Trois mois de voyage dans le pays basque/01

Trois mois de voyage dans le pays basque
Revue des Deux Mondes3e période, tome 19 (p. 780-815).
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TROIS MOIS DE VOYAGE
DANS
LE PAYS BASQUE

I.
LA NAVARRE.

C’est par une belle matinée du mois de mai qu’il faut quitter la France et, franchissant le pont-frontière de Dancharinea, entrer directement en Navarre. La route traverse d’abord quelques jolis vallons bordés par les hauteurs secondaires qui, comme autant de conte-forts, flanquent de ce côté la chaîne-maîtresse des Pyrénées ; à mesure qu’on avance, l’horizon s’élargit, la vallée s’évase, les montagnes s’écartent et forment dans leur retraite un amphithéâtre immense où chaque ondulation du sol figure un gradin. Sur le premier plan, une ligne de collines basses qui viennent mourir en pente douce jusque dans la plaine ; plus haut, des croupes arrondies que la variété des cultures marque de tons d’un vert différent ; puis des sommets sombres, couverts de bois ou tapissés de fougères et d’ajoncs ; au-delà enfin, perdus dans le ciel, de grands pics abrupts, décharnés, gardant encore aux anfractuosités du roc de longs filons d’une neige blanche qui étincellent au soleil comme des lames de cristal poli. Ce paysage est charmant de calme et de fraîcheur : la chaussée, fort bien entretenue, comme toutes les routes du pays basque, suit le fond de la vallée ; en contre-bas murmure le Baztan, qui va prendre bientôt le nom historique de Bidassoa ; çà et là par petits troupeaux paissent tranquillement des moutons mérinos, appesantis par leur toison, dont les longs poils soyeux traînent jusqu’à terre. Des muletiers passent, chassant devant eux leurs bêtes. En ce moment éclate un joyeux carillon, quatre ou cinq cloches se répondent, et leurs notes claires s’égrenant dans l’air éveillent les échos d’alentour : une tour carrée, terminée en coupole, surgit à l’horizon. Quelques pas encore, et vous entrez dans Elizondo, capitale de la vallée du Baztan.

Le bourg d’Elizondo par lui-même n’offre rien de bien remarquable : beaucoup de vieilles maisons, mais tristes et maussades avec leurs murs épais, leurs toits pesans et leurs fenêtres grillées, plus sombres que des jours de souffrance ; la pierre même dont elles sont bâties aide à l’impression générale, une sorte de pierre rougeâtre, particulière au pays, qui semble garder toujours comme des traces de sang ou un reflet d’incendie. Les rues étroites sont pavées de petits cailloux roulés, plantés par le bout ; tout au long, servant de trottoir, court une file de pierres plates où marchent les piétons. Appuyé d’un côté à la grande route, de l’autre le bourg est traversé par le torrent ; mais ce cours d’eau n’ajoute guère à l’agrément ni même à la propreté du lieu. Pendant la saison des pluies, en hiver, ou au moment de la chute des neiges, le Baztan gonflé roule à pleins bords entre les deux rangées de maisons qui l’étreignent ; en temps ordinaire, beaucoup plus modeste, il ne peut remplir son lit : des détritus de toute sorte s’entassent sur les rives demeurées à sec, tandis que les murs voisins étalent au grand jour leurs soubassemens rongés par l’humidité et verts de moisissures. Lors de la première guerre civile, pris et repris tour à tour, Elizondo successivement servit de quartier général aux carlistes et aux cristinos; cette fois les armées ont opéré beaucoup plus bas, mais la petite ville est restée fidèle à ses convictions antilibérales. Quand je la visitai, deux mois à peine après la conclusion de la guerre, des troupes du gouvernement y étaient installées et logeaient chez l’habitant. Si j’ai bien vu, l’entente n’est rien moins que complète entre les adversaires de la veille : la bourgeoisie se tient à l’écart, ferme ses portes aux officiers libéraux ; le peuple, de son côté, fait aux soldats mauvaise figure ; les femmes ne leur parlent pas, et les hommes, dans la rue, passant près d’eux, détournent la tête.

Isolées dans la montagne ou groupées en villages, les maisons basques, pour la plupart, sont distribuées de même façon. L’ensemble présente un caractère de solidité qui tient lieu d’élégance et d’autres qualités architecturales ; elles n’ont guère plus d’un étage et forment un carré à peu près parfait : l’espace du reste n’y est point ménagé. Le bas tout entier est réservé au bétail ; pour arriver à l’escalier qui mène aux appartemens d’en haut, il faut traverser ou longer l’écurie. Au palier aboutit un double corridor qui conduit soit vers la cuisine, soit vers la chambre principale, complétée le plus souvent par deux alcôves : sous le toit règnent des greniers. Toutes les pièces sont carrées, fort vastes ; par malheur, le plancher défoncé, les parois lépreuses, les poutres enfumées, les meubles eux-mêmes, noirs de crasse et de vétusté, témoignent trop souvent de l’incurie la plus complète. Serait-ce le voisinage des affreuses bourgades de la Vieille-Castille et de l’Aragon qui déjà se fait sentir ? mais ces montagnards si honnêtes, si laborieux, si sincèrement attachés à la vie de famille, prennent en général fort peu de soin de leurs demeures. Du reste chaque maison, même la plus misérable, est ornée d’un ou deux écussons placés tantôt au-dessus de la porte, tantôt à l’angle du mur de façade, car tandis que chez nous les armoiries sont le privilège d’un nombre restreint de familles, tout individu d’origine basque se targue de pouvoir montrer ses quartiers de noblesse. Ces écussons affectent les formes et les dimensions les plus diverses : les uns sont d’un travail grossier, les autres au contraire fouillés avec art ; plusieurs aussi sont accompagnés de devises. Les lions, les aigles, les léopards, les griffons, les sangliers, les licornes, tous les plus fiers animaux héraldiques, les tours crénelées, les têtes de mores, les mains sanglantes, les épées, s’entre-croisent et se confondent en un pêle-mêle savant où la sagacité du vieux D’Hozier lui-même se trouverait en défaut. Ce sont là proprement des armes parlantes destinées à remémorer quelque événement glorieux pour la famille ou le pays. Pendant la lutte que soutint don Sanche le Fort, roi de Navarre, contre l’émir Mohammed-el-Nasr, et qui finit par l’éclatante victoire de las Navas de Tolosa, un bataillon de chrétiens, entièrement composé d’hommes du Baztan, jouait aux dames pour chasser l’ennui. Tout à coup retentit un cri d’alarme : les ennemis, à la faveur d’une surprise, sont parvenus jusqu’aux portes du camp, il n’y avait point de temps à perdre ; les joueurs quittent la partie, prennent leurs armes en toute hâte, tombent à bras raccourci sur les Sarrasins et ne s’arrêtent qu’après les avoir mis en déroute complète. Le roi don Sanche, enthousiasmé d’une telle conduite, donna à ces vaillans un damier pour blason : leurs descendans l’ont fièrement conservé, et maintenant encore on le retrouve à Almandoz, à Oyeregui, un peu partout dans les villages qui peuplent la vallée. Détail touchant, et qui peint bien la délicatesse native de ces montagnards, quelque membre de la famille vient-il à mourir, l’écusson est voilé d’un crêpe, et pendant une année entière la demeure elle-même porte le deuil de celui qui vécut sous son toit et qu’on ne reverra plus.

Toute cette vallée du Baztan n’est à proprement parler qu’une annexe de la Navarre ; pour pénétrer au cœur même de la province il faut franchir le passage ou port de Velate, élevé de plus de 800 mètres au-dessus du niveau de la mer. C’est à la descente, près de Soramen, que pour la première fois j’ai vu travailler la terre avec la laya : cet instrument de culture est propre au pays basque ; l’escarpement des pentes, la nature du sol, fort et argileux, le peu d’étendue des parties cultivables, sont autant de causes qui rendent presque impossible l’emploi de la charrue. La laya consiste en une sorte de fourche en fer, à deux branches droites, longues de 30 centimètres environ, placées parallèlement à un demi-pied de distance et réunies par une traverse ; seulement le manche, au lieu d’être fixé au milieu, se trouve sur l’un des côtés. Pour s’en servir, le cultivateur en prend deux, une dans chaque main, les cloue devant lui dans le sol ; puis, mettant un pied sur chaque traverse et pesant sur elle de tout son poids, il leur communique avec le corps un mouvement de va-et-vient qui les enfonce davantage ; cela fait, sautant en arrière, d’un vigoureux effort il retourne complètement le bloc de terre qu’il a ainsi détaché ; il continuera de la sorte toujours en ligne droite et à reculons. Ce travail est des plus pénibles ; cependant les femmes, les enfans eux-mêmes, y prennent part. Le plus souvent des voisins s’assemblent à quatre ou huit et conviennent de travailler un jour chez l’un, le lendemain dans le champ d’un autre : l’ouvrage en va plus vite et n’en est que mieux fait. Les Basques préfèrent de beaucoup la laya à la houx, du moins pour la première façon qui précède les semailles : elle entre en effet dans le sol bien plus profondément, elle déracine complètement les mauvaises herbes et fait prendre l’air à la terre. Un ou deux enfans suivent les travailleurs et brisent les glèbes avec un hoyau.

Le dernier village qu’on rencontre à la descente est Villava ; il se compose d’une rue unique, étroite et longue, que suit la route ; de droite et de gauche les toits énormes, projetés en saillie, semblent vouloir se rejoindre et forment comme un velum par-dessus la chaussée ; quelques maisons, plus ornées, affichent orgueilleusement une luxueuse décoration de fleurons, de rinceaux, de cartouches, de chimères et de médaillons, groupés et composés dans le style propre aux artistes de la renaissance. C’était l’époque où l’Espagne, riche de l’or du Nouveau-Monde, maîtresse incontestée de la moitié de l’Europe, invitait les beaux-arts à témoigner de son opulence et se couvrait de palais. Mais ce village se trouve situé aussi déplorablement qu’il se puisse voir, à quatre mille pas environ d’une grande ville fortifiée, et comme qui dirait dans la zone militaire ; aussi a-t-il beaucoup soufert des deux guerres carlistes. Un escadron de lanciers y est caserné pour l’instant ; les chevaux qui vont à l’abreuvoir, effrayés au passage de la diligence, hennissent, se cabrent et détachent des ruades terribles contre les plinthes et les balustres délicatement sculptés, et plus haut des soldats goguenards, montrant à l’embrasure des fenêtres leur tête rase et leur buste en chemise, accrochent prosaïquement aux rampes de fer forgé les pièces de leur équipement équestre qu’ils sont en train d’astiquer. Tout à coup le décor change : une plaine immense apparaît, cernée à l’horizon par de hautes montagnes grises et dépouillées, dont une brume légère estompe les escarpemens : c’est la cuenca de Pampelune. Je ne sais pas de site plus pittoresque, de panorama plus complet : dans le fond, sur un large plateau taillé presque à pic du côté de la plaine, la ville découpant au milieu des airs la fine silhouette de ses nombreux clochers ; en bas, l’Arga, petite rivière aux eaux troubles, une double ligne de peupliers en marque le cours sinueux ; au-delà, les champs de blé, interrompus de loin en loin par des bâtimens d’exploitation ou un bouquet de feuillage ; tout autour enfin, de petits villages piquant de leurs murs sombres la croupe verte des premiers coteaux. Les routes qui conduisaient vers la ville étaient ornées autrefois d’avenues magnifiques ; mais la guerre a passé par là, et les arbres ont été coupés : la municipalité s’occupe de les replanter.

On entre dans Pampelune par un chemin en retour et un pont-levis qui se relève tous les soirs. À l’opposé de tant d’autres villes fortes lacées trop dru dans leur corset de pierre, celle-ci respire et s’étend à l’aise au centre de ses remparts ; les rues, surtout dans les quartiers neufs, sont larges et bien percées, les maisons, généralement bâties de briques, ont un air qui plaît d’aisance et de propreté. Deux promenades, se continuant l’une l’autre, longent à l’intérieur la ligne des remparts ; la Taconera, la plus belle, est ombragée d’arbres magnifiques. Chaque soir, en été, la population entière s’y donne rendez-vous. Jeunes femmes et jeunes filles passent par petits groupes, coquettes, sémillantes, confiantes dans leur beauté, sur leur tête la mantille noire, à leurs pieds le mignon soulier découvert qui fait crier le sable des allées ; les grands yeux noirs pétillent, les éventails frissonnent et claquettent, les jupes bruissent et se balancent. Selon l’usage espagnol, les hommes ne donnent pas le bras aux dames : ils se tiennent par derrière ou sur les côtés ; on rit, on cause, on s’interpelle à haute voix avec une liberté toute méridionale.

