CHAPITRE XI
attaque du fort george.

C’était le vingt neuf de juillet. L’armée forte de cinq cents français et canadiens, et de dix-sept à dix-huit cents sauvages partait de Carillon pour le Fort George.

Sur le front de nos jeunes soldats rayonnait l’espérance ; le courage dans l’âme, ils partaient pour la gloire : Sans crainte du danger, ils allaient affronter la mort, heureux de risquer leur vie pour la patrie.

Lévis avec trois cents hommes prit la voie de terre, tandis que le reste de l’armée s’embarquait sur le lac St Sacrement. Robert était de ce nombre.

Combien il était impatient de trouver l’ennemi. Il espérait que les émotions de la guerre parviendraient à lui faire oublier ces trois mois qu’il venait de passer, et dont le souvenir lui faisait mal. Robert avait aussi un secret désir de recevoir une balle qui viendrait mettre un terme à ses souffrances.

Lecteurs, ne condamnez pas trop vite mon héros, ne le traitez pas encore de lâche pour ce moment de faiblesse. La vie lui était insupportable, en se rappelant que toutes ses affections devaient être mortes et refoulées au fond de son cœur. Le malheureux jeune homme aurait voulu mourir, mais l’image de sa mère se présenta à lui, il se figura son désespoir si elle apprenait qu’il n’était plus. Ce souvenir qui l’avait déjà sauvé, releva son courage, et lui donna le désir de se battre afin d’acquérir la gloire et pouvoir bientôt retourner vers celle qui lui avait donné le jour.

En songeant à sa mère, Robert laissait sa pensée s’envoler vers le passé, vers son enfance si gaie et si joyeuse. Pour lui, l’âge juvénile n’avait apporté que des déceptions, et il n’avançait dans la vie que pour apprendre à souffrir, de là lui était venue cette mélancolie continuelle, (qui avait fait place à sa gaieté d’autrefois.)

Mélancolie qui s’harmonisait bien cependant avec la régularité de ses traits et leur donnait un charme de plus, mais qui pour le monde, qui se rit de tout sans rien approfondir, paraissait étrange. Ceux pour qui la réflexion pèse, auraient accusé Robert de froideur, et peut-être de misanthropie, tandis que chez lui les sentiments du cœur étaient placés au-dessus de tout et que c’était précisément à cause de cette soif d’affection, de cette nature aimante dont il était doué que le jeune homme souffrait.

Pour lui, l’amour n’était pas un vain mot que l’on jette à tous les vents. C’était une pure flamme qui ennoblit l’homme, en lui faisant sentir deux âmes dans son âme, un sentiment divin qui le rend grand en lui donnant l’oubli de lui-même. Aimer et être aimé c’était une région du ciel perdue sur la terre. Voilà comment Robert comprenait l’amour, comment il aimait, comment il aurait voulu être aimé.

Monsieur de Marville passa ainsi toute la nuit sur le pont du navire à penser à sa vie passée et à celle que lui réservait l’avenir.

Le lendemain, on arrivait à la baie de Ganaouské. Monsieur de Lévis y était déjà et occupait les défilés qui conduisaient à l’endroit où le général avait projeté de faire le débarquement. Un gros de sauvages avait assis son camp sur les derrières du Fort George pour lui couper toute communication avec le fort Lydius.

Le fort George était un carré flanqué de quatre bastions, les murs en étaient formés par de gros troncs de sapins renversés et soutenus par des pieux extrêmement massifs. Le fossé avait de dix-huit à vingt pieds de profondeur. Ce fort était protégé par un rocher élevé, revêtu de palissades assurées par des monceaux de pierres.

La garnison de cette espèce de citadelle était de dix-sept à dix-huit cents hommes et l’on ne pouvait attaquer avec l’artillerie que du côté de la place, à cause des bois touffus et des marais qui en bordaient les avenues des autres côtés.

Montcalm, avant de commencer le siège, se retira dans sa tente avec Robert.

— Mon ami, dit-il, asseyez-vous et écrivez ce que je vais vous dicter.

Le jeune homme obéit et écrivit au colonel Monroe commandant du fort.

« Rendez-vous, disait le général. J’arrive avec une nombreuse armée, un train considérable d’artillerie, un grand corps de sauvages dont je ne pourrai restreindre la fureur, si quelqu’un d’entre eux est tué ! Il vous est inutile d’entreprendre de défendre votre place, dans l’espoir d’être renforcé, vu que j’ai pris toutes les précautions, pour qu’aucun secours ne puisse vous arriver. J’espère que votre réponse sera immédiate.

