Trois mois de voyage dans le pays basque/02

TROIS MOIS DE VOYAGE
LE PAYS BASQUE

II.[1]
L'ALAVA.


I

La province d’Alava, la plus petite de toute l’Espagne, compte environ 100,000 habitans, ni moins ni plus qu’une ville de troisième ordre, et cette population vit dispersée sur une étendue de 116 lieues carrées, entre une foule de bourgades, de hameaux, de caserios ou maisons isolées. Ainsi le veut la nature du terrain fort accidenté, coupé de vallées étroites et de hautes montagnes ; il s’aplanit pourtant vers le sud, dans la partie qu’on appelle la Rioja Alavesa et qui confine aux rives de l’Ebre. Par sa fertilité et sa situation, la Rioja correspond assez bien à la Ribera navarraise : elle est surtout connue pour ses vignobles. Les vignes d’Espagne sont en général d’espèces beaucoup plus fortes, plus feuillues et plus vivaces que les nôtres ; vers cent ans, elles sont en plein rapport, du moins dans les fonds argileux : j’en ai vu qui, suivant la tradition, avaient atteint déjà près de trois siècles et ne semblaient nullement affaiblies. On les plante très profondément, dans des fossés de 1 mètre et plus. Les grappes sont fort nombreuses à chaque pied et les grains du raisin si pressés qu’ils se chassent les uns les autres et se gênent pour mûrir. Du reste, les cultivateurs d’outremonts emploient pour la fabrication du vin les procédés les plus primitifs. A mesure qu’il arrive de la vigne, le raisin est déversé dans de vastes réservoirs carrés en maçonnerie : c’est là qu’on le foule aux pieds, qu’on le presse ; au bout d’un temps plus ou moins long, on soutire le moût que l’on transporte dans les cuves ; il y séjourne jusqu’au milieu du mois de mars, époque où l’on s’occupe de le transvaser par crainte des chaleurs. A part cela, aucun souci de l’exposition des celliers, de la dimension des cuves, du degré de fermentation. Quant aux opérations multiples en usage chez nous : le houillage, le soufrage, le fouettage, nul n’y songe ni ne les connaît. Aussi ce vin n’est-il jamais dépouillé et garde-t-il un fort goût de terroir : « épais, violent et plat, » tel Saint-Simon le jugeait en trois mots et tel il est resté depuis. De plus il s’aigrit très facilement ; il faut le consommer dans les deux ou trois ans qui suivent la récolte ; on cite même certaines localités de l’Aragon où il ne se conserve guère plus d’une année. Ajoutez à cela l’odeur de l’outre en peau de bouc dans laquelle on l’enferme communément pour le vendre en détail, et vous comprendrez sans peine la répugnance qu’ont manifestée tous les voyageurs pour ce grossier breuvage, empoisonné à plaisir.

Depuis quelque temps déjà la députation générale de la province s’est inquiétée de cet état de choses ; on a tenté à plusieurs reprises d’appliquer aux vins de la Rioja les procédés usités dans nos contrées, et d’obtenir ainsi un produit comparable à ceux des crus de la Bourgogne ou du Bordelais ; jusqu’ici ces tentatives ont assez mal tourné. J’ai rencontré moi-même à El Ciego, non loin de Logroño, un de nos compatriotes, vigneron girondin, transplanté en Espagne avec sa famille depuis quelque quinze ans. Il était venu d’abord officiellement mandé par la province, aux appointemens annuels de 3,000 francs ; il allait de village en village, donnant des leçons pratiques, enseignant aux gens du pays la manière dont on fait et dont on soigne le vin : peine perdue. Cinq ou six viticulteurs au plus se décidèrent à suivre ses conseils, encore étaient-ils mal installés, plus mal outillés ; ils ne pouvaient se résoudre aux dépenses les plus nécessaires. Pourtant notre homme est demeuré au compte d’un grand propriétaire qui lui a facilité tous les moyens de continuer ses essais ; non-seulement il fabrique et traite les vins à la façon de France, mais il a pris soin de faire transporter là-bas des cépages du Médoc. Ces vignes, il est vrai, produisent quatre fois moins que les vignes du pays ; en revanche, le vin obtenu est infiniment supérieur : il est beaucoup plus limpide, quoique toujours un peu haut en couleur ; il a l’avantage de pouvoir être mis en bouteilles et de se conserver ainsi longues années. On a voulu le comparer au vrai vin de Bordeaux ; la prétention me semble exagérée ; ce qui lui manque, c’est ce parfum, cet arrière-goût tout particulier, ce je ne sais quoi dont le palais qui l’a une fois connu garde le souvenir et que les connaisseurs appellent le bouquet. Tel qu’il est cependant, le médoc alavais obtient encore comme vin de table un joli prix marchand. « Voyez-vous, me disait le brave vigneron, une compagnie qui se fonderait ici ferait fortune ; elle achèterait le raisin aux cultivateurs, — à l’époque des récoltes, cela est facile, — et fabriquerait elle-même le vin selon la méthode de France ; assurément les débouchés ne lui manqueraient pas soit chez nous, soit en Angleterre ou aux États-Unis. Quant aux gens du pays, pour le moment on ne peut guère compter sur eux ; à tous les résultats perfectionnés qu’on leur promet ou qu’on leur fait voir, ils préfèrent de beaucoup ce vin grossier et vaseux qui empâte la bouche, mais dont ils ont l’habitude. »

Une fois sorti de la cuve, le vin est mis non pas dans des tonneaux ou des barriques, comme chez nous, mais dans des foudres de dimensions colossales, contenant parfois jusqu’à 10,000, 12,000 et 15,000 litres. Afin d’écarter autant que possible le danger d’un retour de fermentation, les caves sont très profondes et très fraîches. On m’a montré celles d’El Ciego ; un peu distantes des habitations, elles forment à elles seules un village distinct ; la plupart datent déjà de plusieurs siècles et témoignent d’une prospérité disparue. Le sol de la montagne a été creusé, fouillé, souvent à une profondeur de deux ou trois étages ; de gros piliers soutiennent les voûtes. Là s’alignent symétriquement des tonneaux monstres, dignes des caves d’Heidelberg ; comme ils ne pourraient jamais passer par la porte ou par les étroits couloirs ménagés au long des parois, c’est sur place qu’on les construit, qu’on les emplit, qu’on les répare ; vus ainsi à la lueur des lampes fumeuses, avec leurs proportions énormes dont l’ombre encore agrandie se reflète fantastiquement sur les murs, on se prend à regretter davantage que le liquide qu’ils contiennent soit si’ fort au-dessous de la réputation et de la valeur qu’il devrait avoir.

A une heure de marche d’El Ciego environ se trouve la petite ville de La Guardia, qui fut le théâtre d’un des plus brillans faits d’armes de cette guerre de surprise. Dans les premiers jours du mois d’août 1874, presqu’à la barbe des libéraux, dont le quartier-général, situé à Logroño, n’était distant que de 3 ou 4 lieues à peine, le brigadier carliste Alvarez s’approche de la place ; il avait avec lui deux bataillons renforcés de quatre petites pièces de montagne. Mettant à profit l’incurie de la garnison, il fait à la nuit occuper par une compagnie une masure abandonnée qui se trouvait près d’une des portes, avec ordre de se jeter dans la ville dès qu’on baisserait le pont-levis, comme cela se pratiquait tous les matins ; lui-même, avec le reste de ses forces, va se poster sur les hauteurs voisines. La ruse réussit à souhait : les carlistes pénétrèrent dans la ville pêle-mêle avec le faible détachement qui occupait la porte et qu’une attaque soudaine avait effrayé ; dans les rues, les libéraux reprenant confiance, un combat assez vif s’engagea ; mais déjà Alvarez accourait et mettait ses pièces en batterie. Après une courte résistance, la garnison, réduite à 300 hommes, fut obligée de capituler. Peu curieuse en somme, la ville ne se distingue point des autres places fortes du moyen âge ; elle est bâtie sur une éminence dont son enceinte crénelée dominait les contours ; aujourd’hui les tours, écrêtées, coiffées de toits et percées de fenêtres, servent d’habitations particulières. Toutefois le château, vieux du temps des rois navarrais, était remarquable de conservation ; on m’en avait dit l’aspect élégant et solide à la fois, et je m’étais promis de le visiter. Mal m’en prit, comme on va le voir. J’avais quitté El Ciego sous une pluie battante, « par un temps d’hérétiques, » diraient ces bons Espagnols ; j’avais gravi la rampe caillouteuse qui monte vers La Guardia, j’avais reconnu une partie de l’ancienne enceinte, puis, franchissant une porte basse ouverte au flanc d’une grosse tour massive et carrée qui sert en même temps de clocher à l’église, j’étais entré dans la ville. Là, de tous mes yeux, je cherchai le fameux château ; hélas ! j’aurais pu chercher longtemps : depuis deux ans déjà il n’existait plus. Après la prise de la ville, les carlistes, peu soucieux d’y soutenir un siège à leur tour, s’étaient empressés de démanteler l’enceinte ; le château lui-même avait été livré aux flammes ; c’est ainsi qu’un peu plus tard les libéraux purent rentrer dans la place presque sans coup férir ; mais pour prévenir tout nouveau coup de main, avec les matériaux et sur l’emplacement du château démoli, ils construisirent à la hâte une sorte d’ouvrage avancé ; le donjon seul restait debout, sillonné du haut en bas par une large crevasse ; on s’en servit comme de magasin pour serrer les poudres et les munitions.

Or ce jour-là, ignorant encore de tous ces détails, je m’avançais sans défiance, les pieds dans la boue et le nez au vent comme un vrai curieux que j’étais ; je ne me lassais pas de regarder, je crois même que naïvement, pour éclaircir mes doutes, j’interrogeais quelques paysans qui passaient par là, quand tout à coup je me sens frapper sur l’épaule ; je me retourne, un caporal de la troupe était devant moi qui, joignant le geste aux paroles, m’ordonne de le suivre et me déclare que sans plus tarder on va me conduire devant le gouverneur de la place ; presqu’au même instant, quatre hommes m’entourent, baïonnette au canon. Plus de doute, on m’aura pris pour un espion : ces bons libéraux, à ce que je vois, depuis leur mésaventure avec Alvarez, ont appris à être prudens. Encore eût-il été plus logique que le caporal désignât simplement deux soldats pour m’accompagner, au lieu d’engager d’un coup toutes ses forces disponibles et de rester seul, comme il fit, à la garde du poste. Mais quoi ! on ne songe pas à tout. Déjà mes gardes s’étaient mis en marche et me conduisaient, haut le pas, par la grande rue, à travers la foule des femmes et des enfans qui s’amassaient sur les portes et m’accueillaient au passage de mille épithètes sonores et peu flatteuses.