Longtemps les rois de Navarre ne portèrent d’autre titre que celui de rois de Pampelune. D’ailleurs la ville a conservé peu de souvenirs de ces jours déjà lointains où elle était la capitale d’un puissant royaume. Bâtie par Charles le Noble, la cathédrale est du gothique le plus pur. Un lourd portail du siècle dernier, composé de colonnes corinthiennes et d’un fronton triangulaire, en sépare l’entrée ; les deux tours elles-mêmes, qui du bas de la route de Villava étaient d’un si charmant effet, sont construites dans ce même style gréco-romain dont la symétrie et la ligne droite font presque uniquement les frais. Mais dès qu’on a poussé la porte, que de magnificences ! l’œil en est ébloui. Le cloître surtout, cette annexe indispensable des basiliques espagnoles, dépasse toute imagination, non pas qu’il soit de dimensions bien vastes, mais l’harmonie même de ses proportions permet de goûter mieux le fini des figurines, la légèreté des arceaux, la délicatesse exquise des nervures et des colonnettes. La porte de droite, passant par l’église, est à elle seule un chef-d’œuvre : toute cette pierre est creusée, fouillée jusqu’au miracle. Au milieu du cloître s’étend un petit jardin inculte : les fleurs et les arbustes rendus à l’état sauvage confondent leur feuillage dans un désordre inextricable ; des plantes grimpantes enroulent leurs jets vigoureux autour des colonnes et envahissent jusqu’aux architraves. Les racines, par un travail lent, ont descellé les dalles qui délimitent l’enclos, une herbe épaisse et touffue cache les allées ; à l’un des angles, un cyprès solitaire, contemporain des vieux prélats qui gisent tout auprès sous les voûtes dans leur froide couche de pierre, dresse mélancoliquement sa tête sombre et son tronc dépouillé. On est ému presque malgré soi : cet abandon, ce silence, la fraîcheur même qui règne dans ce réduit sépulcral, semblent inviter l’âme au recueillement et à la prière.

Tout autre est l’impression ressentie dans la sacristie des chanoines. En thèse générale, si l’on visite une église d’Espagne, il faut bien se garder de négliger la sacristie. Comme confort, comme élégance, celle de Pampelune pourrait servir de modèle : les murs en sont tendus de damas rouge ; de splendides peintures à fresque couvrent les hautes voûtes ; plus bas, de tout petits tableaux, d’un genre naïf, fort anciens, traitent de sujets religieux ; partout des glaces, des menuiseries, des dorures ; de gentilles consoles Louis XV, aux pieds capricieusement contournés, à dessus de marbre, occupent chaque encoignure ; dans un enfoncement enfin, ménagé tout exprès, un vaste lavabo de marbre gris fournit par deux robinets de cuivre l’eau nécessaire aux ablutions du chapitre. Appendu au mur de droite, à l’entrée, je remarque un portrait d’assez grande tournure : c’est celui du prélat qui fit au siècle dernier construire et décorer cette salle à ses frais ; une inscription pompeuse rappelle, en même temps que ses vertus, ses noms, prénoms et qualités. Certes nos bons chanoines ne pouvaient moins faire pour l’homme généreux auquel ils doivent d’être si bien logés !

Après sa cathédrale, à défaut d’autres édifices précieux pour l’art ou par les souvenirs, Pampelune a le Vinculo. L’institution date déjà de 1527. En ce temps-là, des famines terribles désolaient périodiquement la Péninsule. La municipalité de Pampelune imagina de consacrer 10,000 livres navarraises à l’achat de grains qu’elle céderait ensuite au public, si le blé venait à manquer ; plus tard, elle voulut aussi fabriquer et vendre le pain : même elle obtint par privilège royal que nul boulanger ne pourrait exercer sa profession dans la ville. En 1836, la vente du pain fut permise à tous, mais le Vinculo subsista et servit à régulariser la hausse et la baisse des prix. Depuis lors il a pu, avec ses bénéfices, faire construire sur la promenade de Valence un magnifique établissement ; le pain y est fabriqué à la mécanique, et tous les perfectionnemens de la science moderne s’y trouvent appliqués. Les familles qui veulent s’intéresser au Vinculo fournissent un certain nombre d’hectolitres de blé ; en retour, et moyennant une redevance annuelle, elles reçoivent le pain dont elles ont besoin pour leur consommation. Ce pain revient à peu près au même prix que partout, mais il est bien mieux fait et de meilleur goût.

La sollicitude municipale ne s’arrête pas là : les denrées de toute nature destinées à l’alimentation publique sont exactement surveillées ; dans le marché, qui appartient à la maison de ville, règnent un ordre et une propreté admirables. Le contrapeso surtout mérite l’attention : tout acheteur a le droit de faire contrôler par les balances publiques le poids de ce qu’il vient d’acheter. En outre, le municipe tient à son compte au marché un lieu de vente pour les objets de nécessité première, qu’il taxe au tarif le plus équitable. Qu’importe alors que les marchands, de concert ou séparément, élèvent à l’excès le prix des marchandises ? Le public ira se fournir aux boutiques municipales.

Au double titre de place forte et de capitale, Pampelune devait exciter la convoitise des carlistes, mais ils n’étaient pas en force de ce côté : l’artillerie leur manquait pour faire un siège en règle ; ils se contentèrent de la bloquer. Parce que la ville a tenu tête aux armes du prétendant, il ne faudrait pas croire pourtant que toute la population y soit libérale ; là, comme partout en Navarre, les carlistes font la majorité. Comme je m’étonnais un jour devant un des députés de la province que les dames et les jeunes filles, à l’encontre de ce que j’avais cru voir ailleurs, fissent si bon accueil aux officiers de l’armée : « Bon, bon, n’allons pas si vite, interrompit mon interlocuteur ; d’abord, ils sont charmans, ces petits hussards de la princesse, avec leur bel uniforme blanc et bleu, leurs aiguillettes, leurs fines bottes et leurs galons. Si entêtée qu’on soit de politique, on n’est jamais fâchée, se sachant jolie, de faire quelques tours de promenade aux côtés d’un gentil garçon, — et puis, quelle meilleure façon d’endormir l’ennemi ! Vous riez ; rien n’est plus sérieux cependant. Certes je ne prétendrai point que toutes nos belles dames soient disposées à s’avancer aussi loin que le fit autrefois Judith avec Holopherne dans l’intérêt du peuple de Dieu ; mais, tout compte fait, vous n’en trouverez pas dix qui n’aient leurs convictions arrêtées et qui ne travaillent en dessous pour la cause de don Carlos. » Pendant le siège, le chiffre de la population était descendu de plus de 20,000 âmes à 16,000 ; la plupart des jeunes gens servaient dans l’autre camp ; beaucoup de familles aussi s’étaient retirées dans les villes occupées par les carlistes, et parmi ceux qui restaient, plus d’un était soupçonné d’entretenir des intelligences avec le dehors. La garnison, 1,000 hommes à peine, se composait d’un bataillon incomplet de la réserve de Cadix, — ces malheureux Andalous mouraient littéralement de froid sous ce ciel inclément, — plus un certain nombre de gardes civils, de carabiniers, d’artilleurs. Aux libéraux de la ville, organisés en milice, revient pour une large part l’honneur de la résistance. Une première tentative faite par le général Morionès pour ravitailler la place n’avait qu’à moitié réussi. Homme d’action, hardi, très suffisamment habile, parfois battu, jamais découragé, Domingo Morionès possédait sur les troupes et sur le peuple même un réel ascendant ? On le connaît pour ses opinions ouvertement républicaines. Compromis après tant d’autres dans un pronunciamiento, il fut contraint, au temps d’Isabelle, d’offrir sa démission. La révolution lui a rendu son épée. Serait-ce dans l’intervalle, comme on le prétend, que, pour occuper ses loisirs, il étudia la Navarre, son pays natal, cette terre classique des surprises et des embuscades, aussi propice aux opérations de la contrebande qu’à la guerre de partisans ? Toujours est-il qu’il partageait avec le chef carliste Mendiry, son adversaire, un autre Navarrais, le précieux avantage de connaître admirablement l’échiquier où il faisait manœuvrer ses soldats. C’est lui qui, sous la régence de Prim, avait si prestement délogé don Carlos de Oroquieta et mis fin par ce coup de vigueur au premier essai de soulèvement carliste. C’est lui aussi qui plus tard, dans le nord, placé en face d’un ennemi tout fier de succès imprévus, télégraphiait au gouvernement de Madrid : « Je n’ai ni argent ni soldats, mais tout ce qu’on peut faire avec rien, je le ferai. » À la fin du mois de janvier 1875, trompant Mendiry, qui l’attendait toujours dans ses formidables positions du Carrascal, il tourne à l’est, s’engage d’abord sur la route de Sangüesa, se rabat ensuite vers le nord et entre ainsi presque sans coup férir à Pampelune. Il était temps : grâce au Vinculo, on avait encore du pain, mais le typhus commençait à sévir. Les carlistes joués se replièrent sur Estella, qu’ils occupaient déjà, depuis plus d’un an.


II.

On a dit souvent que l’incurie et l’incapacité du gouvernement central avaient plus fait au début pour les progrès de l’insurrection que tout le talent des généraux carlistes ou le courage de leurs soldats : la prise d’Estella en est la preuve. Par une négligence impardonnable, alors que des bandes armées couraient déjà le pays, on n’y avait laissé qu’une garnison insuffisante à laquelle vinrent se joindre quelques volontaires républicains ; enfermés dans le couvent de San-Francisco, vaste édifice irrégulier, tant bien que mal transformé en forteresse et situé un peu en dehors du bourg, ces braves gens eurent à soutenir deux sièges successifs. Un officier de la plus grande énergie, lieutenant-colonel dans l’armée, don Francisco Sanz, les commandait : il est mort quelque temps après des suites de ses fatigues. Il y eut là des actes d’héroïsme comme l’antiquité n’en cite pas de plus beaux. Le couvent contenait une grande quantité de poudre : un caporal des volontaires se chargea de veiller auprès du dépôt, avec serment d’y mettre le feu, si les carlistes parvenaient à forcer l’entrée. Vainement Dorregaray, le chef ennemi, avait offert aux assiégés de se rendre : pour vaincre leur résistance, les carlistes eurent l’idée d’amener sous leurs yeux leurs femmes, leurs enfans, dont ils s’étaient emparés. Sanz, froidement, fit répondre : « J’ai dit que je ne me rends pas, et je ne me rendrai pas, — qu’auparavant je mettrai le feu aux poudres, et je l’y mettrai. Je ne veux plus de parlementaires. Je vais donner l’ordre de faire feu sur quiconque se montrera à découvert en avant du fort, et si ce sont ma femme et ma fille qui se présentent et que les soldats refusent de tirer, je les tuerai de ma propre main. » Cela ne rappelle-t-il pas le trait fameux de Ferez de Guzman, qui, attaqué par les Maures dans le château de Tarifa, comme ceux-ci, qui s’étaient rendus maîtres de son jeune fils, menaçaient de tuer l’enfant si la place ne se rendait pas, pour toute réponse du haut des murs leur jeta son poignard ?

Contraints par l’approche des colonnes libérales de s’éloigner un moment, les carlistes reparurent bientôt. Tout ce que peut imaginer la haine, aidée de la colère et du dépit, fut alors mis en œuvre : les bombes à pétrole, la mine, l’incendie. Par un raffinement de cruauté atroce, les cloches de la ville ne cessaient de sonner le glas et la musique militaire des assiégeans exécutait des marches funèbres. De leur côté, les assiégés avaient arboré sur le fort un large drapeau noir : ils savaient trop ce qui s’était passé naguère à Cirauqui, gros bourg des environs, où une troupe de volontaires républicains, enfermés dans l’église et forcés de capituler, avaient été au mépris des conventions odieusement massacrés. Cependant ce second siège durait depuis huit jours ; l’explosion d’une mine avait ébranlé les murs de briques du couvent ; sur 500 hommes que primitivement comptait la garnison, 40 à peine restaient sans blessures : il fallut se rendre. Mais les carlistes eux-mêmes avaient été touchés de tant d’héroïsme : les défenseurs du fort obtinrent de se retirer libres, quoique sans armes, à travers les lignes ennemies, et cette fois la capitulation ne fut point violée.

