s’être mariée.

« Tout de même, j’ai le cafard. Je n’étais pas amoureux de mon amie Grâce. Je suis amoureux de la petite bachelière qui me fait damner. Mais pourquoi s’est-elle mariée ? Fini, le massage japonais ; finie, F odeur de ses mains pures. Je sens au cœur un vide étrange.

Pourquoi ne peut-on conserver
Les jeunes filles comme les immortelles ?

Même une fois desséchées, elles seraient encore belles.

On en ferait des couronnes

Pour les jeunes gens morts prématurément.

Polygone aimé des Dieux
Que n’as-tu cette couronne
De blancs visages tressés
Où Grâce embaumée rayonne ?
On l’aurait mise sur ma tombe
Et moi l’on m’aurait mis dessous.
Vous sur ma tombe, ô mes amies,

De vos sourires apprivoisant les hargneuses pensées,

Bouledogues du Cimetière,

Et moi dessous, noyé léger dans l’onde lourde de la terre.

Vous sur ma tombe et moi dessous,
Ô jeunes filles, ô mes belles amies,
Nous aurions regretté la vie
Ensemble éternellement (bis).

« Ce qui m’est le plus amer, c’est que la Grâce qui nichait sa tête dans des versets d’amour coranique brodés en fils d’argent sur soie rose ait épousé un mâle d’une bonne laideur commerciale, modèle courant. Je crois même qu’il a un peu de ventre. Sais-tu qu’elle a l’air de l’aimer ?

« Cela me rappelle un mot de toi, cette aprèsmidi où nous parlions de l’amour, comme naguère le Gourmont, ce vieux voyeur intellectuel qui tout de même n’était pas bête et son amazone cascadeuse — avec cette différence toutefois que ces deux-là ne nommaient leur Dieu qu’avec révérence et force génuflexions, tandis que nous ne nous gênions pas pour botter les fesses à ce moutard vicieux échappé des maisons de correction de l’Olympe. « On lui pardonnerait bien des choses, disais-tu, tant de déceptions, de laideurs, de désastres, s’il n’était pas si vulgairement démocratique. Mais cette banalité, bon Dieu, cette banalité ! il ne lui manque que la Marseillaise. »

« Pucelle nette, sage et fine, c’est vous qui aviez raison. Grâce habille son amour d’un complet veston de la Samaritaine, 675 francs en série.

L’amour est enfant de Bohême
Qui n’a jamais, jamais connu de lois.

« Quand on pense que des générations ont pu se repaître de cette imbécillité ! Décidément, Tony, nos pères étaient des Cucu la Praline.

« Que ne suis-je toi, qui possèdes la paix du cœur ! J’envie l’existence d’une jeune fille raisonnable. Demain il me faudra reprendre le cours de mes exercices honorifiques avec la bachelière. Il y a des jours où je l’étranglerais volontiers. J’en suis fou.

« Pour ce soir, c’est moi qui me trucide en douce : mélange gin-angustura-vermouth, un peu d’éther pour spiritualiser le tout. Pas de morale, Minerve ! chante plutôt sur moi la chanson du mort prématuré.

« Et si tu n’as rien de mieux à faire, écris-moi. Je reste à Paris tout l’été. La montagne me fait peur et la campagne m’emm… Quant à la mer, Grâce l’a empoisonnée. Elle est sur la Côte d’Azur avec son mari. Je ne puis supporter l’idée de cet homme en costume de bain, avec du poil aux cuisses, vilain crabe. Grâce, Grâce !

« Allons, je te quitte. La nuit s’avance. L’acacia qui est dans le jardin voisin commence à chuchoter avec ses feuilles des choses que je n’ai pas le droit d’entendre. Gin-angustura-vermouth — un peu d’éther ? Un peu, beaucoup, passionnément. Ne fais pas cette binette, fille raisonnable.

« Bonsoir, mon Athéna, ma chouette. Je t’embrasse — tu permets ? — sur tes belles joues d’ange de pierre. Mes hommages à la super-beauté. Ton Polygone. »

— C’est un maboul, ton Polygone, s’écria Suzon. Quel vocabulaire !

— Mon Polygone est un tendre, réplique Antoinette en repliant la lettre.