Jusque-là pourtant, l’incident m’avait peu ému : à tout prendre, le caporal n’avait fait que son devoir en m’arrêtant ; je n’avais pas voulu discuter avec lui, mais devant ses chefs je n’aurais point de peine à me justifier. J’alléguerais l’ignorance absolue où j’étais que La Guardia eût conservé une telle importance militaire ; je déclinerais mon titre inoffensif de littérateur en voyage ; je montrerais à l’appui mon passeport visé, paraphé, timbré moyennant finances par le consul d’Espagne à Bordeaux. En tout cela, je comptais sans mon hôte, c’est le gouverneur que je veux dire. Un terrible homme en vérité, ce don Antonino Garcia Galan, lieutenant-colonel du régiment de Tolède ; brusque, maussade, à cheval sur le règlement, dur aux touristes et aux archéologues. Je crois le voir encore avec ses sourcils froncés, sa grosse taille portée en avant, dans toute sa personne cet air d’autorité dont certaines gens se couvrent comme de bonnes raisons. Il parlait sec et regardait de haut. Bref, ni mes explications, ni mon passeport, ni ma mine, rien n’eut le don de lui plaire. Aidé par un jeune officier qui se trouvait là et qui prenait pitié de ma peine, je lui traduisis de mon mieux les notes bien innocentes que j’avais prises sur mon carnet ; je lui offris d’envoyer chercher à mes frais dans la ville de Logroño, où ils étaient restés, mes papiers et mes bagages qui lui permettraient de constater mon identité : le tout en vain. Don Antonino était de ces sourds qui ne veulent rien entendre. « Eh quoi ! j’avais osé violer la consigne, pénétrer sans sa permission dans la zone militaire, étudier les fortifications d’une place de guerre comme La Guardia ! — il avait pour parler de cette bicoque, défendue par un bataillon et quatre pans de mur qu’on renverserait d’un coup de pied, une façon d’enfler la voix des plus divertissantes, — une pareille audace méritait châtiment. D’ailleurs j’étais Français, autant dire suspect ; sans doute je voyageais au compte du parti carliste : qui sait même si la France, elle aussi, ne nourrissait pas quelques intentions secrètes contre l’Espagne ! — Et comme j’avais un geste d’étonnement : — La chose s’était déjà vue, poursuivait-il d’un ton sentencieux, on ne pouvait prendre trop de précautions. Après tout, mes explications lui semblaient bien peu naturelles : se déranger, venir de si loin, pour quoi voir ? Un vieux château qui n’existait plus, et par un temps pareil encore, dans la boue, sous la pluie, est-ce que cela était vraisemblable ? tout bien considéré, il me tenait et il me gardait : c’était son dernier mot. » Devant une argumentation aussi bien suivie, je n’avais plus qu’une chose à faire, me résigner et me laisser conduire en prison, ce qui fut fait tout aussitôt. Don Antonino avait donné l’ordre aux soldats : pero que no le maltraten mais qu’on ne le maltraite pas ! eut-il la gracieuseté d’ajouter en se retirant.

Je passai tout un jour, gardé à vue, dans une chambre de la petite maison humide et nue, attenant aux remparts, qui servait de poste principal à la garnison, et le surlendemain matin, dès l’aurore, je fus remis aux mains de deux gardes civils, avec un compte-rendu détaillé de mon arrestation. Dans un petit conseil de guerre tenu à mon intention entre le colonel et ses officiers, il avait été convenu que je serais conduit par étapes jusqu’à Vitoria, capitale de la province, que là je m’expliquerais tout à loisir et que les autorités supérieures décideraient de mon sort : ce brave colonel, qui trouvait d’excellentes raisons pour me faire arrêter, ne voulait pas même savoir s’il n’en était pas de meilleures pour me relâcher. Il m’avait cru de bonne prise : cela lui suffisait ; de tout le reste il se lavait les mains comme Pilate et m’envoyait pendre ailleurs, s’il y avait lieu. Mais pourquoi donc s’avisa-t-il d’inscrire sur son rapport, comme je l’appris plus tard, qu’au moment même où je fus arrêté j’étais en train de tracer des dessins et de lever des plans ? À mon grand chagrin, je l’avoue, je n’ausu de ma vie tenir un crayon, et les papiers saisis sur moi pouvaient en faire foi au besoin. La même curiosité qui m’avait accueilli lors de mon arrivée par la grande rue m’attendait au départ. On a beau être fort de sa bonne conscience, très légèrement compromis en somme et plein de confiance dans l’arrêt des juges de Vitoria ou de Madrid, c’est une position délicate, quand on n’en a point l’habitude, que de cheminer ainsi entre deux gendarmes. Pour moi, lorsque j’y songe, je devais en l’occurrence faire assez triste figure. Ces regards de côté, ces sourires, ces réflexions malsonnantes qui m’éclaboussaient au passage et me frappaient à la face comme de la boue, tout cela m’était fort pénible, je dois le dire, et je mets cette journée-là parmi les plus mauvaises de ma vie. La route d’ailleurs était fort jolie ; la pluie avait cessé, et la nature rafraîchie se montrait dans tout l’éclat de son épanouissement printanier. Les arbres, les blés, les maïs étaient d’un vert éblouissant. Nous nous élevions lentement pour franchir la haute crête qui de ce côté borne la Rioja. Parfois un muletier, quelque petit propriétaire du pays, passait perché sur sa bête ; on s’arrêtait pour causer un peu, échanger une cigarette, et lui, tout en allumant, sans paraître me regarder, s’informait de moi à voix basse ; puis je le voyais cligner de l’œil et hocher la tête d’un petit air satisfait. A certain moment, mes guides, qui avaient l’habitude des lieux, pour éviter les détours interminables du chemin royal, tracé au flanc de la montagne, me proposèrent de couper au plus court par un sentier à eux familier. J’acceptai assez volontiers, et soufflant, suant, grimpant des pieds et des mains, nous parvînmes enfin au sommet. Si grandiose était le panorama qui se déroula sous mes yeux que j’oubliai un instant dans quelles conditions j’étais appelé à le contempler. A perte de vue s’étendait l’horizon tout drapé d’une buée légère que les rayons du soleil levant n’avaient pas encore complètement dissipée. Les deux Riojas, l’alavaise et la castillane, étaient devant moi avec leurs villages sans nombre, couleur de brique, tranchant sur le fond vert des vignobles et des champs de maïs. A cette distance, les hauteurs semblaient se fondre et n’apparaissaient plus que comme d’imperceptibles renflemens de terrain ; dans la campagne lumineuse, l’Èbre promenait son cours sinueux ; les arbres poussaient plus pressés sur ses rives, et de loin en loin, au travers du feuillage, on voyait ses eaux scintiller au soleil comme les écailles mobiles d’une couleuvre d’argent. Derrière nous enfin, au-dessus de nos têtes, bâti sur le roc à pic dont il continue les anfractuosités et dominant toute la contrée, s’élevait le château de San-Léon, invisible et presque imprenable de ce côté-là. Bientôt nous rejoignîmes la grande route ; mes gardes firent halte près d’un parc à bestiaux ruiné par la guerre et me remirent, contre un reçu, à deux autres de leurs camarades qui s’étaient assis en nous attendant et avec lesquels je devais achever l’étape.

Braves gardes civils ! sincèrement j’aurais tort de conserver trop longtemps rancune à don Antonino, puisque c’est à lui que je dois de les avoir connus. Institués sous Isabelle II par le duc de Ahumada, à l’imitation de la gendarmerie française, ils sont peut-être, avec les douaniers ou carabineros, le corps le plus méritant et le plus respecté de l’armée espagnole. Eux aussi, ils vont deux par deux d’ordinaire ; c’est ce qu’on appelle un couple, una pareja, leur uniforme est en tout semblable à celui que nous connaissons : redingote et pantalon de drap bleu, larges buffleteries jaunes, sans oublier le traditionnel tricorne posé droit sur le front ; seulement cette coiffure, par économie, au lieu de galons d’argent, n’est bordée que de coton. Durant les quatre jours que s’est prolongée ma captivité, j’ai pu les voir de près, étudier leur esprit, leurs mœurs, leur caractère ; comme de raison, ils se montraient d’abord assez froids et se croyaient forcés de me tenir à distance, mais ils ne tardaient point à s’humaniser, et me parlaient alors à cœur ouvert. Le métier de gendarme n’est guère aisé en Espagne, les têtes sont chaudes dans le peuple, les mains promptes ; avec cela un grand mépris de la vie ; pour un oui, pour un non, sous le prétexte le plus futile, les navajas sortent de la ceinture, les escopettes partent toutes seules ; qu’il y ait mort d’homme, l’assassin gagne la sierra. Et cependant, si les brigands sont encore là-bas plus nombreux que chez nous, ce n’est point la faute de la garde civile, de son courage ni de son dévoûment : en dépit des montagnes dont elle-même connaît admirablement toutes les retraites et tous les sentiers, elle eût depuis longtemps déjà purgé le pays ; mais les événemens politiques l’ont détournée trop souvent de cette tâche nécessaire. A chaque moment de crise ou même d’embarras, comme on les sait fidèles, incapables de trahir leur devoir, le gouvernement a recours aux gardes civils. Combien de fois leur a-t-il fallu, au détriment de la sécurité publique, s’interrompant dans la poursuite des voleurs ou des assassins, se mêler au jeu de la politique, aider au pouvoir des uns, surveiller l’ambition des autres, déjouer les intrigues et les complots ! tout récemment, pendant la guerre, gardes civils et carabiniers ont été employés contre les carlistes, au même titre que les troupes régulières ; que la nécessité fût grande, le péril imminent, toujours est-il qu’en leur absence les lignes de douanes restaient ouvertes et les campagnes privées de surveillance. Forcés de vivre, eux et leurs familles, — car ils peuvent se marier, — d’une modique solde très irrégulièrement payée, ces braves gens ne cessent d’exposer leurs jours pour la défense de l’état ou de la société ; puis, quand l’âge est venu, on les congédie avec une petite pension ; mais de cette pension même, s’ils n’ont pas quelque protecteur puissant, ils risquent fort de ne jamais percevoir un sou ; la pénurie du trésor ne permet point de payer les vieux soldats ailleurs qu’à Madrid ou dans les grandes villes. Que faire alors ? Ils vont travailler aux champs, et ceux qui n’ont plus la force ou la santé se mettent à mendier ; qu’on ne crie pas à l’exagération, la chose s’est vue. Voilà ce qu’ils me racontaient eux-mêmes sans récriminations, sans colère, mais d’un ton attristé qui trahissait la crainte de l’avenir et qui m’allait au cœur.

