Trois ans de captivité chez les Patagons/02

Seconde livraison
Le Tour du mondeVolume 4 (p. 258-268).
Seconde livraison


TROIS ANS DE CAPTIVITÉ CHEZ LES PATAGONS,

PAR M. A. GUINNARD[1].
1856-1859. TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




Les femmes en Patagonie. — Recherche, fiançailles et mariage. — Divorce. — Naissarce, la vie de l’enfant discutée par le père et la mère. — Percement de l’oreille. — Funérailles.

Chez les peuples dont je viens d’esquisser les traits principaux, que peut être le mariage ? pour l’homme ce n’est rien de plus qu’un trafic ou échange d’objets et d’animaux divers contre une femme. Dans ce marché, les parents ne livrent l’objet marchandé qu’autant que l’acheteur est riche et généreux.

Le Patagon qui, voulant se marier, a jeté son dévolu sur quelque fille de son voisinage, s’en va visiter tour à tour ses nombreux parents et amis auxquels il fait part du désir qui l’anime ; chacun, selon son degré de parenté ou d’amitié, lui donne des conseils et son approbation, puis joint à un petit discours un don destiné à augmenter sa chance de réussite. Ces cadeaux se composent généralement de chevaux, de bœufs, d’étriers et d’éperons d’argent fort grossièrement faits, produits de leurs échanges avec les Indiens soumis.

Lorsque le jour de la demande est fixé, toute la famille du prétendant se réunit à lui, et va se poster le soir à portée de la demeure de l’objet convoité, de manière à pouvoir dès le lendemain, à l’aube, surprendre à l’improviste le père et la mère de la jeune personne et traiter de la mission dont ils se sont chargés.

La demande en mariage chez les Patagons.

Ils font la demande dans les termes les plus poétiques et les plus délicats, ne se rebutant nullement de la mauvaise réception qui, les trois quarts du temps, leur est faite ; s’il y a quelque probabilité de succès, un d’entre eux se détache et va prévenir le prétendant qui, selon les règles du décorum pampéen, a dû se tenir à l’écart avec ses dons. Souvent son arrivée décide la chose, car la vue des présents qu’il leur destine produit presque toujours sur ces gens cupides une réaction complète : leur arrogante fierté disparaît sous un demi-sourire de satisfaction qui entraîne leur adhésion à l’hymen sollicité. Le reste de la journée se passe en famille. Une jument bien grasse, sacrifiée par le jeune époux, est en un moment découpée et préparée par les femmes. Aucun membre de l’assemblée ne doit s’absenter jusqu’à la fin du repas, après lequel il ne doit rester de l’animal dévoré que les os et le cuir ; les os, bien soigneusement rongés, sont assemblés et enterrés dans un endroit en évidence, en souvenir de l’union qui dès ce moment se trouve consacrée.

Chacun, après cette cérémonie, se prépare à suivre les nouveaux époux, chez lesquels doit avoir lieu un renouvellement de banquet. Les parents accompagnent leur fille, ayant soin de prendre avec eux le cuir de la jument mangée le matin : à leur arrivée à l’endroit habité par le gendre, ils en font cadeau au jeune ménage en l’engageant à se construire un abri.

Pendant les jours suivants, une foule de curieux se succèdent sans relâche auprès du nouveau couple, s’enquérant près de la femme des qualités du mari, et près de celui-ci, de celles de sa compagne. Les questions sont fort étendues, d’une crudité et d’une indiscrétion incroyables.

Pour s’acquérir la réputation de bonne et d’aimable, la nouvelle mariée doit être à même d’offrir à tous, soit de la viande, soit du tabac, en adressant à chacun quelques paroles polies, fût-ce même à ses ennemis, dans le cas où elle en aurait.

S’il arrive qu’après une cohabitation plus ou moins longue, les époux ne peuvent sympathiser, ils se séparent d’un commun accord sans que les parents fassent de difficultés pour restituer les objets qu’ils ont reçus de l’épouseur, et celui-ci n’hésite pas non plus à leur en laisser quelques-uns en dédommagement ; mais ces cas sont fort rares, car les époux sont le plus souvent bien assortis de caractères.

Dans les cas exceptionnels où la séparation est réclamée de la femme par suites de violences et de mauvais traitements, les parents de la plaignante se coalisent et s’arment pour la reprendre de vive force, ce qui devient la source d’une haine implacable des deux parts, car alors non-seulement le mari perd sa femme, mais on lui retient encore plus des deux tiers des objets qu’il a donnés pour l’obtenir..

Cependant, si les causes des mauvais traitements que l’Indien fait endurer à son épouse sont basés sur son infidélité, son autorité et ses droits lui sont conservés ; il petit la mettre à mort ainsi que son complice, sans qu’aucune objection lui soit faite ; mais plus généralement il préfère conserver son épouse et rançonner le délinquant, qui a toujours le droit de racheter sa vie, s’il en a le moyen. Mais souvent il arrive aussi, et j’en ai été témoin, que sans rimes ni raisons l’accusation a été faite par suite d’un calcul et d’une cupidité à laquelle ne se peut soustraire l’accusé.

Les Indiens ne dispensent leurs femmes d’aucun travail, même pendant l’époque de leur grossesse. On voit sans cesse ces femmes occupées d’une chose ou d’une autre, tandis que l’homme se repose pendant tout le temps qu’il n’emploie pas à la chasse ou à la surveillance de ses animaux. Lorsqu’ils changent de résidence, c’est encore la femme qui se charge de faire et défaire la tente, et qui porte les armes de son mari.

Du reste la Providence, qui n’abandonne aucun misérable, accorde à ces pauvres femmes d’accoucher avec une facilité surprenante et sans le secours de qui que ce soit. Sitôt que l’enfant a vu le jour, elles se baignent avec lui à l’eau froide, puis elles reprennent immédiatement le cours de leurs occupations journalières sans qu’aucune indisposition soit jamais le résultat d’un pareil traitement.

