Trois Romanciers scandinaves
Revue des Deux Mondes4e période, tome 121 (p. 853-881).
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TROIS ROMANCIERS SCANDINAVES

II[1]
HERMAN BANG ET ARNE GARBORG

De Copenhague à Wamdrup, sur la frontière prussienne, en regagnant la France à travers Séeland, l’île de Fyen et la Péninsule, c’est un vaste plateau qu’en deux endroits la mer a rompu, et sur qui de longs et réguliers labours tracent comme un damier. Bien que novembre tire à sa fin, il ne fait pas froid, mais il pleut, il pleut sans relâche sur la plaine rase. Le paysage flotte dans une lumière indécise et sans chaleur, dans un jour hésitant qui cependant dessine les contours des choses avec une sécheresse singulière. C’est dimanche, et aux stations la foule envahit les wagons bientôt bondés. Pas de cris, pas de chants ; une sérénité grave, austère et sans paroles. Les femmes, les cheveux enfermés dans la blanche résille nationale, qui tombe dans le dos en forme de bourse, ont l’air triste, et entre tous ces gens règne une réserve étrange qui s’harmonise à ce ciel blême, à cette terre morne et sans relief d’où la joie de vivre semble exilée. Leurs membres noueux disent leurs travaux ardens à féconder la glèbe ingrate ; et leur prunelle paisible, habituée à refléter cet horizon mélancolique, semble emplie d’infini. La nature les a faits ce qu’ils sont : gros mangeurs et buveurs solides, d’intelligence timide et passive, pénétrés de croyance, car ils sentent confusément peser sur eux la rigueur de lois inconnues, et de croyance luthérienne, car ces lois sont farouches, sans grâce ni merci. Quoique vivant dans une sorte de demi-jour obscur, ils ignorent le rêve, car leurs rêves, où les suspendraient-ils ? Point de hautes montagnes ; point de ces chaos grandioses qui détruisent l’équilibre des esprits et développent outre mesure : la faculté de sentir aux dépens de la réflexion. Ils restent attachés, esclaves soumis, au sol, osant à peine regarder le ciel ; ils peinent pour vivre, ils peinent pour mourir, employant toutes leurs facultés à triompher des choses. Mais l’espoir ? Ils l’ignorent ou le négligent, craignant de le laisser pénétrer dans leurs âmes. Ce sont des résignés.


I

Le talent, disent les psychologues d’une certaine école, est une dégénérescence ; il suppose une nervosité morbide qui ne se manifeste que par suite de l’épuisement des races. Les familles, comme les peuples, vigoureuses et bien portantes à l’origine, s’usent à travers les âges ; atteintes d’une lésion d’abord insoupçonnée, envahissante et meurtrière ensuite, elles aboutissent souvent à un poète ou à un fou. Les héros de l’action ont fait place aux héros du rêve. Mais ces hommes, les artistes, derniers produits d’une race mourante, sont comme les dernières fleurs, exquises et parfumées, d’une plante condamnée. La race, avant de retomber au néant, se couronne de roses. Et c’est un peu pour cette raison, sans doute, que l’humanité, émue et douée d’instincts maternels, place si haut ces enfans débiles et chargés des coulpes des hommes.

Herman Bang est l’un d’eux. Issus de noblesse antique, ses aïeux, dit la légende, cimentèrent de leur sang le vieux trône de Danemark. Leur rejeton n’a pu être qu’un vigoureux lutteur de la plume et de la pensée. Le père du romancier mourut d’une grave maladie cérébrale, laissant à son fils son nom, un patrimoine presque anéanti, et le dangereux héritage d’une sensibilité étrangement affinée, d’une faculté rare, mais cruelle, de partager la souffrance et de souffrir profondément lui-même. Et par malheur la nature ne fut point pour lui ce qu’elle fut pour Jonas Lie, une maîtresse adorée qui lui apprit l’amour et la beauté ; la vie l’instruisit ; il connut peu les loisirs du rêve. Pauvre, à dix-neuf ans il était forcé d’entrer dans la lutte pour le pain journalier. Il sut toujours planer au-dessus de la grossièreté des intérêts mercantiles ; il se tint à l’écart de la mêlée démocratique. Il se fit d’abord acteur, peut-être dans l’inconscient désir d’oublier, ne fut-ce que quelques heures par jour, sa personnalité douloureuse, et d’exprimer, en vivant langage, par le geste et par la parole, toutes les choses obscures qu’il avait dans l’âme. Entré dans les coulisses, lieu de cabotinage et de rivalités mesquines, il sut conserver, sans jamais s’en départir, sa hautaine réserve de gentilhomme-déchu. Mais cet oubli qu’il désirait, il ne lui fut pas donné de le connaître. Il s’épuisait à l’atteindre : ses rôles préférés, ceux qui l’attiraient invinciblement, étaient ceux où les poètes ont voulu dire tous les tourmens des dégénérés, Hamlet, Oswald des Revenans. Il fit, de ce dernier, une création troublante, qui donna le frisson à toute la salle. Applaudi par les uns, sifflé par les autres, il effraya tout le monde, et personne ne le comprit. Il eut, d’abord, une célébrité d’excentrique. Bientôt, et soudainement, il quitte les planches. Il était trop grand seigneur pour y vivre de son gain, dédaigneux du métal, généreux pour tous ceux qui l’approchaient, menant un train de maison hors de proportion avec sa fortune. — Alors il écrit son premier roman, Races sans espoir (Haablöse Slægter). C’est la monographie pitoyable de son état psychologique, la notation tragique de toutes les angoisses qu’il avait subies depuis qu’il s’observait lui-même. Un cri d’épouvante lui échappe quand il se voit jeté sur cette terre marâtre, au milieu d’une société qui ne le comprend plus, ayant dans le cœur tous les appétits furieux d’un autre âge, dont il soutire et qu’il lui faut combattre. Il est vaincu d’avance, promis à la mort ; il le sait et ne s’en plaint pas. Il est de ceux que l’humanité laisse en arrière sur la route de la vie, au bord du fossé, harassés et meurtris. C’est la fatalité de l’évolution. Le monde est plein de forces et de sève ; qu’importe un homme de moins à ce vaste univers ? — Résignons-nous !

C’est le dernier mot de son premier roman ; ce sera le dernier mot du dernier.

Races sans espoir, aussitôt paru, eut un succès énorme. Le nom du nouveau maître se répandit dans les trois pays ; l’Allemagne, elle aussi, fut conquise. Tous les journaux se disputèrent une si précieuse collaboration. La gloire venait, l’argent suivait sans doute. Il ne les attendit pas, son humeur vagabonde ; l’entraînait vers d’autres destinées. Berlin l’attirait : il y va. Il est forcé d’en partir pour avoir irrévérencieusement, dans une correspondance danoise restée célèbre, comparé le jeune Kaiser et sa famille au directeur d’un cirque forain alors fort connu dans le Nord. Il se sauve à Vienne, puis à Prague, où il reste pendant quelques mois. Cependant la police impériale le traquait ; son asile est découvert, on l’en chasse. Il s’échappe tant bien que mal, revient à Copenhague, las, appauvri, irrité. Un imprésario l’attendait, d’esprit rusé, aux mains avides. Nouvel exode : il s’en va en Suède, puis en Finlande et en Norvège, faire des conférences. Les conférences sont très courues dans le Nord, elles conviennent à l’esprit dogmatique de ces peuples. Il n’est point de personnalité un peu comme qui ne tienne à honneur de s’y montrer, et il est de mode, pendant une saison, d’aller applaudir un conférencier comme on fait chez nous un acteur. Bang eut un succès retentissant, on le couvrit d’or. C’était justice. La passion fougueuse de sa parole, l’élan dramatique de son geste, l’aisance de diction qu’il avait acquise au théâtre, séduisirent ses auditrices, enthousiasmèrent ses auditeurs. Jamais, depuis Bjornson, on n’avait entendu voix aussi éloquente. Il y eut bien de-ci, de-là, entre le public et son idole, quelques malentendus ; il rompait de nonchalantes habitudes ! Ce fut pourtant l’époque la plus féconde, sinon la plus heureuse de la vie du romancier. À ce moment, Bang avait vingt-cinq ans. Il venait de se révéler superbe orateur, comme, quelques années auparavant, vigoureux écrivain. Il pouvait satisfaire ses coûteuses fantaisies de grand seigneur, et les femmes s’intéressaient à lui. Il n’était pas beau, mais il avait une sorte de charme frêle et maladif. Petit, mais bien pris, les yeux profonds et profondément enfoncés dans les orbites, les cheveux noirs et plats, la peau olivâtre, les mains délicates, les pieds fins, il sentait son gentilhomme. On savait, quelle âme ardente et passionnée, quelle sensibilité fébrile se cachaient sous cette romantique enveloppe, et la popularité se donna spontanément à lui.

Il s’en montra digne. En quatre ans, après Sous le joug, un recueil de nouvelles mélancoliques où sa philosophie est condensée en quelques pages, et dont je parlerai plus loin, il publia coup sur coup trois romans, dont deux au moins sont des œuvres de premier ordre : Phœdra, Tine et Au bord de la route.