On se rend à Estella par la route qui mène de Pampelune à Logroño. Après avoir surmonté les hauteurs qui entourent la cuenca, on continue à s’élever par une série de sommets en étages ; le paysage est triste et sévère : le sol rocailleux ne produit qu’une végétation maigre et rare, touffes de thym et de bruyère, d’une teinte uniforme tirant sur le roux. Sur l’autre versant, rentrant dans la plaine, on trouve Puente-la-Reyna, entourée d’eau de trois côtés : tout son territoire est planté en vignes, et le vin qu’elles produisent est fort estimé. Naguère encore des promenades séculaires voilaient comme d’un rideau vert l’entrée de la ville : elles sont tombées sous la hache des soldats ; les troncs énormes apparaissent seuls coupés au ras du sol avec leurs racines noueuses qui ne veulent pas mourir et d’où le printemps fait jaillir en gerbe une foule de vigoureux rejetons. Puente-la-Reyna se compose de trois longues voies horizontales reliées par plusieurs ruelles : un grand édifice la termine au nord, qui fut anciennement un couvent de templiers. Quelle belle fabrique on en pourrait faire ! Les longs cloîtres, les salles profondes semblent n’attendre qu’une foule d’ouvriers joyeux dont les métiers ou les marteaux réveillent cette solitude, secouent ce silence de mort ; mais l’industrie ici n’existe pas. Telle est la malechance de l’Espagne, que les mesures de la paix ne lui sont pas moins funestes que les dévastations de la guerre ; à bien voir, l’expulsion des Moresques ou la suppression des ordres religieux ont fait autant de ruines dans la Péninsule que les armes des Abd-er-Rhaman ou les soldats de Napoléon Ier.

De petits fortins, en forme de blockaus, couronnent les hauteurs voisines : ces ouvrages, élevés par les libéraux à mesure qu’ils gagnaient du terrain, communiquent entre eux par un système de signaux. On sort de la ville par un vieux pont de pierre, terriblement renflé en dos d’âne, étroit comme un couloir. Au-delà, un faubourg détruit étale tristement sous la lumière crue du soleil ses bâtisses éventrées, ruines de briques et de pisé. Pendant trois ans, carlistes et libéraux se sont disputé ce terrain pied à pied. Voici d’abord Mañeru, que domine un fort imposant ; plus loin, Cirauqui et son église, où fut commis le massacre des volontaires. Trente-sept de ces malheureux périrent, vingt-trois seulement parvinrent à se sauver. Parmi les survivans était un jeune homme de figure imberbe et placide, mais singulièrement résolu, Tirso Lacalle, surnommé le Boiteux, qui avait juré de venger ses camarades, et qui tint parole : à la tête d’une contre-guerilla, il ne tarda pas à devenir la terreur du parti contraire. Avec lui, point de quartier ; après chaque affaire, il allait lui-même compter les morts, et, quel qu’en fût le nombre, on l’entendait murmurer : « Il m’en manque encore trente-sept ! » Viennent ensuite Lacar et Lorca, deux localités tristement connues par une surprise dont furent victimes les généraux alphonsistes. La route, qui descend rapidement, rampe, tourne, se tord et fuit comme un serpent aux pentes des montagnes. Déjà se dressent dans le lointain les sombres masses du Monte-Esquinza et de Santa-Barbara, positions redoutables, fortifiées à grands frais par les libéraux, et d’où leurs batteries foudroyaient toute la campagne autour d’Estella ; dans le bas enfin, la foule des villages carlistes aux souvenirs sanglans, sales, délabrés, quasi-déserts. Villatuerta surtout est épouvantable à voir ; le pinceau seul pourrait rendre cet amas désordonné de masures lépreuses aux toits croulans, aux murs défoncés, aux fenêtres privées de châssis ; le sol lui-même, aride et rougeâtre, où poussent les cailloux, complète sinistrement l’harmonie du tableau. C’est là que fut arrêté par les carlistes ce capitaine Schmidt, correspondant d’un journal allemand, dont l’aventure a fait quelque bruit dans la presse ; entré le premier dans le village, comme il n’apercevait pas d’ennemis, il aurait fait signe avec son mouchoir aux soldats libéraux qui le suivaient à distance ; mal lui en prit, car il fut saisi et aussitôt passé par les armes sans autre forme de procès.

Cependant Estella n’apparaît pas encore : l’horizon est fermé par des montagnes grises qui font comme un mur à pic ; une avenue de beaux arbres, heureusement épargnés, suit le cours de l’Ega et mène droit à l’obstacle ; il semble qu’on s’y va briser, quand tout à coup le fleuve fait un coude et la route avec lui. À cet endroit commence Estella, et le défilé est si étroit, les pans de roc si rapprochés, qu’ils laissent à peine assez de place pour une seule rue droite et profonde, pavée de pierres plates ; bientôt les voies se multiplient, la ville s’étend en largeur, et l’on débouche sur la grande place, presque complètement entourée d’arcades. Estella porte une étoile comme arme parlante, en espagnol Estrella. En dépit de cet emblème, quoique bien bâtie, l’aspect général n’en est pas brillant. Son importance fut grande au moyen âge. Les juifs l’avaient choisie pour un de leurs centres principaux. Quatre ponts de pierre, dont un seul subsiste, réunissaient alors les deux bords de l’Ega : le quartier de la rive gauche s’allonge entre le fleuve et le socle d’un pic fort élevé, très pointu, qui domine la ville. Morne et silencieux, ce quartier servit jadis de premier noyau à la population : ainsi l’attestent ses vieilles églises et ses palais à demi détruits. Un peu plus haut, sur un plateau isolé, pointent les ruines d’un couvent de dominicains, celles-ci beaucoup plus récentes : elles datent de la confiscation des biens du clergé. À travers les voûtes écroulées, les rosaces et les fenêtres béantes veuves de leurs verrières, circulent librement le soleil et la lumière ; les longs murs sans appui découpent dans les airs leur silhouette décharnée, mais majestueuse encore ; le lierre, grimpant jusqu’au faite, a tapissé de son vert feuillage tout un des flancs de la chapelle. À l’intérieur, au milieu des tombes violées, des statuettes mutilées, des colonnes et des pendentifs gisant à terre, les habitans de la pieuse ville ont gravé sur les parois, en prose, en vers, selon l’inspiration du moment, leurs regrets, leurs désirs et leurs espérances.

Ces espérances, ces désirs, on les conçoit sans peine : Charles VII sur le trône, la révolution abattue, les couvens restaurés, — car nous sommes ici en plein foyer de réaction politique et religieuse. Estella, comme on l’a dit, est la cité sainte, la Mecque du carlisme. Déjà en 1825 le premier prétendant, Charles V, y avait établi sa cour, le petit-fils y a demeuré quelque temps : au lieu que dans les trois provinces l’immense majorité est fueriste, soucieuse avant tout des vieux privilèges du pays, en Navarre, où les fueros, depuis 1841, ont en partie disparu, on est plus proprement carliste ; c’est plus que du respect, c’est un véritable culte que l’on porte à la personne et à la famille royales. Une seule chose égale ce dévoûment à la monarchie prétendue légitime : la haine profonde, inexprimable, que tous ces gens-là ont vouée aux idées libérales, même constitutionnelles et à leurs représentans. « Des libéraux ici ! — s’écriait une vieille dame, fort respectable assurément, le ton ardent, l’œil en feu, un sourire tout particulier plissant ses lèvres minces, — des libéraux, nous n’en avons pas. Dieu merci !… Dix ou douze peut-être, que l’on voit parfois passer dans la rue, et comme on les reconnaît bien à leur tête de renégats ! » Ces derniers mots étaient dits avec un air de triomphe, un accent sauvage qui me frappa. Et de fait, croirait-on que sur une population de 6,000 âmes à peine, Estella ait pu fournir 800 hommes à l’insurrection ? Pour les autres villes navarraises, à Puente-la-Reyna, à Elizondo, la proportion était la même. Dans certaines vallées, on ne trouvait plus que des femmes et des enfans ; les vieillards même étaient partis.

Comment expliquer un tel enthousiasme si désintéressé, si général ? Les raisons politiques n’y suffisent point. Si grands que fussent le respect et l’affection dont ils entouraient encore la branche cadette des Bourbons, les Basques ne songeaient nullement à revendiquer ses droits par les armes, comme le prouve surabondamment la longue tranquillité dont le pays a joui pendant le règne si troublé d’Isabelle II : abandonné à lui-même, le parti absolutiste s’en allait mourant en Espagne comme un peu partout. C’est le parti théocratique qui seul a fait sa force, qui a galvanisé ce corps glacé et lui a rendu pour un moment un semblant d’énergie. Il ne s’agit pas ici seulement de ces prêtres-guerriers, comme Santa-Cruz, les curés de Flix ou de Prades, qui, prêchant d’exemple, sabre au côté et revolver au poing, ont conduit eux-mêmes leurs paroissiens à la bataille ; mais sur tous les tons et dans tous les styles, les organes religieux se sont plu à présenter le prétendant don Carlos comme le défenseur et le bras droit du catholicisme outragé. Les persécutions de l’église, les souffrances du pape-roi, la présence d’Amédée, un étranger, le fils de l’excommunié, sur le trône, les nouvelles réformes sociales, la liberté de conscience hautement proclamée, toutes les circonstances politiques et religieuses de l’Europe en général et de la Péninsule en particulier, ont été mises à profit, commentées avec une habileté et une insistance qui n’a pas manqué de porter ses fruits. Que parmi ces apôtres de la guerre sainte beaucoup aient agi et parlé selon leur conscience, nous ne le nierons pas ; les excès même de la révolution, la faiblesse du gouvernement d’alors, certaines théories malsonnantes émises en pleine chambre, devaient froisser bien des convictions, blesser aussi bien des intérêts. Toujours est-il que le clergé espagnol presque tout entier a soutenu plus ou moins ouvertement la cause de don Carlos. Je me trouvais à Mugairi, point de rencontre des diligences aux environs d’Elizondo : on s’arrête quelque temps en ce lieu et les voyageurs descendent pour déjeuner dans la posada. Parmi les convives étaient deux ecclésiastiques : ils causaient bas entre eux ; tout à côté un capitaine de carabiniers en uniforme, jeune, la moustache noire et les traits énergiques. Durant le repas, il fut, comme on dit, d’une humeur massacrante, oubliant comme à dessein de passer les plats, maugréant sans relâche contre la cuisine, contre le vin, contre le service, toutes choses dont on ne s’inquiète guère dans une auberge espagnole. À l’appel d’un des conducteurs les prêtres se levèrent, payèrent leur quote-part et sortirent ; l’officier eut alors un soupir de satisfaction, et, comme je le regardais en face, éclatant tout à coup : « Eh bien ! oui, c’est plus fort que moi, je ne puis les voir d’aussi près, Santa Virgen ! — Chacune de ses phrases était ainsi coupée de la façon la plus bizarre par une pieuse exclamation. — Eux, les ministres de paix, ils soufflent la guerre. Madre de Dios ! voilà tantôt trois ans que je bataille de Carthagène à Saint-Sébastien et de Bilbao à Peña-Plata, j’ai croisé beaucoup de curés sur ma route ; eh bien ! vous pouvez m’en croire, je n’en ai pas rencontré un seul, pas un, m’entendez-vous ? qui ne nous souhaitât d’être écharpés par les carlistes à la prochaine occasion. Por Dios ! sommes-nous donc des chiens enragés ? Aussi moi, à mon tour, je leur ai déclaré la guerre. J’avais été élevé dans la religion tout comme un autre ; j’étais apostolique romain, señor, mais maintenant j’en suis revenu ; Maria santissima ! je suis athée, je ne veux plus croire à rien. » Le brave garçon exagérait, il n’était rien moins qu’un sceptique : il croyait encore, quoi qu’il en eût, à une foule de choses ; seulement il était en colère, et franchement il avait bien raison.

Sans parler de la Catalogne ou de l’Aragon, qui ont fourni au prétendant des volontaires par milliers, il ne manque pas de gens dans le reste de la Péninsule qui pour divers motifs abhorrent les idées libérales : les carlistes pullulent à Madrid et tout aussi bien dans le sud, à Tolède, à Séville ; mais nul terrain par nature n’était plus favorable que le pays basque pour soutenir la lutte projetée contre la révolution, nulle part non plus les populations n’étaient mieux disposées à recevoir les semences de défiance et de haine qu’on voulait y faire germer. On ne saurait croire combien dans ces montagnes la foi est restée vivace. La religion n’est pas là, comme dans les villes, affaire d’habitude, elle est la grande chose de la vie ; par suite la tolérance n’existe pas : pour peu qu’on les y poussât, ces bonnes gens renouvelleraient les massacres de juifs et d’hérétiques ; ils ont encore là-dessus les idées du moyen âge. Tel commandant de don Carlos, interné quelques mois à La Rochelle après la guerre et de retour dans ses foyers, se plaignait devant moi du temps qu’il avait séjourné en France ; sait-on ce qui l’avait choqué le plus ? C’est qu’à La Rochelle la moitié des habitans fussent protestans. « Jesu-Maria ! est-ce bien possible ? » exclamaient en chœur, en joignant les mains, les bonnes femmes qui l’écoutaient.