Elle prit sa plume et répondit sur-le-champ à Polygone, tandis qu’Annonciade lisait tout haut par-dessus son épaule :

« Mon vieux Polygone, tu vas me faire le plaisir de flanquer toutes tes saletés par la fenêtre : gin-angustura-vermouth-éther et la bachelière avec, si le cœur t’en dit. Pour remplacer le tout, avantageusement, je t’envoie une bouteille de Bourgogne et un home-made cake de la part des Trois Grâces, ainsi nommées par un curé mélomane qui fait le diable dans Faust. Quant à la Grâce des Grâces, que regrettes-tu ? elle te reste. C’est Odette qui s’est mariée. Drôle d’idée, mais ça la regarde. Grâce embaumée rayonne parmi les morts-vivants du souvenir, dans ta mémoire et dans la mienne. Son mari n’y peut rien — et quand elle aurait 365 amants ils n’y pourraient pas davantage. Charmant cimetière de notre jeunesse que chaque jour ensevelit… Cela au moins est bien à nous, mon vieux Polygone. C’est autant de pris au sale moutard. Chouette !

« Ta chouette,
« Tony, »

« P.-S. — Je t’écrirai bientôt plus longuement. Annonciade te fait ses amitiés et la jeune Suzanne ne parle que de toi depuis un quart d’heure. Cette jolie personne de dix-huit ans a je ne sais quel air de famille avec les Valois, mâles et femelles (Marguerite, mâle, Henri III, femelle), que nous avons fréquentés, quand nous apprenions l’histoire. C’est une enfant qui promet. »

— Tu vas lui mettre ça ? s’écria Suzon.

Elle prenait un air effarouché, mais au fond, elle était ravie. Ressembler aux Valois, c’était original. Polygone penserait peut être :

— Eh ! Eh ! une petite Valois ? Je voudrais bien la connaître.

Peut-être même :

— Elle doit avoir plus de personnalité que sa sœur.

Il attendrait avec curiosité la rencontre promise par Antoinette. Il aurait l’esprit occupé de la petite Valois. Le jour de la rencontre, elle accentuerait son type, s’y conformerait au physique et au moral Ils auraient une conversation spirituelle, un peu scabreuse. Elle citerait Biantôme. Le jeune homme serait séduit ; il dirait à Antoinette :

« Elle est épatante, ton amie. » Il l’inviterait à venir chez lui. Un jour où il aurait la migraine, elle lui masserait le front. Il dirait : « C’est encore mieux que Grâce. » Elle deviendrait son amie d’élection. Il lui écrirait de longues lettres un peu folles, il lui ferait des poèmes…

À cet endroit, Suzon avait besoin de précisions pour continuer son roman. Elle voulait savoir si Antoinette serait jalouse, ce qu’elle espérait vaguement :

— Tu es sa seule confidente ? demanda-t-elle.

Antoinette haussa les sourcils avec indifférence.

— Je n’en sais rien. Il est probable que non.

— Enfin, tu es tout de même sa préférée ?

La jeune fille se mit à rire :

— Sa préférée, Suzon ? C’est curieux, quand tu dis ce mot-là, je vois des petites filles qui se bousculent autour du professeur ou des dévotes autour de M. l’abbé ou des odalisques qui s’entre-griffent le visage pour un regard du pacha. Dans tous ces cas, il y a deux plans et une espèce de crainte adoratrice qui monte du plan inférieur vers le supérieur.

« Mais, Polygone et moi, nous sommes sur le même plan, et nous nous regardons tranquillement au fond des yeux. Cela, depuis le jour où je l’ai rencontré dans un couloir de la Faculté et où il m’a demandé : « Savez-vous à quelle heure a lieu le cours du professeur Un Tel ? »

Tant de calme ne s’accorde pas avec le ton du roman bâti par Suzon en quelques instants. On lui vole son orage. Déçue, elle plaisante avec une nuance de malveillance :

— Le coup de foudre de l’amitié ! « Parce que c’était lui, parce que c’était moi. » Ces belles aventures ne se voient pas tous les jours.