Des deux gardes formant la pareja qui m’emmenait vers Peñacerrada, il en est un surtout dont je me souviens avec reconnaissance. C’était un caporal ; sa longue figure maigre, sa moustache rousse, ses membres osseux, son corps haut et fluet rappelaient d’assez près le type de don Quichotte, mais de don Quichotte à pied ; il cheminait par grandes enjambées, le dos un peu voûté, hochant parfois la tête et mâchonnant tout bas comme font les vieux grognards ; au demeurant, le meilleur cœur du monde. Plus clairvoyant que le colonel, avec ce tact que donne la fréquentation habituelle des vrais coquins, il avait compris tout de suite que je n’étais pas un criminel ordinaire, et, sans se faire prier, il s’était mis à causer avec moi. Sa conversation était pleine d’enseignemens. « Et d’abord, me disait-il, faisant allusion à ma mésaventure, il ne faut pas vous chagriner pour si peu ; j’en sais plus d’un qui a passé par là comme vous et que ça n’a point gêné pour faire son chemin. Connaissez-vous le général Topete ? Il était bel et bien accusé de complot. Je vous parle du temps de la reine ; on l’avait arrêté à Santofia, où il prenait les bains, et j’étais chargé de le conduire jusqu’à Madrid. Le voyage se fit à ses frais : deux jours entiers en voiture ou en wagon, et toujours aux premières places ! J’étais assis à côté de lui, pensez si je me trouvais bien, moi qui ai l’habitude de mener mon monde à pied ! A Madrid, où l’on nous attendait, je rédigeai mon rapport et je fis remise de mon prisonnier : je ne l’ai plus revu depuis ; mais j’ai appris par les journaux qu’il avait su se tirer d’affaire ; on en a fait un ministre, je crois. C’est comme le général Moriones ; un jour, quelques camarades et moi, nous reçûmes l’ordre de l’arrêter, toujours histoire de complot. Que lui importe maintenant, n’a-t-il pas eu un bel avancement, lui aussi ? Moi seul je suis resté au même point que jadis, et je ne m’en étonne pas trop ; mais vous Voyez par là, jeune homme, que rien n’est encore perdu pour vous, et que bien souvent les gardes civils auraient tout profit à changer de place avec leurs prisonniers. »

Tout en causant de la sorte, nous étions arrivés au terme de l’étape ; par une vraie fatalité, un bataillon de passage faisait halte en ce moment dans Peñacerrada : sur la grande place ; on voyait les sacs répandus par terre, les fusils appuyés aux murs des maisons ; réunis par petits groupes, les hommes fumaient et riaient ; il me fallut passer au milieu d’eux, subir de nouveau ces regards curieux, ces lazzis, qui déjà m’avaient été si pénibles. D’ailleurs j’allais dire adieu à mes deux compagnons de route ; une seule étape me séparait encore de Vitoria, où deux autres de leurs camarades devaient me conduire sous peu. Ils échangèrent quelques mots avec un petit vieux qui raccommodait des chaussures à l’entrée d’une grande maison humide et sombre ; le vieux se leva, me regarda en ricanant, me débarrassa prudemment du bâton que je portais à la main ; je me sentis poussé dans un endroit ténébreux ouvert au fond de l’allée à droite, puis une grosse porte munie de verrous et percée d’un judas se referma sur moi. J’étais dans la prison de Peñacerrada, et quelle prison, grand Dieu ! C’est bien le plus vilain endroit où jamais honnête homme ait été forcé de mettre les pieds. Qu’on se figure un espace à peu près carré, sorte de basse-fosse qu’éclaire à demi un étroit soupirail en pente placé près du plafond, hors de la portée de la main ; le sol de terre battue est jonché d’immondices et de débris suspects, les pieds littéralement enfoncent dans le fumier ; dans un coin, pour tous meubles, un lit de camp aux planches pourries, et par-dessus, pourrie également, réduite en bribes, empestée, un tas de paille de maïs qui s’étale et déborde de tous côtés. Désormais je pourrai dire sans métaphore que j’ai connu la paille humide des cachots.

Après mûr examen, comme il me répugnait de m’asseoir dans toute cette ordure, je pris le parti de rester debout ; alors, par désœuvrement, un peu aussi par curiosité, l’idée me vint d’examiner les inscriptions et les dessins dont, selon l’usage, mes prédécesseurs avaient illustré les murs de l’endroit. Autant que je pus comprendre, à l’occasion de la guerre carliste il avait dû servir tour à tour aux prisonniers des deux partis. Tout d’abord, près de l’entrée, une inscription en grosses lettres, à l’orthographe indépendante, attire le regard : elle raconte mélancoliquement l’histoire de deux pauvres diables, deux libéraux, qui restèrent dix-neuf mois au pouvoir de leurs ennemis : tout le jour ils travaillaient dans les mines des environs, le soir on les enfermait dans ce bouge ; si j’en juge par moi-même, ils ont dû trouver le temps long ! Sur un autre mur, à droite, est le portrait en pied de don Carlos, fort ressemblant ma foi, et largement traité aux deux crayons, plâtre et charbon : c’est l’œuvre, à n’en pas douter, de quelque carliste convaincu, car il a pour exergue ces mots tracés d’une main ferme : Viva Carlos septimo el rey ; le duc de Madrid porte l’uniforme qu’il avait à la tête de ses troupes, le poing droit fièrement campé sur la hanche, l’autre main au pommeau du sabre, grandes bottes et béret à gland. Que de portraits officiels ne valent point celui-là ! D’autres carlistes ont écrit sous leur nom le bataillon et la compagnie auxquels ils appartenaient ; puis Viennent des pensées, des exclamations, qui ne sont d’aucun parti, mais qui n’en semblent pas moins sincères : « cette prison est pire que l’enfer, » — des vers, des injures aussi, des ordures, tout ce que la colère et l’ennui peuvent inspirer à des hommes privés de liberté.

Quoi qu’il en soit, j’eus bien vite épuisé ce genre de distraction, car le cachot n’était pas grand ; à moins de graver moi-même mon nom sur les murs, qu’allais-je faire pour tuer le temps ? Les heures s’écoulaient avec une lenteur désespérante, je me sentais pénétré de froid jusqu’aux os ; de plus l’obligation de passer la nuit dans des conditions semblables ne contribuait pas peu à assombrir mes idées. Je profitai d’un moment où le savetier, mon gardien, venait curieusement glisser un coup d’œil par le guichet de la porte, et, du plus poliment qu’il me fut possible, je le priai de transmettre mes réclamations à qui de droit. Les seules autorités de la ville étaient alors le maire ou alcade et un sergent de la garde civile. Tous deux, fort obligeamment, se rendirent auprès de moi ; mais l’alcade, on le comprend, qui occupait avec les siens l’étage supérieur de la maison même dont le bas servait, de cachot, ne tenait guère à m’offrir l’hospitalité ; de son côté le sergent semblait réfléchir : il hésitait entre l’exécution stricte de sa consigne et je ne sais quelle bienveillance naturelle qui se trahissait dans ses paroles. « Oui, j’en conviens, me disait l’excellent homme en promenant un regard de dégoût sur le lit de camp odieusement, souillé, on ne peut pas vivre ici ; ce lieu n’est pas. convenable, même pour un criminel. Que voulez-vous ? la guerre n’a permis de rien entretenir ; pourtant prenez patience, dès demain, vous serez, à Vitoria, et là, vous vous trouverez tout à fait bien, je vous le promets. La prison de Vitoria est toute neuve, et claire et propre ; avec, celle de Vergara, je n’en connais pas de plus belle. Vous verrez, vous-même, » ajouta-t-il naïvement sans y entendre malice. Or, le croirait-on ? cette perspective séduisante ne me consolait qu’à moitié ; j’insistai de nouveau, je dis que je consentais à être enfermé partout où l’on voudrait, pourvu que ce ne fût pas dans une fosse à fumier ; je jurai mes grands dieux que je ne tenterais aucune évasion et que je resterais toujours prêt à répondre au premier appel. Bref, au bout d’une heure j’étais installé dans le propre quartier des gardes civils. Foin du vieux savetier qui m’avait donné un verre d’eau où nageait une araignée ! La femme d’un des gardes se mit en cuisine à mon intention ; on me servit le puchero national, les sardines frites à l’huile selon la mode d’Espagne, et, je dois le dire, jamais régal improvisé ne me parut aussi délicieux.

Cependant, à peine arrêté, j’avais prévenu par dépêche un de mes amis les plus dévoués de la sotte situation où je m’étais mis ; je comptais à Madrid même, plusieurs personnes qui s’intéressaient à moi et qui connaissaient déjà le but de mon voyage : le malentendu ne pouvait plus être de longue durée. Le soir, à la veillée, tous les hôtes du cuartel étaient réunis dans la cuisine autour de la grande cheminée ; là aussi on parlait de la guerre ; un des assistans, au milieu du silence général, racontait cette première et terrible attaque de Somorrostro à laquelle lui-même avait pris part, quand un bruit soudain d’armes et de chevaux ébranla les rues caillouteuses de Penacerrada et fit trembler les vitres fouettées par la pluie. C’était un détachement de la garde civile, commandé par un capitaine, qui arrivait de Vitoria avec ordre de me relâcher immédiatement. Quel meilleur usage pouvais-je faire de ma liberté, à cette heure et par l’horrible temps qu’il faisait alors, que de profiter jusqu’au bout de la gracieuseté de mes hôtes ? J’allai me mettre au. lit, et le lendemain seulement, après avoir serré cordialement, la main au brave sergent et à ses compagnons, je pris à pied la route de Vitoria. Cette fois encore je marchais avec la pareja, que les besoins du service appelaient vers la ville, mais librement, en camarade. Aussitôt mon arrivée dans la capitale de la province, je me hâtai d’aller rendre mes devoirs au général Quesada, commandant en chef de l’armée du nord : c’est à son empressement de bon goût que j’avais dû de ne point connaître, après les autres, la prison de Vitoria. J’ai eu plus tard, l’occasion de la visiter, cette fameuse prison : elle est réellement fort belle, spacieuse, aérée, commode, et mérite sa réputation. Bâtie selon les systèmes les plus nouveaux, elle est de forme circulaire ; elle ne comprend qu’un étage et se compose, en haut comme en bas, de trois galeries disposées en rayons et percées de cellules, qui convergent vers un même point. Du centre de l’édifice l’œil en embrasse toutes les parties ; pendant le jour les détenus, sortant de leurs cellules, causent, fument et se promènent dans le préau du bas sous la surveillance incessante de trois gardiens armés. En ce moment, ils étaient près d’une centaine, neuf parmi eux avaient les fers aux pieds, des fers très lourds qu’ils traînaient à grand bruit : ceux-là étaient les hommes dangereux, les assassins ; un surtout, robuste, les bras velus, coiffé d’un béret rouge, me frappa par son air bestial ; enrôlé dans une bande, il avait, m’assure-t-on, fait la guerre pour son propre compte et commis des atrocités. Pour dire vrai, quand je vis les compagnons d’infortune que le hasard m’avait un moment destinés, je ne songeai plus à me plaindre, et tout bas je me félicitai de n’avoir eu à partager avec personne mon cachot infect de Peñacerrada !