II

A Copenhague comme à Paris, ce qu’on appelle « le monde » est une collection d’individus de grande naissance, de grande fortune, parfois de grande intelligence, dont la tradition est de vivre pour un certain nombre de sentimens d’essence rare, qui se fondent en un seul : la religion du souvenir. Ce culte du passé, ils savent, heureusement, l’accommoder aux nécessités du présent. Ils travaillent quelquefois ; mais la seule fonction sociale qu’ils paraissent vouloir remplir est de distiller en élégance les produits, toujours un peu grossiers, du travail national ; la seule raison qu’ils paraissent avoir de vivre est de cultiver, dans une atmosphère de politesse et de morbidesse intellectuelles et morales, cette fleur de luxe, fleur exquise d’art et de civilisation, qui pousse sur ce terreau fécond : la fortune publique. Il y a de petits mondes, contrefaçons du grand, qui l’imitent, sans l’égaler, même et surtout dans ses vices. M. Jourdain, désespérant de ce qui serait la joie suprême de son existence, se venge en critiquant ce qu’il ne peut atteindre, condamnant surtout cette oisiveté dorée et cette lassitude impertinente des êtres et des choses qu’il croit être l’originalité des hommes de naissance. — Pourtant, une comédie comme le Prince d’Aurec, comprise et soulignée par tous à Paris, serait inintelligible pour le public danois. À ce tableau, il manquerait un cadre, à ces figures il manquerait des noms, à ces silhouettes il manquerait la vie. N’est-il point déconcertant pour nos habitudes littéraires de voir qu’aucun des drames du théâtre Scandinave n’a pour scène un salon aristocratique, et que tous se dénouent en des milieux bourgeois ou populaires ? Et faut-il en conclure que l’esprit d’égalité, si vigoureux dans le Nord, a nivelé tous les sommets ? Non. Mais la noblesse danoise, trop peu nombreuse pour résister à l’envahissement démocratique, abandonne la ville. Quand l’étranger s’en va flâner le long des rues silencieuses de Bredgade, il voit des édifices d’aspect monumental, clos par des portes massives en bois sculpté, gardés par des monstres de pierre aux formes héraldiques : ce sont les vieux hôtels où les grandes familles cultivent les souvenirs du passé, dont elles ont fait des temples aux gloires héréditaires. Temples, oui, et respectés, mais ne s’ouvrant guère aux plaisirs et aux idées du siècle, temples vides d’habitans. Jamais ne les agite ce va-et-vient des serviteurs qui, à Paris par exemple, donne une vie si particulière à la somptuosité des façades, à l’ampleur des perrons et des cours. Peu ou pas d’équipages, rien qui ressemble à ce luxe, tapageur à la fois et discret, dont notre aristocratie drape son petit nombre avec une science si consommée du décorum. La noblesse n’est pas là, elle vit à la campagne, dans ses châteaux solitaires, austère et religieuse, dédaignant les frivoles et luxueuses bagatelles, laissant aux bourgeoises et aux artistes le soin de pratiquer ces grands préceptes de l’élégance moderne qui viennent de l’étranger et surtout de Paris.

Voilà pourquoi Ellen de Maag, la Phædra d’Herman Bang, vit dans la solitude d’un château du Jutland, loin du monde et des distractions qu’il apporterait à sa névrose, sans que son historien puisse être accusé d’inconséquence. Névrosée, elle l’est, certes, comme devait l’être cette admirable Phèdre antique, symbole inoubliable de la volonté écrasée par la fatalité mauvaise, par la Vénus inexorable. Comme sa sœur tragique, elle aussi pourrait dire :


Oh ! que ne suis-je assise à l’ombre des forêts !


en pleine nature vigoureuse et saine, où je me referais un corps, une âme, toute la virginité de mon être ! Mais Ibsen a dit son mot. Ellen est une malade, une malade du corps plus encore qu’une malade de l’âme ; en elle sont accumulées toutes les tares physiologiques qui s’étaient abattues sur sa race, au cours des ans. Elle a grandi seule, aux mains d’une vieille nourrice sotte et superstitieuse, auprès d’un père, ivrogne immonde, au fond d’un castel féodal, dans un pays perdu. Nul ne l’a renseignée, soignée, guidée ; dès sa jeunesse première elle est restée face à face avec elle-même, sentant monter en elle on ne sait quelle angoisse mystérieuse. Parfois, quand cette angoisse est trop forte, quand son père est allé s’enivrer à la ville pour en revenir à demi mort de débauches et soutenu par ses laquais ; dans ses momens d’orgueil aussi, lorsqu’elle veut hausser son cœur à la noblesse de son origine, elle entre dans la galerie où sont réunis les portraits de famille. Un de ces portraits, surtout, l’attire : celui d’Ellen de Maag, morte autrefois d’amour, et qu’on trouva noyée dans les fossés du château. Elle sent revivre en elle cette ancêtre funèbre ; un lien caché les unit l’une à l’autre. Mais, « à vrai dire, elles se ressemblaient toutes, dans ces portraits ; c’était la même bouche rouge, sensuelle et fatiguée, le même regard las, sous les paupières lourdes. » L’hérédité lugubre, apparaissant quand même sous ces masques historiques, l’hérédité du vice invincible et triomphant !

Ellen ressent, à ne pas s’y tromper, la première crise du mal à douze fins, au moment de communier. « Ellen devait faire sa première communion à l’automne. Le pasteur de Norup était un véritable apôtre qui peignait le péché sous les couleurs les plus sombres et parlait sans cesse de la damnation éternelle, il expliquait avec ferveur qu’il ne faut pas se plaindre d’habiter cette vallée de larmes, puisque c’était là l’occasion d’expier et pour nous-mêmes, et pour ceux des nôtres qui nous ont précédés dans la vie, entassant fautes sur fautes. Il apparut bientôt à Ellen comme celui qui chassait les nuages du doute et ouvrait à ses yeux ce ciel si pur, ce ciel si bleu de l’espoir qu’elle n’avait encore jamais vu. » Elle communie avec une ferveur mystique extraordinaire, appelant ce jour-là le Christ à grands cris, l’acceptant comme le douloureux amant dont son âme est assoiffée. Mais le ciel est trop haut ; elle est fille de la terre et s’y bri sera les ailes. Son père meurt ; restée seule et maîtresse d’elle-même, elle fait un cadre à sa jeunesse, relève les ruines du château, semble tout préparer pour l’arrivée du fiancé dont elle rêve. Il apparaît sous l’uniforme autrichien, sous les traits d’un jeune et bel officier de Croates qui vient occuper le pays après la défaite des troupes danoises à Dannevirk. Il s’appelle Carolat Schœnaich. Ellen, alors, a vingt ans passés, elle est admirablement belle, brune avec de grands yeux las, un teint pâle et une allure nonchalante, allure de reine ennuyée. Elle a vécu loin du monde, loin de tout ce qui atténue les sentimens profonds, et les proscrit comme étant de mauvais goût. Elle est mûre pour l’amour, mûre pour la souffrance. Il arrive ce qui doit arriver : Schœnaich lui fait une cour discrète d’abord, hardie ensuite. Elle tombe dans ses bras, un beau soir, défaillante et pleurante, et comme si, dans un éclair, lui revenait si la mémoire l’histoire lamentable de ses aïeules ; au moment où elle se donne au beau cavalier, « tout à coup elle éclate en sanglots, et, dans une plainte si douloureuse qu’elle est presque un cri d’angoisse, elle s’écrie : — O pourquoi, pourquoi m’as-tu aimée ? »

Elle en mourra, en effet. Après des jours et des jours de bonheur infini, dans le somptueux décor des jardins et des parcs, un soir, pendant une courte absence de Schœnaich, par l’involontaire indiscrétion d’un de ses camarades, elle apprend qu’il est marié. Marié ?… A son retour elle le chasse, bégayant, humilié, lâche.

La fatalité triomphe, Ellen est vaincue. Une passion heureuse l’eût sauvée peut-être ; maintenant elle décline. Blessée au cœur, elle se replie sur elle-même, rentre dans une solitude salutaire où elle espère oublier. Elle va demander à ses ombres aimées les leçons de la vie, et comment on guérit ; toutes lui crient que le remède, le remède souverain, c’est l’orgueil. Elle croit que, isolée, entre ces murs où tant de souvenirs l’aident à supporter sa misère, elle pourra vivre, hautaine et farouche. Quand on est noble, on ne doit pas faillir, et la souffrance est roturière. Dans une discussion qu’elle poursuit avec l’assesseur du pays, elle lui donne les raisons de son orgueil, et déclare qu’entre elle et une femme du peuple, elle voit toute la différence d’une espèce.

« — Et cette différence, comment l’expliquez-vous ?

« — Par l’éducation, les impressions, par toute une vie particulière. Moi, c’est ce château qui m’a élevée. Mais vous ne pouvez comprendre cela. Les gens qui ne possèdent pas une terre et ne vivent pas sur elle ne sauront jamais ce que c’est que se sentir entourée par l’œuvre de toute une race, de vivre au milieu de ces ombres familiales, de les retrouver à chaque pas. Le sentiment de la possession engendre, chez les meilleurs d’entre nous, le sentiment de la responsabilité… Les idées sur lesquelles nous vivons ne sont pas nombreuses, mais grandes. »

Et plus loin :

« — Pensez-vous vraiment, monsieur, que l’on puisse vivre longtemps ici sans acquérir une certaine noblesse d’esprit ? Tout, ici, a une influence sur mon être, le château, les grands arbres du parc, les portraits de la salle des chevaliers, tout enfin. Je cherche à comprendre la vie de ceux dont je vois l’image… tous ont servi le roi, ou, si vous aimez mieux, la patrie, car, en nous, l’instinct de la race engendre le patriotisme… Et si vous trouvez encore que notre existence est étroite, n’êtes-vous pas forcé de reconnaître que cette existence rend les sentimens plus nobles, détruit beaucoup de petitesses, beaucoup d’élémens bas qui salis sent vos démocraties ?… Ce n’est assurément pas un mérite que de n’avoir pas connu les bassesses de la lutte pour l’existence ; mais c’est un bonheur, et c’est ce bonheur qui a contribué autant que le reste à créer la race. Il est des choses que je ne pourrais jamais m’abaisser à faire, des actions que je ne comprends même pas, et c’est ce qui ouvre un abîme entre moi et ces gens… Et c’est pourquoi, si je n’avais été soutenue par mes ancêtres, je ne serais assurément pas vivante aujourd’hui. Avec leur aide, j’ai supporté l’existence, et c’est pourquoi je veux mourir aristocrate. »

Elle meurt aristocrate en effet. Lorsque, après avoir demandé au monde sceptique et railleur de panser cette blessure qu’au contraire il avive ; après avoir rempli de son nom illustre les échos élégans des journaux, avoir traîné derrière elle un trou peau d’adorateurs et de prétendans, elle a tout vu, tout lu, épuisé jusqu’à la lie la coupe des jouissances humaines, elle se laisse tomber dans les bras meurtriers et doux de cette déesse nouvelle, autrefois inconnue, la morphine ; et un jour, comme son aïeule, la dame aux lèvres rouges, aux yeux las et sensuels, elle disparaît, recommençant après des siècles écoulés le même drame émouvant de passion misérable.

