CHAPITRE XII
chez madame de montfort.

— Et vous me dites que c’est cette action qui décida de la victoire ; mais c’est un héros, un véritable héros, que ce monsieur de Marville, et non content de cet exploit, le lendemain, il exposa sa vie pour sauver trois Anglais ; c’est inouï, quelle noblesse de sentiments.

Ainsi s’exprimait mademoiselle de Montfort qui réunissait, ce soir-là, ses amis chez elle, à l’occasion de son anniversaire et qui, toute exaltée du récit que venait de lui faire M. d’Estimauville, nouvellement arrivé de Montréal avec Montcalm et quelques officiers, ne trouvait pas assez de paroles pour manifester l’admiration que la conduite de Robert lui causait.

— Oui, mes dames, reprit M. d’Estimauville, s’adressant à un groupe assez nombreux de jeunes femmes, qui s’étaient rapprochées pour l’entendre raconter les exploits de Robert, c’est ainsi qu’il se signala à la prise du Fort George.

— J’aimerais beaucoup à connaître ce nouveau bayard fit Madame de Grosbois, je crois qu’il est passablement sédentaire, car nous ne le rencontrons jamais dans le monde. Le général me disait au bal du Gouverneur, qu’il avait prié son jeune protégé de l’accompagner, mais que toutes ses instances avaient été vaines.

M. de Marville a éprouvé des chagrins qui l’ont éloigné des plaisirs ; cependant ce soir, mes dames, vos désirs seront satisfaits, car on lui a fait promettre de venir passer la soirée ici, et je puis vous assurer qu’il tiendra sa parole.

Un vif incarnat couvrit les joues de plusieurs jeunes filles, à la pensée de connaître ce héros malheureux chacune se disait :

Si j’avais le don de le consoler.

— J’espère bien qu’il n’y manque pas, fit Belzémire (Mademoiselle de Montfort se nommait ainsi.)

— Que ce M. de Marville est heureux, dit en ce moment M. de Blois.

— Tiens, c’est vous ! comment vous portez-vous ?

— Je n’étais pas attendu, moi, reprit-il, tout bas, d’un ton de reproche.

— Non, en vérité, répondit-elle en prenant son bras et s’éloignant un peu du cercle qui entourait Monsieur d’Estimauville mais pourquoi depuis votre retour ne pas m’avoir parlé du héros du fort George ?

— Pourquoi ? parce que connaissant votre goût passionné pour tout ce qui est noble et chevaleresque, j’ai craint M. de Marville, enfin, oserai-je vous l’avouer, j’en étais jaloux.

— Alors, vous auriez imiter sa valeur, et vous m’auriez rendue la plus heureuse femme du monde, mais vous ne vous êtes signalés d’aucune manière ; ceci, Monsieur, est choquant, très choquant, car vous savez que mon cœur ne se rendra que lorsqu’il aura été conquis par un exploit de bravoure.

Oh ! de grâce, épargnez moi, fit Monsieur de Blois d’un ton sentimental, parfaitement joué. Je voudrais qu’une balle m’eût traversé la poitrine ; je voudrais avoir été enseveli sous les murs du Fort George et n’avoir pas entendu ces reproches que vous m’adressez. Vous ne savez pas que, pour vous, j’affronterais les plus grands périls et je donnerais jusqu’à la dernière goutte de mon sang pour vous sauver d’un danger.

— La sensibilité légitime avec laquelle vous avez reçu mes paroles, répondit Balzémire, me prouve avec joie que votre âme est grande et que les sentiments les plus nobles s’agitent au fond de votre cœur, ce qui me fait espérer que vous pourrez imiter dans vos actions les pieux chevaliers des temps passés. Chassez les ennemis qui veulent s’emparer de votre nouvelle patrie ; devenez grand et mon cœur et ma fortune vous appartiendront.

— Délectable enfant, je le deviendrai en vous entendant parler ainsi de la gloire qui pourrait résister au désir s’être admiré de vous.

Et il pressa le bras de sa compagne.

En ce moment, leur conversation fut interrompue par l’arrivée de mademoiselle Auricourt, qui passant près d’eux s’arrêta pour saluer mademoiselle de Montfort.

— Comment vous portez-vous ? fit cette dernière, comme vous êtes pâle ! mais vous n’en êtes que plus intéressante.

En effet, mademoiselle Auricourt n’avait pas repris ses couleurs depuis sa maladie, cependant cette pâleur ne lui nuisait pas, au contraire, en eut dit qu’elle donnait un nouveau charme à sa beauté.

— Je croyais, continua Belzémire, que M. de Marville devait vous accompagner.

— Je n’ai pas vu M. de Marville depuis son retour, répondit Géraldine, en rougissant et avec un léger tremblement dans la voix, j’ignorais qu’il dut venir ce soir.

— Comment, après tout ce qu’il vous doit ; il me semble qu’il eût dû se rendre chez vous en premier lieu ; il y a déjà trois jours qu’il est à Québec.

— C’est ce qu’il a fait, mais j’étais alors chez M. de Carre.

