Éditions du Rocher (p. 1-19).

TROIS PARMI LES AUTRES



I


Antoinette avait fait asseoir Annonciade loin des fenêtres, pour tâcher d’oublier que dehors c’était dimanche et que les feuilles des marronniers succombaient sous la poussière de juillet.

Ainsi, leur réunion avait l’air d’un plaisir libre, non réglementé par le jeu d’écluses hebdomadaire qui remplissait Paris d’une lente marée de familles en promenade. Elles pouvaient ignorer que le lendemain débuterait par la matinée la plus maussade de la semaine et qu’elles devraient voyager, dans le métro, avec tous ces visages d’esclaves malades qui sont les travailleurs du lundi, — Antoinette mêlée au peuple de huit heures, pour aller prendre son service d’externe à Beaujon, — Annonciade, deux heures plus tard, parmi une foule mieux habillée et comme vernie, hommes de bureaux, mannequins, vendeuses, quand elle irait livrer aux maisons de couture ses étoffes peintes.

Mais aujourd’hui, les deux jeunes filles voyaient devant elles une après-midi de bavardage ou de silence, de thé, de cigarettes et de gourmandise.

Antoinette observe sur le visage de son amie les signes d’une lassitude accablée. À vingt ans, et bien que le sang riche des brunes colore sa peau et ses cheveux brillants, Annonciade peut prendre en quelques instants, sous l’empire de la fatigue ou du souci, l’aspect fané, les yeux pâles des blondes de trente ans après une nuit de veille. Mais il suffit qu’une heure de repos ou de plaisir passe sur elle comme une vague pour lui redonner sa fraîcheur mouillée.

Antoinette connaît toutes les saisons passagères de ce visage, elle qui s’enorgueillit de la beauté de son amie, comme si le corps féminin n’était qu’un seul arbre aux multiples rameaux et que chaque branche fût glorifiée par la floraison de sa voisine. La jalousie, pense-t-elle, ne peut être qu’un parasite, un champignon verdâtre, un suceur de sève accroché au bel arbre et qui contrarie son épanouissement. Elle admire la grâce des autres jeunes filles plus que la sienne, qu’elle juge médiocre.

Le plaisir que lui causent la courbe des cils enfantins d’Annonciade ou la perfection d’une cheville entrevue dans la rue, est une de ces joies au prolongement indéfini dont on se demande quels échos elles vont éveiller dans l’âme.

Chez Antoinette, c’est peut-être une résurrection du temps lointain où, le nez écrasé sur un jeune sein, elle absorbait confusément, par les mille ventouses de son corps de bébé, la beauté maternelle. Ses souvenirs ne remontent pas jusqu’à cette époque. C’est plus tard qu’elle a pris conscience d’un culte filial passionné qui survit à la mort. Il y a dans sa mémoire une place ensoleillée entre deux murs. L’un de ces murs est l’âge uniforme de la petite enfance ; l’autre est la mort d’une femme trop jeune qui lutta pour vivre jusqu’au dernier soupir.

Tout cela recule peu à peu dans le temps, sans que s’atténue l’éclat du bonheur ensoleillé ni l’opacité des murs, — et cependant, il semble à la vivante que des rayons obscurs traversent ces remparts et que, de même que les racines de son être plongent dans son enfance à son insu, une partie d’elle-même qu’elle ignore communique avec la morte : tels Tristan et Yseult réunis, cadavres, par un arceau de roses.

Cette communication s’établit par des chemins qu’il n’est pas toujours possible de reconnaître. Mais, chaque fois qu’elle admire sur de beaux traits une expression de douceur et de simplicité et cette mobilité du visage qui révèle chez les femmes la faculté de souffrir, Antoinette sait bien qu’à travers son émotion, elle rejoint quelqu’un.

C’est pourquoi, à seize ans, la jeune fille en deuil aima cette petite Annonciade qu’elle rencontrait dans les couloirs du lycée, humiliée par un tablier trop long dont elle souffrait comme d’une infirmité.