L’existence du nouveau-né est soumise à l’appréciation du père et de la mère, qui décident de sa vie ou de sa mort. S’ils jugent à propos de s’en défaire, ils l’étouffent et le portent à peu de distance, où il devient la pâture des chiens sauvages ou des oiseaux de proie. Si l’innocent petit être est jugé digne de vivre, il est l’objet, dès ce moment, de tout l’amour de ses parents, qui, au besoin, endureraient les plus grandes privations pour satisfaire ses moindres exigences. Jusqu’à l’âge de trois ans, il est allaité par sa mère ; a quatre ans on lui perce les oreilles ; cette cérémonie, qui fait époque dans la vie des Indiens et remplace chez eux le baptême, a lieu de la manière suivante.

Cérémonie du percement de l’oreille chez les Patagons.

Un cheval donné par le père à son enfant, quel qu’en soit le sexe, est renversé sur le sol, les pieds fortement liés ; l’enfant orné de peintures, et entouré de ses parents et de leurs amis, est couché sur le cheval par le chef de la famille ou celui de la tribu, qui lui perce les oreilles avec un os d’autruche bien effilé ; puis, dans chaque trou, l’opérateur passe un petit morceau de métal quelconque destiné à agrandir les ouvertures opérées.

Comme dans toutes leurs fêtes, une jument fait le menu du festin, les proches parents se partagent les os des côtes, et chacun vient déposer celui qu’il a rongé aux pieds de l’enfant, s’engageant ainsi à lui faire un don quelconque. Pour clore la cérémonie, le personnage qui a opéré le percement d’oreilles fait à chacun, avec le même os d’autruche, une incision dans la peau de la main droite, à la naissance de la première phalange de l’index. Le sang qui sort de cette blessure volontaire est offert à Dieu comme sacrifice propitiatoire.

À partir de ce moment, on s’occupe de l’éducation de l’enfant, et dès qu’il atteint sa cinquième année, il monte seul à cheval et se rend déjà utile aux siens en gardant le bétail ; son père lui apprend à manier le lazo, les boules, la lance et la fronde. À dix ou onze ans époque à laquelle il est aussi formé qu’un Européen de vingt-cinq ans, son instruction est complète ; il coopère aux razzias et aux pillages.

Les Indiennes suivent souvent leurs maris dans leurs expéditions de guerre, et pendant que ceux-ci sont aux prises avec les soldats ou avec les fermiers, elles rassemblent et entraînent les troupeaux avec prestesse, aidées de leurs enfants. Ces hommes sauvages ne manquent ni de bravoure ni de hardiesse, et ne reculent point au premier choc d’un engagement sérieux ; ceux qui tombent dans la mêlée, sont rapportés chez eux, mais s’ils meurent pendant le trajet, ils sont enterrés à la hâte et sans aucune cérémonie. Ceux qui meurent sous la tente, au sein de leurs foyers, sont au contraire inhumés avec pompe.

Le corps, revêtu de ses plus beaux ornements, est étendu sur un cuir de cheval ; à chacun de ses côtés, sont placés ses armes et ses objets les plus précieux, tels qu’éperons, étriers d’argent, etc., après quoi, le cuir roulé sur lui-même est attaché fortement à de courts intervalles. On place ensuite le corps, ainsi enveloppé comme une momie, sur le cheval favori du défunt, auquel on a soin de casser préalablement la jambe gauche de devant, afin que sa marche boiteuse ajoute encore à la tristesse de la cérémonie.

Un enterrement chez les Patagons.

Toutes les femmes de la tribu se réunissant aux veuves du défunt, poussent des cris perçants, et « les aident à pleurer ; » le plus souvent, les hommes, après s’être peint les mains et la figure en noir, escortent le corps jusqu’à la prochaine éminence, au sommet de laquelle ils creusent la sépulture. Une fois que le corps y est déposé et recouvert, ils abattent sur l’emplacement le cheval, porteur des dépouilles mortelles de son maître. Plusieurs autres animaux, chevaux et moutons, subissent le même sort ; ils sont destinés, selon la croyance de ces gens, à servir d’aliments au défunt, qu’ils prétendent n’avoir renoncé à la terre que pour aller vivre dans un monde inconnu.

Tous les objets de non-valeur laissés par le défunt, le cuir même qui lui servait d’abri, sont brûlés pour qu’il ne reste de lui aucun souvenir.

Les femmes, après avoir beaucoup crié et pleuré plusieurs jours de suite, accompagnent la veuve au domicile de ses parents avec lesquels elle doit rester, pendant plus d’un an, sans contracter aucune autre liaison, sous peine de mort pour elle et pour son complice.


Suite de ma captivité. — Vendu et revendu. — Idées de fuite. — Leçon sanglante de prudence et de dissimulation. — Nouvelles pensées de suicide. — Un maître humain par avarice. — Razzias.

On comprend que ce ne fut pas, pour un esclave comme je l’étais, l’affaire de quelques jours, ni même de quelques mois, que de recueillir les diverses observations que je viens de mettre sommairement sous les yeux du lecteur. Tombé comme je l’ai dit aux mains des Poyuches, je fus d’abord entraîné dans les plaines froides, sauvages et stériles du sud, où les vents impétueux et les révolutions subites de l’atmosphère, caractères inhérents aux extrémités polaires des grands continents, se manifestent avec plus de violence peut-être que sur un autre point péninsulaire du globe. Après plusieurs mois, vendu par mon premier maître à un second, puis cédé à un troisième, je fus, de vente en vente, de tribu en tribu, ramené vers le nord jusqu’en deçà du Colorado.

Changer de place n’était changer ni de condition ni d’occupations ; mes jours s’écoulaient longs et tristes : bien des mois se passèrent avant que je fusse en état de parler, même très-imparfaitement, la langue de mes maîtres. Je n’avais qu’une idée fixe, celle de fuir, mais je ne la pouvais mettre à exécution, faute de renseignements indispensables, que par la connaissance usuelle de ce barbare idiome.