Tel est ce roman étrange, à la fois obscur et touffu, que traversent des éclairs de génie. Il est écrit dans une langue singulièrement tourmentée et fébrile, mais vivante et colorée. Moins riche que celui de Lie et moins varié, moins souple, le style de Bang est aussi plus vigoureux et plus serré. Comme Maupassant, Bang est un sensitif démesuré ; il donne, jusqu’à la douleur, le frisson du réel. Ce style n’est pas proprement un style, c’est une suite d’impressions, toujours fortes et tumultueuses, qui se jettent d’elles-mêmes, toutes vives, sur le papier, et s’y fixent dans une perpétuelle vibration. Ce qui lui manque, sans plus, c’est la musculature athlétique, contrepoids nécessaire à une nervosité trop grande, exagérée.

Dirai-je qu’en ce roman de Phædra j’aurais voulu une narration plus condensée, moins de hors-d’œuvre et de longueurs ? que la thèse est assise sur une contradiction, et qu’elle eût été bien plus saisissante et concluante, si Ellen, aimée d’un homme jeune et beau, et s’étant donnée à lui, n’eût pas été trahie et cependant fût morte, lasse d’amour, et tuée par des désirs inconsciens ? Elle est une éternelle ennuyée, sans doute, mais ce n’est pas l’ennui, le dégoût de la vie qui l’empêche de savourer le bonheur ; l’ennui ne vient qu’après, il n’est que déterminé, provoqué par un accident. Mais il n’existait donc point avant ? Et cette femme qui, un jour, s’est reconnue condamnée à mourir, eût donc pu vivre ? Alors, à quoi sert au romancier cette hypothèse de l’hérédité, dont il use ? Et quel mal faisait à l’héroïne cette hérédité qui ne l’écrasait plus ? Dans les Revenans, la théorie, contestable ou non, est poursuivie avec une sévérité inflexible ; l’œuvre est un théorème, émaillé de merveilleux incidens. Dans Phædra, il y a théorie encore, mais incertaine, mais mal indiquée, mais mal démontrée… Je m’arrête, me bornant à dire que le roman, roman incomplet, illogique même et trop chargé d’incidens et de tendances, est plein de morceaux de haute allure, de haute couleur.


III

Phædra, comme Races sans espoir, était une œuvre intime, dans laquelle l’auteur avait versé sa personnalité entière, sentimens, souffrances, opinions. Avec Tine, il abandonne le roman d’analyse, il aborde le genre impersonnel et purement plastique. Il peint à la fresque, groupant les événemens dans un décor plus vaste. L’ensemble, ici, domine le détail. C’est de l’art matérialiste.

Il a lu Zola. Comme Zola, il pose, planant au-dessus de la portion d’humanité qu’il étudie, un symbole dominant, la guerre dans Tine ; il analyse la portion des âmes qui se trouve affectée, transformée par ce symbole. Il ne voit pas un homme, il voit les hommes, ou plutôt, il voit l’action humaine. Les effets qu’il obtient par ce procédé peuvent se comparer aux reflets d’un incendie, la nuit, sur le visage de ceux qui sont près du sinistre : une partie est dans l’ombre, une partie éclairée, mais d’une lumière particulière, d’une lumière crue qui accuse les traits et tranche nettement les silhouettes. Car il est resté l’impressionniste qui rend ce qu’il a ressenti avec une remarquable puissance de vérité. Chaque mot apporte avec soi sa gerbe de sensations, chaque mot a sa vie, chaque mot est riche de matière. Cette faculté absorbe en elle toutes les autres facultés de l’écrivain. Bang connaît très bien l’aller et le venir de ses personnages, leurs yeux, leur bouche, leur physionomie, il les entend même chuchoter, mais leur pensée lui échappe. Non en totalité, — car, en ce cas, il ne serait pas poète, — mais en partie. Cette impuissance est la frontière de. son talent. C’est un visuel, dont le regard, charmé, reste à la surface sans aller jusqu’au centre caché, jusqu’au foyer rayonnant dont l’être tout entier tire sa lumière et sa chaleur.

Toutes ces qualités et tous ces défauts apparaissent en pleine clarté, dans Tine.

Tine, à certains égards, est la première partie d’une épopée dont le Dernier Danois sera la conclusion. Sujet : la disparition d’un peuple vieilli. Le roman s’ouvre en pleine action, à deux pas de la frontière où tonne le canon. La guerre de 1864, qui fut pour le Danemark la guerre terrible, vient de commencer. L’armée est partie pour les retranchemens de Dannevirk. L’inspecteur Berg, du village de Norup, l’a suivie, soldat, le fusil sur l’épaule, et sa femme et son fils se sont réfugiés dans l’intérieur du pays. Tine Bœlling, leur amie, leur sœur presque, est restée au village, avec ses vieux parens. Elle rétablit l’ordre dans la maison des absens, bouleversée par ce départ hâtif. La scène est simple, d’une gravité large. On dirait l’exposition faite par un chœur de vieillards craintifs, dans une tragédie antique :

« Le vieux Bœlling n’entendait pas ce qu’on disait, n’écoutant que ses propres pensées. Il y en avait treize d’appelés parmi les gens de la paroisse. — Que la volonté de Dieu soit faite ! — dit-il ; et il se leva.

« Les vieux voulaient rentrer. Tine… ne les laissa pas partir avant qu’ils ne lui eussent donné un coup de main… Elle alla dans la chambre du fond et détacha du mur le roi Frédéric, — la bataille d’Isted, — et la bataille de Frédéricia…

« Mme Bœlling regardait les héros d’Isted qui, le front bandé, combattaient encore ; elle les contempla longuement et deux petites larmes tombèrent sur le verre. Elle pensait à Unis les blessés, à tous les morts qu’on allait recueillir. — Donne, la mère, — dit Bœlling, en lui prenant l’estampe des mains. Mais il la garda si longtemps que Tine dut la lui reprendre[2]. » Rentrée chez elle, elle songe à ses amis absens, à ce qu’ils ont été dans sa vie, à tout ce qu’elle leur doit de joie et de soleil. Elle revoit son enfance et sa jeunesse, si mornes, si tristes, entre ces deux vieillards caducs, ses parens, au fond de ce bourg perdu. Elle ignorait l’amour, et son cœur n’a battu que quand les Berg sont arrivés. Ils ont été pour elle les voyageurs d’un pays lointain, qui ont vu le monde, connaissent l’existence et les hommes. Comme elle écoutait quand, aux veillées, l’inspecteur parlait de Copenhague, émettait des idées générales ; comme il lui semblait grand, et supérieur ! Mais, austère et froid, sérieux, il l’effrayait un peu, et elle s’est mise spontanément, avec une fraîcheur d’enfant, à adorer sa femme, ne se doutant pas qu’elle ne l’aimait qu’à cause de lui. Le premier mouvement de son cœur, le premier jour qu’elle les vit, si unis tous deux, si heureux d’être l’un à l’autre, fut une jalousie inconsciente, irraisonnée, mais combien douloureuse ! « Tine, ce soir-là, n’y voyant plus, s’assit à la fenêtre. La soirée était fraîche et pleine de rosée ; un parfum montait des jardins et du cimetière ; on entendait chaque éclat de voix, chaque rire qui s’élevait des champs, chaque son qui sortait des taillis… Une chauve-souris, peut-être un hibou, passa. Le soir s’étendait, silencieux, sur les bois et sur la campagne ; seuls, les buissons qui bordaient le sentier du Paradis remuaient doucement.

« — Tine ! appela Mme Bœlling du bas de l’escalier.

« — Oui, mère !

« Tine tressaillit et tira vivement son mouchoir. Elle avait les yeux humides. En bas, une voix disait :

« — Bonsoir, madame Henriksen !

« — Bonsoir, madame Bœlling !

« Et, de tous les côtés, on entendait un bruit de portes refermées. Le silence régnait sur la place ; l’air était embaumé des senteurs du buis, du sureau et des tilleuls. »

Première mélancolie d’amour, si douce et si légère qu’elle voudrait la sentir encore. Mais les jours sont venus ; la passion a sourdement, dans l’ombre, tracé son chemin à travers son cœur ; la trouée est faite, l’amour peut venir, et la souffrance n’est pas loin.

L’exposition, un peu longuette, est terminée. A ce moment, commence le drame, fleurit l’idylle douloureuse, dans la boue, dans le sang, au bruit du canon et des cris d’agonie.

Il y a orgie à Norup, dans le château du baron manchot. On mange, on boit, l’ivresse monte. On discute les journaux, arrivés à l’instant de la capitale, qui annoncent le triomphe des armes nationales. On hurle des motions enthousiastes… Dans cette salle allumée par les flammes de la débauche patriotique, soudain, terrifiante, effroyable, tombe la nouvelle de la défaite. Le récit est poignant :

« Tine répondit, — elle ne sut comment, car sa voix s’étranglait : « — On dit… on dit qu’ils ont évacué Dannevirk !

« — Comment ! quoi ? cria le pasteur.

« Tine ne voyait que lui ; elle n’apercevait que ce visage, pâle comme un linge, qui la dominait. Tout le reste avait disparu. Mais elle était hors d’état de répondre, et lui montra du doigt son père assis, comme frappé d’apoplexie, sur l’escalier, près de la chandelle abandonnée.

« — Eh ! l’homme, que dites-vous là ? cria le pasteur. Etes-vous fou ? — Et lui-même tremblait si fort qu’il avait peine à se tenir debout. Mais le sacristain n’entendait pas ; il ne savait qu’une phrase qu’il bégaya deux fois, comme un idiot : « partis ! partis ! » et il essaya de lever sa main, qui tenait une enveloppe, une dépêche que le pasteur prit, lut et laissa tomber. Immobile et droit sur une marche de l’escalier, les mains raidies, il dominait tous les autres qui s’étaient rués vers lui… Il s’écoula peut-être une demi-minute sans qu’un mot fût prononcé. Alors l’intendant de Vollerup, qui tremblait comme une feuille, se jeta contre le mur et se mit à le frapper de ses poings fermés, en sanglotant comme un fou, et on les entendit pleurer tous à la fois, pâles, impuissans, désespérés. Et dehors on entendait pleurer les servantes, et les cochers s’en retournaient silencieusement à leurs attelages.