— Pourquoi pas ? La guerre est un état naturel, la paix aussi est un état naturel. Il s’agit de choisir. En général, on préfère la guerre. Les hommes et les femmes s’avancent les uns vers les autres, armés, sournois, peureux, hostiles — tellement occupés à parer où à porter les coups qu’ils ne songent pas à lever la tête pour boire ensemble au grand fleuve de paix qui coule dans la lumière. C’est l’antidote du philtre d’Yseult. Ceux qui en ont bu se regardent et se reconnaissent avec un étonnement joyeux :

— Tu étais donc si pareille à moi ?

— Tu étais donc mon frère ?

— Comment ne l’avons-nous pas su plus tôt ?

— Et ce que tu as de différent, ce qu’il y a en toi d’étranger à moi, c’est comme un bien perdu que tu me rapportes…

— Viens, partageons. Je ne suis plus ce criminel caressant et féroce…

— Je ne suis plus cette goule avide de ton sang. Compagnon de voyage, compagnon de naufrage, viens, partageons nos provisions de route et que nos épaules s’appuient l’une contre l’autre dans le grand danger où nous sommes, nous tous, les vivants…

— Est-ce que ça ne serait pas mieux ainsi ?

— Ah ! oui, soupirait Annonciade, (Un bonheur nostalgique brillait dans ses yeux de gazelle). Ah ! si c’était toujours comme ça !

— C’est très joli, reprit Suzon, mais tu rêves, ma vieille. Où as-tu jamais entendu ce dialogue éthéré ?

— Où je l’ai entendu ? Dans toutes sortes de circonstances archibanales. Il faut savoir écouter le silence. Par exemple, ce jour où un embarras de circulation a arrêté mon autobus à la hauteur d’un camion. Je suis sur la plate-forme, mes livres sous le bras. Le chauffeur du camion, à côté de moi, me sourit. Je réponds à son sourire. Nous nous regardons avec tendresse, oui je vous jure, avec tendresse, non pas parce qu’il est un homme et moi une femme, mais parce que nous goûtons la valeur unique de cet instant où le hasard arrête l’un en face de l’autre deux êtres qui sentent tous les deux peser sur leurs épaules le fardeau angoissant et merveilleux de la vie. Nos âmes pendant ce temps se reconnaissent et se parlent, mais, comme le chauffeur n’est pas assez raffiné pour supporter longtemps le silence, il me dit : « Alors, on va à son boulot ? » Je lui réponds : « Eh ! oui. » Il sourit de nouveau en hochant la tête, content sans savoir pourquoi. L’agent siffle, le camion s’ébranle, nous nous disons adieu de la main. Jamais plus nous ne nous rencontrerons.

« Un autre jour, j’ai vu une jeune femme élégante qui aidait un homme-sandwich manchot à boucler sa courroie sur son épaule amputée. Eux aussi se sont regardés pendant un instant avec l’étonnement indicible de se trouver rapprochés par-dessus l’abîme des classes et l’abîme des sexes.

« Et tant d’autres fois !… Je ne puis penser aux salles crasseuses de la Faculté sans que mon cœur saute de plaisir. L’embaumeur de la place Saint-André-des-Arts, les marchands de fripes de la rue de l’École-de-Médecine, je les aime, avec leurs macchabées et leurs puces. J’aime le boulevard Saint-Michel, noyé sous la poussière, encombré de cafés et de vespasiennes, le désert de la rue Soufflot, en haut duquel le Panthéon s’embête à mourir. Ce quartier merveilleux est celui de la foi jurée entre les jeunes gens et les jeunes femmes. Les poignées de mains qu’on y échange ont la valeur d’un pacte. Tu ne trouves pas, Suzon ?

— Ouais… dit mollement Suzon.

Elle pensait à cet étudiant qui lui avait proposé de visiter Sainte-Geneviève, un soir de décembre, et qui avait essayé de l’embrasser dans l’obscurité de l’église. Il soufflait en tremblant un peu. La petite se serait peut-être laissé faire, s’il n’avait pas respiré si fort, mais ce halètement dans l’ombre, pareil à un souffle de bête, l’avait dégoûtée.