Plus d’une année déjà s’était donc écoulée lorsqu’un incident tragique, affreux, vint me donner des leçons de prudence et me commander la plus grande dissimulation. De jeunes Argentins avaient été faits prisonniers comme moi ; leur sort devait être le mien ; la plupart d’entre eux, confiants dans leur habitude de s’orienter dans les pampas voisines de leurs provinces natales et dans leur adresse à dompter les chevaux, tentèrent de recouvrer leur liberté ; mais ces malheureux ayant été repris par les Indiens après une longue poursuite, furent ramenés chez leurs maîtres. Condamnés par ceux-ci à mourir, ils furent placés au milieu d’un cercle d’Indiens à cheval qui les assassinèrent à coups de lances. Je vis les meurtriers retourner, en poussant des hurlements de joie, la pointe de leurs armes dans chacune des blessures dont ils criblaient les corps de leurs victimes. Ils vinrent ensuite défiler devant moi, en me montrant avec affectation leurs armes, le sang de ces infortunés fumant le long du bois de leurs lances, et me menaçant de la même destinée, si je tentais de fuir. Force me fut de concentrer la haineuse douleur que je ressentis de ne pouvoir secourir mes compagnons d’infortune, et mon horreur pour leurs bourreaux s’accrut en raison de l’énormité du crime dont j’avais forcément été le spectateur.

Dieu permit sans doute que le continuel souvenir des miens raffermît mon courage, car les terribles épreuves que j’endurais ne firent qu’agrandir ma volonté de m’affranchir du joug infâme sous lequel j’étais tombé.

Désormais je ne montrai plus qu’un visage calme et impassible, ne donnant cours à ma douleur que dans les rares instants où je me trouvais seul sous l’œil de Dieu. Je m’évertuai à apprendre l’indien ; mes efforts furent récompensés par de rapides progrès ; mais pensant avec raison que les Indiens continueraient à parler librement en ma présence, tant que je paraîtrais ignorer leur langage, je me gardai bien de paraître tendre l’oreille à leurs conversations qui, plus tard, selon ma prévision, me furent d’un grand profit, car les renseignements utiles que j’y puisai contribuèrent à mon évasion.

Je vécus trois ans de cette vie cruelle, sans cesse accablé de pensées douloureuses et la plupart des nuits agité par des rêves terribles. Plusieurs fois je tentai de recouvrer ma chère liberté, mais chaque fois aussi des obstacles imprévus s’opposèrent à ma réussite ; peu s’en fallut même que je ne payasse de la vie ces essais infructueux, et dans plus d’une occasion je dus entrer en lutte avec mes assassins. Grâce à Dieu, en ces moments solennels le sang-froid ne m’abandonna pas, et chaque fois des subterfuges plus ou moins plausibles, mais bien excusables dans ma position, me permirent d’échapper à une mort certaine. À quatorze reprises, ayant ainsi tenté de m’enfuir, et chaque tentative ayant accru la méfiance des Indiens et aggravé ma captivité, j’eus l’idée de couper court à mon supplice en mettant un terme à mon existence. Je m’étais à cet effet emparé d’un couteau et je m’étais glissé inaperçu, du moins je le croyais ainsi, dans une excavation pierreuse creusée à l’écart dans la Pampa. J’avais imploré la clémence divine, et déjà je levais le bras pour me frapper lorsqu’une main ennemie saisit à l’improviste l’arme suspendue sur ma poitrine. C’était un Indien, c’était mon maître qui, jugeant avec raison que la mort me paraissait plus douce que le genre d’existence auquel il me condamnait, ne vit dans ma résolution désespérée qu’un attentat à ses droits de propriétaire. Il me déclara que pas un de mes mouvements n’échapperait désormais à sa surveillance. Les services que je lui rendais avaient probablement quelque prix à ses yeux, et il ne voulait à aucun prix être obligé à faire lui-même ce qu’il me commandait journellement.

Les Indiens font de fréquentes razzias de bétail sur les frontières des républiques hispano-américaines. Ils déploient beaucoup d’adresse à donner le change aux quelques soldats préposés à la surveillance des estancias. Un petit nombre d’entre eux menacent de certains points sans autre but que celui d’y attirer la force armée des hameaux voisins, et leur masse se porte sur les endroits privés de secours ; ils les envahissent facilement, tuant sur leur passage tous les hommes qu’ils rencontrent, sans épargner les femmes âgées. Ils enlèvent les jeunes et les enfants qu’ils conduisent dans le lieu qu’ils habitent, et font des premières leurs concubines et des enfants leurs esclaves. Combien de malheureuses filles capturées par ces barbares, et vendues aux tribus éloignées, achèvent dans un enfer terrestre, une vie souvent commencée sous d’heureux auspices. Elles sont, quoi qu’elles fassent, à tout jamais perdues pour leurs familles. Quant aux pauvres enfants, ils grandissent dans l’ignoble existence des nomades, oubliant jusqu’à leur langue maternelle ; ils sont à vrai dire assez bien traités des Indiens qui, en considération de l’extrême jeunesse dans laquelle ils étaient lors de leur captivité, leur pardonnent d’être nés chrétiens.

Jamais les Indiens, par la crainte de me perdre, ne parlèrent de m’emmener dans leurs excursions de guerre. J’étais encore plus strictement surveillé pendant leurs absences fréquentes, par d’autres Indiens préposés comme moi à la garde des animaux et auxquels j’étais sévèrement recommandé. Au retour de leurs expéditions, le sucre, le tabac, le yerba (thé américain), principaux objets de leur convoitise, abondaient souvent ; le linge, les vêtements qu’ils avaient trouvés, étaient par eux gardés précieusement pour leur servir dans les fêtes et les assemblées. Ils ne me firent pendant longtemps d’autre don qu’un lambeau de manteau provenant de quelque pauvre soldat tombé sous leurs coups.


Un morceau de papier roulé par le vent des pampas me vaut l’office de secrétaire du chef de la tribu. — Cette fonction n’est pas sans danger, je ne tarde pas à apprendre par ma condamnation à mort. — Je m’enfuis chez le grand chef de la confédération mamouel-tche. — Je trouve auprès de lui appui et justification.

Quelques papiers imprimés, ayant servi d’enveloppe soit à du tabac ou à tout autre objet, et par eux jetés au vent, me tombèrent entre les mains ; je les lus maintes fois avec bonheur ; c’était pour moi une distraction inespérée. Un jour, je fus surpris dans cette occupation par quelques Indiens, qui manifestèrent une joyeuse surprise de cette découverte et se hâtèrent d’en informer les chefs. D’abord fort inquiet de cette circonstance, je ne tardai pas à être rassuré par l’accueil inusité et presque bienveillant qui me fut fait le soir lorsque je me présentai selon l’habitude afin de soumettre à leur vérification les animaux qui m’étaient confiés. À quelques questions que m’adressa mon maître, je compris qu’il était fier de posséder un esclave de ma valeur et que je serais sans doute appelé à servir le cacique de la tribu.