Le règlement blessait l’enfant ombrageuse par tous ses points d’application. Elle passait pour une mauvaise élève, d’esprit lent et borné. Comme elle était empêchée par une timidité qui se doublait d’une singulière inaptitude à la parole, les professeurs ne cherchaient pas plus loin. À vrai dire, Annonciade ne s’intéressait guère au règne de Charlemagne, Napoléon l’animait à peine, la géographie l’ennuyait, la chimie l’effrayait et la géométrie lui ouvrait un monde de cauchemars. Cependant, elle désirait désespérément devenir une bonne élève. Elle attendait le miracle qui lui ferait prendre goût à tout ce qu’elle détestait, mais, dans tous les yeux qui la regardaient passer, engoncée par son tablier de lustrine, elle croyait lire : « Esprit lent et borné, tu n’arriveras jamais à rien. » Elle avançait donc sans joie dans la vie, malgré ses quatorze ans.

La première fois qu’Antoinette lui sourit, elle se retourna pour voir à qui ce sourire s’adressait, avec un humble sentiment d’envie. Cette grande fillette au regard clair avait à ses yeux un prestige inouï. L’éclat de Charlemagne et celui de Napoléon additionnés pâlissaient devant les supériorités d’Antoinette : seize ans, des vêtements noirs (que ne donnerait-on à cet âge pour perdre un parent inconnu et porter son deuil !), une réputation d’intelligence et d’indiscipline auréolaient ce visage au teint pâle et uni dont on remarquait surtout la belle architecture. Un front large, bombé, des pommettes, un nez et un menton fermement dessinés, de larges orbites abritant des yeux calmes et rayonnants faisaient dire fréquemment d’Antoinette qu’elle avait une figure de jeune abbesse. En y réfléchissant, on constatait en effet que la nature avait mis en évidence dans son visage ce que souligne la coiffure des moniales : Le dessin des os, dernière image de l’être vivant. Avec la profondeur du regard et la ligne fière des jambes, c’était là sa seule beauté, à l’époque ingrate des seize ans. Mais Annonciade aurait vendu son âme pour pouvoir échanger le visage qui lui valait déjà dans la rue des hommages détestés contre cette pâleur et cet air grave et ces jarrets de Victoire grecque.

Quand elle comprit que le sourire s’adressait bien à elle, il lui sembla qu’un soleil éclatait au-dessus du chaos d’un monde en convulsion.

— Nous nous rencontrons souvent, dit Antoinette. C’est un peu bête de ne pas se dire bonjour, vous ne trouvez pas ?

— Sûrement…

Ah ! désespoir de ne pouvoir exprimer ce qu’on ressent…

— Je m’appelle Antoinette. Et vous ?

Annonciade devient pourpre. Depuis qu’elle a fait en classe l’apprentissage de la vie sociale, elle sait qu’il n’est pas permis de s’appeler Annonciade quand on est née rue Saint-Martin d’un père imprimeur et d’une mère comme les autres. Son nom la crucifie. Lorsqu’il lui faut se lever et le lancer tout haut dans le silence sournois de la classe, elle éprouve la honte, suivie d’un élan désespéré, d’une femme qu’on obligerait à passer, nue, devant un régiment.

Mais cette fois, au lieu de renâclements de rire étouffé sous les pupitres, elle entend la voix d’Antoinette, amicale, si douce…

— Annonciade… quel joli nom et comme il vous va bien ! C’est espagnol, n’est-ce pas ?

Annonciade lève des épaules impuissantes :

— Est-ce que je sais !

Elle ne peut pas savoir que sa mère les a rapportés, elle et son nom, d’une nuit espagnole unique et décevante. Appelé pour ses affaires à Irun, le père d’Annonciade avait fait passer la frontière à sa femme. De l’Espagne, celle-ci n’avait vu que des loques séchant aux fenêtres et les douaniers semblables à des olives moustachues dans leur uniforme vert. Il lui avait fallu repartir le lendemain, mais la fille qui lui était née, de cette nuit troublée par les sèches petites puces du pays basque, elle l’avait nommée Annonciade pour se persuader qu’elle avait visité le cœur de l’Andalousie et prié dans des églises lourdes de dorure et de dévotion.