Les camarades ? hum ! douteux. Tout ça, c’est des bobards. Antoinette idéalise. Mais est-il politique de la contredire ? Annonciade les regarde avec un air d’envie, les deux qui ont pénétré dans le paradis de la vie d’étudiante où elle aurait tant voulu vivre. Non, plutôt faire bloc avec Antoinette, affirmer son avantage. Cependant il est bon de montrer qu’elle connaît la vie.

— Ça, c’est vrai, reprend-elle, qu’il y a une cordialité très chic entre les garçons et nous. Mais un homme est toujours un homme. Celles qui n’ont aucun charme, aucune féminité, bien sûr, les pionnes qui traînent dans les couloirs leurs godasses relevées du bout et qui plongent dans les livres un museau de loir effaré, celles-là ils les laissent tranquilles. Mais les autres, si elles ne savaient pas se faire respecter, je crois que… tu sais… C’est étrange, les hommes ne comprennent jamais qu’on puisse flirter, histoire de s’amuser, sans penser à autre chose.

— Comment ! s’écria Antoinette, histoire de s’amuser ! Il y a encore des femmes qui trouvent ça drôle ! Tu trouves ça drôle, qu’un homme te fasse la cour ? Tu trouves ça drôle, ces yeux de chien qui mendie un os ?

Annonciade, convaincue :

— Ce qu’ils peuvent être exaspérants, quelquefois ! Et ceux qui vous font de l’œil dans le métro, ce qu’on a envie de les gifler ! Les imbéciles !

Suzon souriait, baissant ses longues paupières :

— Il y en a de si ridicules… C’est à se tordre.

— C’est à pleurer, tu veux dire. À pleurer sur eux et sur nous.

— Oh ! mon vieux Tony, ce que tu vois les choses en noir ! Tu n’aurais pas été quaker, dans les temps ?

— Je ne sais pas ce que j’ai été. Mais quand je vois, dans le métro ou l’autobus, un homme assis en face de moi qui prend cet œil fixe, dur et luisant et qui commence, ses genoux contre les miens, je ne sais quel grotesque trémoussement de pélican malade, je suis saisie d’une fureur qui fond très vite en pitié. Cette épilepsie dont ils ne sont pas responsables, dont la cause est en moi et l’effet en eux, je serais presque disposée à leur en demander pardon si je ne savais combien ils en sont fiers, les malheureux…

« Alors, quand nous aimons chez des hommes une jeunesse pareille à la nôtre, un esprit, une tristesse ou une gaieté différents des nôtres et pourtant semblables — et peut-être aimons-nous aussi plus secrètement les possibilités d’amour dont nous savons que nous n’userons jamais — que ne ferions-nous alors, que ne devrions-nous faire pour les préserver de ce haut-mal qui les défigure ? Comment peut-on chercher à provoquer l’amour d’un homme, quand on peut obtenir son amitié ? Pourquoi faire naître entre eux et nous le prisme irritant du désir, au lieu d’apprivoiser la confiance, comme un animal charmant tout surpris d’être si bien traité, et qui peu à peu viendra poser son museau frais dans nos mains ? Dites ?

Elle tendait vers ses amies son pâle visage d’abbesse passionnée.

— C’est curieux, murmure Annonciade, il y a des années que je sens ces choses, mais je ne savais comment les dire. Quand tu parles, je reconnais ma pensée.

Suzon opinait de la tête, un peu distraite, car dans le même moment elle imaginait un dialogue avec Polygone où elle reprenait les mots d’Antoinette pour défendre l’amitié idéale contre les arguments du jeune homme qui lui demandait son amour (bien entendu, le sentiment qu’elle lui avait inspiré à première vue s’était exalté… il était impossible de la voir sans l’aimer… etc., etc.). L’attaque de Polygone n’était pas sans charme.

— Dans l’antiquité, reprit Antoinette avec un grand sérieux, il y avait des collèges de courtisanes. On enseignait aux femmes à servir l’amour par l’esprit et par les sens. Je voudrais fonder le collège des prêtresses de l’amitié où l’on enseignerait une coquetterie à rebours. C’est une science infiniment plus délicate que l’autre : elle remonte la pente de l’instinct au lieu de la descendre. Elle a, comme l’autre, ses gestes, son vocabulaire et ses brutalités voulues qui sont des délicatesses mais la part de l’initiative personnelle y est bien plus large, car les cas d’espèce sont innombrables — et les ruses de l’espèce aussi sont innombrables.