En effet, l’occasion se présenta bientôt, car ces êtres grossiers, lorsqu’ils se sont bien repus pendant quelques jours des douceurs de la civilisation, se laissent tenter par le désir d’entretenir leur gourmandise et leur vanité, et pour satisfaire ces passions ils recherchent tous les moyens imaginables.

Ainsi, ils vont de temps à autre offrir aux postes des frontières une apparente soumission, pendant laquelle ils font des échanges de toute nature, tels que plumes d’autruche, crins de cheval et cuirs de toute espèce, pour lesquels ils rapportent du tabac, du sucre et des boissons alcooliques dont ils sont extrêmement friands. Ce fut en semblable circonstance que je fus mis à l’épreuve comme secrétaire du chef. Malgré mon désir ardent d’écrire selon ma pensée et ma conscience, il me fut impossible de le faire ; je dus écrire ce qu’on m’ordonna, car la méfiance de ces misérables est telle qu’à plus de vingt reprises ils me demandaient lecture de ma missive, et après quelques phrases écrites ils changeaient à dessein leurs idées sans paraître y prendre garde, afin de mieux éprouver ma franchise ; si j’eusse eu le malheur d’intervertir l’ordre des mots, il m’eût été impossible de le leur cacher, tant est fidèle leur prodigieuse mémoire. Je me serais d’ailleurs exposé à mourir ; car malgré mon impossibilité de leur en imposer, ils me menacèrent par excès de prudence et me firent donner une seconde expédition destinée à être vérifiée par des transfuges argentins, vivant dans les tribus voisines, misérables condamnés aux fers ou même à la mort pour leurs nombreux crimes et qui sont sûrs de trouver un asile chez les Indiens soumis. Ceux-ci, parfaitement renseignés sur la position de leurs hôtes, les reçoivent comme des gens sur lesquels ils savent pouvoir compter. Ils trouvent en eux des guides pour leurs expéditions de pillage et des complices complaisants de toutes leurs fureurs. Aussi leur accordent-ils toute leur confiance.

Cette première correspondance fut donc portée à la frontière par deux Indiens désignés par le cacique. Quelques enfants les accompagnèrent pour transporter les objets destinés à être échangés. Douze ou quinze jours après leur départ, ces mêmes enfants revinrent épuisés de fatigue, la frayeur sur les traits, poussant des cris de détresse. Ils racontèrent qu’après la lecture de la dépêche, les deux envoyés avaient été mis aux fers en attendant la mort, et qu’il était certain que j’avais trompé la confiance générale et communiqué quelques détails sur leurs récentes invasions. Naturellement portés à croire le mal, ces barbares n’eurent plus d’autre volonté que celle de me tuer sur l’heure. Ce fut le cacique qui, me croyant absent, les engagea à ne pas éveiller ma défiance par des cris inaccoutumés ; il leur conseilla même d’attendre au lendemain matin pour exécuter leur projet en choisissant le moment où je serais occupé à rassembler le troupeau. Le hasard voulut que je fusse bien près en ce moment ; grâce aux approches de la nuit, j’entendis cette conversation et je pus me tenir sur mes gardes. Le matin venu, lorsque selon ma coutume, j’allai faire ma ronde, je m’aperçus qu’à l’agile coursier que je montais la veille encore on avait substitué un cheval fort lourd ; je me gardai bien d’en témoigner de la surprise, soit de la voix, soit du geste. Je cheminais lentement sur ce mauvais bidet quand j’aperçus, venant sur moi à toute bride, un parti d’Indiens qui faisaient retentir l’air de leurs sauvages imprécations. Cependant, la distance qui me séparait d’eux était encore fort considérable, et je fus assez heureux pour rencontrer la troupe de chevaux qui, la saison étant fort chaude, venaient d’eux-mêmes se désaltérer de mon côté. Grandes furent ma joie et mon espérance. J’abandonnai mon cheval auquel je retirai la bride pour l’apposer au meilleur coureur de la troupe sur lequel je fus en un instant ; puis, prenant soin d’épouvanter les autres et de les éparpiller pour ôter à mes ennemis toute chance de m’atteindre, je me lançai à toute bride dans une direction opposée. Après avoir galopé la journée entière, j’arrivai à la nuit tombante chez Calfoucoura, grand cacique de la confédération indienne dont la tribu de mes persécuteurs faisait partie. Étonné à ma vue, et on l’eût été à moins, cet homme me demanda ce que je lui voulais, et quel motif me donnait assez de hardiesse pour venir seul le visiter. Je me fis connaître à lui, lui exposai en quelques paroles les faits survenus la veille et le matin, le suppliant de prendre en considération la véracité de mon récit, en lui démontrant que si j’eusse trompé les Indiens, j’aurais immanquablement cherché à m’évader dans l’intervalle, n’importe par quel moyen ; qu’au contraire, n’ayant rien à me reprocher, je venais lui demander appui, et me confier à sa loyauté jusqu’au jour où il aurait indubitablement une preuve quelconque, soit de ma franchise, soit de ma trahison. De cette manière, si j’étais reconnu innocent, il n’aurait pas à se reprocher la mort d’un serviteur fidèle dont les services pouvaient lui être utiles.

M. Guinnard arrive en suppliant chez le cacique Calfoucoura (Pierre-Bleue).

Flatté de ma confiance ainsi que de quelques paroles à l’adresse de sa vanité que je lui adressai dans son langage, cet homme, réellement plus humain qu’aucun de ses semblables, me traita presque avec douceur et me promit son appui. Seulement il ajouta que jamais je n’aurais de chevaux à ma disposition. Le lendemain, une partie de la tribu que j’avais quittée, vint, son chef en tête, demander audience à Calfoucoura, et réclamer instamment mon supplice, comme chose due. Pendant la durée du débat, j’étais présent, bouche close, d’abord ; mais enfin, à la vue de la soif avide que toute la horde témoignait pour mon sang et apercevant que leurs instances commençaient à impressionner le chef, je compris que je ne pouvais rester plus longtemps silencieux. Je me levai, et rappelant au grand cacique qu’il m’avait accordé sa protection, je m’évertuai à faire comprendre mon innocence à tous en recommençant le récit exact de la veille au soir, et en évitant toutefois de froisser l’amour propre et les préjugés d’aucun des assistants. Alfoucoura ou Pierre-Bleue se déclara en ma faveur, reconnaissant, dit-il, qu’il était impossible qu’un coupable parlât comme je le faisais. Il défendit à qui que ce fût de me maltraiter, puis se retournant vers moi, il me rassura, disant que je ne le quitterais pas, afin que rien de fâcheux ne me survînt ; il termina en disant à mon ancien maître que quand il lui procurerait des preuves incontestables de ma déloyauté, il me remettrait entre ses mains pour disposer de mon sort à sa volonté. Ce jugement rendu, l’assemblée se sépara, et toute la horde s’enfuit en me lançant des regards de colère.