« Subitement, une commotion sembla traverser le doyen, qui se leva, et, se dressant au milieu de son troupeau, dit : — Cette nuit on a trahi le Danemark ! — Et comme s’ils eussent voulu couvrir de ce mot leur honte et leur misère, comme si cette misère impuissante eût trouvé là une consolation, tous, le visage en feu, dans un flux désordonné de paroles se mirent à hurler : « Trahison ! trahison ! »

Cependant, la nouvelle est trop vraie. Bientôt arrivent les premiers fuyards, puis les blessés, puis l’armée, souillée de boue et de sang, affamée, exténuée, le désespoir au cœur, — troupeau humain échappé du charnier. Les soldats envahissent le village, s’entassent dans les maisons ; s’installent, en un mot, pour la campagne. Vollerup se trouve en effet en deuxième ligne ; il ne s’agit plus maintenant que de défendre le sol de la patrie ; l’isthme et les îles sont barrés par des forts, et pendant qu’une partie des troupes se reposera, l’autre marchera au feu. Garde montante et descendante, comme dans une place forte ; si bien que Berg pourra revenir dans sa maison entre deux batailles, s’y cantonner, y manger, y dormir pendant quelques heures, pour ensuite retourner se battre avec son régiment.

Il ne s’y trouve pas seul, Tine tient la promesse qu’elle a faite à Mme Berg avant son départ, elle s’occupe de créer autour de l’inspecteur tout le bien-être dont on peut jouir en ce temps de désastres. Ces soins la trompent sur la véritable nature du sentiment qu’elle éprouve.

Du reste, la jeune fille se meut, respire dans une sensuelle et charnelle atmosphère. Tous ces jeunes hommes qui demain seront tués peut-être, sacrifient avant de mourir à la grande Vénus éternelle. Sophie, Maren, servantes de Berg, ont des amoureux, écoutent les désirs, versent généreusement la volupté. Tine résiste. Son amour se cache sous une impression vague, purement nerveuse, de bien-être et de tranquillité quand l’homme aimé est là ; d’angoisse et d’épouvante quand son imagination le lui représente blessé, sanglant, meurtri au coin d’un bastion, dans la brume glacée, dans la nuit sans étoiles. — « On éprouvait un si doux sentiment de sécurité quand l’inspecteur était là ! Les soirs où il était aux remparts, il arrivait à Tine d’éprouver une peur absurde au milieu de tout ce monde qui dormait et respirait autour d’elle. On eût dit que la maison inerte s’animait, devenait un être vivant. »

Cette heureuse quiétude ne dure pas longtemps. Un matin qu’après une semaine de cette intimité morale où, ils se sont complu tous les deux, Berg retourne au devoir, elle a la brusque révélation du mal qui grandit en elle. Du haut d’une colline, elle a suivi le régiment qui s’enfonce dans les brumes du Sud-Ouest. « Tine descendit la colline et rentra. Les chandelles se consumaient derrière les vitres, le vent entrait par toutes les portes ; devant les lits défaits, en désordre, brûlaient des lampes, les mèches fumantes. A la cuisine, Sophie sommeillait sur le billot ; à l’office, Maren, la figure boursouflée, dormait aussi, étendue sur un banc. Tine était incapable de dormir. Elle éteignit les chandelles placées sur les fenêtres et voulut continuer sa lettre à Mme Berg, la lettre qu’elle avait commencée la veille au soir, avant l’alerte ; mais elle n’écrivit pas et, penchée sous la lampe, ne fit que relire ce qu’elle avait écrit. Oui, tout le temps, dans chaque phrase, du commencement à la fin, elle ne parlait que de l’inspecteur. Tout à coup, elle laissa tomber la lettre, entra dans la chambre du fond qui était plus sombre, et, la tête appuyée sur le marbre glacé de la table, elle éclata en sanglots. »

A partir de ce moment le drame se précipite. Berg, lui aussi, est troublé du trouble de Tine ; peut-être aussi par tout un passé de désirs inaperçus, mais vivant dans l’ombre, et qui, en ces jours de désarroi moral, de deuil patriotique et de souffrances imméritées, montent à l’assaut de sa volonté. Quand il est revenu sain et sauf, une fois de plus, elle lui a souri : il a compris qu’elle se donnait. Il se hasarde. « Les oreilles ne vous ont-elles pas tinté ? dit-il en la regardant. J’ai pensé à vous. » Tine ne répondit rien, mais dit seulement avec un sourire très doux : « Dire que vous êtes de retour ! — Berg s’assit près du feu et se mit à causer. Il entendait à peine ses propres paroles et ne pouvait que la regarder. Elle était là, assise devant lui, si saine, si forte, si propre, telle qu’il la voyait sans cesse maintenant, là-bas, dans le froid, dans la nuit, dans la boue, là-bas aux fortifications… On frappa à la porte. Il se leva très vite, comme s’il eût été assis trop près d’elle. » — Elle se débat pourtant, et s’effraie, et veut fuir. Bonne et courageuse, aimante et dévouée, elle songe à s’approcher du danger, que sa robuste nature défie. Elle demande à ses parens, et l’obtient, la permission d’aller à Augustenborg, soigner les blessés que, chaque jour, les chariots bondés ramènent en foule. Mais Berg s’irrite ; il la veut, il la veut à tout prix, maintenant que son austérité a disparu, emportée par le flot des passions primitives que l’éducation avait jusqu’ici contenues, que la guerre a déchaînées. Il lui demande, avant de repartir encore, avant qu’elle ne s’en aille aussi, une entrevue, la dernière peut-être. C’est l’épisode capital du roman.

« Ils sortirent, et, tournant le dos à la place, pleine de soldats et de vacarme, se mirent à longer le mur de l’église, où tout était silencieux. Ils n’avaient pas échangé un mot. Soudain, Berg s’arrêta et se mit à parler très vite, d’une façon décousue, comme à lui-même. Il dit une passion qu’il ne désigna pas et dont il suivait la trace depuis sa naissance, au fond de sa pensée. Il se défendait comme il pouvait, accusant les veillées, les gardes montées, cette guerre qui n’était pas une guerre, les journées sans travail, les nuits sans sommeil… Il s’était remis à marcher, et si vite, qu’elle avait peine à le suivre. Puis il s’arrêta, et deux fois murmura son nom : — Pourquoi voulez-vous partir ? ajouta-t-il très vite, haletant ; j’ai parlé à votre mère, nous n’avons rien à craindre l’un de l’autre, dit-il encore. — Non ! fit Tine très bas, en relevant la tête… Ils ne se parlèrent plus et marchèrent en silence, côte à côte. L’air était doux, le soleil s’éteignait, et le ciel avait déjà cette clarté transparente qui annonce l’approche du printemps. Les canons s’étaient tus. Une sourde détonation, seule, roula dans la brise, comme un chariot pesant qui serait passé près deux… Ils avaient les mêmes pensées. Après avoir passé par la petite porte cachée dans la haie de buis, ils se trouvèrent tout près des bâtimens. Dans le salon, on chantait des couplets au piano. Sur la porte entrouverte de la buanderie, Sophie badinait avec un sergent, et près de la grille, Maren, sans souci, riait très haut, au milieu d’un groupe de soldats, ayant posé à terre ses deux seaux pleins de lait…Berg et Tine se séparèrent. »

Elle ne part pas, lui n’est pas tué. Et huit jours après, l’armée danoise écrasée, fuyant dans l’épouvante, le soir de la débâcle, après avoir vu tout un jour passer les blessés et les mourans au milieu desquels elle l’a cherché en vain, quand elle le retrouve, vivant, plein de désir, elle lui appartient. « Et ce fut au milieu des ruines de son foyer, sous le portrait de sa femme, que Berg assouvit enfin son douloureux, son torturant désir. » Il ne leur reste plus qu’à mourir, car cette passion, née du sol sanglant de la patrie, grandie durant les jours de deuil, arrosée de larmes, nourrie d’angoisses, ne saurait connaître le bonheur. L’armée recule pas à pas, entêtée et furieuse, brûlant ses dernières car touches, enclouant ses pièces. Les dernières pages du roman sont couvertes par l’éternel grondement du canon ; Berg est de ceux qui résistent encore ; il ne vient que pour repartir. Jetant, à la pauvre amoureuse un baiser hâtif, se doutant à peine qu’il a éveillé des sens qui donnaient, ouvert un cœur jusqu’alors fermé, ne pensant plus qu’à la lutte ardente, à sa femme aussi, dont il n’a plus de nouvelles, à son fils qu’il adore.