II

Vitoria porte dignement son nom sonore et fier : ses rues nouvelles percées au cordeau, ses maisons blanches, ses miradores ou balcons vitrés comme autant de cages de verre, ses places, ses jardins, entretenus avec un soin dont Madrid même pourrait être jaloux, la mettent au rang des plus charmantes cités de l’Espagne. Les monumens publics y sont nombreux, comme il convient à une capitale : c’est d’abord le palais de la députation provinciale, édifice gréco-romain, d’un style un peu lourd, mais dont j’aurais mauvaise grâce à contester le mérite architectural, tant les Alavais paraissent l’avoir en vénération : en bas est la salle des réunions, où les cinquante-six députés des communes, élus chacun selon des procédés différens, discutent et décident en commun des affaires de la province ; en haut se conserve dans les archives l’exemplaire original des fueros ou privilèges d’Alava ; c’est encore, outre la prison, le théâtre, fort bien installé, l’hôpital, merveilleusement tenu, enfin cet admirable hospice des enfans trouvés qui n’a pas son équivalent chez nous. La maison, secourue simultanément par l’argent de la province et les dons volontaires des particuliers, ne compte pas moins de cinq cents pensionnaires inscrits, et de l’air, de l’espace pour les loger tous ; mais là-dessus une cinquantaine sont en apprentissage dans la ville, les autres pour la plupart vivent aux environs chez des cultivateurs qui les habituent aux travaux des champs. Cette mesure a donné les meilleurs résultats. Dès qu’ils ont atteint quatorze ans, leurs maîtres sont tenus de payer annuellement pour eux une petite somme : mise de côté, elle sert à leur composer une masse qu’ils trouveront en sortant ; du reste l’administration les suit jusqu’au jour de leur mariage, et même alors elle leur fournit les moyens d’entrer en ménage. A quelque moment que ce soit, l’enfant réclamé est aussitôt rendu sans aucuns frais à ses parens ; pour éviter toute confusion, un registre spécial contient le détail exact des moindres circonstances où il fut déposé ; beaucoup de ces petits malheureux portent sur eux un objet quelconque, un coin de linge marqué d’initiales, un bijou, et tous ces indices sont précieusement conservés. Ce sont des sœurs qui s’occupent de la direction intérieure de l’hospice, avec quel soin, quelle propreté, quelle vigilance, je ne saurais le dire assez : successivement elles me montrèrent, avec une petite fierté bien légitime, les grands dortoirs parquetés, cirés, resplendissans, la lingerie pleine jusqu’au faîte de serviettes et de draps empilés, la cuisine aux chaudières reluisantes ; mais la chambre du tour surtout m’intéressait. Au fond d’une grande salle claire, ouvrant sur les jardins, sont deux petits lits de fer, garnis de rideaux blancs ; dans l’un, pendant la nuit, couche la sœur de garde ; l’autre attend toujours la pauvre créature que la misère ou la honte viendra confier à la charité. A droite, encastré dans la muraille, tout tapissé de langes comme un berceau, le tour, qui vire sur lui-même avec un bruit de sonnettes ; il donne de l’autre côté sur une petite ruelle sombre, abandonnée, propice au mystère. Au tintement bien connu de la sonnette, la sœur se lève, l’enfant est recueilli, adopté, et la mère coupable n’est plus tentée d’ajouter le crime à la faute. Parmi ces infortunées qui confient aux bonnes sœurs de Vitoria le fruit de leurs entrailles, il est, m’a-t-on dit, plus d’une femme française venue pour chercher en Espagne le secret de son déshonneur, que la loi de notre pays ne lui permet pas ; peut-être, dans l’intérêt même de la société et de la morale, pourrions-nous être plus indulgens. Ne vaut-il pas mieux pour le nouveau-né le tour et son discret asile que le lit du fleuve ou la bouche de l’égout ? D’ailleurs il ne semble pas que le voisinage de l’hospice rende en Alava la débauche plus fréquenté ; bien loin de là, cette population est des plus honnêtes de l’Espagne, et l’infanticide y est absolument inconnu.

Tous ces édifices qui composent proprement dit la ville moderne s’étendent dans la plaine à proximité du chemin de fer, dont la gare déverse autour d’elle l’animation et la vie ; mais Vitoria garde aussi des titres à l’admiration des archéologues. Bâtie de toutes pièces en 1181 sur l’emplacement du minuscule village de Gasteiz par don Sanche le Sage, roi de Navarre, que menaçaient alors ses voisins de Castille et d’Aragon, la vieille ville occupe les pentes et le sommet d’une éminence où l’on atteint par des rampes de pierre. Là se trouve, intacte dans sa grandeur farouche, l’antique demeure seigneuriale de Villasuso, qui existait bien avant la ville et près de laquelle vinrent se grouper les habitations nouvelles ; en face était celle du comte de Salvatierra, le malheureux chef des communeros : vaincu par Charles-Quint, il mourut misérablement en prison, tandis que ses biens étaient confisqués et que sur le sol de sa maison rasée on semait du sel en signe d’exécration ; l’emplacement en est occupé maintenant par des greniers, publics. Vers le même endroit s’élève la curieuse église de San-Miguel, contemporaine de la fondation de la ville et depuis lors dépositaire du fameux couteau vitorien, sur lequel le syndic général de la cité était tenu de prêter serment : « Jurez-vous d’accomplir honnêtement et loyalement votre devoir ? demandait-on au futur magistrat. — Oui, je le jure ; répondait-il. — Si vous ne le faites pas, continuait la formule, c’est avec ce couteau qu’on vous coupera la tête. » On peut voir encore, dans la partie extérieure de l’abside, fermé d’une pierre plate et défendu par une grille en fer, le petit caveau où gisait la redoutable relique ; mais à la faveur des troubles qui depuis quarante ans déjà agitent le nord de l’Espagne, la clé qui servait à ouvrir la grille s’est perdue, dit-on : personne ne s’est plus occupé du couteau, qui doit être aujourd’hui complètement mangé par la rouille, et le sacristain lui-même, malgré son âge, déclare ne l’avoir jamais vu. Toutes les rues avoisinantes ont retenu après cinq siècles leurs noms marchands et pittoresques qui rappellent les corps de métiers : calle de la Herreria, de la Pintoreria, de la Cuchilleria, de la Zapateria, celle-ci toute pleine encore de savetiers, de pelletiers, de selliers, empestant la poix et le cuir ; les maisons elles-mêmes racontent le passé et trahissent leur date par la richesse de leur façade, la forme des arcs, la disposition des portiques et des tourelles. A plusieurs d’entre elles s’attachent des souvenirs historiques ; des rois, des papes y logèrent : Adrien VI, François Ier, Alphonse le Sage de Castille. Aussi, dans Notre-Dame de Paris, M. Victor Hugo pouvait-il chez vitoria comme « une ville gothique, entière, complète, homogène ; » pourtant, il faut le reconnaître, cette appréciation devient moins vraie chaque jour. Par le fait de l’importance, toute nouvelle que lui donne sa situation intermédiaire sur la voie ferrée d’Hendaye à Madrid, Vitoria semble destinée à se transformer complètement. Là, comme ailleurs, les nécessités de la civilisation moderne ont commencé à porter la pioche jusque dans les vieux quartiers ; on nivelle les pentes, on élargit les rues, on remplace les sombres boutiques et les appartemens ténébreux par d’élégans magasins et des maisons aux gais balcons. N’était la guerre qui a retardé tous les travaux, la municipalité n’eût pas différé plus longtemps certaines améliorations jugées indispensables, mais qui changeront d’autant la physionomie de la vieille cité. Pour ma part, je n’y trouve point à redire : ce qu’il faut condamner, ce n’est point l’activité intelligente qui modifie, perfectionne, toujours en quête du mieux, c’est le vandalisme brutal détruisant pour détruire, sans une idée, sans un but, sans même le désir ou le pouvoir de réédifier jamais.

Comme Pampelune, Vitoria, quoique ville ouverte, a joué un rôle pendant la guerre ; profitant de la période d’inaction qui suivit la mort de Concha, les carlistes avaient étendu leurs avant-postes jusqu’à ses abords, retranchés à la hâte, si bien que vers le mois de juin 1874 elle était entièrement coupée de ses communications. Au général Quesada revient l’honneur de sa délivrance. L’ennemi, fort de 16 bataillons environ, occupait, sous les ordres de Pérula, une série de positions qui allaient de Subijana à Treviño en passant par Nauclarès ; Quesada le trompe sur ses intentions, feint de vouloir se porter vers le centre, puis, le moment venu, attaque énergiquement par la droite. A l’autre bout de la ligne, l’aile gauche des libéraux, abandonnée à elle-même devant des forces supérieures, fut quelque temps compromise : une diversion brillante, due au colonel de cavalerie Contreras, la sauva. Ce brave officier ne disposait que d’une centaine de lanciers formant un escadron de marche attaché à la division ; mais c’est là le propre de ces guerres de montagnes que les succès même les plus importans y dépendent bien moins de la proportion des forces que de l’opportunité des manœuvres. Malgré le désavantage du terrain, il sut charger avec un tel à-propos et une telle ardeur les Navarrais qui attaquaient à la baïonnette que, saisis d’une panique inexprimable, ceux-ci lâchèrent pied et prirent la fuite à travers les fondrières et les ravins, où ils s’écrasaient en tombant. Bientôt après arrivèrent à bataillons de renfort qui rétablirent les affaires. En même temps, grâce aux habiles dispositions du général en chef, Trevino était occupée presque sans coup férir ; la position de Nauclarès, tournée par la droite, tombait d’elle-même au pouvoir des libéraux : la route de Vitoria était libre ; et ce premier et glorieux avantage allait avoir sur l’issue des opérations dans le nord une importance décisive. A la paix, le vainqueur a été nommé maréchal ; il s’était déjà fait connaître au Maroc par ses qualités de prudence et de sang-froid, mais cette distinction récompensait en lui le caractère autant et plus que les services : un caractère loyal, intègre, incapable de transiger avec le devoir. Fils du général Quesada, mis en, pièces par le peuple de Madrid, et comme lui parfait caballero, il a toujours évité de se mêler de politique, sa vie militaire est pure de tout pronunciamiento, et certes l’éloge a bien sa valeur lorsqu’on réfléchit que la plupart des généraux de l’Espagne, hommes d’honneur en tout le reste, n’hésitent pas à se prononcer, c’est-à-dire à retourner contre le gouvernement même qui le leur a confié le pouvoir qu’ils ont dans les mains. Au physique, de taille plutôt petite que grande, le corps un peu replet, grisonnant, il a cet air à la fois réfléchi et résolu qui dénote les hommes parvenus surtout à force de persévérance, de travail et d’énergie.