Quelques mois s’écoulèrent sans que rien vînt éclairer les Indiens sur la position des deux captifs retenus par les Argentins ; leur animosité contre moi s’en accrut d’autant ; le grand cacique lui-même, parfois influencé par leurs diverses conjectures, paraissait flottant à mon égard, tantôt me rudoyant avec humeur, tantôt paraissant au contraire m’accorder la plus grande confiance. Souvent il me questionnait, et comme toutes mes réponses concordaient constamment avec mon premier interrogatoire, il finissait toujours par me conserver sa protection. Seulement, durant les cinq mois que cet état de choses se prolongea, je fus l’objet d’une surveillance de plus en plus active.

Très-fréquemment des troupes d’Indiens allaient rôder dans le voisinage des haciendas, dans le but de recueillir des renseignements sur leurs compagnons captifs ; mais hommes et chevaux se fatiguaient inutilement dans ce but ; ils revenaient sans rapporter le moindre indice. Lassés de tant de tentatives inutiles, ils résolurent de laisser s’écouler quelque temps sans les renouveler. Précisément, pendant cette période de repos et d’apparent oubli, les deux hommes que l’on croyait perdus à jamais, reparurent enfin ; une réunion extraordinaire de toutes les tribus intéressées dans l’affaire s’ensuivit, et mon innocence y fut solennellement proclamée. Les deux arrivants déclarèrent, qu’ayant été reconnus pour avoir fait partie d’une razzia précédente, ils avaient été retenus captifs jusqu’à ce que le gouvernement de Buenos-Ayres à qui on en référa, eût statué sur leur sort. Un ordre formel arriva ensuite de la métropole de les retenir prisonniers et de les faire travailler ; il avait même été question de les mettre à mort, mais on avait pris en considération les offres de paix contenues dans la dépêche dont ils étaient porteurs, et ils devaient la vie uniquement à cette missive. Quant à leur liberté, ils l’avaient recouvrée, grâce à la négligence de ceux qu’on avait préposés à leur garde.

Dès lors un revirement complet se fit en ma faveur dans tous les esprits ; mes plus grands ennemis même n’eurent plus que des éloges à m’adresser ; toute leur méfiance s’évanouit en un moment. Ils parurent oublier jusqu’au souvenir de mes tentatives d’évasion ; il me fut permis de monter à cheval et de les accompagner en toute occasion. Jugé digne de la confiance générale, je repris également mes fonctions d’écrivain de la confédération nomade.


Comment la politique extérieure des Provinces-Unies de la Plata vint à influer sur ma destinée. — Le général Urquiza. — Quelques mots sur cet homme d’État, intéressé autant que moi à flatter le penchant de mes maîtres à l’ivrognerie. — Présents qu’il leur envoie. — Orgie générale. — Ma fuite et ma délivrance. — Rio Quinto. — Mendoza. — Les Andes. — Retour en France.

Les républiques unies de la Plata avaient alors, et, pour leur bonheur, ont toujours à leur tête un homme sur lequel je vais arrêter un instant les yeux du lecteur, ne serait-ce que pour leur offrir une compensation aux figures grimaçantes, grotesques ou hideuses que je leur ai décrites jusqu’ici.

Don Justo-Jose Urquiza, né à la Conception de l’Uruguay, dans l’Entre-Rios, ne doit rien qu’à lui-même. Sorti des rangs du peuple, simple gaucho, comme il aime à s’en vanter, n’ayant jamais reçu d’autres leçons que celles de sa propre expérience, il s’est peu à peu frayé un chemin par la force de son caractère et la supériorité de son intelligence. Ses rares talents militaires lui valurent la faveur de Rosas, qui l’avança rapidement et en fit bientôt son bras droit. Urquiza put croire un moment que le dictateur ne s’imposait à la Confédération que pour lui donner les moyens d’accomplir de grandes choses, et peut-être pour sauvegarder l’indépendance de son pays. Mais il ne tarda pas à démêler les motifs de cette politique astucieuse et méfiante. Dès qu’il s’aperçut qu’on exploitait son patriotisme au profit d’une étroite ambition personnelle, il se tourna contre le dictateur, l’accusant de fausser la Constitution et d’attenter aux libertés nationales. Rosas avait plusieurs fois feint un désintéressement qui était loin de sa pensée. Périodiquement, à des époques habilement calculées, il parlait avec une modestie vraiment touchante, tantôt de son âge trop avancé, tantôt de sa santé délabrée, et demandait à résigner un pouvoir dont il ne pouvait plus, disait-il, supporter le fardeau. Mais le vieux lion qui avait toujours vu les représentants trembler devant lui, savait bien qu’aucun d’eux n’oserait accepter sa démission. L’assemblée se hâtait d’implorer son dévouement et de lui arracher, par d’ardentes supplications, un sacrifice glorieux. Ces plates adulations passaient auprès des cours étrangères pour l’expression du sentiment public. Urquiza choisit le moment où le dictateur cherchait, en 1851, à renouveler cette honteuse comédie ; il lança une proclamation dans laquelle il déclarait Rosas déchu du pouvoir exécutif, et il se plaça lui-même à la tête d’un parti qui voulait à la fois la réunion des provinces en une confédération compacte et la libre navigation des eaux de la Plata.