Un soir d’armistice, Tine l’a vainement attendu ; elle pleure déjà, dans la nuit, quand elle l’entend soudain. « Elle eut un violent soubresaut ; un pas s’approchait, c’était le sien. Elle jeta son châle et, debout au milieu de la chambre, lui sourit quand il entra. Il la saisit dans ses bras, la serra à lui faire mal ; elle dit seulement : — Vous voilà donc enfin ! — Oui, répondit-il en se penchant sur elle, il n’y a pas moyen de dormir… — Cette fois encore, il resta près d’elle, mais, entre eux, tout était bien fini, tout était froid, mort. Il ne trouvait pas de paroles, rien que des caresses, tandis que, glacée, inerte, elle reposait entre ses bras. Les yeux grands ouverts, comme perdue dans la contemplation de cette souffrance dont elle ne devinait pas la cause, — la souffrance de toutes ces heures, — elle murmura tout bas, comme pour implorer un pardon, elle qui avait tout donné et à qui l’on avait tout pris : — Etes-vous fâché ? — Pourquoi ? — demanda-t-il sans comprendre. Mais au milieu de son abattement, la voix de Tine réveilla son désir. » — Courte et fragile accalmie ! Le lendemain, heureux d’être chez lui, échappé à tant de dangers, il fait le tour de sa maison, revivant sa vie d’autrefois, se demandant comment il a pu aimer cette Tine alors qu’il avait, qu’il a une femme si douce, si tendre, dont le familier souvenir surgit à ses yeux dans tous les coins, de tous les meubles. Et parfois, devant la pauvre martyre qui, anéantie, l’écoute, son esprit, oubliant celle qui est là, pour aller vers l’absente, parle tout haut et dit : « Comme Marie aimait cette place ! » Marie, Marie toujours, sa femme dont la souveraineté, éclipsée un moment, renaît, se ranime, à mesure que la paix et la tranquillité reviennent au logis. Le passé tue le présent ; du cœur de cet homme qui crut un instant à la passion violente et farouche, à la passion idéale, monte comme une vapeur épaisse de réminiscences. L’éducation, vingt ans de vie sociale acceptée, vécue, aimée, l’ont façonné jusqu’à la mort. Et c’est tout cela qu’il crie dans cette lettre à sa femme que Tine l’a vu écrire, et qu’elle dérobe, et qui tue en elle toute illusion. « Tine regarda la date, le 16 avril. Elle tourna la première page, sachant à peine qu’elle continuait à lire. Cette lettre, elle la connaissait, toutes les expressions des lettres d’autrefois s’y retrouvaient, — des lettres que Mme Berg lui lisait jadis. Chaque phrase avait le même accent, à chaque ligne revenaient les mêmes mots tendres, ceux qu’il donnait à sa femme… Et la tête de Tine Bœlling donna lourdement contre la table. Il l’avait prise seulement, prise pour un instant ! »

A-t-elle épuisé toute douleur ? Pas encore. L’armistice rompu, il a fallu recommencer la lutte. Berg est parti, cette fois pour ne plus revenir. Des fuyards apprennent à Tine qu’il a été blessé dans la déroute et laissé sur le champ de bataille. Elle veut le revoir, pour lui arracher un mot de passion suprême, pour recevoir un dernier baiser, triompher de l’absente haïe, maintenant. Elle se lance, sombre et résolue, dans le flot humain qui reflue vers Vollerup, raillée par les uns, repoussée, brutalisée par les autres, n’entendant rien, ne sentant rien, marchant toujours à son but, concentrant, dans un effort ce qui lui reste de vie. Tine marche à la mort, car, de cette dernière épreuve, elle sortira brisée, vaincue, pantelante. Elle le retrouve chez une vieille femme, dans une maisonnette isolée du grand chemin, au fond des champs. « Tine, assise tout près du lit, ne détournait pas ses yeux. — Il se réveille, — dit-elle. Tout son être s’attachait à ce seul espoir, qu’il la reconnaîtrait. Le moribond ouvrit les yeux, son regard se posa sur elle, aussi inerte que s’il se fût posé sur le mur.— Marie ! Marie ! appela-t-il faiblement, donne la main à Herbert, il pleure, il pleure. — Il continua à parler très bas. Les chiens se dressèrent au son de sa voix et se mirent à pousser de sourds gémissemens. — Voyez donc les bêtes ! Voyez donc les bêtes ! sanglotait la fermière. Le mourant sembla remarquer les chiens ; il tourna vers eux, avec un demi-sourire, sa tête blessée. Tine se tenait immobile. Elle resta ainsi une heure, attendant qu’il prononçât son nom, ne fût-ce que pour dévoiler sa honte. Mais il ne se souvenait plus d’elle. Alors elle se leva… et partit seule. Les chiens restèrent près du lit. »

Elle ne rentre pas au logis où son vieux père agonise. Elle se noie ; et sur son cercueil, au seuil du temple, en face du cimetière et des taillis où la grâce du printemps se couronne de fleurs timides et déjà parfumées, le doyen de Vollerup, celui qui, chez le baron manchot, avait le premier de tous crié : « Trahison ! trahison ! » le doyen prie et bénit, la dominant encore de toute sa grande taille, de toute la puissance de la morale un instant ébranlée, mais restituée, et triomphante et qui la tue, pauvre amoureuse à jamais glacée : « Vois, Seigneur, nous ne sommes que tes serviteurs ; fais que nous comprenions tout ce qui témoigne de toi ! »

Tel est ce roman, célèbre dans tout le Nord de l’Europe, et qui méritait sa célébrité. A son apparition, il souleva en Danemark d’ardentes polémiques. On accusa l’auteur d’avoir manqué au respect qu’il devait à sa patrie vaincue. Mais Bang eut pour lui les philosophes, les écrivains, les artistes, toute la majorité éclairée de la nation. Ibsen, de ce moment, devint pour lui un conseiller paternel et un ami, et Jonas Lie écrivit dans une revue norvégienne, sur Tine, un article qui se terminait ainsi : « Je me trouve encore sous l’impression navrante de ce livre qui a, au plus haut degré, le don de rendre vivans les événemens. Au-dessus des tableaux de la guerre, ce malheur humain d’une existence humaine monte comme la plainte d’une flûte qui se lamente et meurt. » Navrant, le livre l’est, en effet. La tristesse, mélancolie d’abord, naît dès les premières pages, puis elle monte, elle monte, elle monte insensiblement. Le cœur se serre : il a senti toute la profonde misère, toute l’inutilité de la vie ; la volonté s’affaisse ; l’espoir, même faible, disparaît : à quoi bon vivre ? Et cependant la conclusion n’est pas désespérante, mais résignée. Toute cette tragique aventure est un drame hautement philosophique dont nous sommes les pitoyables acteurs, mais qu’un grand artiste a conçu et qu’il mène. Toute cette insondable infortune, il l’a voulue, il l’a préparée, il nous y a jetés comme dans le feu qui purifie. L’humanité en sort courbée, tordue, brisée, pétrie, mais meilleure et mûre pour le bonheur. Tine, grand cœur, forte nature généreuse, pourquoi serait-elle venue au monde, sinon pour dépenser les trésors de cette nature, pour exercer sa bonté, pour souffrir d’autant plus qu’elle serait plus noble ? Elle en meurt, Berg disparaît ? Eh bien, la raison de ces disparitions est le secret de Dieu. Inclinons-nous ! Résignons-nous ! Morale toute chrétienne, à qui pourtant manque la foi dans un au-delà de béatitude ; pessimiste morale de luthérien terrifié ; morale des paysans de Wandrup, mes compagnons de voyage en ce dimanche de novembre, à travers ce terne pays écrasé par le ciel morne !

Ce qui est vrai de la destinée des individus est encore plus vrai de la destinée des peuples. A chacun sa fonction humaine ; cette fonction remplie, il disparaît, fatalement. C’est la grande loi qui régit l’histoire et qu’on n’évite pas, la fatalité éternelle que les anciens avaient éprouvée et qui n’a pas désarmé encore. C’est pourquoi le Dernier Danois sera le dénouement du drame dont Tine est l’exposition, et la sanglante épopée de la disparition d’une nation.

« Quand un garçon part pour Copenhague, dit un proverbe norvégien, sa mère ne doit pas se plaindre s’il lui rapporte sa chemise. » Pour le Norvégien austère, Copenhague est en effet la capitale du plaisir, de la vie théâtrale, de la vie intellectuelle et de l’art. Elle est le terrain neutre où, pour une partie de l’Europe, deux civilisations se rencontrent et se confondent. C’est là que sont éditées la plupart des œuvres d’art des trois pays. Stockholm est une admirable ville, ville d’aristocratie solide et souveraine, antique ; la capitale danoise, plus démocratique, est plus accueillante aux idées nouvelles. Elle est le cerveau toujours en éveil de la Scandinavie. Mais elle paye la rançon de cet honneur. Si les habitans ont le don précieux, le don divin de l’insouciance et de la légèreté ; si sur eux s’est posé quelques instans ce rayon païen qui dore les hommes et les choses et fait rire l’âme ; si leur cordiale exubérance est un défi perpétuel à l’orthodoxe hypocrisie dont ils essaient de s’affranchir ; si, enfin, des pavés de cette cité, puritaine en apparence, monte, certains soirs, une chanson d’ivresse et de joie tapageuse, l’étranger rêveur qui passe se croit environné d’une kermesse immense, emporté dans il ne sait quelle ronde ardente, vers un but inconnu qui, peut-être, est la mort. Sur cette ivresse désordonnée plane une tristesse inexorable qu’on ne voit pas, mais qu’on pressent, une mélancolie poignante qui parfois étreint l’âme et double le prix de chaque minute arrachée au Destin. On ne peut échapper à cette sensation douloureuse ; elle est la raison cachée des suicides, si nombreux dans cette ville de jouissances, et qui se produisent sans raison apparente, sans autre prétexte qu’une lassitude insurmontable et meurtrière. Les malades de la volonté, les cœurs faibles, ont la conscience confuse des périls qui menacent tout le monde et que mieux vaut céder au péril que tenter de le vaincre. Ce danger, quel est-il ? Interrogez, pour le savoir, les paysans qui, malgré leur égoïsme, sacrifient leur dernière obole pour fortifier les remparts de la patrie ; les désastres de 1864 ont profondément ému, cruellement instruit l’Ame de ce petit peuple tranquille, et altéré la confiance qu’il avait en ses destinées ; il n’a pas peur, certes, mais il ne peut s’empêcher de tourner vers le Sud, où veille l’ennemi, des regards d’angoisse, songeant que le danger n’est pas loin. Aussi bien, à quoi bon réfléchir ? La réflexion serait trop amère, les derniers espoirs trop vite envolés !… Vivre, n’est-ce pas suffisant ?


IV

Un romancier danois, mort jeune, Jacobsen, introduisit en Scandinavie le roman plastique, la méthode de Flaubert et des Parnassiens, en même temps que Georges Brandes y faisait connaître les systèmes positivistes et la critique expérimentale. Il mit trois ans à écrire, phrase par phrase, mot par mot, une œuvre qui rappelle étrangement Madame Bovary : Maria Grubbe. Maria Grubbe, à vrai dire, c’est en effet Emma Bovary ; elle en a le tempérament ardent et maladif, l’âme révoltée, la sensualité passionnée, l’esprit fragile et impressionnable ; comme elle, elle se livre à des hommes qui la méconnaissent et l’abandonnent ; comme elle, elle erre de douleur en douleur, de misère en misère, tombe de déchéance en déchéance, et comme elle encore, désabusée du monde, écœurée de la vie, elle meurt tragiquement. Et comme l’œuvre de Flaubert, l’œuvre de Jacobsen renferme des pages exquises, de sentiment, d’éloquence discrète, d’ironie émue, des pages superbes, supérieurement écrites et pensées, frissonnantes de réalité. Aussi bien, comme Flaubert encore, Jacobsen a-t-il fait école. Arne Garborg, l’auteur douloureux des Ames lasses, est l’un de ses élèves ; Hermnn Bang, dans Au bord de la route, en est un autre.