Un écrivain du plus haut mérite qui est en même temps un habile homme d’état, M. Canovas del Castillo, le principal auteur et le premier ministre de la restauration, dans une étude sur le pays basque cite un exemple bien frappant de cette ferveur dévote des montagnards. « C’était, écrit-il, le 16 juillet 1872, jour de la Vierge du Carmen. Préoccupé des maux que pouvait amener la guerre civile et qui peut-être n’étaient pas les plus grands dont fût alors menacée l’Espagne, je me dirigeais par Elizondo vers la frontière : point d’incident jusque-là qui fût digne d’être noté, sauf la rencontre de trois ou quatre petites bandes carlistes insignifiantes, qui laissaient tranquillement passer la diligence. La soirée s’annonçait paisible, la chaleur pendant le jour n’avait pas été excessive, et nous suivions rapidement la descente qui, contournant un peu la vallée d’Urdax, conduit à Dancharinea, quand tout à coup apparut une femme qui du bas de la côte accourait en criant : « Il est ici, il est ici, et il a déjà communié ! » Aux questions des voyageurs surpris de ces paroles, dont ils ignoraient le sens, la femme répondit comme folle : « C’est Charles VII qui a communié en arrivant !… » Tel qu’il est, le cri de cette bonne femme, expression d’un fait peut-être imaginaire, symbolise fort bien à mon sens la situation présente. « Il a communié, il a communié ! » cela veut dire : « L’homme qui vient maintenant pour nous commander communie comme nous, comme nos maris et nos fils, au lieu que les autres, ceux de Madrid, non ! Bienvenu donc soit-il sur cette terre. » Et M. Canovas poursuit : « Si contraires que nous soyons à la cause carliste, pouvons-nous méconnaître qu’il n’y ait là quelque chose de grand et qui mérite le respect ? Savez-vous bien, vous qui parlez sans cesse du règne des idées et de la supériorité des principes sur les choses réelles, que ces gens-là sont aussi des hommes d’idées, eux qui sincèrement, de gaîté de cœur, sacrifient à leur conviction, à leur foi religieuse, tout intérêt matériel, toute affection terrestre, et vont jusqu’à compromettre leurs privilèges historiques. »

On ne saurait mieux dire, ni plus justement. Le malheur est que la simplicité des Basques, leur ignorance les rende si faciles à égarer, et que leur caractère ardent les entraîne si vite sur la pente du fanatisme. Le clergé a su admirablement tirer parti des élémens qu’il avait sous la main : à ces hommes naïfs, on a dit que la révolution n’épargnerait rien du passé, que l’église même était en péril, qu’il fallait marcher, et ils se sont levés comme pour une croisade. Dans son œuvre de prédication, le clergé n’a pas eu d’auxiliaire plus actif ni plus utile que les femmes : chez les nations catholiques en effet, celles-ci conservent plus vivans que l’homme les sentimens religieux. N’a-t-on pas vu tout récemment, à Madrid même, les dames de la plus haute société signer des suppliques en faveur de l’unité religieuse menacée dans les chambres par leurs maris ? En Navarre, cette religiosité des femmes est poussée à l’extrême ; le prêtre est le maître absolu de leur volonté et de leur conscience : avec cela douées d’une énergie toute virile, à peine le mot de guerre était-il prononcé, les Navarraises se changeaient en autant de furies. Excitant les timides, exaltant les forts, elles attachaient de leurs propres mains sur la poitrine de leurs époux et de leurs fils le scapulaire orné du sacré cœur de Marie, et les envoyaient résolument tuer ou mourir en défense de la religion. Mais à côté de la persuasion, la force, elle aussi, a joué son rôle. En dépit de leur dévotion sincère, bon nombre de ces braves montagnards n’eussent pas demandé mieux que de rester chez eux et de cultiver en paix leur lopin de terre. La première tentative d’insurrection, si promptement réprimée à Oroquieta, avait fait sur les esprits en Navarre une profonde impression. Il fallait à tout prix réveiller l’enthousiasme. Alors se mit à fonctionner ce système d’intimidation et de violence qui, désavoué diplomatiquement par les chefs, n’en rendit pas moins au parti les plus réels services. Des bandes d’aventuriers sans aveu parcouraient la campagne, pénétraient par surprise dans les villages et les maisons isolées et racolaient tous les jeunes gens en âge de prendre les armes : ainsi s’est complété plus d’un bataillon des volontaires de don Carlos. Dans le pays basque, les femmes ont la coutume de porter en deux tresses retombant par derrière leurs cheveux, qui sont fort beaux ; ces nattes leur descendent parfois jusqu’aux genoux. À toutes celles qu’ils soupçonnaient d’appartenir au parti contraire, les bandits impitoyablement tranchaient les cheveux. Ce procédé barbare leur était même devenu si familier, qu’ils n’allaient guère sans porter, pendue à la ceinture, une de ces énormes paires de ciseaux qui servent là-bas à tondre les mules ; mais leurs exploits ne se bornaient pas là. Ils savaient aussi rançonner, égorger, fusiller ; au milieu de la perturbation générale les haines particulières trouvaient à se satisfaire. Il est non loin d’Estella un endroit connu sous le nom de la cima, le trou d’Iguzquiza ; une heure de marche y conduit. Qu’on se figure un précipice affreux, en forme de puits, s’ouvrant à pic dans la montagne ; de hautes bruyères et des arbustes verts poussant sur les bords en masquent l’ouverture ; mais en se penchant un peu on peut apercevoir en bas une nappe d’eau qui tremble et scintille. Tous les alentours sont incultes et déserts ; pas la moindre cabane ; seuls les sentiers étroits qu’a laissés aux flancs des montagnes le passage des pâtres et de leurs troupeaux révèlent l’existence de l’homme : c’est par là qu’un des cabecillas les plus tristement connus pour sa férocité, Rosa Samaniego, fit précipiter plus de deux cents personnes. Ancien journalier, compromis dans une affaire de vol et forcé de quitter la ville, il avait à se venger des habitans d’Estella. Son exécuteur des hautes œuvres portait le sobriquet bizarre de Jergon, toile à matelas. Peu après la guerre, Jergon fut arrêté et conduit à Pampelune ; sur la place de la Constitution, la foule voulait le mettre en pièces : il est resté plusieurs mois en prison et sa photographie se vendait dans les rues. C’était un homme d’une trentaine d’années, barbu, robuste, les épaules larges, l’œil petit et froid. On vient enfin de le récompenser selon ses mérites. Du reste, il ne convenait pas de toutes les exécutions dont on l’accuse ; il parlait d’une quarantaine au plus. Quant à Rosa Samaniego, plus heureux, il a réussi de bonne heure à passer en France, où les traités d’extradition ne sauraient l’atteindre. N’a-t-il pas, comme Santa-Cruz, joué un rôle politique, et les crimes qu’il a pu commettre n’ont-ils pas leur excuse dans les besoins de la sainte cause ?

Par sa position stratégique, par le caractère de ses habitans, par les souvenirs même qui se rattachent à son nom, Estella devait être le principal objectif des libéraux en Navarre, et en effet, après la délivrance de Bilbao, le maréchal Concha, alors à la tête de l’armée du Nord, résolut de marcher sur cette ville et d’achever la victoire. Le 27 juin au matin, les adversaires se préparaient pour un suprême effort. La bataille engagée durait depuis deux jours ; une série d’attaques vigoureusement conduites avaient rendu les libéraux maîtres des villages qui couronnent les hauteurs à l’est en avant d’Estella. Le maréchal se trouvait à Abarzuza, où ses troupes étaient entrées la veille à la nuit ; son mouvement enveloppant avait réussi : il avait sur toute la ligne refoulé les ennemis et débordait leur aile gauche. Restait à emporter le mont Muru, clé de la position, car de là on dominait la ville et l’on prenait en flanc les tranchées carlistes. Pour bien faire, il eût fallu attaquer dès le matin, mais un convoi de vivres qu’on attendait depuis trente-six heures, retardé par le mauvais temps, égaré par ses guides, n’arrivait pas. Le maréchal, bouillant d’impatience, fait distribuer en hâte à la colonne d’avant-garde le contenu de quelques barils de lard que les carlistes ont abandonnés la veille dans leur fuite : puis, comme la journée s’avance, il donne l’ordre d’attaquer. « Je dînerai ce soir dans Estella », avait-il dit en se levant de table. Pendant ce temps, Abarzuza brûlait : quelques maisons incendiées, par mégarde ou autrement, dans ce désordre d’une prise d’assaut et d’une occupation armée, avaient communiqué le feu à la moitié du village.

À cet endroit, la route d’Alsasua à Estella, après avoir franchi un petit ruisseau, s’élève graduellement jusqu’à 150 mètres environ d’un mamelon qu’elle contourne par la gauche ; le sommet de ce mamelon est occupé par une maison isolée, le caserio de Muru, qui lui a donné son nom. Les carlistes, mettant à profit les avantages de la position, avaient établi sur la pente qui regarde la route des terrassemens et des fossés en manière de réduit ; en outre, les montagnes, couvrant leur gauche, étaient sillonnées de plusieurs rangs de tranchées étroites, juste assez larges pour laisser passer un homme, mais amplement garnies de défenseurs. Mendiry avait recommandé à ses Navarrais de ne pas se découvrir, de soigner leur tir, et, le moment venu, de fondre sur l’ennemi à la baïonnette. Cette tactique, bien comprise et bien exécutée, devait décider du succès de la journée. Les jeunes soldats de Concha s’étaient lancés à l’assaut avec ardeur ; la route était longue, la côte âpre à gravir ; le mauvais temps redoublait, le vent qui leur chassait la pluie dans les yeux leur dérobait la vue de l’ennemi, tandis que les balles carlistes les frappaient à coup sûr : ils avançaient pourtant peu à peu, glissant dans la boue à tous les pas, s’aidant pour monter des buissons et des aspérités du sol. Quelques-uns parviennent ainsi jusqu’aux tranchées carlistes, mais épuisés, séparés, sans ordre : une charge à la baïonnette, exécutée par les défenseurs des tranchées, les balaie facilement. En bas du plateau, malgré le feu plongeant qui les décime, ils se reforment et remontent ; une fois encore ils pénètrent dans les lignes carlistes, et de nouveau sont ramenés en arrière. Ce qui fut dépensé d’héroïsme en cette lutte fratricide, le chiffre des pertes suffirait à le dire. Jamais, même en ses jours de triomphe, l’armée libérale n’avait montré plus de courage et d’abnégation.

Au même moment, une autre attaque contre le village voisin de Murugarren était également repoussée. Concha sent la victoire lui échapper : la nuit tombait ; il envoie à la division qui flanque sa droite l’ordre de combiner ses efforts contre Monte-Muru, rassemble toutes les troupes qu’il a sous la main, les réunit aux débris de la brigade d’avant-garde, et une troisième fois les lance à l’assaut ; peut-être eût-il mieux valu accepter franchement la défaite et ne pas s’obstiner dans une lutte qui devenait de plus en plus inégale. Le combat recommence aussi terrible que jamais. Lui-même, à cheval, la lorgnette à la main, le maréchal s’est porté en avant : il est seul avec une ordonnance ; tous ses officiers d’état-major vont çà et là portant des ordres, lorsqu’une balle partie des tranchées de gauche le frappe en pleine poitrine ; il tombe sans avoir pu dire un mot. Aux cris de son ordonnance, quelques soldats, des officiers accourent et l’emportent respirant à peine dans la même maison où il avait passé la nuit.

Ce n’était pas un homme ordinaire celui que la balle d’un montagnard inconnu venait de renverser dans tout l’éclat de sa gloire. La presse européenne s’est complu à répéter qu’il était octogénaire ; or il n’avait à sa mort que soixante-six ans. Né en 1808 à Tucuman, ville des anciennes colonies espagnoles, don Manuel Gutierrez de la Concha s’était voué de bonne heure à la carrière des armes. Nommé brigadier à l’issue de la grande guerre carliste, il prit, comme tous les autres généraux de son temps, une part assez active à la politique ; une expédition heureuse en Portugal pour soutenir la reine doña Maria lui valut dès 1847 le titre de marquis del Duero. Il s’intéressait beaucoup à l’art militaire, et il avait même écrit sur ce sujet des livres fort estimés. Bien pris de corps, les traits nobles et accusés, une épaisse moustache en brosse couvrant la lèvre supérieure, il était le vrai type du soldat vaillant et fier. On raconte de lui des traits d’une énergie singulière. La garnison de Monjuich, citadelle de Barcelone, s’était révoltée : il s’y rend seul, hardiment, se présente aux soldats mutinés, et, loin de chercher à les ramener par la douceur, prenant un ton irrité, les traite de misérables et leur déclare qu’ils vont être décimés ; l’exécution eut lieu sous ses yeux. Domptés par tant d’audace, les rebelles fusillaient eux-mêmes leurs camarades désignés par le sort. Avant de partir, il avait donné ordre à son second, demeuré dans la ville, d’ouvrir le feu sur la citadelle si avant une heure elle n’amenait pas son drapeau.