Annonciade, fruit d’une déception et d’une illusion… Petit fruit de quatorze ans, défiant déjà, craintif et rétractile comme ces fruits sous-marins qui cachent une bête de chair tendre…

Antoinette l’observait avec une curiosité chargée de tendresse spontanée, d’un sentiment de protection. La rencontre de deux natures faites pour s’aimer est un aboutissement, non un commencement ; il lui semblait que depuis des années elle connaissait cette fillette sensible et farouche qui, en ce moment, soulageait son cœur plein de rancune en pétrissant dans ses mains son tablier trop long :

— Non, je ne sais pas où mes parents sont allés chercher ça. C’est moi qui ai tout pris. Ma petite sœur, ils l’on appelée Suzanne. Il y en a qui naissent avec la veine…

Grâce à Antoinette, Annonciade, à qui tous les plaisirs d’orgueil avaient été refusés jusqu’à présent, — car elle se trouvait laide, — connut le suprême orgueil de la conquête. Elle naissait une seconde fois. Ces pouvoirs, qui lui étaient donnés sur la vie d’une autre, elle en faisait l’apprentissage avec la stupéfaction ravie des enfants qui découvrent leurs pieds, leurs mains, leurs oreilles. C’était comme si on lui eût donné des membres spirituels, aptes à des jouissances infiniment délicates.

Dans l’exercice de ces nouveaux moyens d’action, elle témoignait à son insu du même sens supérieur de l’opportunité qui lui avait commandé de venir au monde brune, avec un teint chaudement rosé, des yeux et des cils de danseuse arabe, pour se conformer à son nom et réjouir le rêve de sa mère.

C’était là le don de cette petite fille, dépourvue de tous les dons scolaires : elle ne décevait jamais la tendresse. L’affection qu’elle recevait comme un pollen au plus secret de son âme y fructifiait merveilleusement — et, pour nourrir l’amitié, elle avait la science mystérieuse des abeilles qui transforment une larve en reine par le dosage de la miellée.

L’intelligence du cœur atteignait chez elle au génie. Elle comprenait tout ce qu’on ne lui disait pas.

Lorsqu’elle voyait son amie triste et muette, écrasée par des songes dont elle voulait garder l’amertume pour elle seule, Annonciade se faisait fantôme, sans paroles, presque sans pensée ; son existence ne pesait plus, — mais Antoinette sentait, autour de son chagrin, le vol de cet esprit compatissant. Peu à peu, son énergie fatiguée se fortifiait à une source invisible, reprenait sa tonicité. L’ardeur à vivre se remettait à briller dans ses yeux, sur ses dents, une bouffée de gaieté irrésistible s’emparait d’elle : Annonciade, déjà, ne pensait plus qu’à faire écho à son rire.

D’autres fois, c’était au tour d’Annonciade à « piquer le cafard », comme elles disaient dans leur langage. Antoinette savait toujours la délivrer en l’obligeant à parler d’elle, avec une brusquerie tendre.

— Allons, disait-elle, ouvrons un peu les vannes au clair de lune de Werther !

Cette manière de moquerie ne l’empêchait pas de prendre au sérieux le clair de lune d’Annonciade, car elle savait dans quel jardin triste et brûlant chemine la quinzième année des petites filles pensives. Celle-là, plus qu’une autre, lui paraissait vulnérable. Encore émue par les drames de l’enfance, une gronderie, une mauvaise note, Annonciade avait découvert depuis peu d’autres sujets de tourments : des mots qui jusqu’alors lui semblaient jalonner l’avenir comme des bornes immatérielles lui avaient révélé leur sens précis — bien pis : leur figure. Elle en restait accablée, se demandant comment elle trouverait en elle assez de force pour franchir ces étapes : l’amour, la maternité, la vieillesse, la mort, — autant d’épreuves qui demandent, pour s’accomplir harmonieusement, une part égale de résistance et d’acceptation. Pour comble, la foi religieuse qui avait entouré son enfance d’images blanches et bleues avait fui devant ces épouvantails, au lieu de leur livrer combat. Elle s’était confiée longtemps à un bon Dieu à barbe blanche, reposant sur un tabouret de nuages, et qui ressemblait un peu à Victor Hugo ; lui aussi aurait pu écrire l’Art d’être grand-père. Ce temps-là était fini, fini le temps des cartes de première communion, roses, bleues, glacées, dorées sur tranche, confiserie céleste pour les âmes enfantines. Aucune sainte du paradis n’avait daigné assister Annonciade dans le désert de mélancolie où elle méditait, petit Hamlet en jupons, entre une tête de mort et une feuille de vigne.