Arne Garborg est un ironiste ; il l’est devenu, pour mieux dire, car il était né sentimental et connut les souffrances du cœur. Mais le cerveau finit par triompher, et, la clairvoyance sceptique ayant remplacé la tendresse, Garborg fît taire la passion pour n’écouter plus que sa pensée, pensée subtile et raisonneuse, pensée vivace et toujours en éveil. Pessimiste et psychologue, l’écrivain norvégien a des affinités pénétrantes avec Amiel ; comme Amiel, en même temps qu’il pense, il se regarde penser. Il voit sa raison surchargée d’une foule d’idées qu’on lui imposa et qu’il n’a pas choisies, idées sur la morale et sur la société, idées sur les hommes et sur Dieu, idées qui l’écrasent. Il ne désirait certes pas ce lourd héritage, lui, fils dégénéré d’une race antique et fatiguée, dont les épaules sont faibles, les énergies chancelantes. Cette pensée qui, tout d’abord, faisait sa joie, l’aidait à triompher d’un cœur trop sensible, bientôt il s’en défie. Il a trop lu, trop observé, trop réfléchi. Sa personnalité, émiettée à toutes les influences qui passent et l’entraînent dans le tourbillon où se perdent en fumée les ambitions, les désirs, tous les efforts humains, échappe à l’étreinte dont il veut désespérément la saisir. Et quelle opinion suivre, de toutes les opinions erronées et contradictoires qui viennent frapper son oreille, quel guide choisir, quelle morale pratiquer ? La morale religieuse, austère et vigoureuse, simple et droite et tranquille, sans hardiesses dangereuses ni espoirs démesurés, la morale qui s’appuie sur la foi, la morale des paysans, inspiratrice des grandes vertus qui font les grandes nations ? Les Etudians paysans nous apprennent que leur vertu n’est faite que de sottise et d’ignorance, leur certitude que de bestiale intolérance, leur simplicité que de dédain brutal pour ce qui fait le charme et la douceur, toute la grâce de la vie. Faut-il donc vivre comme ceux qui entourent la jeune fille de Chez Maman, vivre en famille dans le respect de ce qui paraît respectable, dans la scrupuleuse observance des préceptes sans éclat, mais méritoires, qui chassent le trouble de l’âme, qui assurent le bien-être et la quiétude de l’existence ? Mais cette vertu bourgeoise, elle est la pire, sans héroïsme ni enthousiasme, étroite et monotone, triviale, laide ; elle n’enseigne que l’indifférence et un cruel égoïsme. — Que faire ?

Le psychologue ne s’irrite pas. Arne Garborg n’a jamais connu la colère ; il n’a jamais eu, dans aucune page de ses livres, un cri de révolte ou de fureur contre toutes les ignominies qu’il découvre, qu’il décrit, qu’il analyse avec une impitoyable âpreté. De parti pris, avec une résolution inébranlable, il contient, il fait taire les élans de son cœur. Il raille… Hélas ! sa raillerie s’évanouit dans un sanglot. Son cerveau est las et son cœur est meurtri ; sa raison est en déroute comme l’est aussi l’amour qui l’avait un moment enflammé pour l’humanité triste. Et il écrit les Ames lasses et Paix. Je ne crois pas que, depuis Amiel, on soit tombé aussi avant dans le désespoir intellectuel. Toute la lassitude que ressent, sur le point de mourir, ce siècle prodigieux qui gaspilla tant de vies et brisa tant d’idoles, est condensée dans ces pages brûlantes. Toute cette maladie intense et singulière, cette maladie moderne de l’impuissance et du rêve illimité, qui semblait guérie vers 1840 et qui, sous des formes nouvelles, réapparaît aujourd’hui, y est notée jour par jour, analysée dans toutes ses phases, dans toutes ses manifestations.

Comme Stendhal, comme Flaubert, comme tant d’autres moins illustres, Arne Garborg subit les conséquences de l’abus qu’il a fait de cet esprit d’analyse. Ayant trop souffert de la vie. Il tente de s’enfuir dans le rêve. Son éducation, le milieu qui l’entoure, brisent les ailes de son imagination. Alors il pousse un grand cri d’angoisse et d’anxiété suprêmes ! Il implore la pitié de cet absolu qui règne dans la nuit inconnue, très loin du monde, très loin des hommes, et qu’on soupçonne, mais que nul ne peut connaître.

Les sociétés sont fondées sur des conventions tacites, passées entre ceux qui les fondèrent et ont intérêt à les faire durer ; la vérité morale n’est qu’une vérité obtenue par l’expérience, sans racines dans les profondeurs de la nature humaine, dans les sentimens généreux et forts que nous devrions suivre et que nous laissons proscrire. Il ne faut plus vouloir, car nous sommes dupes ; il ne faut plus penser, car nous ne connaissons rien ; il faut nous laisser entraîner par le courant irrésistible vers le but inconnu, engourdis dans une quiétude humiliante, peut-être, mais certes délicieuse, le seul repos qu’il nous soit donné de goûter. Aussi, mangeons, buvons, faisons l’amour, sans tant épiloguer, sans chercher ni le pourquoi ni le comment. — Telle est la thèse qu’Arne Garborg développe dans les Hommes et qu’il a posée, condensée dans une courte nouvelle intitulée Jeunesse, qui répond à bien des questions.

Ane Malene est un petit animal vicieux et gourmand, plein de grâce et de fraîcheur, sans idées dans sa jolie tête, sans passions ergoteuses dans son cœur. Elle ne suit d’autre loi que celle de ses désirs, que la loi de nature, elle n’écoute que ses instincts. Dès l’enfance, elle manifeste clairement ce qu’elle sera, plus grande, une force poussée du sol, dominant tout ce qui l’entoure. « De préférence, elle allait se fourrer avec les garçons, qui ne s’en plaignaient pas, car elle les amusait toujours. Bientôt elle les gouverna. Peu à peu, la bande, à cause d’elle, fut prise de mélancolie[3]. » Ignorante avec conviction, paresseuse avec système, elle ensorcelle pourtant le maître d’école et le pasteur. Sitôt confirmée, à la fin d’une orgie, elle boit à ses fiançailles avec un rude bûcheron, son camarade, qui l’adore, qu’elle a rendu fou, qu’elle battait autrefois, qu’elle fait pleurer encore aujourd’hui, qu’elle désespérera plus tard : Per Tjœrrend. A peine fiancée, elle le trompe. « Il y avait tant de jeunes gens avec lesquels elle pouvait s’amuser, et, pensait-elle, d’autant plus agréablement que tous savaient que ce serait Per qui l’épouserait. » Déjà femme ? Oui, et pleinement ; je vous l’ai dit : un joli animal vicieux.

Elle trompe le pauvre diable avec un « jeune monsieur, aux belles moustaches et au sourire aimable. » Coquette, elle lui plaît, et bien qu’il soit nigaud, rougissant et timide, sans trop d’amour, mais par orgueil et curiosité, dominée aussi par la poussée d’un sang chaud, elle lui appartient, elle se donne toute. Bah ! Qu’est-ce que cet incident dans l’éternelle fornication des choses ? Elle n’en est guère troublée, Ane Malene, mais le « jeune monsieur » aux belles moustaches, aux belles manières, imbu d’honnêtes principes, mais Jens Carlstad ? « Il était fiancé, il avait des principes et… bref, il était fiancé. Et il aimait Jenny, il la respectait. C’était une femme supérieure, distinguée, pale, sentimentale ; bonne éducation, du piano, de l’allemand, du français et de l’anglais, le sentiment de la poésie et de la nature, en un mot, telle que devrait être la femme qu’il épouserait. Ane Malene, la pauvre petite, n’était que fraîcheur et santé, — pourtant, il ne savait pourquoi, elle l’égayait, le rendait heureux de vivre… Et Jens Carlstad se sentait très immoralement heureux ! »

Dans ce désarroi de toutes ses habitudes sentimentales et intellectuelles, il se traite de misérable. Mais bien vite : « Non ! il n’était pas un misérable ! Il ne l’avait pas séduite. C’était arrivé inopinément, comme un accident, comme un ouragan, elle était si délicieuse ! trop, trop, mille fois trop délicieuse. Et il oubliait ses principes, il oubliait tout, et ne voyait qu’elle, charmante, ensorceleuse, toute femme, avec un sourire si voluptueusement criminel aux lèvres… Il la voyait à travers un brouillard, une ivresse. Il ne savait pas l’amour si puissant. Personne ne le sait. Ils parlent tous d’un amour intellectuel et moral et d’un amour sensuel et immoral. Malédiction de Satan ! Mais personne n’entend rien à l’amour, car l’amour n’est ni moral ni immoral, l’amour est plus fort que la mort ! » Il est fou, fou de passion et de jalousie. Quand le reprennent ses velléités de vertu, sa maîtresse le bat. Il rompt avec Jenny qui lui envoya, l’innocente ! pour le maintenir dans la bonne route, le Gant de Björnson. Et il revient toujours à son vice, à l’amoureuse qui boit son sang, tue sa conscience, l’enivre d’une volupté mortelle. Et il trouve mille bonnes raisons, il échafaude mille théories pour se justifier, dans l’épouvante de l’abîme qui vient de s’ouvrir sous ses pas et où il se sent tomber. « Peut-être Ane Malene n’était-elle point coupable, puisqu’elle manquait de conscience ? Saint Paul n’a-t-il point établi que c’est la loi qui rend l’homme coupable ? Et les Livres Saints ne disent-ils point que l’amour efface tous les péchés ?… Que lui importait la morale ? Avait-il aidé à faire les dix commandemens de Dieu ? Les avait-il seulement contresignés ? Non, il n’était pas un misérable ! C’est une bêtise que de se laisser torturer par une mauvaise conscience parce qu’on a fait une fois une chose dont on a eu envie. Pourquoi se priver de faire ce qui plaît et faire toujours ce qui nous ennuie et nous assomme ? Qu’est-ce donc que la conscience ? L’opinion publique en nous-mêmes, la sainte terreur devant les « on-dit », la morale, vieil héritage démodé, cet instinct de troupeau inné, incarné en nous, qui nous fait distinguer un bien et un mal !… Pourquoi n’aimerait-il pas Ane Malene ?… On n’est jeune qu’une pauvre petite fois, et l’on ne profiterait pas de ces cinq ou six courtes années ? Mais il vaudrait mieux naître avec des cheveux gris, et déjà goutteux ! »