Ses qualités militaires ne sont pas les seules qui doivent rendre la mémoire de Concha chère aux Espagnols. Ce stratégiste, ce soldat, s’occupait aussi d’agriculture. En un pays où l’initiative privée fait absolument défaut, où chacun met tout son esprit à suivre la routine, c’était une autre façon, et non la moins heureuse, d’avoir du courage. Ses entreprises agricoles lui coûtèrent, cela va sans dire, des sommes considérables ; mais ni son argent ni sa peine n’auront été perdus : autant que personne il a contribué au relèvement de la culture de la canne à sucre dans la province de Malaga. Déjà pratiquée des Mores, reprise successivement sous Philippe IV et Charles III, l’industrie du sucre était complètement tombée en oubli. De nos jours, grâce à la persévérance et aux sacrifices de quelques propriétaires fonciers, elle promet d’être avec le vin une des grandes richesses de la contrée. Concha surtout prenait plaisir à multiplier les essais, et cette vie si active, si bien employée, il était appelé à la terminer glorieusement sur le champ de bataille, justifiant ainsi la noble devise de sa famille : un buen morir dura toda la vida, une belle mort dure éternellement !

La maison où il avait été transporté fait l’angle d’une petite place, un peu à l’extrémité du village ; sur la façade, on remarque une fenêtre protégée à l’extérieur d’une grille en fer, et l’indispensable écusson au-dessus de l’entrée. Passé la porte, laissant au fond l’écurie et l’escalier de bois, sept ou huit marches de pierre conduisent par la gauche à une grande pièce oblongue carrelée de briques, que recouvre un tapis de sparterie ; toujours à gauche, en entrant, s’ouvre une alcôve vitrée assez obscure, malgré ses murs blanchis au lait de chaux : pour tous meubles, un petit lit de fer et deux ou trois chaises ; au pied du lit, un grand tableau sombre traité à la manière espagnole et représentant le Christ sur la croix. C’est là que fut déposé le maréchal ; quelques gouttes de sang tachent encore les carreaux. Moins de deux ou trois heures après, il expirait sans avoir repris connaissance, et l’on se hâtait d’emporter son corps. Horrible chose que la guerre civile ! L’Espagne venait de perdre un de ses plus glorieux enfans ; mais, tandis que la consternation se lisait sur le visage des officiers et des soldats libéraux, les habitans d’Abarzuza avaient peine à déguiser leur joie. Outre que tous comptaient des parens ou des amis dans les rangs contraires, ils s’étaient persuadés bien à tort que Concha était le premier auteur de l’incendie allumé la veille, et leur foi barbare voulait voir dans sa défaite et dans sa fin si prompte une juste punition du ciel.

J’avais tenu à visiter le lieu du combat ; un petit garçon, enfant d’une douzaine d’années, carliste comme père et mère, me conduisait. Parlant des libéraux, il ne les appelait jamais que les cristinos, comme autrefois. Les retranchemens de Monte-Muru, aujourd’hui comblés par ordre de l’autorité militaire, n’en sont pas moins reconnaissables ; sur la gauche, la terre remuée se détache par sa couleur jaune sur le fond fauve de la chaîne et marque nettement la place des tranchées carlistes, enveloppant toutes les pentes comme d’un réseau. De cette hauteur, l’œil embrasse une immense étendue de pays. Çà et là pointent les villages où l’on s’est battu : Abarzuza, Murugarren, Zurucain, Zabal, Grocin ; l’enfant me les montre du doigt en disant leurs noms. Dès le lendemain de la lutte, avec toute la population d’Estella, il s’était empressé d’accourir sur le champ de carnage. Il me racontait ce qu’il avait vu : les moissons piétinées, anéanties, les arbres hachés par les balles ; sur la route, en bas de Muru, les cadavres des libéraux étaient si nombreux qu’ils se touchaient. Les vainqueurs les avaient tous indistinctement dépouillés de leurs vêtemens et pendant plus de deux jours les corps nus restèrent sans sépulture, exposés aux outrages ; maintenant ils reposent un peu partout dans les champs, et le maïs sur leur tombe pousse plus vert et plus haut. La vue d’Abarzuza cause une impression douloureuse. Le feu n’est point arrivé jusqu’à l’église ; par contre, plus de soixante maisons ont été détruites : la grande place n’est qu’un amas de décombres, Un peu plus loin, à Zabal, règne la même désolation. Or il faut savoir combien le paysan, celui-ci surtout, est attaché à son foyer, pour comprendre quels sentimens de colère et de haine grondent encore au cœur des victimes. elle aussi, « Il nous a fait bien du mal, me disait une vieille femme, obéissant, à l’opinion populaire, qui veut sans autre preuve que le maréchal Concha ait lui-même ordonné l’incendie, oui, bien du mal ; mais maintenant il expie son crime. Comprenez-vous cela, señor ? Détruire les maisons ! S’il avait à se plaindre des hommes, eh bien ! qu’il les fusillât ; mais que lui avaient donc fait ces pauvres murs qui nous abritent ? »

Volontaire ou non, l’incendie d’Abarzuza devait avoir de sanglantes conséquences. Le lendemain de la victoire, sous prétexte de représailles, Dorregaray faisait saisir tous les officiers libéraux qu’il avait dans les mains, plus un sur dix des soldats prisonniers, et les condamnait à être passés par les armes. En avant de la maison où mourut Concha s’étend une petite place formant terrasse du côté de la campagne ; au milieu se dresse une croix de pierre : ce fut le lieu choisi pour l’exécution. Ils étaient là une centaine, pressés au pied de la croix, qui tous pleuraient, s’embrassaient ; on venait les chercher par groupes de vingt, on les amenait en bas du talus, puis on les fusillait. Mon jeune guide avait assisté à l’horrible scène, et, pour dire vrai, il n’en paraissait pas plus ému. L’Espagnol en général, qu’il s’agisse des autres ou de lui-même, ne fait pas grand cas de la vie humaine ; affaire de tempérament et de climat, dira-t-on, mais compte-t-on pour rien vingt siècles de guerres civiles, de proscriptions, de massacres, qui ont couvert d’ossements et de ruines la Péninsule entière ? Pour résister à l’envahisseur étranger, cette cruelle indifférence peut avoir son utilité, sa grandeur, mais entre gens du même pays et du même nom, je ne sais rien de plus triste et de plus odieux.

Moins de huit mois après la mort de Concha, Estella tombait aux mains des libéraux. Cette fois l’attaque eut lieu par un autre point. À peu de distance au sud de la ville s’élève le mont Jurra. Sombre et décharné, droit comme un mur du côté d’Estella, il s’abaisse vers les plaines de l’Èbre en pentes prolongées, mais âpres encore, coupées de fondrières et de ravins. À ses pieds, au bord de la route se trouve l’antique monastère d’Irache, dont la fondation remonterait aux rois goths : ce monastère appartint à l’ordre des bénédictins et jouit longtemps d’une grande réputation, il eut une université où fut professée la philosophie jusqu’en 1833; depuis lors propriété nationale, il est resté presque complètement abandonné. Les bâtimens sont distribués en quatre cours entourées de galeries avec fontaines d’eau jaillissante ; la cave, la cuisine, le lavoir, sont aménagés avec ce soin scrupuleux et cette entente du confort particulière aux maisons religieuses. Aussi pendant la guerre les carlistes avaient-ils eu l’heureuse idée d’établir à Irache leur hôpital principal; des médecins et chirurgiens français étaient chargés du service, on avait même élevé à quelque distance, dans un petit bois, pour plus de salubrité, une baraque en planches spécialement destinée aux opérations. La veuve d’un des plus riches banquiers de Madrid, Mme Calderon, avait pris sur elle tous les frais de l’installation. Aussitôt après la conclusion des hostilités, on s’est hâté d’évacuer les hôtes de l’hôpital ; au mois de mai cependant, quelques-uns demeuraient encore qui achevaient de mourir, je montai les voir dans les grandes salles transformées en dortoirs : un soleil printanier entrant par les carreaux éclairait leurs visages pâles et amaigris et dessinait sur les murs de belles bandes dorées comme pour leur rendre plus amers encore le sentiment de leur sacrifice inutile et le regret de la vie. Je leur donnai quelque argent, des cigares : — Merci, monsieur, — me dit en français l’un d’eux, qui m’avait reconnu à mes vêtemens et à mes traits.

Dans les derniers temps, les carlistes avaient établi une batterie sur la cime même du Monte-Jurra. On distingue nettement le chemin tracé en zigzag aux flancs de la montagne qui leur servit à hisser les pièces. L’opération dura trois grands jours : quand ils touchèrent au sommet, ils pouvaient dire comme plus tard Primo de Rivera : « Nous sommes où nichent les aigles. » La batterie du Monte-Jurra se composait de quatre canons Withworth; deux bataillons y veillaient sans cesse sous le commandement du brigadier don Carlos Calderon, carliste ardent comme sa mère. Malgré tout, la position fut emportée sans beaucoup de peine, et cette perte entraîna celle d’Estella.

Le matin du 18 février, deux officiers avec leurs compagnies opéraient une reconnaissance. La veille. Primo de Rivera, établi à Dicastello, avait fait une imposante démonstration, mais sans résultat. Dès le principe, les soldats libéraux s’aperçoivent que les ennemis, après avoir tiré leurs coups de fusil, lâchent pied; ils se mettent à suivre et se rapprochent de la redoute; ce que voyant, les officiers envoient précipitamment demander du renfort. A plusieurs reprises on le leur refuse, on craint une embuscade; deux compagnies arrivent enfin : réunies aux deux premières, elles franchissent la hauteur au pas de charge et pénètrent dans les retranchemens. En quelques minutes, tous les défenseurs de la redoute sont tués, expulsé ou faits prisonniers; le commandant Calderon lui-même est forcé de se rendre; quant aux vainqueurs, ils n’osaient croire encore à leur succès.

Comment eut lieu cette surprise? Les Navarrais ne se font faute de l’expliquer à leur façon. Suivant eux, leur bataillon venait à peine d’être relevé, après les fatigues de la nuit et du jour précédent, et ils ne songeaient qu’à se reposer; les Alavais, à qui revenait la garde, furieux de combattre hors de leur pays, auraient cédé sans vergogne aux premiers coups de feu. Le fait est qu’à l’intérieur de la redoute même, lorsque déjà les libéraux y pénétraient de toutes parts, les Navarrais tentèrent de résister à la baïonnette; puis, jugeant la partie perdue, bon nombre se précipitèrent en bas des rochers; quelques-uns se sauvèrent grâce à leur agilité merveilleuse, malgré l’effroyable chute et les balles qui les poursuivaient; d’autres, moins heureux, parvinrent jusqu’à un torrent voisin et s’y noyèrent. D’ailleurs, si les Alavais sont pris à partie, le commandant Calderon n’est pas plus épargné; l’opinion publique est unanime sur son compte; il a trahi, lui aussi. À ce propos, je me rappelle certain petit couplet qui se chante dans tout le pays :

Ellio a vendu Bilbao
Et Mendiry le Carrascal,
Calderon le Monte-Jurra,
Et Perula... ce qui restait.

Triste manie des vaincus, — nous en avons souffert nous-mêmes, — de crier toujours à la trahison et de ne chercher les causes de leur défaite que dans l’indignité des chefs 1 Dans leur impatience de combattre, les Navarrais ne songeaient qu’à courir en avant; ils ne comprenaient rien aux marches et aux contre-marches. Aux derniers jours de la guerre, quand, sur l’ordre formel de don Carlos, qui avait résolu de concentrer la résistance dans la Haute-Navarre et le Guipuzcoa, Perula eut abandonné Estella avec la plus grande partie des bataillons qui la défendaient, le découragement et la colère furent extrêmes dans le peuple. L’histoire dira peut-être un jour si réellement quelques offres furent faites et acceptées, des conventions établies ; en principe il faut rejeter ces accusations banales qui ne tendraient à rien moins qu’à rabaisser la victoire des uns en enlevant aux autres le mérite de la résistance. Les généraux carlistes ont commis des fautes; plusieurs, comme Perula le notaire ou Calderon le fils du banquier, ne connaissaient ni peu ni prou l’art militaire. Est-ce à dire qu’ils se soient vendus, et leur intérêt même n’était-il pas de vaincre? A tout prendre, eussent-ils été bien plus habiles et beaucoup plus savans, la partie était trop inégale entre l’Espagne entière et les quatre provinces du nord ; tôt ou tard la lutte devait finir par l’écrasement complet du parti carliste. J’ai pu voir don Carlos Calderon à Tudela où il était retenu prisonnier : l’œil ferme, la voix haute, les traits ouverts, il n’a rien de la figure ou des façons de traître. Comprend-on d’ailleurs cet homme qui, sans parler des dangers courus, aurait compromis une immense fortune et dépensé 7 ou 8 millions en faveur de don Carlos pour le seul plaisir d’être ensuite marchandé par les libéraux?