— Allez ! dit Annonciade, emballée. On fonde le collège des prêtresses de l’amitié. Tu veux bien de moi pour monitrice ? Mais tu me rédigeras mon cours, par exemple.

— On prendra l’abbé Graslin pour aumônier, suggéra Suzon.

Toutes trois éclatèrent de rire

— Si on le lui proposait ?

— Quelle tête ferait-il ?

— Je parie qu’il trouverait l’idée très rigolotte. Il ne s’effarouche pas facilement, c’est bon signe. Je crois qu’il a pas mal de dispositions à un copinage bourru : en lui faisant faire beaucoup de rugby et de motocyclette, la Sainte Vierge aidant, on le tiendrait. Seulement, une condition sine qua non : qu’il enlève sa soutane. Un simple caleçon de bain sera beaucoup moins dangereux pour la paix des prêtresses. Il faudra aussi qu’il renonce à Massenet.

— Non, dit Annonciade, étouffant de rire, ce qu’on peut dire de bêtises… Si les gens nous entendaient…

— Mais personne ne nous entend. Moïse, dégoûtant, veux-tu laisser cette sauterelle ! Ce qu’on est tranquilles, toutes seules…

— C’est merveilleux…

Dans le silence de l’après-midi dorée qui ploie comme un hamac sous trois esprits heureux, Suzon se débat de plus en plus faiblement contre Polygone :

— Pourquoi ne voulez-vous pas m’aimer, petite Valois ? Vous ne savez donc pas que vous êtes faite pour l’amour ? Laissez l’amitié à Tony. Elle est froide. Ce n’est pas une femme, c’est un ange de pierre. Mais vous, vous…

Moïse éternue contre le ventre ouvert de sa sauterelle. Antoinette, mystérieusement, pense à Bruno :

— Je n’ai pas besoin de lui, tant cette heure est pleine. Il s’est dissous dans l’air qui tremble, là-bas, sur les champs moissonnés. Il reviendra un jour, un soir, n’importe quand, simplement parce que le bruit d’une feuille que le vent traîne sur le gravier ou la couleur d’une fleur ou l’odeur d’une tige de rosier m’auront jeté cet appel aigu qui veut dire : « Bruno ! Où est Bruno ? »

Annonciade pense :

— Que je suis bien ! je voudrais que quelqu’un fasse de la musique… C’est vrai que j’ai une jolie jambe. Demain, je mettrai ma robe d’organdi jaune.

— Il y a pourtant des femmes qui sont faites pour l’amour, dit tout haut Suzon cherchant à justifier la victoire de l’ombre qui la presse.

— Possible que les femmes soient faites pour l’amour, répond Antoinette rêveusement, mais l’amour n’est sûrement pas fait pour les femmes.

— Pour qui, alors ?

— Je me le demande. Peut-être pour que les dieux s’amusent.

— Les dieux ?

— Tu as lu Homère ?

— Pas tout. C’est un peu barbe.

— Ça ne fait rien. Tu te rappelles, quand Vulcain a pris Mars et Vénus dans ses filets, l’énorme rigolade des Olympiens ? Eh bien ! c’est un symbole. Les dieux ont inventé l’amour pour se payer la tête des mortels. Chaque fois qu’un couple s’enlace sur terre, les vieux voyeurs immortels, comme dirait Polygone, se tiennent les côtes dans l’Empyrée.

— Il n’y a pourtant pas de quoi rire, dit Annonciade.

Suzon, désemparée, se plaint :

— Avec de l’imagination, on va loin.

Elle se sentait obligée de donner tort à Polygone implorant. Passe encore pour cette fois, où ça n’était pas pour de bon. Mais l’idée de cette rigolade olympienne qui l’intimidait quoi qu’elle en eût, assombrissait l’avenir. Elle n’entendait pas qu’on se payât sa tête. Et cependant…

Dans la chaleur mûrissante, Antoinette silencieuse poursuivait son idée :

— Et voilà, parbleu, pourquoi j’ai inventé Bruno ! Avec cet homme-reflet, je trompe les dieux. Ils ne m’auront pas, non, ils ne m’auront pas ! Vieux monstres !