Jens Carlstad, le beau jeune homme aux rigides principes, est devenu un garnement et, comme il le désirait, un libre penseur ! La femme l’a affranchi. Il est revenu à la saine et vraie morale, la morale de la terre, la morale des inconsciens et des simples, la morale des êtres que nous méprisons et qui valent mieux que nous. Foin de tous les fatras religieux et philosophiques ! foin de l’ennuyeuse et tyrannique pensée ! Aimons, vivons, donnons-nous de toutes choses notre contentement. Et ne sacrifions rien à un idéal que nous ignorons, qui n’est qu’un rêve sans doute, et qui nous aveugle sur notre véritable bien. Jens Carlstad épouse quatre-vingt mille couronnes ; Ane Malene, après avoir un brin pleuré, se console et se marie avec Per Tjœrrend. Ceux-là, du moins, ne se plaindront pas !


V

La Kathinka de Bang répugne à cette cynique et insouciante philosophie, philosophie d’âmes simples, ou revenues, à force de lassitude, à la simplicité primitive. On a trop surchargé l’amour, dit Arne Garborg, on l’a rendu impraticable. Ceux qui aiment vraiment, comme on doit aimer, aiment naturellement avec leur corps, avec leurs sens. Ils savent que l’amour est d’essence animale, et que l’esprit ne s’y doit mêler que juste ce qu’il faut pour en faire un amour humain. L’amour est d’essence idéale, au contraire, dit Bang, il est fait pour les natures rares ; on ne le saurait placer trop haut. C’est pourquoi il est si noble et fait tant souffrir, car ceux qui s’élèvent au-dessus de la vulgarité de la matière ; qui veulent la passion, mais proscrivent, volontairement ou non, la vie, la reproduction des êtres, dont la passion n’est que l’aveugle instrument ; ceux qui placent le désir sur ce trône d’ivoire, dont il n’eût jamais dû descendre et, prosternés dans une pure adoration, croiraient commettre un sacrilège en le profanant, ceux-là, le monde est trop petit pour leur rêve, il faut qu’ils en sortent, qu’ils meurent après avoir souffert.

Kathinka, donc, l’ineffable amante, est de ceux-là. Elle a épousé, sans trop le connaître et parce que le mariage est une des nécessités fatales de la vie en société, un employé de chemin de fer, Baï, ni plus intelligent ni plus sot qu’un autre, ni pire ni meilleur, un homme quelconque, comme vous et moi nous en avons rencontré des milliers sur notre chemin. Ils vivent isolés, dans une maisonnette solitaire, au bord de la route par où passe la vie tout entière, la vie triviale, la vie hâtive et fiévreuse, la vie brutalement indifférente. Le sifflet aigu des locomotives, la basse continue des wagons sur les rails accompagnent le récit, sont le thème continu sur qui l’idylle mélancolique brode ses discrètes et plaintives mélodies. Un jour, dans cette existence calme et close où végètent, dans la monotonie des habitudes, ces deux êtres si peu faits l’un pour l’autre, mais qui s’en vont, comme deux forçats liés par la même chaîne, vers un but inévitable, arrive l’Inconnu, celui qui ouvrira l’horizon illimité de la passion. Haus a voyagé, il a vécu peut-être, mais son cœur est vierge encore. Il vient dans la petite ville comme régisseur d’un château voisin. Comment entra-t-il dans l’intimité des époux ? Qu’importe ? que valent les menus événemens de la vie pour qu’on s’en occupe, pour qu’on les rapporte et qu’on les analyse ?

Donc, il est reçu dans la maison au toit de briques du chef de gare, et l’amour naît, bientôt, entre l’épousée et lui. Ce n’est d’abord qu’une inconsciente similitude de goûts et de désirs ; leurs natures sont semblables, au fond de leurs entrailles se cache le même germe, puissant et doux, de large tendresse. Mais rien, dans leurs calmes attitudes, dans leurs gestes tranquilles, qui laisse soupçonner l’héroïsme passionnel dont leurs cœurs sont tout pleins. Elle est une campagnarde du Nord, d’humeur paisible et rêveuse, petite, blonde et pâle. Les ardeurs qui dorment en elle sont contenues, éteintes par les idées bourgeoises d’honnêteté vulgaire et de morale courante. Elle est mariée, mais elle est restée vierge d’esprit, soupçonnant à peine ce que peut être le délire amoureux et ces étreintes haletantes où l’on trouve un bonheur dont on voudrait mourir ; l’éducation, le continuel spectacle de vertus placidement pratiquées, l’habitude de la pensée assoupie et de la conscience quiète, la discipline sociale, en un mot, la discipline qu’imposent et les mœurs qu’on subit et tous ceux qui vous entourent, tout cela éloigne d’elle le désir de l’adultère. Elle n’aime pas son mari, sent confusément peut-être qu’elle ne l’aime pas ; mais elle ne se doute pas qu’il est un mal nécessaire qu’elle n’a accepté qu’à force d’accoutumance. Elle ne s’en apercevra que plus tard, quand un nouveau sentiment aura envahi son cœur. Mais même alors, même amoureuse, ouverte au désir et mûre pour la souffrance, elle ne traversera pas cette crise morale, cette fureur de jouissance et de curiosité morbide, cette révolte surhumaine contre les hommes et contre Dieu qui, un soir d’automne, à l’heure voluptueuse du crépuscule, jettent, au bord d’un étang endormi dans la splendeur des bois, Emma Bovary dans les bras tentateurs de Rodolphe. — Vertu ? non. Habitude inconsciente de la vie étroite et monotone qu’on lui apprit à vivre.

Haus est ce qu’elle est, bourgeois façonné par l’éducation et l’hérédité. Et comme ils ont les mêmes goûts, qu’ils se plaisent aux mêmes joies, peu bruyantes, mais profondes, — joies d’âmes innocentes et comme enveloppées de brume, — ils commencent une intimité tacitement acceptée, mais purement amicale, ce semble : « Lorsque Haus eut fini sa besogne, les deux hommes, Baï et lui, entrèrent au petit salon, pour y prendre le calé. L’air était tiède et les plantes des fenêtres parfumaient la pièce. « Uni, c’est vrai, dit Haus en se frottant les mains, chez Mme Baï on est très bien ! » La volupté d’être ensemble ne fleurissait que quand Haus était là. À ces heures, il régnait entre elle et lui une sérénité tranquille et sans paroles, ils ne se disaient rien, en effet, mais il faisait si bien partie essentielle de toutes les petites choses de tous les jours qu’on le sentait dès qu’il était là, et qu’on savait qu’il était là. Il arriva un train, Baï quitta la chambre. Mais l’heureuse impression n’avait pas disparu ; elle ne changeait pas, qu’il restât avec eux ou qu’il les laissât seuls. Ils parlèrent peu, bientôt se turent. Elle était debout devant la fenêtre, riant de son mari qui courait sous la pluie. Puis le silence retomba, discret et chaud, les enveloppant d’une langueur mystérieuse qui les oppressait, ils ne savaient pourquoi. » L’amour fleurit dans ce silence, dans cette langueur mystérieuse, dans cette intimité impalpable et voilée. Une angoisse inconnue s’abat sur leurs cœurs, ils souffrent sans se le dire. Le livre ne se raconte pas ; il n’est qu’une suite d’impressions… Et un jour, quand ils sentent que cette réserve où ils se tiennent est décidément au-dessus de leurs forces, ils se séparent, sans clameurs et sans larmes, tacitement, d’un commun accord, après un seul jour de bonheur, où ils ont senti vibrer leurs âmes à l’unisson, et qu’ils ont eu peur de cette harmonie soudaine. La scène est capitale, mais aussi simplement émouvante que le livre tout entier. Accompagnés de Baï, ils sont allés dans une ville de la côte, fêter la Saint-Jean. Et, le soir venu, Baï les entraîne dans le cimetière où, paraît-il, se réunissent les couples, à la nuit tombante, qui viennent s’aimer dans les cyprès et mêler aux regrets des morts les baisers des vivans. « Kathinka avait pris le bras de Haus, pendant que son mari courait les buissons, comme un chasseur. La nuit avait toute la splendeur des nuits d’été du Nord. A travers les arbres, ils voyaient la vaste plaine et la mer. Le crépuscule s’étendait comme un voile sur les eaux immobiles et rêveuses et le silence était profond, comme si la nature fût morte, dans l’air où flottait l’haleine des tombeaux. Ils marchaient doucement. Kathinka s’arrêta pour lire des inscriptions qui luisaient vaguement dans l’obscurité. Elle les lut tout bas : « Aimée et regrettée » — « Aimée jusqu’à la mort » — « L’amour est l’accomplissement de la loi. » Elle voulut pénétrer dans un enclos, pour déchiffrer les noms, elle écarta les branches ; alors on entendit un bruit dans l’arbre. — Ce sont deux hommes, dit tranquillement Haus. — Ah ! j’ai eu peur ! — dit-elle en mettant les mains sur ses seins qui palpitaient. Elle reprit sa route, près de lui, le cœur battant toujours. Et ils ne parlèrent plus. Ils entendaient toujours aller et venir dans les bosquets ; à chaque bruit, Kathinka sursautait : — Mon amie ! mon amie ! — disait Haus, comme à un enfant. Et la main de Kathinka tressaillit sous la sienne… Baï était debout, au bout de l’allée : — Qui vive ! — s’écria-t-il. Il était indigné et, au sortir du cimetière, il prit Haus par le bras et à l’écart : — C’est un scandale, fit-il, que de telles choses existent ! On profane le lieu saint ! Riœr m’avait prévenu, mais je n’y pouvais croire. Sacrebleu ! ne pas avoir de respect pour le Jardin des morts ! Le diable m’emporte ! on ne peut, seulement s’asseoir sur un banc !