En bonne conscience, si l’on devait s’en prendre à quelqu’un de l’échec de l’insurrection, ce ne sont pas des généraux plus ou moins incapables, mais dévoués, c’est don Carlos lui-même qu’il faudrait mettre en cause. Qu’on lise le dernier numéro du journal carliste officiel, el Cuartel real, publié à Tolosa le 17 février, la veille même de la prise du Monte-Jurra ; tous les articles d’un bout à l’autre expriment le même vœu et la même espérance : « Que notre roi monte à cheval, qu’il veuille bien se montrer à la tête de ses troupes, et du même coup l’ennemi sera balayé. » Le roi n’en fit rien. Sans doute à ce moment il était trop tard, mais que serait-il arrivé deux ans plus tôt, alors que le trône était vide à Madrid, que les communistes arboraient dans Carthagène leur odieux drapeau, que le faisceau si péniblement rattaché des provinces espagnoles était près de se rompre, que serait-il arrivé, le sait-on? si don Carlos eût osé faire tout ce que ses fidèles attendaient de lui?

A Dieu ne plaise que nous insultions jamais au malheur; d’ailleurs le duc de Madrid est maintenant l’hôte de la France, et cela seul lui serait un titre à nos respects; mais il ambitionnait une place dans l’histoire et désormais il l’aura. « Vainqueur ou vaincu, aurait-il dit en mettant le pied sur la terre d’Espagne, je veux que cette guerre soit une épopée ! » Singulière odyssée, en vérité, celle qui commence à Oroquieta pour finir à Peña-Plata. Ardent au plaisir comme la plupart des Bourbons, il a trop oublié ce qu’exigeait de lui ce rôle si difficile de prétendant. Puente-la-Reyna, Elizondo, Estella, toutes ces pauvres villes si dévouées, qui tour à tour lui servirent de résidence, gardent encore le souvenir des fêtes et réjouissances où s’endormait sa joyeuse petite cour, et ce ne sont point ses partisans les moins sincères qui en parlent aujourd’hui avec le moins d’amertume. Certain jour, un vieillard aux convictions bien connues se présente devant le quartier royal, à Durango, et demande à parler au roi. Il avait besoin d’un sauf-conduit pour voir son fils, capitaine au titre carliste, tué plus tard dans le Carrascal. On le fait attendre un peu, car à onze heures et demie don Carlos était encore au lit, et comme, introduit enfin auprès de sa majesté, il ne pouvait déguiser sa surprise, presque son mécontentement : « Que veux-tu, père? dit le prince avec cette familiarité des monarques espagnols envers leurs féaux sujets, je me sentais un peu fatigué ; nous avons beaucoup dansé hier au soir. » Et pendant ce temps le canon grondait, et l’on se battait à 4 lieues de là ! J’ai entendu, en France même, comparer don Carlos à Henri IV et porter bien haut ce jeune homme, qui, tel que son aïeul, seul énergique en un siècle abâtardi, allait bravement conquérir son trône à la pointe de l’épée : par malheur pour le prétendant, la comparaison n’est pas juste. Henri IV, on le sait, renversait la marmite pour courir au feu; s’il aimait les plaisirs, il trouvait du temps pour le devoir, et son panache blanc n’était pas des derniers au chemin de l’honneur. Pour moi, s’il me fallait chercher dans nos annales un prince auquel comparer le duc de Madrid, ce n’est pas Henri de Béarn, c’est Charles de Valois, un autre Charles VII, que je choisirais, alors qu’il s’appelait « le petit roi de Bourges » et que l’héroïque exemple de Jeanne d’Arc ne l’avait pas encore réveillé de sa honteuse inaction. Comme, occupé des préparatifs d’une fête, il montrait à Lahire le palais tout resplendissant de fleurs, de tentures et de lumières, et lui demandait son avis : « Sire, lui dit le vieux guerrier d’un ton bourru, on ne pourrait perdre un royaume plus gaîment. » Don Carlos aura su perdre le sien avant même de l’avoir gagné.


III.

Si l’on sort de Pampelune du côté opposé à Estella, et qu’après avoir cheminé quelque temps en droite ligne, on remonte vers le nord, on arrive à la vallée fameuse de Roncevaux, où périrent Roland, le bon duc, Turpin, l’archevêque, et les autres pairs. A dire vrai, ce souvenir historique fait l’unique intérêt du lieu ; une vingtaine de pauvres maisons, au centre un vieux couvent crénelé, voilà le village. Quant au paysage, il n’a rien du caractère terrible que lui prêtaient fantastiquement les légendes : point de ces blocs énormes que la main des montagnards basques eût pu faire rouler sur les envahisseurs; point de défilés sauvages, de sentiers abrupts et d’abîmes sans fond. La vallée au contraire s’étend verte et tranquille; elle est tout entière cultivée en prairies; les sommets qui l’environnent offrent des pentes faciles où fleurit la bruyère, le genêt et l’ajonc; l’un d’eux, le mont Altabizcar, a donné son nom au chant héroïque, vieux déjà de près de dix siècles, par lequel les gens du pays célèbrent encore leur triomphe. Il ne m’étonne point que nos voisins d’outre-monts se glorifient de nous avoir vaincus en la personne de Charlemagne et de nos pères, les Francs; pourtant je songe qu’au-delà du Rhin le même Charlemagne, qui tant de fois battit les Saxons, est officiellement reconnu comme un empereur allemand, et puisqu’ici nous sommes associés à ses défaites, n’est-il pas singulier que là-bas nous n’ayons point le droit de revendiquer ses victoires? Au-delà de Roncevaux, suivant le col de Valcarlos, on a bien vite atteint la frontière de France : c’est par cette route que le prétendant rentrait en France le 28 février dernier, après trois ans d’une lutte aussi sanglante que stérile.

Redescendons vers le sud, Sanguësa occupe sur la rive gauche de l’Aragon le centre même d’une vaste plaine à peine élevée au-dessus des eaux. À plusieurs reprises la rivière grossie pénétra dans ses murs et la ravagea. Au XVe siècle, elle comptait parmi les cités les plus importantes de la Navarre ; les rois ne dédaignaient point d’y faire de longs séjours et la cour avec eux. Tout ce que l’art gothique, sur le point de finir et pressentant déjà la renaissance, imaginait de plus délicat, de plus capricieux, de plus fleuri, servait à décorer la demeure de ces hauts et puissans barons. Maintenant plus de fêtes et plus de bruit : les cris de chasse, les chants après boire, les accords des hautbois et des théorbes se sont tus ; confiés à la garde d’un vieil intendant, les grands palais, sauvés des eaux, s’écroulent dans un abandon sinistre, plus funeste pour eux que le voisinage du fleuve ou l’action du temps, sans que jamais le maître indifférent qui les reçut en héritage daigne les visiter. Du reste les habitans, en ce qui les touche, prennent facilement leur parti de cette déchéance : n’ont-ils pas toujours pour se consoler leurs riches coteaux plantés de fructueux vignobles, et plus bas la plaine verte, la pastoriza, où, sur une étendue de plus de deux lieues carrées, leurs moutons paissent par milliers ?

Une fois par an, le 2 décembre, Sanguësa semble secouer son voile de tristesse, les rues endormies retentissent du passage des voitures et du tumulte de voix ; de tous côtés, la foule est accourue pour célébrer l’anniversaire du vertueux François-Xavier, patron de la Navarre. Le castel où naquit le saint se trouve sur une éminence, à 3 kilomètres à peine de la ville : une école pour les enfans a été établie dans le bas de la grande cour centrale, transformée en chapelle ; à part cela, on a pris un soin religieux de conserver à tout l’édifice son aspect et ses dispositions primitives. Ce respect des Navarrais se comprend : il est peu de figures en effet aussi sympathiques, aussi touchantes que celle de ce noble jeune homme, riche et honoré, qui, dévoré de charité, brûlant de catéchiser les païens, s’en va mourir au bout de l’Asie, de fatigues et de misères ; la douceur de sa voix, l’éclat de ses yeux, où brillait la conviction, la pâleur de ses traits amaigris par un feu intérieur, tout en lui attirait, charmait, subjuguait. À Mozambique, à Melenda, à Goa, il fait des conversions sans nombre ; les populations ignorantes, émues de sa divine éloquence, se ruaient à ses pieds pour recevoir l’eau du baptême, et lui-même, dans une lettre écrite à Rome, disait un peu naïvement « qu’à force de baptiser, il ne pouvait déjà presque plus lever le bras. » Dans la cathédrale de Burgos, la plus belle peut-être de toutes les basiliques de l’Espagne, qui possède les plus belles du monde, sur la très vieille et très curieuse porte qui conduit au cloître, se voit sculptée une tête de moine, celle de François-Xavier, paraît-il. On construisait en ce moment le portail de l’église; le saint homme était présent et suivait des yeux le travail, quand l’un des ouvriers se hâta d’esquisser sa figure sur un bloc de pierre qui se trouvait là, et le transporta tout aussitôt à la place qu’il occupe encore maintenant, au-dessus de l’imposte de l’arc, à droite. La légende est-elle authentique? Je le croirais volontiers. Évidemment ce n’est pas là une tête de convention; on y sent trop la précision, la fermeté de la vie : un capuchon de moine recouvre le front et ne laisse voir que l’ovale de la figure, les traits sont d’un homme jeune encore, la barbe fine s’allonge en pointe, et, dans la bouche souriante, comme prête à bénir, dans le nez droit et délicat, dans les yeux grands ouverts, un peu étonnés, dans chaque détail de la physionomie, en un mot, on reconnaît l’expression de cette nature d’élite, ardente et douce à la fois, merveilleusement saisie par le sculpteur.

La Navarre se divise en deux zones bien distinctes : celle du nord et celle du sud, la montagne et la plaine. Le point le plus avancé de la ligne des montagnes se trouve près de Tafalla; on se rend dans cette ville par le chemin de fer de Pampelune à Saragosse, à travers un pays assez triste, coupé de collines pelées et de plateaux déserts; mais, dès qu’on débouche dans la plaine, le spectacle change : la terre, de couleur brune, révèle au premier coup d’œil son incomparable fertilité : les arbres fruitiers, la vigne, l’olivier, y forment comme un verger non interrompu. Je ne ferai qu’un reproche à ce paysage : c’est d’être un peu aride, un peu sec. La ville elle-même manque d’eau potable; celle que lui fournit le Zadicos, un des affluens de l’Aragon, est terreuse et désagréable au goût; aussi les habitans, pendant l’hiver, sont-ils forcés de recueillir l’eau de pluie qu’ils conservent pour l’été dans de grands vases d’argile fabriqués à cet usage. Tafalla, flor de Navarra, disait le vieux proverbe. Charles III s’y était fait construire un palais tenu pour une des merveilles de l’époque; les jardins, prudemment fermés d’une enceinte de hautes murailles et de tours crénelées, occupaient un espace considérable; le poème du Tasse en avait fourni le modèle : promenoirs et portiques, kiosques et pavillons, rompaient la monotonie des bosquets. La salle à manger, el cenador del rey, était remarquable entre toutes par sa richesse et son élégance : sept arcades ogivales dessinaient un polygone irrégulier sans toiture, garni de sièges de pierre et fermé de grilles de fer délicatement travaillées; chaque pilier portait un petit clocheton surmonté lui-même d’une girouette à musique, qui, par un ingénieux mécanisme, tournait au moindre souffle, tandis qu’au centre de la pièce une fontaine jaillissante distribuait sa fraîcheur aux convives : les eaux étaient amenées d’une source voisine par un aqueduc et répandues à profusion dans toutes les parties du parc. Durant la guerre de l’indépendance, la garnison française qui occupait Tafalla détruisit l’aqueduc et brutalement arracha les grilles du cenador. Le mal pourtant était peu de chose. Les jardins n’avaient rien perdu de leur disposition originale; le palais lui-même réservait encore au visiteur mille détails précieux de l’art de l’époque. Qu’en reste-t-il maintenant? Rien qu’une immense place vide, au sol bosselé, une haute tour encore debout, le fameux cenador aussi, mais mutilé, pleurant ses stalles et ses clochetons; contre un mur ruiné des traces de peintures décoratives. Tafalla était comme le centre d’opération des libéraux en Navarre : Morionès y tint longtemps son quartier-général. Chaque maison porte encore écrit sur sa façade, en gros caractères, le nombre d’hommes et de chevaux, le grade et les fonctions des officiers qu’elle logeait. Les abords de la place avaient été soigneusement dégagés; pour plus de sûreté, l’autorité militaire fit construire deux forts, lourdes bâtisses blanches et nettes, odieusement régulières, et comme on n’avait pas de temps à perdre, ce fut l’antique palais royal qui fournit aux travailleurs les moellons nécessaires. Les Espagnols parlent sans cesse du vandalisme des soldats de Napoléon Ier, qui ont stupidement gâté tant de chefs-d’œuvre, mais de quel nom flétrir cette barbare destruction accomplie dans leur propre pays par une armée nationale?