La présence du quartier-général et d’une partie des troupes de l’armée du nord met en ce moment dans la ville encore plus de bruit, d’animation et de gaité. Chaque matin, sous mes fenêtres, passaient un ou deux bataillons allant à l’exercice : les clairons, de même forme, mais plus petits, plus durs que les nôtres, lançaient dans l’air leurs notes criardes et précipitées, les hommes suivaient d’un pas rapide, et c’était plaisir de les voir, le teint bronzé, l’air résolu sous leurs uniformes un peu fripés par la dernière campagne, défiler, puis disparaître en bon ordre au tournant de la rue. Les Espagnols sont peut-être les plus vaillans marcheurs que l’on connaisse : cela tient à l’habitude des courses forcées dans un pays privé de communications, semé d’obstacles de toute sorte. Or depuis les succès récens de l’armée allemande, par une pente assez naturelle, qu’il s’agisse de détails d’exercice, de discipline ou de casernement, la mode est là-bas d’imiter un peu en tout les Prussiens : il n’est pas jusqu’à l’allure du soldat qu’on n’ait essayé de rendre moins fantaisiste, moins indépendante, moins méridionale en un mot. Quand le bataillon s’ébranle, c’est à qui parmi ces braves garçons élèvera bien exactement le genou d’un mouvement automatique à la hauteur voulue par la théorie et le rabattra pesamment sur le sol ; mais bientôt la théorie est mise en oubli, les jambes s’allongent souples et nerveuses, chacun reprend son allure ordinaire, et sincèrement les chefs auraient tort de s’en plaindre, puisque c’est de ce même pas, élastique et léger, qu’on voit leurs hommes faire sans sourciller jusqu’à quinze lieues par jour.

Extérieurement le fantassin espagnol a beaucoup de rapports avec le soldat français : petit de taille comme lui, nerveux, agile, bien découplé. Du reste l’uniforme est identique : longue capote bleue et pantalon garance, tirant l’œil. Certes je ne désire ni ne prévois, comme l’estimable lieutenant-colonel du régiment de Tolède, que les affaires se brouillent de longtemps entre la France et l’Espagne ; pourtant, amis ou ennemis, à 800 mètres de distance, je mets en fait que deux corps de troupes des deux nations auraient grand’peine à se reconnaître, et la chose mérite d’être relevée. Seule la coiffure est un peu différente : faite de cuir et de drap gris, plus légère que le schako, plus résistante que le képi, elle tient lieu de l’un et de l’autre. Quant aux chaussures, à tous les souliers réglementaires, l’Espagnol préfère de beaucoup les alpargatas, ces sandales à semelles de corde que tout le monde connaît, garnies au bout d’un morceau de toile et retenues par deux cordons qui s’attachent en se croisant autour de la cheville ; rien n’est commode, surtout pour marcher dans les montagnes et l’habitude aidant, comme cette chaussure légère, silencieuse, qui laisse le pied libre et le protège sans le blesser : avec elle, il semble qu’on aille naturellement plus vite. Pourtant elle communique à l’ensemble de la tenue je ne sais quel air de misère et de délabrement qui sied mal chez un soldat, et je me rappellerai toujours l’étonnement dont je fus saisi quand pour la première fois je vis dans Pampelune, à la porte des monumens publics et des casernes, les sentinelles monter ainsi la garde, les pieds nus. En outre, par un temps de pluie ou de neige, l’alpargata perd beaucoup de ses avantages ; mais un bon Castillan ne s’inquiète pas pour si peu, et s’il lui faut faire tout ou partie de l’étape avec ses sandales mouillées, il compte pour les sécher sur le soleil de l’après-midi ou le feu du prochain bivouac.

Comme force de résistance en effet, comme patience, comme énergie, le soldat espagnol n’a point son pareil dans aucune armée de l’Europe. Pourvu d’un grand fonds de gaîté et de philosophie, ce petit troupier, comme nous disons, el chico, comme on dit là-bas, supporte indifféremment les privations, l’absence de sommeil, la fatigue, la pluie, le chaud et le froid ; sobre au-delà de toute expression, d’une sobriété qui tient à la race et dont l’intendance militaire abusa trop souvent pour se permettre dans les distributions de vivres les retards les plus imprudens, capable par exemple de vivre un jour entier avec un oignon cru, une feuille de salade et une cigarette ; avec cela très discipliné, quoi qu’on en croie, tout disposé à obéir dès qu’il sent, au-dessus de lui une autorité ferme et juste qu’il peut respecter. Dans les circonstances graves, son courage est à toute épreuve, sa solidité inébranlable ; il a en lui du sang de ses anciens, de ces vaillans tercios, qui pendant plus d’un siècle, de Pavie à Rocroy, firent l’admiration et la terreur de l’Europe. Pourtant il n’apporte pas en face de l’ennemi ce mépris de la vie, cette témérité un peu fanfaronne qui semble pousser le soldat français vers un péril qu’il peut éviter et qu’on a définie assez justement : « le luxe coûteux du courage ; » en dépit de son tempérament méridional il est alors calme, grave, presque réfléchi ; mais une fois parti, rien ne l’arrêtera plus. Sa gaîté, très réelle, est aussi moins bruyante, moins tumultueuse que la nôtre : un air de jota, quelques tours de danse et le voilà content. Pour divers motifs, dont le principal sans doute est une raison d’économie, la plupart des musiques militaires en Espagne valent peu de chose ou rien ; en revanche il n’est pas de compagnie qui ne compte pour le moins cinq ou six guitaristes. Dans les expéditions, dans les marches, posé en travers sur leur dos, au-dessus du petit sac de toile bourré des mille bibelots du soldat en campagne, leur instrument les suit partout ; certes la charge était déjà bien lourde : les vivres, parfois pour plusieurs jours, le fusil, les cartouches, la couverture ; mais une guitare en somme, cela pèse si peu, et ses flancs sonores tiennent en réserve tant de joie et d’oubli ! Aussi, en cas de pluie, c’est à elle qu’on songe avant tout et nul n’hésite à se sacrifier pour la mieux garantir. Puis pendant les haltes, aux veillées, on la découvre religieusement, un grand cercle se forme, le musicien pour préluder essaie quelques notes graves. Et maintenant si quelques fillettes du voisinage, attirées par ce ronflement bien connu, se présentent dans l’assemblée, la fête sera complète, et les danseurs ne leur manqueront pas. Du reste tout se passe le plus correctement du monde, sans brutalités, sans tapage : une gourde de cuir, remplie d’eau, passant de bouche en bouche, sert à désaltérer l’assistance. La musique et la danse ! Sur ces deux points-là, carlistes ou libéraux, tout le monde se rencontrait. On n’a pas oublié l’aventureuse expédition de Martinez Campos, s’engageant en plein hiver au cœur du Baztan, au milieu même des ennemis qui n’avaient plus qu’à se rabattre sur lui, pour le tenir enfermé comme dans une ratière ; la colonne libérale fit route plusieurs jours par un temps affreux, sans chaussures, presque sans vivres, à travers des sentiers de chèvres, obstrués de neige, où les hommes souvent étaient forcés de passer un par un ; or à peine entrés dans Elisondo, avant même de songer à dormir ou de chercher du pain, les soldats couraient après les filles de la ville et séance tenante se mettaient à danser. De même dans l’autre camp : après la dernière affaire de Peña Plata, la lutte finie, obligés d’abandonner leurs armes en passant la frontière de France, les carlistes n’eurent garde d’abandonner leurs guitares et les emportèrent avec eux à Poitiers, à tours, au Mans, dans les villes de l’intérieur où ils devaient être internés.

On s’étonnera peut-être qu’avec de tels élémens l’armée espagnole n’ait pas obtenu dès le début du soulèvement carliste des succès décisifs et que la lutte contre les bandes à peine organisées d’un Saballs ou d’un Santa-Cruz ait pu durer assez longtemps pour leur permettre de devenir une armée à leur tour ; mais il faut tenir compte des embarras intérieurs créés par la révolution de 1868, puis par le départ du roi Amédée, de la faiblesse des gouvernans, de la pénurie du trésor, enfin du manque d’officiers suffisans. Assurément, comme courage personnel, les chefs valent les soldats ; chez tous, à tous les grades, la bravoure est incontestable : toujours les premiers au feu, ils marchaient en avant, pincés dans leur petite tunique de drap bleu, la casquette crânement posée sur l’oreille, dans la main gauche un revolver, dans la droite cette légère canne à pomme d’or qu’ils ont partout avec eux et qui leur est comme un bâton de commandement, encourageant leurs hommes de l’exemple et de la voix, aussi calmes, aussi intrépides que s’ils allaient à la promenade. Mais la valeur et le sang-froid ne suffisent plus aujourd’hui, et, sauf quelques exceptions brillantes, le corps des officiers manque des connaissances et des qualités toutes spéciales qu’exige la guerre moderne : ils n’ont pas assez étudié. En général ils sortent beaucoup trop jeunes des écoles : on heurte à chaque pas dans les rues des capitaines imberbes et qui n’ont pas vingt ans, des lieutenans joufflus qu’on prendrait pour des collégiens en rupture de ban, et l’on ne peut se défendre d’une impression de malaise en entendant ces enfans, ces blancs-becs, comme on les appelait chez nous, commander de leur voix jeunette à de vieux soldats éprouvés. D’ailleurs les besoins de la dernière guerre et précédemment aussi les nombreux pronunciamientos après lesquels chaque général révolté, heureux ou malheureux, recevait, à titre de récompense ou de consolation, un grade de plus pour lui-même et pour tous ses complices, ont fait contre toute prévision monter au rang d’officiers des gens que leur seul mérite ou simplement leur caractère rendaient indignes d’y aspirer jamais. Tout cela joint à certains vices d’organisation, comme la séparation établie entre le grade et l’emploi, ou la possibilité pour les corps spéciaux d’obtenir de l’avancement dans les rangs de la ligne, nécessite de grandes réformes, et, si j’ai bien compris, les personnes les plus éclairées du pays et même de l’armée sont les premières à en convenir.