« Haus se sentit la tentation soudaine, irrésistible, de le gifler. » Ils voyagent toute la nuit, pour rentrer au logis. Et le lendemain ils se voient pour la dernière fois ; « Ils descendirent de voiture, à demi morts de fatigue. — Voulez-vous déjeuner avec nous ? dit le chef de gare dans un bâillement ; ils étaient debout sur l’escalier, doré par le matin.

— Merci, dit Haus, il faut que je rentre.

— Comme il vous plaira, répondit l’autre, en bâillant encore. Et il ouvrit la porte de son bureau, les laissa seuls. La bonne était déjà dans la cuisine, avec ses paniers. Kathinka était appuyée au chambranle de la porte, la tête légèrement inclinée sur l’épaule. Ils se taisaient : — Merci pour hier ! murmura-t-elle doucement, en hâte, en lui tendant la main. — Ce n’est pas moi qu’il faut remercier ! — Ce fut comme une explosion. Il prit la main, la baisa deux, trois fois, frénétiquement, avec des lèvres haletantes. Puis il monta en voiture et disparut.

— Que diable est-il devenu ? dit Bai, à la fenêtre. — Il est parti, répondit-elle, en crispant ses mains à la porte. Et elle rentra, à son tour… Elle fit deux tours à travers la pièce, les yeux perdus, puis elle tomba assise près de la fenêtre ouverte. Le jour était venu, les alouettes montaient sur la plaine, l’air était plein de chansons, de parfums, de lumière ; le soleil estival rayonnait dans le ciel infini. »

Ils ne se revoient jamais, jamais plus. Ils se sont compris sans se rien dire ; ils veulent rester sans péché et mourir. Oh ! oui, mourir. À cette immense douleur, il n’est qu’un remède, infini comme elle. Pour de telles cimes, le monde est trop petit, le monde qui ne connaît que les réalités grossières et les ignominies de la chair. Et pendant qu’il s’en est allé bien loin, bien loin, elle ne sait où, car il ne veut même plus écrire, Kathinka souffre et se meurt. Tout est parti, l’amour envolé, et les jours, les jours, les jours se succèdent, toujours semblables et toujours mornes. Nul ne connaît ses souffrances ; elle a des amis, et cependant elle est seule. Toutes les bassesses mesquines, toute la sottise des existences étroites, tous les vices secrets qui se cachent dans l’ombre somnolente des petites villes, l’environnent ; et dans ce coin ignoré du monde, fidèle image de l’immense univers, au bruit léger que font, en tombant dans le vaste silence des siècles, les menus incidens de la vie ; au milieu de ces êtres vagues, sans nom ni caractère, qui végètent dans une paix matérielle et inconsciente, triomphans d’égoïsme et de cruelle indifférence, et dont quelqu’un, peut-être, dans une autre maison de la bourgade, exhale une douleur ignorée aussi, pleure en secret, dans l’ombre, face à face avec la destinée qui n’entend pas, Kathinka agonise d’amour, solitaire et résignée. Résignée ! N’est-ce pas en effet le sort commun, que le sien ? Il n’y a rien dans la vie. Des hommes viennent, travaillent pour manger ; des femmes viennent, pour planter des générations dans la terre, l’aurore de la délivrance ne luira pour eux que quand les uns et les autres ne pourront plus la voir, quand ils seront étendus immobiles, les yeux clos, le nez en l’air, à tout jamais. Et voilà la fin des choses et la dernière raison du monde.

Pourtant, elle a une révolte, une révolte furieuse contre cette divinité sans oreilles et sans cœur, accroupie sur l’humanité ; elle s’emporte dans une aspiration farouche vers des réalités qu’elle ignore, mais qu’elle espère et dont elle rêve, où peuvent fleurir enfin les puissances infinies qu’étouffe en nous la navrante misère de la vie. Elle est revenue dans sa ville natale, elle visite le cimetière où dorment ses parens. « Elle s’assit sur le petit banc, sous les deux arbres ; elle regarda longtemps la pierre morte, les lettres mortes, et se dit qu’à présent tout était perdu, même la maison de sa jeunesse. Subitement elle se demanda : « Ceux qui sont là se sont-ils aimés ? ou ont-ils vécu comme les autres, seulement comme les autres ? Ma mère n’est pas morte lorsque mon père est mort, et lui, sans doute, eût survécu à sa femme. Et cependant ils ont été heureux, et moi, moi, je meurs d’avoir aimé, moi la fille de ces deux êtres qui ont pu vivre étrangers l’un à l’autre ! » Kathinka posa sa tête contre l’arbre funèbre et se sentit envahie par une tristesse immense, qu’elle n’avait jamais ressentie, jamais. » C’est la solitude sans espoir, la solitude infinie ! Mais à quoi bon pousser cette importune clameur ? Vienne la mort, la mort libératrice ! Elle vient, un glacial matin d’hiver. La plaintive amoureuse est partie vers la patrie ineffable où se possèdent infiniment ceux que la terre effraya. Elle disparaît comme elle apparut ; au bord de l’existence, au bord de la route inconnue où passe la vie tout entière, la vie triviale, la vie hâtive et fiévreuse, la vie indifférente, emportée vers son plaisir, vers son rêve, vers le néant.

« Le premier train s’arrêta, le mécanicien sauta sur le quai.

« — Alors vous n’avez pas assez dormi ? dit-il au jeune employé. Et chez Baï, comment ça va-t-il ?

« —Elle est morte, répondit l’employé, en grelottant sous la bise.

« Le mécanicien dit : — Sacrebleu ! — Il regarda un moment la maison, tout y était comme d’habitude. Alors, tranquillement, il remonta sur sa machine, et la brume floconneuse cacha le convoi qui s’enfonça dans la plaine. »

…Elle a aimé, elle a souffert, elle a pleuré ; bientôt il n’y aura plus trace d’elle. L’oubli se fait, profond, sur la tombe où l’herbe pousse ; Haus envoie de Copenhague une couronne qui n’arrive qu’après l’enterrement, et l’amie qui la porte à la défunte ne se doute pas qu’elle porte le symbole de l’existence et de l’amour. Tout n’est que roses fanées. Baï se remarie, Haus se mariera un jour, sans doute. Et la délaissée restera toute seule, toute seule, bercée par le bruit des wagons qui passent, dans le vaste monde rempli de frissons, de rayons, de parfums ! Sa mélancolique histoire, ainsi racontée par le poète, est, comme on l’a dit, « d’une discrétion qui sent son gentilhomme ; » elle a le charme exquis et simple qu’ont, aux jours diaphanes d’automne, les fleurs d’arrière-saison, à l’odeur ineffable ; elle est inoubliable, c’est la vie même. Et la vie désolée, la vie infiniment vide, infiniment blême, infiniment morne, qui naît et s’évanouit dans un doux et navrant sanglot ; la vie plus sombre que la mort, qui est le néant des rêves, des désirs et des espoirs, qui est rien !


VI

Dernier venu d’une race d’élite, mais épuisée, trop supérieurement affinée pour respirer au grand air de tout le monde ; rêvant d’une terre idéale où l’on ne souffrirait plus, Bang est né avec un cœur douloureux. Artiste scrupuleux et fort, il ne connut jamais l’heureuse impassibilité de Jonas Lie, la savoureuse ironie de Garborg. Quand il ouvrit les yeux sur son âme, il eut peur ; quand il ouvrit les yeux sur le monde, il fut épouvanté. Partout il vit l’amour, raison suprême de l’Univers, ou banni par la société ou vaincu par le destin. Aristocrate, il dédaigna d’incriminer la société ; philosophe, il remonta plus haut, à la source des choses que Schopenhauer avait déclarée empoisonnée. Brandes disait : « Le malheur des sociétés est bâti par la multitude imbécile, mais toute-puissante », et Ibsen : « L’homme le plus fort est celui qui vit isolé. » Bjornson, esprit multiple, oreille ouverte à toutes les grandes paroles, ne prenait pas le temps de conclure, et Lie, épris d’idéal et de beauté suprême, espérait encore. Bang n’espère plus. Le mal souverain, c’est la vie ; le plus grand péché de l’homme est d’être né. « Des souvenirs, dit-il dans Sous le joug, de plus en plus forts dominèrent mon âme, à mesure que je voyais la vie étroite se dépensant journellement en de mesquines batailles. Et je me dis alors : Proscrivons la vie ! ne mettons plus au monde des milliers et des millions de misérables qui, comme un long attelage, sont poussés par les jours gris, toujours plus gris, vers le tombeau ! » Et cependant il marche, il monte au Calvaire éternel, attendant le néant, le sommeil, le repos ! Car, que sert de se révolter ! Lucifer est en proie à l’angoisse de son impuissance, et, pourtant, c’était le plus beau des anges ! « A Prague, dit-il encore, on pava la rue que j’habitais. Elle était escarpée, et des chevaux, tristes dupes ! traînaient des moellons jusqu’en haut. Du matin au soir, j’entendais les cris des charretiers et les coups de fouet sur le dos des pauvres bêtes. Et ça ne cessait pas. Toujours, toujours les voitures grimpaient la montée, mais voici une chose que je ne pouvais comprendre : pourquoi les charretiers fouettaient ces misérables créatures ? car elles n’avançaient pas plus vite, et, les coups, elles ne les sentaient pas, j’en suis sûr. Parfois, j’allais au seuil de ma porte et leur tendais un peu de pain : elles ne le prenaient pas. Mais elles montaient encore un peu, vers le sommet, sous le joug. Un jour, à l’heure de midi, un cheval s’abattit sur la place. L’attelage s’arrêta, les charretiers jurèrent. Puis, on alla chercher, on enchaîna une autre victime, — et l’on continua le travail ! »


MAURICE BIGEON.

  1. Voyez la Revue du 1er janvier.
  2. Traduction de M. le comte Prozor (Grasilier, éditeur).
  3. Traduction de Jean de Mélhy.