A défaut de Tafalla, il nous reste Olite; cependant je ne sais si cette consolation ne contribuerait pas plutôt à aviver mes regrets. Une heure de distance à peine sépare les deux villes. La campagne intermédiaire est la plus fertile et la mieux cultivée du monde : les vignobles et les oliviers s’étendent vers la gauche à perte de vue; à droite, une ligne de coteaux baignés d’une lueur fauve termine l’horizon. De petits murs en terre battue entourent les jardins que sillonnent en tous sens mille canaux où l’eau vive murmure et coule à pleins bords; une immense avenue de peupliers blancs aux souches énormes donne son ombre à la chaussée; elle a malheureusement souffert de la guerre, et par les larges trouées qui la déchirent parait la ville d’Olite. Tout d’abord on peut se croire transporté dans le monde des rêves, tant ces constructions multiples s’entassent et s’entremêlent en un pêle-mêle bizarre que fait mieux ressortir le ton azuré du ciel qui sert de cadre au tableau. On marche, on entre dans la ville, et l’illusion continue. Comme toutes les places fortes du moyen âge, Olite occupe une éminence de forme ronde, bien détachée, commandant la plaine et facile à défendre; l’ancienne enceinte, assez peu étendue, est intacte et forme un cercle parfait. La grande rue est à elle seule tout un musée : couvens fortifiés aux noires fenêtres treillagées de grilles, sombres demeures seigneuriales timbrées d’écussons gigantesques, larges portes bardées de métal, garnies de clous à tête ciselée, gros comme des œufs, balcons et balustres en vieux fer forgé, vastes toitures surplombant d’un mètre et surchargées d’ornemens; mœurs et coutumes d’un temps disparu réapparaissent là tout entières. Avec cela, peu d’animation et comme le regret du passé; Tafalla, mieux situé, absorbe tout le commerce de la contrée. N’étaient les soldats, qui sont casernes ici comme partout dans le pays basque et dont une compagnie passe en ce moment au retour de l’exercice, le remington sur l’épaule, les clairons sonnans, je chercherais en vain dans cette nécropole quelque chose qui rappelle le siècle où nous vivons. Au centre même de la ville s’ouvre une place fort large; une plaque de marbre est encastrée au mur d’une maison; je m’approche et je lis qu’en ce lieu, le 10 juillet 1811, huit citoyens d’Olite, dont les parens ou les fils servaient dans les guerillas, furent fusillés par les troupes françaises. Volontiers je salue les noms de ces malheureuses victimes de la guerre; mais sur ce point encore les Espagnols sont-ils complètement sans reproches? Si une plaque de marbre devait rappeler chacune des fusillades et des exécutions sommaires accomplies tour à tour par l’un et l’autre parti durant les deux dernières luttes civiles, tout le nord de l’Espagne en serait pavé!

Le château qui faisait la principale défense de la ville en est encore le plus bel ornement; donnant d’un côté sur la campagne, il ouvre à l’intérieur sur la place et occupe ainsi avec ses dépendances presque le quart d’Olite. Il s’était conservé intact jusqu’à notre siècle; mais vers 1840 un incendie, allumé par les cristinos, le consuma : fort heureusement les flammes ne purent que dévorer les parquets et les lambris, et respectèrent le corps même de l’édifice. Pourvu seulement que de nouvelles discordes politiques ne viennent pas compléter leur œuvre et détruire même les ruines. Ce serait grand dommage ! Ces murs de pierre lisse, hauts comme des montagnes, ces massifs énormes, appuyés sur des arcades pleines, gigantesques, ces clochetons en poivrière suspendus comme par la main au-dessus du vide, ces tourelles de toutes formes se haussant sur des tours plus larges ainsi qu’un jeune enfant sur les épaules de son frère aîné, ces créneaux pointus et qui, mathématiquement alignés, semblent encore en longue file monter la garde sur l’ombre de leurs vieux rois, ces guettes, ces barbacanes, ces brèches même, ouvertes par l’incendie, offrent à l’œil l’ensemble le plus imposant et le plus pittoresque qui se puisse voir. Mais je voudrais visiter l’intérieur : je frappe quelques coups à une poterne, une jeune personne vient m’ouvrir, la fille de l’intendant du lieu, vêtue d’une de ces robes claires qui plaisent tant sous ce ciel si pur; elle consent à m’introduire et, passant devant moi, me recommande de marcher avec précaution. En effet, le chemin est obscur, obstrué de gravats ; nous avançons par une série de couloirs étroits et d’escaliers en colimaçon dont les marches manquent souvent : la violence du feu a fait craquer toutes les pierres. Ici est le premier étage : les voûtes se sont effondrées pour la plupart, les portes ouvrent sur le vide. Tout d’abord, sur un des côtés d’une cour intérieure, je remarque une double rangée d’arcades superposées, aux trèfles précieux découpés à jour, aux colonnettes pareilles à des fuseaux, si sveltes, si élancées que le moindre coup de vent, semble-t-il, va les faire crouler; plus loin, contre les parois d’une salle d’honneur, quelques parties de l’ancien revêtement de stuc, couvert de fines arabesques. A mesure qu’on s’élève, le chemin devient plus périlleux : les escaliers tournent et s’allongent aux flancs des hautes tours creuses, vides du haut en bas; un moment de vertige, un faux pas, vous précipiterait dans l’abîme. J’atteins ainsi un petit réduit appelé fort improprement « le boudoir de la reine. » Arrivé là, je m’arrête; pour aller plus loin il me faudrait l’agilité et l’habitude des petits garçons du pays, qui, courant nu-pieds sur la crête des murs branlans, vont au sommet des dernières ruines dénicher les oiseaux. Voici la tour des Quatre-Vents couronnée d’arcades, dont chaque baie regarde un point de l’horizon; puis la tour de l’Horloge, cette fameuse horloge qu’un mécanicien était occupé à remonter jour et nuit; à côté el pozo, le puits citerne, aujourd’hui à sec, au-dessus duquel je me penche en passant : c’est une tour également, aussi haute, aussi vaste que les autres, mais sans étages et sans jours, béante au ciel ; dans cet immense réservoir, admirablement cimenté, l’eau de pluie s’amassait en quantité suffisante pour que jamais, même en cas de siège, la population de la ville et la garnison du château n’eussent à souffrir de la soif. Je sors de là, au bout de deux heures, ébloui, comme halluciné.

L’antique basilique de Santa-Maria attient au château et, même après lui, mérite une visite. Pour l’élégance et la profusion des ornemens le portail n’a point qui l’égale. Ce qui m’y plaît surtout, c’est le précieux motif de sculpture : un long entrelacement de branches de vigne qui, partant des jambages de la porte à hauteur d’appui, entoure et dessine l’ogive. Les rameaux noueux où l’on croit voir circuler la sève, les feuilles dentelées, découpées comme à l’emporte-pièce, les vrilles capricieuses grimpent, s’enroulent, s’élancent et se détachent du mur avec une vigueur, une exubérance de vie admirable; l’artiste aura pris pour modèle cette vigne miraculeuse dont parle la Bible et dont une seule grappe de raisin faisait plier deux hommes sous le faix. Grâce à la nature de la pierre fort dure, l’œuvre est intacte dans ses moindres détails ; il n’en est pas de même, hélas! du petit cloître si harmonieux qui précède l’église : des troupes y campaient naguère, la flamme des bivouacs a léché les murs de sa langue noire, rongé les pierres des assises; et partout des fûts renversés, des arcs mutilés. Ne pourrons-nous donc faire un pas sur cette malheureuse terre sans y rencontrer les souvenirs odieux de la guerre civile?

Au-dessous de Tafalla, à l’extrémité même du losange que dessine la Navarre, se trouve Tudela, la dernière ville importante de la province; elle est située au-delà de l’Èbre, que le chemin de fer traverse sur un pont métallique long de 700 mètres et plus; les carlistes, de gaîté de cœur, en ont fait voler plusieurs arches; quand je passai par là, des ouvriers étaient en train de les rebâtir, mais lentement, posément, avec une gravité toute orientale, si bien qu’on ne pouvait prévoir s’ils en finiraient jamais; en attendant, on franchit le fleuve sur un bac. Du reste, il ne faudrait pas croire que la largeur normale de l’Èbre soit ici en proportion avec l’étendue du pont : son cours sinueux, les bancs nombreux de sable et de cailloux qui encombrent son lit immense, ses rives rongées, déchiquetées, sans arbres, le font ressembler à la Loire auprès d’Orléans. Comme la Loire aussi à certains momens, il a des crues subites et des colères inconsidérées. D’après d’anciens documens, l’Ebre fut navigable, pendant la plus grande partie du moyen âge, depuis Tudela jusqu’à la mer; mais l’incurie des premiers conquérans chrétiens et les transformations graduelles subies par le talweg du fleuve, ont privé le pays de ce précieux moyen de communication. Le canal impérial d’Aragon, œuvre magnifique commencée par Charles-Quint, n’a pu réparer tout le mal : plus de 250 kilomètres manquent encore pour le compléter, entre Saragosse et Tortosa, Ce canal d’ailleurs est à deux fins : il sert de voie au commerce et fournit de l’eau pour fertiliser les terres; l’irrigation est fort en honneur dans tous ses parages; l’usage en remonte aux Mores, qui ont occupé longtemps la contrée, et partout ont laissé des preuves bienfaisantes de leur séjour. A Tudela, même après la conquête, ils vivaient encore en grand nombre. Aujourd’hui la ville n’offre plus trace de mosquée; en revanche, les églises et les couvens y abondent, tous édifices bâtis de briques, vieux sans antiquité, absolument dépourvus d’intérêt; seule, la cathédrale, avec sa voûte majestueuse, ses chapelles surchargées d’ornemens churriguerresques, sa vaste sacristie où sont réunis les portraits en pied des donateurs, arrête l’attention. Tudela en somme m’apparaît sous un jour triste et froid; ses rues étroites sont plus que suffisantes pour une population qui ne dépasse pas 4,000 âmes; tout au travers coule la Quelles, minuscule affluent de l’Èbre, encaissée entre deux superbes quais de pierre qui feraient envie à un vrai fleuve ; rien d’inoffensif en apparence comme cet imperceptible filet d’eau, où les femmes du peuple vont d’ordinaire laver leur linge ; mais le voisinage de l’Èbre le rend parfois dangereux. Non loin de là, vers la gauche, le vieux pont fortifié aligne au-dessus des eaux troubles du fleuve ses dix-sept arches inégales ; ce pont, monument bizarre où tous les peuples ont mis la main, où tous les siècles ont posé leur pierre, figure comme arme parlante sur l’écusson de la cité.

Dès la sortie de la ville, les plantations d’oliviers commencent et se prolongent sur plusieurs lieues. Pour qui n’a vu jamais que nos oliviers de Provence, maigres, rabougris, souffreteux, ou même ceux d’Estella, que les vents du nord gênent dans leur croissance, il est difficile de s’imaginer à quel développement superbe peut arriver cet arbre bien-cultivé, sous un ciel et sur une terre qui lui conviennent de tout point. Ici chaque plant projette ses rameaux à plusieurs mètres à l’entour : le feuillage en est d’un vert sombre, brillant et métallique, formant un couvert si épais qu’il donne de l’ombre comme un chêne ; autour de chaque pied court un système de rigoles qui lui permet d’être inondé régulièrement. Cette terre est fertile à l’extrême, mais il lui faut de l’eau ; sans humidité, toute culture est impossible, la végétation disparaît : à peine sommes-nous au milieu du mois de mai, et déjà le sol se crevasse sous les rayons d’un soleil de feu. À cette lumière plus crue, à ce ciel plus bleu, on sent que l’on approche de la véritable Espagne ; pour s’en convaincre, il suffirait de voir le long convoi de voitures qui en ce moment passe sur la route, soulevant après lui d’épais nuages de poussière. Des Aragonais le conduisent, reconnaissables à leur costume national : veste et culotte de drap brun, mouchoir de fil à carreaux noué autour de la tête, sandales de cordes et guêtres longues, sans oublier l’ample ceinture de couleur qui huit ou dix fois leur fait le tour de la taille. Ces bonnes gens, de mine un peu rébarbative, s’étaient chargés d’un transport de vivres au compte de l’administration militaire, et maintenant ils rentrent chez eux après avoir rempli leur traité. Arrêtons-nous, il est temps, à quelques pas est la frontière.