Dès le printemps de l’année dernière, une partie des troupes a pu rentrer dans ses foyers ; toutefois le rôle de l’armée n’est point terminé : si les Basques ont posé les armes, cette soumission n’a pas été volontaire, longtemps encore ils regretteront leurs fueros, et jusqu’à ce que le calme soit revenu dans les esprits, des forces considérables, 60,000 hommes pour le moins, doivent occuper le pays carliste. En même temps, le gouvernement est forcé de faire face aux exigences toujours croissantes de la guerre d’outremer. Neuf ans déjà se sont écoulés depuis qu’un jeune propriétaire créole à la tête de quelques amis et de ses serviteurs a soulevé dans un coin de l’île l’étendard d’une nouvelle république, et par un fait inouï, à travers des alternatives de succès et de revers, l’insurrection dure encore. En vain les Espagnols ne veulent-ils voir dans leurs adversaires qu’un ramassis de nègres fugitifs et d’aventuriers sortis de toutes les nations ; en vain chaque courrier de la Havane apporte-t-il le détail de nouveaux succès et prédit-il pour la quinzaine suivante l’anéantissement des bandes rebelles ; en vain le gouvernement de Madrid expédie-t-il coup sur coup ses plus beaux régimens et ses meilleurs généraux, Jovellar après Valmaseda, Martinez Campos après Jovellar : l’argent, les hommes, les réputations mêmes sombrent tour à tour dans cet abîme sans fond. Aussi dans le peuple, malgré l’assurance des journaux toujours bravaches et vantards, on commence à ne plus parler de Cuba qu’avec une sorte de terreur superstitieuse. Tant de beaux jeunes gens sont partis là-bas qui ne sont point revenus ! D’autres, plus heureux, ont pu revoir la mère-patrie, mais ils ont dit ce qu’ils avaient souffert : la guerre sauvage, sans quartier, l’ennemi insaisissable dans ses montagnes et ses maquis, les longues marches à travers les marais empestés, les pluies, la misère, la faim, le vomito plus meurtrier encore que les rifles ou le machete des rebelles, la fièvre dévorante, les mois entiers vécus à l’hôpital. Durant mon séjour forcé à La Guardia, le jeune sous-lieutenant commis à la garde du poste avait sans façon lié connaissance avec moi ; de fil en aiguille, il m’apprit qu’il avait un frère déserteur de l’armée, devenu capitaine dans les rangs carlistes ; pendant cinq jours, à Bilbao, ils s’étaient trouvés l’un en face de l’autre aux avancées, tandis que leurs soldats tiraillaient sans relâche ; à la dispersion des troupes rebelles, le carliste avait passé en France, et pour l’instant il était interné dans le département de l’Aveyron, à Millau, où il se trouvait fort bien. « Mais, demandai-je, ne songe-t-il pas à obtenir l’indulto ? — Lui, nullement, me répondit l’officier ; comme déserteur il serait forcé d’aller servir quatre ou cinq ans à Cuba ; ce n’est pas une chose à faire : mieux lui vaut demeurer Français. » D’ailleurs le gouvernement n’ignore pas les sentimens de la nation et de l’armée à cet égard. Aussitôt la guerre du nord terminée, il s’était décidé à envoyer dans la grande Antille un renfort de 25,000 hommes, qu’on espérait, comme toujours, devoir être le dernier. Les exiger au nom de la loi, surtout en ce moment, pouvant paraître un peu sévère, on préféra s’adresser aux bonnes volontés : peut-être, parmi les anciens soldats que la conclusion des hostilités allait rendre à la vie civile, bon nombre consentiraient-ils à signer un engagement nouveau.

Dans toutes les villes, à Tudela, à Tafalla, à Pampelune, à Vitoria, sur tous les murs des casernes et des édifices publics, s’étalaient de grandes affiches demandant des volontaires pour l’île de Cuba. Les conditions étaient réellement séduisantes : un franc de solde par jour, plus une gratification annuelle de 250 francs, sans préjudice de la haute paie et des autres avantages que le gouvernement particulier de la colonie accorde à ses défenseurs ; là-dessus 250 francs nets seraient touchés au lieu même de l’embarquement ; l’engagement pouvait être contracté pour trois ans ou pour la durée de la guerre. Malgré tout, les vieux soldats ne se présentèrent pas en foule, et je me suis laissé dire que le gouvernement, pour compléter le nombre de bataillons qu’il s’était fixé, dut prendre au hasard dans les nouvelles levées. Cependant le train où je montai pour me rendre de Pampelune à Tafalla emmenait entre autres deux wagons remplis de rengagés militaires. Pourquoi ceux-là partaient-ils ? Quel désir ou quel regret les poussait à prendre cette dure résolution ? la soif du gain, l’esprit d’aventure, l’absence d’une affection, d’un foyer ? Ces trois motifs réunis peut-être. Il y avait là des simples soldats, tous décorés à profusion, — car, soit dit en passant et sans tirer du fait la moindre conséquence, je ne sache pas que dans aucune autre armée on pousse plus loin l’abus des croix et des rubans, — puis quelques sous-officiers et même des carlistes, portant encore sur la tête le béret bleu ou rouge avec la plaque de cuivre ornée des trois mots fatidiques : Dios, patria y rey. Les ennemis de la veille fraternisaient, complètement oublieux des questions. politiques. N’allaient-ils pas affronter ensemble une autre guerre bien plus terrible ? ne partageraient-ils pas désormais la même vie, les mêmes périls ? Ils avaient arboré au-dessus d’un wagon une grande bannière sur laquelle était écrit : Voluntarios para Cuba ; tous riaient, chantaient, avec une gaîté plus expansée que ne l’est d’ordinaire celle des Espagnols ; on eût dit que les pauvres garçons cherchaient à s’étourdir. Quand on apercevait un village que le train traversait en sifflant, c’étaient des cris, des appels aux paysans répandus dans la campagne, les bras s’étendaient par les portières, on agitait la bannière aux couleurs nationales ; un ou deux clairons, qui allaient avec eux, allègrement sonnaient la charge ; mais en arrivant à Tafalla, où l’on devait s’arrêter près d’une heure, la scène changea. Un certain nombre de soldats licenciés venus par le même train étaient attendus là par leurs parens ou leurs amis ; toute cette foule, selon l’usage espagnol, se pressait, se bousculait sur les quais au bord de la voie. Bientôt commencèrent les reconnaissances, les effusions, les embrassades. En présence de cette joie sincère, la gaîté factice des volontaires, tomba tout à coup ; songeant à ce qu’ils laissaient derrière eux, la patrie, la famille, et, qui sait ? l’espoir du retour, on eût pu les voir, comme embarrassés, se rasseoir à leurs places, tandis que les clairons se taisaient et qu’une main précipitamment rentrait la bannière.


III

Les Basques se vantent de n’avoir jamais eu de maître. Retranchés dans leurs montagnes, ils auraient arrêté l’effort des différens envahisseurs qui successivement ont conquis l’Espagne. Cette opinion leur tient d’autant plus au cœur qu’elle fournit un nouvel argument en faveur de leurs privilèges, et depuis fort longtemps déjà leurs historiens, leurs orateurs, leurs poètes, se sont employés à la faire prévaloir. En dépit de tant d’assertions intéressées, tout porte à croire que les Basques, s’ils furent toujours, comme ils le prétendent, les simples alliés d’Annibal et des Carthaginois, subirent, eus aussi, à l’égal des autres peuples de la Péninsule, la domination romaine ; sans doute ils résistèrent, et avec courage, mais ils furent enfin soumis : Cantabros sera domitos catenâ, dit Horace lui-même. Les preuves du passage et du séjour des Romains abondent dans le pays basque ; sans sortir de l’Alava, dans une étude spécialement consacrée à la question, don Francisco Coëllo, ancien colonel du génie et géographe du premier mérite, un des hommes dont la science et le caractère honorent le plus l’Espagne moderne, a pris soin de relever les plus concluantes. Outre la voie militaire portée sur l’itinéraire d’Antonin qui allait d’Asturica à Burdigala en Gaule, en traversant la province, et dont plusieurs tronçons existent encore, une autre route de construction romaine menait de Puentelarra à Villasante dans la province de Burgos ; une dizaine encore, tant à cause des noms latins que des restes de toute sorte, ponts, mosaïques et inscriptions, que l’on rencontre sur leur parcours, semblent appartenir à la même époque. Dire avec Henao que ces inscriptions ont été apportées là plus tard par curiosité serait un pur enfantillage. Les Romains évidemment ont occupé ce territoire ; s’ils n’y ont pas fondé des municipes et des colonies puissantes, comme ils le faisaient partout ailleurs, c’est que la contrée bien moins encore qu’aujourd’hui se prêtait à l’établissement de grands centres de population ; du moins, y possédaient-ils des postes fortifiés, camps et marchés comme Deobriga, Beleia, Suessátio, Tullónio, Alba, Uxama-Barca, lesquels, reliés aux nombreux châteaux qui couvraient tous les environs, formaient avec eux un système de défense complet et suffisaient à maintenir le pays en soumission.

En ce qui concerne la conquête arabe, la prétention des Basques paraît plus justifiée. Orduna à l’ouest, le port San-Adrian à l’est, au sud les villages supérieurs de la Rioja Alavesa qui alors ne faisait point partie de la province, tels sont, d’après plusieurs documens, les points extrêmes où parvinrent les Mores, laissant ainsi en dehors de leur empire tout le territoire euskarien. Depuis longtemps déjà le pays basque, dans ses parties converties à l’Évangile, dépendait de l’évêché de Calahorra, une des plus anciennes métropoles de l’Espagne. Vers le milieu du VIIIe siècle, Calahorra étant tombée au pouvoir des Arabes, un grand nombre de chrétiens de la rive droite de l’Èbre, pour fuir le joug des infidèles, passèrent le fleuve et vinrent s’établir dans la plaine ou Concha d’Alava, Cette plaine est élevée de près de 2,000 pieds au-dessus du niveau de la mer ; aussi s’explique-t-on sans peine le contraste qui règne entre sa froide température et le climat beaucoup plus doux des côtes de la Vizcaye et du Guipuzcoa ; pourtant le sol en est généralement fertile et sa position, défendue de tous côtés par de hautes montagnes, devait convenir aux émigrans. De cette époque date la splendeur de la ville d’Armentia, située à peu de distance au sud-ouest de Vitoria, qui n’était pas encore fondée. La tradition veut qu’elle ait compté jusqu’à 20,000 habitans, mais ce chiffre est sans doute exagéré ; néanmoins son importance était assez considérable pour qu’elle devînt le siège du diocèse en remplacement de Calahorra ; c’est deux siècles plus tard seulement, en 1088, qu’elle fut rattachée à son ancienne métropole reconquise sur les infidèles. La basilique d’Armentia fut alors convertie en collégiale, rang qu’elle conserva jusqu’en 1458, où, tenant compte de sa décadence toujours croissante, les rois catholiques transférèrent son titre et son autorité à la paroisse de Santa-Maria de Vitoria.