Il était assuré d’avance de l’appui du Brésil, dont sa politique servait les plus chers intérêts. Les rivières qui prennent leur source dans le nord de cet empire donnent accès, par l’Atlantique, à une partie considérable de son territoire, et ce sont ses provinces les plus riches. Le Brésil avait souvent demandé à Rosas le passage de la Plata. Pour obtenir cette concession, il avait en vain épuisé toutes les ressources de la diplomatie. Urquiza venait à propos. L’antagonisme traditionnel des Espagnols et des Portugais céda devant la nécessité d’ouvrir au commerce du monde le Parana, l’Uruguay, le Paraguay et leurs tributaires.

Urquiza, président des Provinces-Unies de la Plata. — Dessin de Hadamard d’après une photographie.

Le Brésil se rallia donc à la cause d’Urquiza, et lui fournit les forces nécessaires pour la faire triompher. Le premier mouvement d’Urquiza fut dirigé contre Oribe, qui, soutenu par les troupes de Rosas, bloquait depuis neuf ans Montevideo, et n’attendait, pour s’en emparer, que le moment où cesserait l’intervention de la France et de l’Angleterre. En attendant, Oribe ruinait Montevideo, car il avait peu à peu élevé autour de son camp une ville rivale, Restoracion, qui comptait déjà dix mille habitants. L’arrivée d’Urquiza détourna des assiégés les menaces de l’avenir ; se présentant à la tête d’une armée d’Entre-Riviens et de Corrientinois, appuyé en outre par l’escadre du Brésil et par un corps d’infanterie de cette même nation, il amena Oribe à capituler presque sans coup férir. Une adresse consommée marqua sa conduite : il mit en avant le caractère patriotique de son entreprise, montra les dispositions les plus conciliantes, et proclama hautement son intention d’éviter l’effusion du sang. Des milliers de combattants grossirent bientôt ses rangs ; Oribe, abandonné de ses troupes, et ne pouvant plus d’ailleurs recevoir ni renforts ni munitions, se rendit sans conditions.

Après ce succès éclatant, Urquiza se retira dans sa province pour s’y préparer à porter un coup décisif au pouvoir de Rosas. En 1852, il repassa le Parana avec des forces considérables et s’avança sans rencontrer d’obstacle jusqu’à Monte-Caseros, où le dictateur accourut à la tête de vingt mille hommes. La mémorable bataille du 3 février 1852 se termina par la défaite et la fuite de Rosas, qui s’embarqua en toute hâte sur un vaisseau anglais, pendant que son vainqueur entrait dans Buenos-Ayres aux acclamations de la population. Urquiza établit son quartier général à Palermo, et nomma gouverneur de la ville don Vincente Lopez, homme d’un âge déjà avancé, mais généralement aimé et estimé.

Nommé directeur provisoire le 14 mai, Urquiza réunit à San Nicolas les gouverneurs et les délégués des quatorze provinces de la Plata, pour qu’ils eussent à choisir une organisation politique. Cette assemblée se prononça en faveur du système fédératif, et décida que les provinces nommeraient des représentants chargés de rédiger une constitution et d’établir les bases d’un gouvernement définitif.

Buenos-Ayres refusa de confirmer les pouvoirs que l’assemblée avait conférés à Urquiza. Le gouverneur Lopez, qui était resté fidèle aux décisions de la majorité, ne réussit pas à les faire respecter et fut obligé de se démettre de ses fonctions. Urquiza n’était pas homme à hésiter ; il marcha sur Buenos-Ayres, rétablit son autorité et réinstalla son gouverneur. Après cet acte de vigueur, il se montra clément et se borna à exiler cinq des principaux meneurs, et dès qu’il vit l’ordre affermi, il retira ses troupes de la ville et se rendit à Santa-Fé, où devait s’assembler le congrès, qui ouvrait ses séances le 20 août. Les treize provinces de Entre-Rios, Corrientes, Santa-Fé, Cordova, Mendoza, Santiago del Estero, Tucuman, Salta, Jujuy, Catamarca, Rioja, San Luiz et San Juan y avaient envoyé chacune deux délégués.

Une nouvelle révolte éclata à Buenos-Ayres, suscitée par d’anciens exilés, qui ne s’étaient ralliés à Urquiza que pour se débarrasser de Rosas. Comme ils étaient pour la plupart natifs de la ville, ils n’eurent pas de peine à soulever la population. Urquiza ne pouvait souffrir que Buenos-Ayres fît la loi aux treize provinces, mais il ne voulut fournir aucun prétexte à une guerre civile dont il redoutait les conséquences. Au lieu d’employer la force contre l’insurrection, il préféra lui laisser le temps de la réflexion, et il se contenta de publier une proclamation dans laquelle il déclarait la province de Buenos-Ayres séparée du reste de la confédération et l’abandonnait à sa mauvaise destinée. Sa modération ne fit qu’encourager les insurgés ; ils essayèrent de propager la révolution et envahirent la province d’Entre-Rios ; c’était braver Urquiza jusque chez lui. Il marcha contre les envahisseurs et les rejeta sur leur territoire.

Depuis lors jusqu’à l’heure actuelle, ce n’a été entre Urquiza, représentant les intérêts de la Confédération argentine, tendant à unifier son immense territoire, et les préjugés égoïstes de Buenos-Ayres, rêvant un orgueilleux isolement pour sa population de cent vingt mille âmes, qu’une série de luttes plus ou moins ouvertes, suivies de concessions toujours forcées et peu sincères de la part des Portenos ou Buenos-Ayriens, toujours volontaires de la part d’Urquiza, qui s’est montré, en toute occasion, désireux d’épargner à l’antique métropole de la Plata les malheureuses extrémités de la guerre.