La majeure partie de la Navarre est occupée par des montagnes boisées ou non, mais généralement impropres à la culture ; même dans la zone inférieure, à l’est, entre les rivières de l’Ebre et de l’Aragon, s’étendent des déserts immenses, les Bardeñas, tout à fait semblables à nos landes avant l’introduction des pins, et où de rares troupeaux paissent mélancoliquement quelques brins d’herbes aromatiques. La Navarre n’en est pas moins une des provinces les plus riches de l’Espagne : cela tient à la fertilité extraordinaire de ses vallées et aussi à l’énergie, à l’amour du travail qui distinguent ses habitans. À Puente-Ia-Reyna, à Peralta, la vigne réussit fort bien; l’olivier, aux environs d’Estella et de Tudela ; quant au blé, il vient partout : ce fut là toujours la grande ressource du pays. Jusqu’au XIVe siècle, faute de numéraire, les monarques navarrais payaient avec un certain nombre de mesures de blé partie de la solde de leurs officiers et des fonctionnaires publics; eux-mêmes percevaient en nature les contributions des villes et des villages. Dès cette époque, la Navarre récoltait plus de grains qu’il ne lui en fallait pour sa consommation personnelle. L’empereur Charles-Quint, de glorieuse mémoire, avait autour de lui un confesseur, un chapelain et un médecin, nés tous trois dans les provinces du Nord; c’est ainsi qu’il avait appris quelques mots de basque, l’idiome le plus difficile qui soit au monde, et il aimait à s’en servir. Or un jour, rencontrant en chemin un muletier navarrais, il lui demanda dans sa langue : — Muletier, d’où viens-tu? — Et l’homme aussitôt : — De Navarre. — Et en Navarre il y a beaucoup de blé? poursuivit l’empereur. — Oh ! oui, seigneur, beaucoup de blé, répondit l’autre. — L’ambitieux monarque, qui avait tant d’armées à nourrir dans l’un et l’autre monde et qui, comme son aïeul, était toujours sans argent, conclut sous forme d’aparté : — Oui, oui, beaucoup pour vous, mais il ne m’en revient rien à moi. — La Navarre, comme on sait, en vertu de ses fueros, ne payait point de contributions à la Castille, et cet état de choses a duré jusqu’en 1841. Grâce à l’abondance des céréales, la fabrication des farines est particulièrement florissante : en 1868, il existait dans la province 237 moulins dont 32 à deux ou plusieurs meules; à part cela, peu de commerce, peu d’industrie, de rares filatures, quelques fabriques de drap; 60 mines environ de cuivre, de plomb ou de fer sont en exploitation et comme 20 forges en activité. Bref, le vin seul, avec le blé, fournit à l’exportation un article de quelque importance.

On s’est étonné souvent que sur un territoire aussi restreint les carlistes aient pu soutenir une lutte aussi longue. Les trois provinces basques en effet réunies à la Navarre ne comptent pas même 2 millions d’hectares; elles aussi pour un tiers et plus sont occupées par des montagnes complètement improductives; en tenant compte de la partie qui était aux mains des libéraux, à peine restait-il aux carlistes pour subsister 700,000 ou 800,000 hectares de terre plus ou moins cultivée. On a cru alors de bonne foi que toutes leurs ressources provenaient du dehors, et de fait à l’étranger, dans certaines classes au moins, les sympathies ne leur ont pas manqué; les souscriptions ont été publiques, les enrôlemens ouvertement provoqués, les armes et les munitions au su de tous achetées, emballées, expédiées. Est-ce à dire que ces manœuvres ou ces envois aient influé beaucoup sur la durée de la guerre? Un Espagnol de mes amis, esprit fin et judicieux, tenait devant ses compatriotes le raisonnement qui suit : « Les contributions volontaires, dès que le but dépasse certaines limites, demeurent toujours en dessous; sans chercher plus loin, en Espagne même, ne voulait-on pas vers 1860 procurer au gouvernement par souscription publique toute une flotte de guerre? On recueillit à peine de quoi fréter une chaloupe. D’ailleurs, si quelquefois on peut réunir de la sorte une somme déterminée, il y a loin de cet effort momentané à la dure obligation de verser chaque jour pendant cinq années l’argent nécessaire à l’entretien d’une armée en campagne. »

Et cette armée, nous savons sa force, 50,000 hommes au bas mot. C’est par centaines de millions qu’il faut alors chiffrer la dépense; que là-dessus les partisans de don Carlos, légitimistes de France et catholiques d’Angleterre, aient libéralement fourni leur appoint, le fait n’est pas contestable ; mais, fort heureusement pour lui, le prétendant trouvait sur place d’autres ressources plus sérieuses et bien plus durables. « Dans le pays basque, par la nature même du terrain, il ne peut y avoir de grande culture; chaque ferme ne comprend guère qu’un hectare de bonne terre, auquel il faut joindre un autre hectare dans la montagne pour le pacage des bestiaux; grâce à un travail opiniâtre et à l’entente parfaite de ce qui convient à ses champs, le paysan basque peut payer pour l’hectare qu’il cultive une rente annuelle de 100 francs; le propriétaire reçoit donc, l’un dans l’autre, 50 francs par hectare. Or, pendant trois ans, don Carlos a été le maître absolu de la contrée; la majorité des grands propriétaires sont libéraux : les uns ont vu leurs biens vendus ou séquestrés et n’ont, partant, rien perçu de leurs rentes; les autres, qui ont fait un accord avec les autorités carlistes, ont dû, avec la rente, fournir quelque chose en surplus; pour les propriétaires résidons carlistes, ils ont conservé leurs biens, mais ils avaient à supporter des charges énormes qui leur enlevaient au moins la moitié de leur revenu. En calculant sur 800,000 hectares, bon an mal an, don Carlos n’a pas dû toucher moins de 35 millions de francs. Ajoutez-y la contribution directe, personnelle, très rigoureusement exigée; chaque famille payait jusqu’à 3 douros (15 francs) par mois; cela fait, pour dix mille familles, à peu près 20 millions; avec les contributions indirectes, car trop longtemps l’exportation de certains articles, tels que le vin, ne fut point interdite au-delà du territoire libéral, et les douanes carlistes fonctionnaient régulièrement, vous aurez encore de ce fait une dizaine de millions, soit en tout 60 millions de francs, somme bien plus considérable qu’il n’en fallait au prétendant pour munir ses soldats de panons Krupp et de fusils Berdan. Par rapport aux vivres, aux subsistances, la question se résout plus simplement encore : le pays basque, essentiellement agricole, ne connaît point le luxe; l’argent même y est assez rare, mais l’argent ne fait pas la vraie richesse, il ne sert qu’à faciliter les échanges. Là-bas, en Navarre surtout, les articles de première nécessité abondent : le blé, l’huile, le vin; la vie est peu chère; comme les femmes ont l’habitude de travailler la terre, les champs ne sont point restés en friche après le départ des maris ou des fils, et pendant toute la durée de la guerre les récoltes n’ont pas diminué sensiblement; en outre, chaque famille, à cause du voisinage des montagnes, possède quelques têtes de bétail dont le fumier lui sert à améliorer son champ. Les réquisitions ne manquaient donc pas d’être fructueuses, et l’on peut poser en principe que jamais les carlistes n’ont souffert de la faim. Il est certaines localités, comme Viana, qui, situées aux approches des deux armées, étaient forcées de les recevoir et de les héberger à tour de rôle; si elles ont pu y suffire aussi longtemps, — ainsi concluait mon Espagnol, — cela ne prouve-t-il pas clairement les profondes ressources de la contrée qui, par elle-même, subvenait à tous les besoins qu’une intendance militaire bien organisée eût été tenue de prévoir ailleurs. »

Bien qu’elle fasse partie du pays basque au double point de vue ethnologique et géographique, la Navarre, dans sa plus grande étendue au moins, a depuis longtemps désappris « la noble langue des fils d’Aïtor. » Les habitans des hautes vallées parlent encore l’idiome primitif; mais dans tout le sud et dans l’est, à Pampelune, à Monreal, à Lumbier, on se sert d’un castillan mélangé de termes locaux. Les femmes en général sont petites, la taille lourde, les traits vulgaires et sans agrément; l’homme a mieux conservé, dirait-on, le type de la race aborigène : le corps souple et nerveux, le visage ovale, le nez droit, les pommettes saillantes, les cheveux drus empiétant sur le front. Les Navarrais ont aussi leur caractère particulier : ils sont plus sombres, plus fermés que leurs voisins de la Vizcaye ou du Guipuzcoa, ils rient peu; d’aucuns les accusent d’être sournois. Du moins leur courage est-il incontestable : on les a vus au Monte-Jurra, pour charger à la baïonnette, ramper comme des jaguars aux flancs de rochers à pic. On a coutume, il est vrai, d’établir une distinction entre les habitans de la montagne et ceux de la plaine. Les premiers auraient, à ce qu’on assure, des mœurs plus douces et plus patriarcales; les autres, au contraire, n’aimeraient rien tant que la guerre, les rixes et les coups : le climat plus chaud en serait cause et peut-être aussi-le vin, plus abondant. Pour ma part, et sans nier la justesse de cette observation en temps ordinaire, j’ai pu voir chez tous les Navarrais, du nord au sud et de Leire à Vera, le même esprit d’indépendance, le même orgueil surexcité jusqu’à la rage par les luttes récentes et la défaite suprême. Ces montagnards, si placides et si doux, sont aujourd’hui les plus terribles, et la haine sauvage qu’ils portent à leurs vainqueurs ne cherche même pas à se déguiser.

En Navarre, l’état de l’instruction est des plus prospères; c’est un des bienfaits de cette autonomie, de cette administration locale dont la province a pu jouir jusqu’à ce jour. Dès l’an 1781, une loi est portée par les cortès siégeant à Pampelune dans le but de régler, organiser et développer l’enseignement primaire; en 1794, l’instruction est rendue obligatoire pour les enfans des deux sexes, et chaque absence de leur part à l’école punie d’un réal d’amende aux frais du père ou du tuteur. N’est-il pas curieux vraiment qu’une mesure qui chez nous soulève tant de colères et d’appréhensions ait été appliquée sans résistance depuis près d’un siècle dans le pays le plus religieux et le plus catholique de la chrétienté? En 1829, nouvelle loi sur l’enseignement : les écoles primaires reçoivent un règlement général; les maîtres toucheront un traitement de 3, 4 ou 6,000 réaux au minimum, selon leur catégorie. Bien plus, Pampelune est dotée d’écoles normales : l’une pour les hommes avant 1840, l’autre pour les femmes en 1847, alors qu’il n’existait en Espagne aucun établissement de ce genre et que, dans le reste de l’Europe, ils étaient comptés. Depuis lors le progrès ne s’est pas ralenti : on ne saurait traverser un des villages de la Navarre sans apercevoir une ou même deux maisons d’école, pour filles et garçons; et certes ces maisons ne sont ni les moins propres, ni les moins bien tenues. En somme, près des trois quarts des Navarrais savent lire, et cependant, le croirait-on? il ne s’est pas encore trouvé parmi eux un seul poète pour chanter leurs gloires, leurs traditions, leurs regrets; ils n’ont point d’écrivains, point d’artistes, ni musicien, ni peintre, ni sculpteur, le fond de la race est excellent, mais un talent supérieur ne s’en dégage pas. Quand on rapproche de cette stérilité l’exubérance et la force de vie des provinces du sud comme l’Andalousie, où les génies de toute sorte poussent sans préparation, sans culture, du sein d’une ignorance séculaire et toute orientale, on reste un moment étonné. Il faudrait donc étendre à la Navarre ce qu’un de nos penseurs disait de l’Amérique du Nord : que la supériorité vraie d’un peuple n’est pas nécessairement en rapport avec le développement de l’instruction primaire, et que, là même où tout le monde sait lire, une aristocratie intellectuelle peut faire défaut !


L. LOUIS-LANDE.