Aujourd’hui Armentia est un des plus infimes entre les cent cinquante petits villages que l’œil du voyageur découvre du haut de la tour de Vitoria, et l’on aurait peine à reconnaître dans ce tas informe de pauvres maisons grossièrement bâties la brillante cité dont parlent les chroniques. De longues avenues de grands et beaux arbres y conduisent, passant à travers champs. Toute trace de rues ou de murailles a complètement disparu ; l’état des lieux lui-même a subi de grandes transformations ; un petit lac qui s’étendait au cœur de l’ancienne ville, maintenant aux trois quarts comblé, n’est plus qu’un étang insignifiant et va bientôt disparaître. Pourtant la basilique existe, encore, au centre d’un petit plateau, précédée d’une place irrégulière que forme l’écartement des maisons du village. En 1776, comme elle menaçait ruine, sous prétexte de la restaurer, des mains maladroites bouchèrent les fenêtres et la porte de la façade principale, qui est demeurée depuis lors interdite au public ; quant aux bas-reliefs, aux fleurons, aux consoles, dont on l’avait dépouillée, on les transporta incontinent sur le mur latéral de droite, où fut percé par la même occasion un lourd portique à colonnes, et tout cela sans goût, sans choix, sans même prendre le soin de raccorder les motifs de sculpture. Malgré tout, on peut encore retrouver dans ces malheureux fragmens deux styles et deux époques bien distinctes : les uns remonteraient à la première construction de la basilique, à la fin du VIIIe siècle, quand les chrétiens chassés par l’invasion sarrasine se réfugiaient sur le sol d’Alava et que l’art latino-byzantin à ses derniers momens allait céder la place au style roman ; les autres, d’un travail plus fin, plus délicat, appartiendraient au temps de don Rodrigo Cascante, évêque de Calahorra, vers 1180, duquel dépendait à ce titre la basilique d’Armentia et qui la fit reconstruire ou réparer à ses frais. Le tombeau du prélat, car il avait tenu à être enterré dans cette église qui lui devait tant, arraché lui aussi de la façade principale et transporté avec le reste à la nouvelle entrée, se trouve encastré dans le mur, en dessous du portique ; tout autour court une inscription latine à peine déchiffrable. L’évêque, de grandeur naturelle, est couché tout de son long dans ses habits sacerdotaux ; quoique protégée comme d’une grille par des colonnettes de pierre, la statue a beaucoup souffert, non moins peut-être de la main des enfans que des injures de l’air auquel elle est restée si longtemps exposée.

Pendant que je m’arrêtais à tous ces détails, un orage se formait à l’horizon. C’était la fin d’une chaude journée de juillet, de gros nuages pesans et bas roulaient dans le ciel obscurci, un vent tiède secouait doucement les feuilles des arbres de la place ; déjà de larges gouttes de pluie tombaient avec un son mat sur le sol poudreux qu’elles marquaient de taches noires. J’étais venu avec un jeune homme de Vitoria qui me servait de cicerone. Nous n’avions pas de temps à perdre si nous voulions visiter l’intérieur de la basilique avant la nuit. « El padre cura fait une promenade aux environs, nous dit une vieille femme que nous interrogions, mais sa gouvernante est là qui vous donnera la clé, » et du doigt elle nous montrait le presbytère, une petite maison sombre, accolée comme une verrue au mur de la façade condamnée. Or au moment même où nous arrivions près d’elle, la gouvernante venait imprudemment de laisser échapper — comment dirai-je ? — les deux plus belles pièces de la basse-cour de monsieur le curé, la réserve de la Noël, deux petits cochons frais et roses, à l’allure indépendante et tapageuse : ils s’enfuyaient de toute la vitesse de leurs courtes jambes, et la bonne femme de courir après eux, criant, soufflant, tendant les bras. En vain les jeunes enfans qui sortaient de l’école s’étaient-ils réunis pour les traquer : ce quadrupède, avec son air lourdaud, est bien un des animaux les plus rusés de la création ; ceux-ci, se voyant poursuivis, avant que le cercle fût entièrement formé, fondaient sur les rabatteurs avec des cris affreux et les bousculaient au passage. Enfin les deux fugitifs, serrés de près et saisis chacun par une patte, durent rentrer au logis, accompagnés de coups de houssine qui faisaient courir un frémissement le long de leur croupe charnue et leur arrachaient des grognemens de mauvaise humeur. Singuliers contrastes des temps et des choses ! voilà donc les scènes qui se passent de nos jours aux lieux mêmes où le culte chrétien, menacé par l’islamisme, venait jadis abriter les pompes de ses cérémonies !

Cependant, rassurée de ce côté, la gouvernante s’était offerte à nous diriger. L’intérieur de la basilique, composé d’une seule nef, est absolument nu et froid ; la truelle des restaurateurs n’a rien laissé à admirer ; l’ancienne abside, d’un dessin fort élégant, est complètement masquée par le grand autel et le grossier retable qui l’accompagne. Par une autre anomalie qu’on a peine à s’expliquer au premier abord, mais qui a sa cause dans un événement plus ancien déjà, au lieu d’une coupole dans le goût du temps où vivait Cascante, le temple est couvert d’une voûte dont les arceaux, légèrement relevés au centre, annoncent le triomphe d’un genre nouveau. Il est à croire que, vers la fin du XIIIe siècle, la basilique fut victime d’un incendie ; on se hâta de la réparer du mieux qu’on put, ce qui porte à trois, non compris la restauration définitive, les styles appliqués à l’édifice byzantin, roman et ogival. De fait, la toiture primitive dépassait de plus de 2 mètres la voûte actuelle, ainsi que le prouve la hauteur des murs encore debout ; le dôme lui-même a existé, et l’on en distingue fort bien les quatre tympans, un peu au-dessus de l’endroit d’où partent les arcs ogivaux. On y arrive par le presbytère, au bout d’une série d’escaliers étroits et de planchers tremblans où le pied ne se pose qu’avec défiance. A la vérité, malgré mes recherches, je n’ai pu retrouver les statues des quatre évangélistes qu’on m’avait signalées et qui, selon l’usage, devaient orner les tympans ; je n’ai vu que des murs nus, des pierres brutes à demi descellées, des poutres noires garnies de toiles d’araignée au long desquelles le rat de cave de la bonne femme, brûlant avec peine dans cette atmosphère lourde de chambre close, jetait en tremblotant des lueurs fugitives et fantastiques.

Plus misérable encore est l’aspect d’Estibaliz, à 2 lieues à l’est de Vitoria ; il y eut là aussi autrefois une ville considérable, à la même époque où florissait Armentia ; elle portait le nom de villa-franca de Estibaliz, en témoignage des franchises accordées à ses habitans. C’est maintenant un endroit désert, un de ces despoblados comme on en trouve un peu partout sur la carte d’Espagne. Seule, au sommet d’une hauteur isolée, pierreuse, qu’occupait la cité, s’élève l’église de Santa-Maria, fondée anciennement par les moines de Saint-Benoît. Église et monastère s’étaient conservés intacts jusqu’à nos jours ; à la suite de plusieurs mutations, ils étaient devenus, depuis 1542, la propriété de l’hôpital de Santiago de Vitoria. Pendant la première guerre carliste, le monastère fut incendié, et l’église pillée, délaissée, finit par être louée à un petit cultivateur qui s’en sert pour loger ses vaches. Comme dans les bas-reliefs de la basilique d’Armentia, on y signale un double courant de l’art. Rebâtie par les abbés de Najera, qui l’avaient reçue en don de l’héritière des comtes d’Estibaliz, elle n’en a pas moins gardé quelques morceaux de sculpture dont l’origine latino-byzantine ne saurait être douteuse. Un moment, en 1871, on avait parlé de la rendre au culte : la réparation devait se faire sous les auspices et aux frais de la députation provinciale ; mais la nouvelle guerre civile est venue, qui a réduit tous les beaux projets à néant, et c’est en enjambant des tas de fumier qu’on va considérer ces curieux débris d’un autre âge.

A quelque distance au sud dans la plaine, et des derniers restes de l’antique cité sans doute, s’est formé un humble village qui lui a emprunté son nom, Villafranca ; chaque année, au 1er mai, les paysans des environs viennent en foule y saluer la vierge d’Estibaliz, la même qui décorait autrefois le temple roman, et que les fidèles ont précieusement recueillie. Cette statue passe, auprès des connaisseurs, avec la vierge de la Esclavitud, conservée dans la collégiale de Santa-Maria de Vitoria, comme un des échantillons les plus purs de l’art au moyen âge en Alava ; mais il est difficile d’en juger. Placée dans une niche, au-dessus d’un autel, elle disparait presque entièrement sous ces étoffes d’argent et ces broderies lourdes dont la piété espagnole affuble ses madones. Par bonheur, je connaissais déjà celle de Vitoria, qui est à peu près semblable, et dont un sacristain complaisant, moyennant quelques réaux glissés à propos, m’avait permis de défaire les ajustemens : la vierge, toute en bois et de taille ordinaire, est assise sur une espèce de trône à dossier ; ainsi s’expliquent la grosseur de sa tête et les dimensions de l’enfant Jésus, qui paraissaient hors de proportion tant qu’on pouvait croire qu’elle était debout ; elle porte un mantelet et une longue robe bleue et or, sur le front une large couronne de bois peint d’où pendent des paillettes ; les yeux sont grands, étonnés, le nez droit, la bouche petite, le buste un peu trop long pour les jambes, la poitrine plate comme les sculpteurs d’alors faisaient leurs saintes et leurs vierges. Cela est naïf, même grossier, mais combien cet art primitif l’emporte sur les mièvreries et les élégances convenues de notre imagerie religieuse !