Montcalm,
Général de l’armée française d’Amérique.

Lorsque Robert eut terminé, le marquis fit appeler son aide de camp, M. Fontbrune.

— Portez ceci, dit-il, au colonel Monroe, hâtez-vous d’être de retour.

Le jeune homme salua et se retira.

— Que ferez-vous Général, demanda Robert, si le commandant refuse de se rendre ?

— Nous l’attaquerons de suite, car l’important est d’emporter le fort avant l’arrivée du général Webb, qui est au fort Lydius. On dit qu’il amène avec lui quatre mille hommes ; il faut le devancer et pousser le siège avec rigueur.

La réponse du colonel Monroe ne se fit pas attendre elle était laconique et décisive.

Général, disait-il, je crains peu la barbarie. J’ai comme vous sous mes ordres des soldats déterminés à vaincre ou à périr.

— Tant mieux, fit Montcalm, la victoire n’en sera que plus glorieuse.

Et il ordonna l’attaque. On se battit pendant trois jours avec acharnement.

Le soir du quatrième, le général s’était retiré dans sa tente ; non pour se reposer, mais pour songer aux opérations du lendemain, lorsqu’il fut subitement tiré de ses réflexions, par des cris et des vociférations, il s’élança au dehors pour connaître la cause du tumulte ; c’était une petite bande de sauvages ; ils s’avancèrent vers le général ; alors Montcalm s’aperçut qu’il y avait un blanc parmi eux, lié et garrotté.

— Qu’est-ce, dit-il.

— Un prisonnier, répondirent les sauvages, tous ensembles, nous l’avons pris comme il allait atteindre le fort, et nous allons le brûler.

— Non pas, répondit Montcalm nous pourrons l’échanger pour un des nôtres, et ce doit être un courrier. Il faut le fouiller.

Les ordres du général furent exécutés. Plusieurs soldats s’étaient maintenant réunis aux sauvages. On trouve une lettre sur le prisonnier. Montcalm la parcourut rapidement.

C’était le général Webb qui écrivait au commandant du Fort George.

Je ne crois pas prudent, disait-il, de dégarnir le fort Lydius, ainsi, je suis dans la nécessité d’attendre les milices des colonies dont je fais hâter la marche.

— Tant mieux, s’écria le marquis, mes amis vous venez de faire une prise importante. Cet homme nous donne la certitude de la victoire.

Le général ne peut venir au secours du commandant Monroe.

Des hourras de joie retentirent, se répétant d’écho en écho.

Le lendemain, l’attaque recommença. La garnison se défendit encore avec vigueur, mais commençait à perdre l’espérance d’être secourue lorsqu’une détonation terrible retentit de l’autre côté du fort.

C’était Monsieur de Marville, qui avec une trentaine d’hommes parvenaient à escalader le rocher d’ ils lançaient un feu meurtrier sur les Anglais.

Alors le colonel Monroe, voyant ses munitions presque toutes épuisées, comprit qu’une plus longue résistance ne ferait qu’augmenter la perte de ses gens sans améliorer leur position. Il fit donc hisser le drapeau blanc et envoya un officier anglais, traiter de la capitulation. Montcalm en dressa les articles. Il accorda aux Anglais de sortir avec armes et bagages, et qu’ils seraient escortés d’un détachement français jusqu’au Fort Édouard, pour les mettre à couvert des insultes et de la barbarie des sauvages.

Cette victoire rendait les Français maîtres de quarante-trois bouches à feu, de trente-cinq mille huit cent trente-cinq livres de poudre, de vingt-neuf bâtiments et d’une grande quantité de vivres et de projectiles.

La nuit qui suivit la bataille, Montcalm s’entretenait sous sa tente avec Messieurs de Bourlamaque et de Lévis, au sujet du départ des Anglais pour le lendemain, sans se douter qu’au dehors un grand nombre de Hurons, réunis autour d’un feu, écoutaient un des leurs qui les haranguait ainsi :

— Oui mes frères, vous voyez qu’on vous trompe (on avait imprudemment promis le pillage aux Indiens), les visages pâles veulent tout garder pour eux. Montrons que nous sommes libres, si les Anglais se retirent, pillons et prenons ce qu’on nous a promis.

Hortense

— Bravo, bravo, hurla toute la bande.

Alléomeni, car c’était lui, continua : Puisque chacun est de mon opinion, livrons-nous à la joie.