Seule, Antoinette s’était présentée, ange en tablier noir, avec ses yeux sérieux et clairs sous son front nu et ses longues jambes de messager accoutumé à parcourir les routes du ciel. À la manière des anges, Antoinette agissait moins par ses conseils que par sa présence fraternelle. Rien qu’à se confier à son amie, Annonciade éprouvait un soulagement, elle reprenait des forces en posant son front contre cette épaule un peu haute, qui fendait l’air avec assurance comme l’étrave d’un navire.

Mais ce qui consolait le mieux la petite fille, c’était les confidences qui répondaient aux siennes et qu’elle recevait avec un délicieux sentiment d’importance. Elle apprit ainsi que la légèreté d’un père, aussitôt consolé que veuf, et qui aimait trop les femmes pour aimer sa fille, avait instruit de bonne heure ces yeux clairs auxquels rien n’échappait. Le jour où elle avait compris de quoi étaient faites les délices des hommes, Antoinette crut de bonne foi en mourir. C’était une solution facile et distinguée, pensait-elle en passant en revue les divers moyens de suicide ; mais, chose étrange, son désir pourtant sincère était complètement dépourvu d’efficacité. Jamais elle n’avait pu faire passer dans la réalité ces gestes qu’elle imaginait avec un grand soulèvement d’orgueil et de triste joie : se précipiter du haut du balcon, sauter dans la Seine, se laisser mourir de faim, etc., etc… Il lui avait fallu vivre avec l’idée encagée dans son cerveau et qui ne lui laissait pas un moment de répit. C’était comme l’incubation perpétuelle d’un choléra qui n’eût pas voulu se déclarer. Cela dura jusqu’au jour où Antoinette découvrit Rabelais dans la bibliothèque de son père et apprit de lui la souveraineté du rire. Mais elle n’osait pas conseiller ce catéchisme à Annonciade, qui ne lui paraissait pas faite pour fraterniser avec frère Jean des Entomeures. Elle se taisait donc sur ce remède. Mais à la voir si sûre d’elle et si sage, seul pilote de sa vie à l’abandon, Annonciade en éprouvait un réconfort. Peut-être qu’elle aussi arriverait un jour à posséder tous les courages qu’elle admirait chez son amie : envisager un avenir tout occupé d’études austères, déclarer qu’on pouvait aimer la vie sans être heureuse, contredire les professeurs, ne pas bafouiller au tableau noir, toiser avec un calme dédain, au coin des rues, ces guetteurs qui épient les écolières en se cachant des sergents de ville… Toutes ces audaces qui lui semblaient participer d’une intrépidité surhumaine, oui, vraiment, de la nature des anges, toutes ces audaces daigneraient peut-être un jour animer son âme frileuse de vaincue.

À vingt ans, Annonciade ne croyait plus aux anges, ni aux miracles. La vie l’épouvantait toujours, bien qu’elle y trouvât des joies.

L’étiquette maléfique de mauvaise élève l’avait accompagnée jusqu’à son dernier pupitre.

En un temps où le code de l’honneur des jeunes bourgeoises exige qu’elles soient au moins bachelières, Annonciade ne possédait aucun diplôme. Il avait fallu toute l’éloquence de son amie pour lui persuader que ce n’était pas une tare et la réhabiliter aux yeux de ses parents consternés.

Heureusement pour l’orgueil pater-maternel, la petite sœur Suzanne, « celle qui était née avec la veine », se chargeait de porter haut le fanion de la famille. Bachelière à dix-sept ans (avec mention « bien », ajoutait la mère), elle préparait maintenant sa licence de droit, citait Dalloz avec une familiarité négligente, vocalisait à pleine gorge les chansons barbares et superbement rythmées que l’on chante dans les monômes en laissant des blancs dans les couplets, par égard pour les jeunes filles.