Voici en quels termes le commandant Page, chargé par les États-Unis d’une mission dans la Plata, traçait, en 1857, le portrait de cet homme remarquable :

« Urquiza, à l’époque où je le vis, était encore jeune d’apparence ; son teint est brun, sa taille moyenne ; admirablement proportionné, il présente tous les dehors d’une nature énergique et vigoureuse. Sa tête se fait remarquer par des contours amples, des plans solides, des traits fermes et accentués. L’ensemble respire l’intelligence, mais une intelligence qui se possède pleinement. Les yeux purs, brillants, bien ouverts, ont un regard pénétrant. La bouche est à la fois fine et bienveillante. Ce n’est pas une tête d’aventurier, mais une tête d’homme d’État en même temps que de héros, offrant un singulier caractère de force, de calme et d’autorité. Pour inspirer le respect, Urquiza ne recourt à aucun charlatanisme, à aucun rôle d’emprunt. Il est grand avec naturel et simplicité ; son air n’a rien de composé, et l’on sent qu’il est à la hauteur de sa mission. Sa noble prestance, son maintien aisé, la dignité de ses manières, sa démarche délibérée, sa parole nette et mesurée dénotent une âme fière et loyale, un esprit lucide, un jugement sûr. On subit volontiers l’influence qu’il exerce sur tous ceux qui l’entourent, et l’on éprouve d’autant plus de plaisir à rencontrer en lui les rares qualités dont il est doué, que l’on sait qu’il doit tout à lui-même : son éducation comme sa haute position[2]. »

Maintenant quelques mots suffiront pour faire comprendre comment aux profonds calculs de la politique de cet homme d’État se rattacha fortuitement ma délivrance.

En 1859, une nouvelle scission armée de Buenos-Ayres forçait une fois encore Urquiza à recourir à la décision des champs de bataille.

Les Indiens pressentant avec leur instinct de bêtes de proie que les dissensions politiques des Argentins pouvaient leur offrir quelques occasions de butin, adressèrent au général plusieurs offres d’alliance, et plusieurs lettres rédigées par moi lui furent portées par des membres de la famille de Calfoucoura.

Le général était trop fin politique pour ne pas faire un bon accueil à ces messagers sauvages. Possesseur d’une des plus vastes estancias de la vallée du Parana et lui-même agronome distingué, cherchant avant tout à développer les bienfaits de l’agriculture sur la belle partie de terre confiée à ses soins, il savait trop combien les établissements agricoles de la frontière du sud ont besoin de calme et de sécurité, pour ne pas chercher à amortir par tous les moyens les tendances agressives des Indiens, leurs voisins. Il ne renvoya donc les ambassadeurs de Calfoucoura que chargés de cadeaux de toute sorte et surtout de barils d’eau-de-vie ; aussi, leur retour fut, dans toute la horde, sans exception de rang, d’âge et de sexe, le signal d’orgies sans fin.

Quand je les vis livrés avec frénésie à l’ivresse, je conçus l’idée de tenter encore une fois de me rapprocher des contrées d’où je pourrais opérer mon retour dans ma patrie et dans ma famille.

Profitant d’une nuit où toute la tribu était plongée dans le lourd sommeil de l’ivresse, je me glissai en rampant vers l’endroit ou étaient les meilleurs chevaux du cacique, après m’être muni d’une paire de boules destinées, soit à ma défense, soit à me procurer du gibier sur ma route. Je pris aussi un lazo pour m’emparer de trois montures et les réunir.

Ces préliminaires accomplis sans bruit, je conduisis tout doucement mes chevaux jusqu’à ce que je fusse hors de la vue du camp. Alors sautant sur un cheval, puis chassant les autres devant moi, je commençai, palpitant d’émotion, ma dernière course, celle dont dépendait ma vie ou ma mort. Pendant toute la nuit je galopai sans relâche, croyant voir sans cesse des ombres à ma poursuite. Le jour dissipa les ténèbres mais sans calmer mon agitation ; elle était telle que le moindre souffle d’air me semblait chargé de clameurs menaçantes, et que le moindre petit tourbillon de poussière me donnait des angoisses.

Fuite dernière et délivrance de M. Guinnard.

Souvent je mettais pied à terre et, l’oreille appuyée sur le sol, j’écoutais, espérant puiser un peu de tranquillité dans le silence de la Pampa, mais loin de là, les oreilles me tintaient tellement que je croyais entendre sur ce sol dur retentir de sinistres galops, et je précipitais de nouveau ma fuite sans réfléchir aux impérieux besoins qu’éprouvait ma monture, à laquelle il était impossible de prendre, à l’exemple de ses compagnes, quelques bouchées d’herbe en courant. Je suivais, autant qu’il m’était possible, les parties gazonnées du désert, afin de dépister les Indiens qui immanquablement devaient me poursuivre, mais qui chercheraient en vain ma piste dans l’herbe relevée par la rosée du matin.

Cette course désordonnée durait depuis quatre jours déjà, quand le cheval que je montais s’abattit ; il était mort. Craignant avec raison de perdre de même les deux qui me restaient et de qui seuls dépendait mon salut, j’eus dès lors la précaution de les laisser se délasser une partie de la nuit, mais l’idée fixe que j’avais d’être poursuivi m’animait malgré moi à les stimuler durant le jour, et après un autre espace de temps que je ne puis préciser, car toutes les journées, toutes les heures se ressemblaient, la fatigue et le manque d’eau me privèrent d’un second cheval. J’aurais voulu ne pas l’abandonner et attendre auprès de lui son rétablissement ou sa mort ; mais la désolante nature du sol n’offrait aucune ressource, et en restant je n’exposais également à perdre ma dernière monture qui avait résisté à toutes les épreuves.

Je partis le cœur navré, décidé à ménager par tous les moyens mon dernier compagnon de misères. Je m’astreignis à n’exiger de lui aucun effort, et nous avancions fort lentement, quand à la tombée de la nuit je remarquai qu’il doublait le pas de lui-même ; à la fraîcheur du terrain qu’il foulait et avec l’instinct propre à tous les hôtes de ces vastes déserts, le pauvre animal sentit le voisinage de l’eau. Peu d’instants après nous étanchions notre soif commune dans ces lagunes que déposent dans le nord de la Pampa les filets d’eau issus des contreforts des Andes dans les provinces de Mendoza et de San Luiz. Autour de ces bassins une herbe abondante et touffue permit à mon pauvre coursier de réparer ses forces, et, grâce à cette provende inespérée, il put me porter jusqu’à Rio Quinto, petite bourgade sur la rivière de ce nom. Là, il s’affaissa, tout à fait épuisé ; et moi, à bout de forces, mourant de faim, de fatigues physiques et morales, je tombai à ses côtés sans mouvement et sans voix. C’était le treizième jour de ma fuite !… Je ne puis en fixer le quantième, mais c’était à la fin d’août 1859.