Vous avez appris, sans doute, dit-elle, voulant changer le cours de la conversation, que ma pauvre ami Hortense a recouvré la liberté.

— Comment, la raison lui est revenue, fit M. de Blois.

— Je parie qu’elle ne l’a jamais perdue, reprit Louis Duval, en saluant les dames.

— Vous avez raison, répondit Gélaldine, moi qui ai toujours correspondu avec elle ; je puis vous affirmer que mademoiselle de Roberval n’a pas cessé un seul instant de posséder ses facultés morales. M. de Carre n’avait pas compté sur une aussi grande énergie, il croyait que la souffrance pourrait vaincre sa résolution ; mais lorsqu’il se présenta à elle en lui demandant si elle persistait toujours dans ses idées, Hortense lui a franchement avoué qu’on pourrait la faire mourir, mais qu’elle ne porterait jamais un autre nom que celui de M. de Raincourt, M. de Carre a supplié, menacé, rien n’a pu la faire changer ; il la quitta dans un accès de colère terrible. Cependant on lui a rendu la liberté depuis ce jour, et elle n’a pas revu son tuteur. Cette conduite la remplit de crainte et de tristesse ; hier encore, elle me disait qu’elle croyait bien que sur terre, tout bonheur était fini pour elle.

— Pauvre enfant, j’espère qui n’en sera pas ainsi, son histoire est un véritable roman, j’inscrirai sa vie dans mes mémoires.

— Mademoiselle de Montfort écrit, fit Louis, laissant glisser un sourire railleur sur ses lèvres. Je suppose qu’elle n’inscrit que les héros dans son manuscrit ; ainsi, je ne puis espérer paraître en scène.

— Il n’en tiendra qu’à vous, répondit-elle.

— Oui, Mademoiselle, reprit M. de La Naudière qui s’était approché du groupe, dites lui que s’il persiste dans sa mauvaise pensée de demeurer célibataire, il ne peut figurer dans aucun ouvrage.

Cette saillie fut accueillie par un bruyant éclat de rire.

— Ah, ah, ah, voilà comme tu te fais arranger, avec tes théories que tu mets un peu trop rigoureusement en pratique.

— Tu penses bien parler ainsi, toi mon cher d’Estimauville, tu ne crains pas la critique, car tout le monde ici sait que tu vas bientôt dire adieu à la vie de bachelier, et nous enlever une de nos plus charmantes Québecquoises.

— En cela, je puis te remercier, c’est à toi que je dois d’avoir fait connaissance.

— Oui, maintenant, tu vas me faire des compliments.

— C’est que vous avez fait vibrer la corde sensible, Duval, reprit en riant de La Naudière, mais je crois que voici une personne qui aura plus de pouvoir que nous.

Chacun se retourna ; Mademoiselle Simard entrait et, au même instant, on annonça le général Montcalm.

Il était accompagné d’un jeune homme, inconnu pour la plupart des dames ; mais vers qui cependant tous les regards se portèrent, tant ses manières étaient distinguées et grande la noblesse de ses traits. Sur son front apparaissait une large cicatrice, fraîche encore.

Géraldine pâlit en l’apercevant et sentit ses genoux fléchir sous elle. Mademoiselle Simard qui se trouvait maintenant près de la jeune fille s’empressa de lui rapprocher un siège, et lui glissa ces mots à l’oreille.

— Géraldine, vous l’aimez.

— Taisez-vous, Marie, pour l’amour de Dieu.

M. d’Estimauville se rapprocha des deux jeunes filles. Mademoiselle Simard avait mis un doigt sur ses lèvres en signe d’assentiment. Personne autre ne s’était aperçu de l’émotion de Géraldine.

Que complotez-vous ainsi, fit le jeune homme ?

— Vous êtes trop curieux, vous ne saurez rien, lui répondit sa joyeuse fiancée

— Et peut-être ne pourrai-je rien obtenir non plus, pas même cette danse qui commence.

— À une condition, veuillez, s’il vous plaît, aller chercher un verre de vin, pour mademoiselle Auricourt, la chaleur qui règne ici la fatigue réellement.

— En effet, mademoiselle, reprit-il, vous paraissez souffrante.

— Ce n’est rien, je vous assure, ne vous dérangez pas pour moi.

— Au contraire, je serai heureux de vous être utile, et là-dessus, il s’empressa d’aller quérir le verre de vin demandé.

— La danse était commencée, le général avait introduit son jeune protégé à plusieurs dames ; chacune le complimentait, sur ses exploits. Le nom de M. de Marville était dans toutes les bouches. C’était le héros de la soirée.

Robert avec un calme parfait, recevait sans en ressentir aucun orgueil, tous ces éloges qu’on lui adressait.

Madame Grosbois lui avait présenté sa fille et ce fut avec elle qu’il ouvrit la danse.

Bon nombre de jeunes filles envièrent sa place ; mais celle qui, dans cette soirée, était la plus malheureuse c’était certainement Géraldine.