Le jeune homme qui m’avait accompagné dans ces excursions est déjà connu comme un des écrivains distingués de l’Espagne ; sorti d’une famille où le goût des lettres et le savoir sont de tradition, esprit actif, nature ardente et passionnée, Firmin Herran s’est consacré de toute son âme à la défense des idées libérales ; mais ses convictions, nées d’un sentiment profond de la justice, n’ont pas affaibli chez lui l’amour du pays natal, Semblable en cela à tous les Basques ses compatriotes, il aime à parler des provinces sœurs, à les faire connaître, à célébrer leurs institutions, leurs mœurs, leurs libertés, tout ce qui fait la supériorité de ce petit coin de terre sur tant de puissantes nations. C’est le maître d’école de Villafranca qui nous avait montré l’église, car il fait aussi fonctions de sacristain ; nous l’avions reconduit nous-mêmes jusqu’au seuil de sa classe, d’où, par les fenêtres entr’ouvertes, montait dans le silence du village désert un murmure de voix d’enfans, épelant tout bas leurs lettres, et là-dessus la conversation s’était engagée entre nous, au retour, pendant que la voiture nous emportait rapidement à travers les deux allées de grands peupliers qui bordent la route. J’appris ainsi que l’Alava, sur le tableau des provinces d’Espagne, est au premier rang pour l’instruction et au dernier pour la criminalité. « voulez-vous des chiffres ? poursuivit mon interlocuteur. Nous avons en Alava 321 écoles d’enseignement primaire, soit privées, soit publiques ; comme la population s’élève à 21,900 familles environ, cela fait une école pour 68 familles ; la moyenne de l’Espagne est de 1 pour 147. Dans ces écoles, 14,600 enfans des deux sexes reçoivent l’instruction, soit 1 pour moins de 7 habitans, sans préjudice des cours d’adultes qui se tiennent le soir dans les villages, principalement en hiver, ni des 4 écoles du dimanche, installées dans la capitale, et que suivent ensemble 2,600 personnes à peu près. Passons aux dépenses : l’enseignement primaire coûte aux différentes municipalités, tant pour le personnel et le matériel des écoles que pour l’entretien des édifices, 254,000 francs qui, répartis entre les habitans, donnent pour chacun d’eux un déboursé de 11 fr. 80 cent. Notez que la plupart des villages ont des maisons d’école bâties spécialement à leurs frais, et dont le prix représente une première avance de fonds considérable. Tenez compte des sacrifices que fait elle-même la députation forale, soit pour aider dans l’entretien de leurs écoles les communes trop pauvres, soit pour favoriser les progrès de l’enseignement ; songez que cet état de choses dure non pas depuis des années, mais presque depuis des siècles, et dites-moi si nous n’avons pas quelque droit d’être fiers. D’ailleurs les résultats sont là : en défalquant de notre population totale les étrangers et les enfans au-dessous de huit ans, sans instruction encore, on trouve 79 personnes sur 100 sachant lire et écrire ; c’est le contraire pour les provinces du centre et du sud de l’Espagne, où les trois quarts de la population adulte vivent et meurent dans l’ignorance la plus complète. Maintenant vous rappellerai-je tout ce que nous avons fait pour les autres branches de l’instruction : nos deux écoles normales, notre institut d’enseignement secondaire, notre école d’agriculture, si bien organisée, notre académie des beaux-arts, si florissante, notre université libre, une des premières fondées de l’Espagne ? Un fait indiscutable, c’est que Vitoria, grâce à tant d’efforts, jouit d’une importance qui ne lui semblait pas réservée. Plus peut-être que Bilbao, la cité marchande, ou que Saint-Sébastien, la ville des baigneurs, elle est la véritable capitale intellectuelle des provinces basques ; on y parle, on y pense, on y écrit, on s’y intéresse, vous l’avez pu voir vous-même, aux choses de l’esprit ; les libéraux y sont presqu’en majorité, et pendant la guerre nos bataillons de volontaires ont fait brillamment leur devoir. Mais il ne s’agit point de cela : je ne vous ai rien dit de la Vizcaye ou du Guipuzcoa ; l’une et l’autre n’ont pas fait moins que nous pour l’instruction. Et c’est chez nous pourtant que les gens de Madrid veulent fonder des écoles, beaucoup d’écoles ! Et l’autre jour, en plein parlement, un orateur dont nul n’a contesté jamais les bonnes intentions et l’admirable éloquence, emporté sans doute par sa faconde oratoire, parlait bien haut de notre « misérable état intellectuel. » Pour le coup, je proteste, et tous nos hommes distingués avec moi : non, nos paysans ne sont pas des ignorans, au vrai sens du mot, ils sont simples de cœur seulement, ennemis de toute nouveauté, ardens et naïfs à la fois, par cela même faciles à égarer ; nous les connaissons bien, nous, les libéraux, qui plus que personne avons eu à souffrir de leurs préjugés et de leurs défauts. Baste ! qu’on nous laisse faire, et nous saurons bien les ramener, les éclairer, les convaincre. » Firmin Herran parlait avec cette chaleur qui fait naître la conviction. « La tâche est belle, mais le labeur est grand, interrompis-je au moment où nous mettions pied à terre près de la Plaza Nueva. — Notre bon vouloir et notre courage ne le sont pas moins, » me répondit-il simplement.

Cependant le terme de mon séjour en Alava était arrivé ; cette province en miniature n’a pas d’autre ville que Vitoria où le touriste, puisse s’arrêter ; d’ailleurs, plus que tout le reste, ce qui fait le charme et la curiosité du pays, c’est le caractère honnête et laborieux des habitans, leur amour de la terre, les ressources imprévues qu’ils tirent d’un sol assez ingrat par lui-même, la bonne administration qui ménage ces ressources ou ne les emploie qu’à des dépenses productives, et de tout cela, hommes ou choses, grâce aux exemples qu’on m’avait mis sous les yeux, j’emportais les renseignemens les plus complets et le meilleur souvenir. Je serre la main à mes amis, puis je monte sur la diligence qui part pour Izarra, petite station sur la ligne du chemin de fer de Tudela à Bilbao. La matinée est délicieuse, l’air un peu frais, quoique le soleil qui commence à percer les nuages semble nous promettre une chaude journée ; placé sur le siège, près du conducteur, je puis contempler à mon aise la campagne riante et verte, où se déroulent sans interruption, les sites les plus pittoresques ; à droite et à gauche, la route qui fuit laisse une foule de petits villages, uniformément bâtis dans un ressaut de la montagne, avec leur église à tour carrée, leurs maisons que l’absence de crépi fait plus pauvres encore, à leur pied leurs prés et leurs champs, et plus haut le bois communal qui, garnissant les cimes supérieures, met autour d’eux comme un cadre de feuillage. Un moment, on s’arrête dans une sorte d’auberge, au bord du chemin ; la cuisine, située au premier étage, est un réduit affreusement enfumé, n’ayant d’air ni de jour que par la porte et la cheminée. Tout un monde, cette cheminée, haute, large, invraisemblable ! elle occupe, sans mentir, les trois quarts de la pièce. Au-dessus du feu, retenu par une énorme chaîne de fer, est un grand chaudron où mitonne un ragoût innommé ; plus bas, fouis dans les cendres, de petits pots de formes diverses ; en face, un banc de bois poli par l’usage ; puis dans un coin, à peine visible, une lampe de cuivre, comme on n’en trouve plus que dans les musées, avec une cavité pour verser l’huile et une échancrure pour passer la mèche ; et plus loin, appendus au mur en forme de chapelets, toute une provision de ces petits saucissons au piment qui complètent le puchero. La lumière, entrant par le large tuyau de la cheminée, se joue le long des parois fumeuses et accroche des paillettes aux cristaux de suie ; en se baissant un peu, on apercevrait, découpée comme à l’emporte-pièce, une échappée du ciel bleu. Pendant que je passe cette inspection, les petits enfans du village se sont approchés ; on voit dans l’ombre, près de la porte, leurs yeux briller comme les pupilles de jeunes chats. Ils sont vêtus de rien : un lambeau de chemise, une apparence de culotte et un béret, voilà leur costume ; propres cependant sous leurs guenilles qui ne cachent qu’imparfaitement leur corps nerveux et bien découplé ; les traits accentués déjà, l’air fier, sérieux et intelligent. Je doute qu’en aucun pays du monde les enfans de cet âge, six ou sept ans, puissent avoir meilleure tournure. Adressez-leur la parole, ils vous répondront sans timidité, simplement, comme d’égal à égal. On dirait de petits hommes.

Nous nous sommes remis en marche ; bientôt se dresse devant nous une côte interminable où la route s’allonge en lacets multiples, si âpre, si difficile, qu’à elles seules, les quatre mules du coche ne parviendraient point à le hisser jusqu’en haut, quand tout à coup, d’une maison de chétive apparence, sort une paire de bœufs conduits par une femme, jeune encore ; on fait halte, on accroche des chaînes, et gravement, d’un pas mesuré, tendant le cou sous le soleil qui les brûle, mules et bœufs de compagnie commencent à gravir. La femme court nu-pieds autour des bêtes, les exhortant de l’aiguillon et de la voix. Nous cependant, malgré la chaleur, lassés de ce cahotement monotone, nous étions descendus de la voiture, et nous suivons la montée en causant. De quoi causer sinon de cette fatale guerre qui a laissé là-bas tant de douloureux souvenirs ? Je ne tardai pas à connaître les opinions de mes compagnons de voyage, qui du reste ne s’en cachaient pas, tous enragés carlistes, tous ayant fait leurs preuves, tous ayant souffert pour la sainte cause dans leurs biens ou leurs affections : une jeune femme à côté de moi, la figure charmante et douce, un petit enfant sur les bras, avait perdu son père au Monte-Jurra ; son mari et l’aïeul, un vétéran de l’ancienne guerre, faits prisonniers tous deux, avaient été envoyés à Cuba. Une autre avait conservé son père et son mari, mais une de ses tantes avait eu quatre fils tués devant Bilbao, dont deux le même jour, et ne gardait plus qu’une fille ; puis c’était un jeune prêtre, un missionnaire, aux yeux enfoncés, aux traits d’ascète, qui racontait comment son père avait été tué par surprise : tout en parlant, il serrait les poings, ah ! s’il s’était trouvé là ! Et pour le consoler, un ex-officier carliste, récemment revenu de France, lui déclarait que le triomphe du roi était plus proche que jamais. Un peu à l’écart, en dehors du groupe, marchait un homme de haute taille, citoyen de Vitoria et connu comme libéral ; cependant il portait un de ces bérets de forme particulière, à large bord, appelés fueristes, et dont beaucoup se servaient alors en manière de protestation contre les projets du gouvernement de Madrid. Comme peu à peu la conversation, poursuivant son cours, avait glissé sur la question des fueros : « Oui, oui, fit-il en se rapprochant, si l’on touche à nos libertés, la guerre va recommencer, et cette fois tout le monde s’en mêlera ! » On aurait vainement cherché entre des gens réunis par le hasard une conformité de sentimens et d’idées plus parfaite. Mais déjà le col de Zaitegui était franchi : on détache les bœufs tout suans, que leur conductrice ramène à l’étable, et nous remontons dans la voiture qui en moins d’une heure nous dépose à Izarra. C’est là que nous devons attendre auprès de la gare, stupidement incendiée par les carlistes comme toutes celles des lignes du nord, le train qui nous mènera à Orduña, la première ville de la province de Vizcaye.


L. LOUIS-LANDE.

  1. Voyez la Revue du 15 février.