L’éclat de ce jeune soleil d’érudition reléguait Annonciade à l’arrière-plan. Elle n’en souffrait pas, étant sans jalousie, et combinait avec un plaisir silencieux dessins et couleurs pour ses étoffes peintes qu’elle vendait bien. Car elle tenait à se conformer à la morale de son époque : jeune homme, elle se fût sans doute laissé entretenir par sa maîtresse ; jeune fille, elle ne pouvait tolérer d’être entretenue par ses parents. Son travail lui permettait de s’acheter de jolies toilettes et les bibelots qu’elle aimait pour leur aspect plus que pour leur usage : flacons de parfum, boîtes à poudre, à kohl, toute une délicate et coûteuse camelote qui encombrait sa coiffeuse. Elle s’en servait rarement, mais elle aimait à les ranger et à les déranger sans fin pendant ses heures de loisir — et aussi à coucher dans leurs boîtes les bas de soie et les gants souples qui exhalent une odeur complexe de mégisserie, odeur de femme élégante, d’écorce et de cuir de bête.

Ainsi vivait-elle, à demi satisfaite, une existence en apparence active, mais intimement nonchalante. Ce n’était là que la moitié de sa vie : l’autre moitié, c’était la vie d’Antoinette.

Celle-là l’intéressait bien davantage. Elle qui, naguère détournait la tête avec dégoût devant une planche anatomique, qui refusait de reconnaître la vie des organes cachés sous sa peau soyeuse, se passionnait pour la médecine depuis qu’Antoinette l’étudiait. Le Larousse médical lui avait livré le secret de toutes sortes de maladies dont elle s’était, découvert successivement les symptômes : il y en avait d’inattendues.

Surtout, comme elle avait deviné la raison profonde de la vocation d’Antoinette — cette solidarité qui l’unissait à toute chair féminine souffrante ou menacée — Annonciade s’approchait à petits pas d’un domaine confus et terrifiant qui s’appelait la gynécologie. Les précisions qu’elle pêchait au hasard des manuels et des dictionnaires servaient d’aliments à l’inquiétude latente qui la grignotait depuis l’adolescence. Elle éprouvait l’angoisse de la nouvelle recrue qui monte vers les lignes de feu en se fouettant le courage et croise en chemin les civières gémissantes et saignantes et la puanteur des cadavres. Alors, elle se rejetait vers Antoinette, comme le, bleu s’accroche au bras du vétéran : Antoinette vivait en familiarité avec le péril, elle apprenait à le vaincre. Au seuil de l’avenir menaçant, veillait une jeune fille armée de science. C’était rassurant comme l’éclat de la lumière qui dissipe un cauchemar.

Antoinette avait d’ailleurs le don d’éclaircir et de pacifier l’atmosphère autour d’elle. Des années de conversation solitaire avec une morte et l’exercice continu d’une volonté de joie lui avaient valu cet équilibre, ce climat salubre qu’on respirait autour d’elle et qui lui attirait les sympathies. Elle ne s’y trompait pas. À un flagorneur qui croyait lui faire plaisir en la traitant de séductrice, elle avait répondu avec son sourire calme : « Une séductrice, moi ? Oh ! non, une cure d’air… »

Annonciade était seule à savoir que cette vie sage, harmonieuse et gaie représentait une perpétuelle conquête sur le désordre. Le père d’Antoinette, affolé par la cinquantaine comme un matou par la lune de septembre, menait sans discrétion son tapage amoureux. Cet aimable homme prenait son parti en philosophe d’avoir commis l’étourderie de devenir père. Un siècle plus tôt, il eût mis sa fille au couvent. Libéral, il trouvait plus commode de lui confier le soin du menu quand il traitait ses belles amies. À celles-ci, il montrait avec une égale complaisance sa grande fille, dont il se sentait fier par intermittences, croyant de bonne foi l’avoir élevée, et sa collection d’ivoires chinois.