Quelle différence avec sa première entrée dans le monde, chez le gouverneur, gaie, insouciante, elle apportait un cœur libre, tout était joie, tout était rose pour elle, la jeune fille ne comprenait pas alors qu’on put se sentit triste dans une réunion où règne le plaisir, mais aujourd’hui tout était changé, un seul être occupait sa pensée et Robert ne lui avait adressé qu’un salut, il avait déjà dansé trois fois avec mademoiselle Grosbois ; le ver rongeur de la jalousie se glissait dans son cœur, combien elle souffrait. La jeune fille oubliait qu’elle avait elle-même dicté la conduite de Robert, par sa froideur passée, et elle serait demeurée là longtemps, à le suivre du regard sans même adresser une parole à son partenaire, si elle ne se fut aperçue qu’elle devenait ridicule par ce silence, elle s’efforça donc de paraître gaie et d’entretenir la conversation avec animation,

De Kergy passa une partie de la soirée près d’elle.

Avec lui, on eut dit que la jeune fille avait entièrement oublié Robert, c’est que souvent chez son père, elle s’était aperçue que M. de Marville paraissait mécontent lorsqu’elle s’entretenait avec son cousin. Géraldine aurait donné tout au monde ce soir-là pour pouvoir l’affliger et lui faire endurer ce qu’elle éprouvait.

La pauvre enfant ne savait pas combien le cœur du jeune homme se serrait en la voyant ainsi accorder toutes ses attentions à ce cousin qu’il méprisait. Personne n’aurait pu deviner ce qui se passa en lui lorsqu’il vit Géraldine engager une valse avec M. de Kergy, elle avait jusqu’alors refusé de valser et, pour lui, elle acceptait. Notre héroïne dansait bien ; mais elle y mit encore plus de grâce qu’à l’ordinaire car elle désirait être remarquée, en effet, plusieurs couples s’arrêtèrent pour la regarder, ainsi que son compagnon, enfin il n’y eut plus qu’eux deux qui valsèrent dans le salon. Tout le monde avait fait cercle pour admirer la manière élégante avec laquelle ils dansaient.

Il y avait près d’une demi-heure que la valse durait lorsque M. Auricourt s’avança vers sa fille.

C’est assez, mon enfant, dit-il, cela te rendra malade.

M. de Kergy, continua-t-il, il aurait été plus prudent de cesser plus tôt.

— C’est mademoiselle qui persistait à continuer, répondit Gontran, je lui ai dit qu’elle serait fatiguée, mais elle n’a pas voulu l’admettre.

— Je suis fâché de voir que tu n’es pas plus raisonnable, Géraldine, il est heureux que M. de Marville soit venu me prévenir, dans le petit salon, j’étais à fumer, de ton imprudence.

Le docteur avait raison. Géraldine avait trop présumé sur les forces qu’elle venait à peine de recouvrer, malgré la fatigue qu’elle éprouvait, elle avait voulu attirer l’attention de Robert, qui toute la soirée avait feint de ne pas la remarquer. La jeune fille avait réussi et elle en éprouva un moment de satisfaction et d’orgueil ; mais maintenant, elle se sentit défaillir, les couleurs qui couvraient son visage, disparurent tout à coup et elle serait tombée, si son père ne l’eut soutenue, on la transporta, privée de connaissance, dans un appartement voisin, la chaleur était moins concentrée.

, on lui fit respirer des sels et elle revint à elle.

— Comment te trouves-tu, petite, fit le docteur ?

Géraldine ne répondit pas, mais elle cacha sa tête dans les coussins de velours sur lesquels on l’avait appuyée, et fondit en larmes. Parmi les personnes qui l’avaient suivie dans la chambre, elle avait aperçu Robert, sur le visage duquel était peinte une anxiété mortelle, et dans ce regard triste, il lui semblait voir un reproche. Géraldine avait bien eu ce qu’elle désirait, toute l’attention de Robert s’était portée sur elle, cependant, elle se sentait si malheureuse qu’elle aurait voulu mourir là, à deux pas de lui.

Pourquoi ? c’est qu’il semblait à Géraldine que Robert lui reprochait sa conduite, non parce qu’il l’aimait mais parce qu’il avait deviné sa pensée et la croyait méchante. Combien sa peine fut grande en songeant que peut être elle avait perdu son estime.

Aussi quand son père lui demanda encore comment elle se trouvait, elle le pria de la ramener immédiatement à la maison ; ne pouvant, plus longtemps, supporter cette foule de curieux, qui l’entourait.

— Ne partez pas maintenant, ma toute belle, dit madame de Montfort, il serait mieux de vous reposer un peu ici.

— Vous êtes bien bonne, madame, néanmoins je crois que l’air de la voiture me fera plus de bien.

Le docteur avait commandé sa voiture, et soutenue de son père, Géraldine s’y rendit.

— Qu’est donc devenu M. de Marville, demanda mademoiselle de Montfort, quelques minutes après le départ de M. Auricourt et sa fille.

Robert avait disparu, sans prendre congé de personne.

— Il faut lui pardonner, murmura M. d’Estimauville à l’oreille de sa fiancée, il est amoureux.