Tous remplirent leur coupe d’eau de vie s’enivrant de plus en plus de leur victoire future.

Le lendemain, Robert s’éveilla en entendant des cris et des détonations, il se précipita au dehors, un spectacle horrible se présenta à ses yeux.

On voyait, au loin, les Anglais fuir de toute part, poursuivis par les Hurons qui les massacraient sans pitié, malgré les efforts des généraux français pour les défendre de leur barbarie.

Robert saisit ses pistolets et s’élança au secours de deux jeunes officiers anglais et du commandant Monroe, qui se trouvaient séparés de leurs compatriotes et se défendaient avec le courage du désespoir, contre une dizaine d’Indiens qui les entouraient.

Avec la crosse de son fusil, Monsieur de Marville en fit router deux à terre et fit feu sur un troisième qu’il blessa grièvement. Son apparition subite suspendit pour quelques instants la fureur des sauvages, il en profita pour glisser ces mots à l’oreille du commandant.

Tâchez de gagner ma tente, tandis que je vais essayer de les apaiser.

Mais le moment de confusion que son arrivée avait causé était passé et maintenant les Hurons furieux d’avoir été intimidés, se précipitèrent sur M. de Marville en s’écriant.

— Mort aux Français qui nous trompent.

Parmi les plus acharnés contre lui, se remarquait Alléomeni dont la figure hideuse rayonnait de triomphe.

— Tu vas périr, dit-il en dirigeant sa flèche empoisonnée sur le jeune homme.

Un cri (tel que celui d’un homme effrayé) retentit, la flèche partit en sifflant dans l’air, mais Fleurs du Printemps (car c’était elle dont on avait entendu la voix) était arrivée à temps pour soulever le bras d’Alléomeni au moment où l’arme meurtrière était lancée dans l’espace, elle n’atteignit pas le but et alla se loger dans le tronc d’un arbre à trois arpents plus loin.

— Que faites-vous ? s’écria la jeune Indienne s’adressant aux siens, ne savez-vous pas que ce jeune homme est le sauveur de la fille de votre chef, sans lui, je ne serais plus pour marcher à votre tête, j’aurais péri sous les flots. Tuez-moi, mais que pas un de ses cheveux ne tombe.

Je l’ai déjà dit, Fleur du Printemps avait une grande influence sur sa nation, en l’entendant parler ainsi les plus furieux abaissèrent leurs armes et l’un d’eux prit la parole.

— Eh bien ! dit-il, puisqu’il est ton sauveur, qu’il se retire, il est libre, mais qu’il nous laisse ces Anglais.

— Je suis venu les défendre, répondit noblement Robert, je ne puis les abandonner quand ils sont les plus faibles ; je mourrai avec eux s’il le faut plutôt qu’être lâche.

Un murmure général s’éleva parmi les Indiens.

Refuserez-vous de m’obéir, reprit Fleur du Printemps, laissez passer ces Anglais, qu’attendez-vous d’eux ? vous les avez dépouillés de ce qu’ils possédaient, allez rejoindre vos frères et vous battre avec eux.

La fille du grand chef était aimée, elle savait que sa prière ne serait pas vaine, en effet après quelques minutes d’hésitation, les rangs se rouvrirent et Robert put amener ses trois protégés sous sa tente où ils étaient en sûreté.

Là, ils entourèrent l’Indienne qui les avait suivis et la remercièrent dans les termes les plus reconnaissants.

— Fleur du Printemps, dit Robert, prenant la main de la jeune fille, que puis-je faire pour vous prouver ma reconnaissance, sans vous nous n’aurions pas eu en mourant la consolation de verser notre sang pour la patrie.

— Pour vous, dit-elle en retirant sa main frémissante, vous ne me devez rien, vous m’avez sauvé la vie, je n’ai fait que m’acquitter d’une dette. Tout ce que je puis réclamer est de penser à moi quelquefois.

Ce disant, elle s’enfuit laissant Robert stupéfait, elle franchit en courant un grand espace de chemin, jusqu’à ce qu’enfin épuisée, halelante, elle fut forcée de s’arrêter. Au loin, le ciel apparaissait noir de fumée, on entendait encore les coups de feu, se succédant sans interruption, se mêlant aux cris des blessés et des mourants. La fille du grand chef se laissa tomber à genoux et un sanglot souleva sa poitrine.

— Dieu des blancs, dit-elle en élevant ses regards vers la voûte céleste, si Robert de Marville m’aime, je croirai en toi et me ferai chrétienne.