Il se trouvait parfois des connaisseurs parmi ces dames : les moins dangereuses étaient celles qui s’éprenaient d’un magot patiné et finissaient par l’emporter dans leur sac à main, après quelques minauderies. D’autres, préférant la chair fraîche à l’ivoire, se prenaient pour Antoinette d’une singulière affection, souvent plus sincère que celle pour laquelle elles étaient payées. À grand renfort de sentimentalité poisseuse, elles tentaient de constituer un triangle pseudo-familial dont la perspective attendrissait le père aux larmes, lui qui n’avait jamais pu supporter la famille : il ressentait comme une injure personnelle la hauteur avec laquelle Antoinette accueillait des protestations de tendresse où lui-même ne voyait qu’un effet de l’amour que lui vouaient de charmantes créatures calomniées. Quand la jeune fille parvenait enfin à se libérer, c’était au prix de ces mots qui creusent un abîme entre les êtres.

Annonciade, mise au courant de ces drames intimes, croyait vivre un roman. Son amie lui paraissait digne d’être insérée toute vive dans une vieille légende germanique ou dans un film américain — dans une de ces histoires, enfin, où l’on voit une vierge, Brunhilde ou Maud, honorée d’un destin exceptionnel, accomplir des prouesses qui lui valent l’admiration des foules.

Ainsi les vies des deux amies se trouvaient, à vingt ans, si fortement entrelacées que le plaisir de se trouver réunies leur tenait lieu de tout, même lorsqu’elles restaient l’une à côté de l’autre sans parler, comme en ce dimanche de juillet, où elles subissaient, silencieuses, et fumant de molles cigarettes, la torpeur qui accablait les marronniers sous leur charge de poussière au goudron.

Le repos, le silence, peu à peu, détendaient le visage d’Annonciade, effaçaient sous ses yeux, au coin de ses lèvres, les fines égratignures de la fatigue. Elle soupira, s’étira :

— Quoi de neuf ?

— Rien, dit Antoinette. Bonne semaine. Travail. La paix chez soi.

— Ton père ?…

— Olga, toujours — et toujours Deauville. Il a passé bail pour tout l’été.

Annonciade médita un moment sur l’ambiguïté de la phrase. Une idée qu’elle n’osait pas bien exprimer la rendait perplexe. Elle se décida enfin :

— Est-ce que tu crois que c’est de l’amour ?

Une lueur amusée, attendrie, se joue dans les yeux d’Antoinette. Cette Annonciade est impayable. Sa voix s’est altérée en passant sur le mot « amour » : ce petit dièse échappé donne la clef de la barcarolle que le mot « amour » fait chanter dans sa tête, trilles et soupirs, un rossignol invisible, rien que de la musique.

Le couple de Deauville… ah ! ça, c’est une autre musique.

Antoinette revoit la bouche étrangement charnue et fraîche, la bouche de vampire de la maigre Olga, ses yeux luisants de volaille qui guette la pâtée…

— Possible, dit-elle, qu’il l’aime d’amour. C’est un mot, tu sais, dont le sens varie suivant le verbe avec lequel on l’emploie. Toi, tu le rêves, mon père le fait, Olga l’exploite…

— Et toi ?

Le rire d’Antoinette découvre ses dents solides et blanches :

— Moi, je lui tords le cou.

Elles rient. Le temps passe. Antoinette montre à son amie sa nouvelle robe d’été.

— Finalement, qu’avez-vous décidé pour vos vacances ? Où vas-tu ?

Le visage d’Annonciade se rembrunit :

— Je ne sais pas si nous partirons. Les affaires de papa… les miennes… Et Suzon a été recalée à l’oral de son examen, tu sais… Je crois qu’elle veut rester à Paris pour travailler cet été…

Antoinette comprend et s’explique du même coup l’air de lassitude qui fanait tout à l’heure ce visage sensible. Annonciade souffre du mal d’argent.