Dieu, qui avait daigné me protéger jusque-là, permit qu’une excellente famille espagnole, habitant Rio Quinto, voulût bien avoir pitié de ma détresse et me prodiguer les soins les plus touchants pendant les cinq à six semaines qui suivirent et que je passai dans la fièvre et le délire. Cette extrême bonté de la part de personnes étrangères m’a pénétré pour don Jose et pour tous les siens d’une vive reconnaissance qui ne s’effacera jamais de ma mémoire, et je serais heureux si ces humbles lignes pouvaient leur en porter le témoignage à travers l’Océan.

Lorsque mon corps et mon esprit accablés par trois années d’épreuves sans nom eurent enfin recouvré une partie de leur force et de leur élasticité d’autrefois, ce furent encore les bons habitants de Rio Quinto qui me procurèrent les moyens de gagner le Chili et la ville de Valparaiso, dont le port fréquenté devait, je l’espérais avec raison, m’offrir plus de facilité que tout autre point de la côte pour retourner en Europe.

Je me rendis à cette destination par la route qui passe par Mendoza et traverse les Andes au défilé d’Uspallata.

Le premier de ces noms, après n’avoir longtemps éveillé dans mon âme que des tableaux de bonheur, des pensées de bénédiction et de gratitude, ne doit plus y évoquer désormais que des images lugubres et d’amers regrets. Là vivaient dans la sécurité la plus profonde vingt mille âmes dont le reste du monde pouvait envier la calme existence ; c’était la population la plus douce, la plus heureuse, la plus hospitalière du continent américain. Le 19 mars 1861 les poëtes argentins appelaient encore Mendoza la perle, la reine de la zone fleurie qui s’étend au pied oriental des Andes… Le lendemain la mort passait sur ce paradis. « Quelques secondes ont suffi pour convertir ses riantes habitations, ses jardins, ses églises, ses colléges fréquentés par la jeunesse des provinces voisines, l’œuvre de trois siècles enfin en une épouvantable nécropole, en un monceau hideux de décombres en un chaos de roches, de terre, de briques et de madriers brisés. » (Corresp. du Journal des économ.)

Suivant les géologues, le tremblement de terre qui a fait éprouver à Mendoza le sort d’Herculanum, et dont la commotion s’est fait sentir sur toute la ligne qui s’étend de Valparaiso à Buenos-Ayres, c’est-à-dire sur plus de dix-huit cents kilomètres, n’a pas été, comme le terrible phénomène de l’an 70, amené par la réouverture d’un volcan longtemps fermé, mais par la seule dilatation d’une masse de fluides élastiques, émanés du foyer central et projetés par lui dans les immenses cavités de la croûte terrestre. Une cause quelconque les a accumulés tout à coup au carrefour de plusieurs de ces sombres souterrains. Au-dessus de cette voûte ébranlée, disloquée par la pression de ces fluides était Mendoza. De là son immense ruine.

Chose étrange ! On assure que sur ce monceau de débris informes, sur cet effroyable linceul qui recouvre quinze mille victimes humaines, les végétaux seuls sont restés debout, et que les fleurs continuent à prospérer et à sourire au milieu des émanations pestilentielles qu’exhale cette immense sépulture. Le saule pleureur était l’arbre favori des Mendozaniens ; on le voyait partout chez eux ; il était l’ornement de prédilection de leurs jardins, de leurs places, de leurs promenades ; il ombrageait les cours de leurs demeures hospitalières, toujours ouvertes à l”étranger ; aujourd’hui, comme le souvenir de gratitude que je leur ai gardé, il s’incline et pleure sur les morts.

Le défilé d’Uspallata réunit les caractères les plus tranchés de ces quebradas ou gorges profondes et étroites qui découpent de loin en loin l’axe de la Cordillère : parois à pic, immenses, ne laissant entrevoir entre leurs cimes noires et souvent surplombantes qu’une mince zone du ciel ; abîmes effrayants, dont le grondement sourd des torrents et des cascades fait seul pressentir l’énorme profondeur au voyageur qui les côtoie sur une mince corniche de rocher ; atmosphère raréfiée et froide, semée de vertiges dans le calme et de périls mortels quand, à certains moments de l’année et du jour, le vent des glaciers vient à la traverser. Alors la violence de la tourmente est telle qu’elle renverse les mules chargées, et démolit les toits et les murs de briques des casuchas ou maisonnettes où s’abritent les courriers pendant l’hiver. Le col d’Uspallata a donc aussi ses légendes de mort dont les nombreuses croix de bois qui jalonnent son parcours attestent jusqu’à un certain point la sombre réalité. Mais je dois avouer que lorsque je le traversai, je n’étais guère plus accessible à l’admiration pour sa nature sublime qu’à la crainte pour les dangers que j’y pouvais courir. Au cœur des Andes comme naguère à Mendoza, comme à quelques jours de là à Valparaiso, comme plus tard encore sur le navire qui me ramenait en Europe, mon esprit, accablé par de longues misères, n’était ouvert qu’à deux préoccupations : le besoin de revoir la France et une lutte incessante contre les réminiscences de ma captivité. De même que Mungo-Park échappé à la tyrannie des Maures du Sah’ra, je fus longtemps à croire à ma délivrance. Il me fallut, ainsi qu’à ce grand voyageur, « l’océan traversé, le retour dans la patrie, le calme réparateur du foyer maternel pour délivrer mon sommeil des visions et mon cerveau des fantômes évoqués par le souvenir odieux des brigands du désert. »

A. Guinnard.




Rentré en France au mois de janvier 1861, M. Guinnard a trouvé auprès de la Société de géographie et de son vénérable président, M. Jomard, l’accueil bienveillant que méritaient sa jeunesse, son courage et ses longues épreuves. Encouragé par ce savant patronage, il coordonne aujourd’hui ses souvenirs et ses notes, pour offrir au public, avec le développement du récit qu’on vient de lire, et qui n’est en quelque sorte que le premier jet de sa mémoire, un tableau complet des régions sauvages qu’il a parcourues, ainsi que des mœurs, de la langue et des traditions de leurs nomades habitants.

  1. Suite et fin. — Voy. page 241.
  2. La Plata, the Argentine Confédération and Paraguay, etc., ou explorations du bassin de la Plata, exécutées dans les années 1853-56, d’après les ordres du gouvernement des États-Unis, par Thomas Page, commandant de l’expédition. Londres, 1859.