Le sort qui a pétri cette jeune fille d’une pâte exquise, faite pour la lingerie en crêpe de Chine et l’oubli des contingences vulgaires, s’est joué d’elle en la jetant au monde à une époque où les appétits se révèlent brutaux, les fortunes, instables, le travail, féroce. Élevée sans précaution au milieu des soucis domestiques et des discussions comptables qui sont le pain aigre de la plupart des ménages, Annonciade considère le besoin d’argent comme une peine infamante. Son travail, en temps ordinaire, lui permet d’alléger cette cangue, mais il arrive que les couturiers se lassent du batik et que le règne de l’étoffe unie succède à celui de l’étoffe peinte…

Dans l’appartement cerné par le dimanche parisien, le silence retombe. On entend la petite fille de la concierge qui compte à haute voix dans la cour en faisant rebondir la balle sur le pavé chaud.

Annonciade songe à la ceinture dorée des plages que l’été fait briller. Le flot se retire. Le sable qu’il découvre est d’un bleu foncé. Élastique et ferme ; il appelle les pieds nus. Le rire des enfants poursuit le flot qui se retire.

La mer remonte. La crête des dunes court sous le vent. Couchée dans la tombe chaude que le poids du corps a creusée, se laisser recouvrir par la caresse fourmillante, innombrable, du sable ailé…

Antoinette songe à la rue où demeure Annonciade. C’est une rue voisine des Halles où l’air chaud coule lentement, chargé de l’âcreté du naphto-benzol et de l’haleine sucrée des légumes pourrissants. La fausse fraîcheur du soir fait sortir les concierges sur le pas des portes, comme la pluie d’août les escargots. Aux balcons, des fleurs essaient de vivre, mais on n’y voit pas une abeille. Dans une des maisons de cette rue, il y a un front appuyé contre une vitre : le front d’Annonciade. Elle aussi essaie de vivre. La monotonie du trottoir gris l’ennuie — mais elle appréhende de se retourner, car elle préfère encore le trottoir et son ourlet de concierges aux meubles trop connus, à l’atmosphère morose épandue dans la pièce avec la buée du potage. Et son visage est si fané qu’on voudrait le transplanter en pleine terre pour le voir refleurir.

Antoinette relève la tête. Elle a fait son plan.

— Moi, dit-elle, je passerai sans doute mes vacances à Gagny.

— À Gagny ? Dans… ta maison ?

C’est à Gagny que la mère d’Antoinette est morte. Annonciade le sait et que, depuis ce temps, la jeune fille n’est jamais retournée dans la maison qu’entretiennent seuls un jardinier et une vieille gardienne.

— Oui, répond Antoinette, dans la maison de maman. Il faut que j’aille voir un peu ce qui se passe là-bas.

— Toute seule ? Ce ne sera pas bien gai.

— Certainement non. Si tu pouvais venir avec moi… Mais tu t’ennuierais : une vieille maison inconfortable au possible, un village perdu dans la plus morne Bourgogne, la réclusion entre nos pruniers et nos salades…

Nos pruniers, nos salades… L’imagination d’Annonciade bondit vers cette échappée verte. Mais que deviendra Suzon pendant ce temps ? Elle est un peu bruyante, un peu backfish encore, cette jeune savante et souvent les nerfs d’Annonciade… Mais comment abandonner sa cadette à l’été parisien gluant de bitume ?

Antoinette poursuit :

— Peut-être qu’à trois… Suzon et nous deux… Alors, oui, ce serait plus gai. Ça pourrait même être charmant. On vivrait sous les arbres. Il y a un grand marronnier qui date peut-être bien de Louis XV… Qu’est-ce que tu dis de cette idée ?

— Je dis que ce serait merveilleux, tout simplement ! Seules, toutes les trois, quelle veine… C’est vrai, les parents, on les aime bien, mais quand on est avec eux, ce ne sont jamais de vraies vacances.

— Alors raconte-moi un peu quelles robes tu vas emporter, pour séduire le marronnier Louis XV ?

Ce sujet-là était inépuisable. Jusqu’au soir, elles se grisèrent de leurs projets campagnards et quand elles eurent tout passé en revue, la maison, le jardin, les pruniers, le village, elles ouvrirent l’indicateur des chemins de fer, pour donner un corps à leur joie.