Trois Romanciers scandinaves
Revue des Deux Mondes4e période, tome 121 (p. 199-212).
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TROIS ROMANCIERS SCANDINAVES

I.
JONAS LIE

En allant de Copenhague à Christiania, je m’arrêtai quelques heures dans une ville de pêcheurs, Grimstad, au bord du fjord, sur la côte sud. Ville ? Non pas. Bourgade plutôt, qu’une rue boueuse et mal pavée coupait en deux ; une cinquantaine de maisons en briques que séparaient les unes des autres des jardins dépouillés par l’automne. J’eus vite fait de la parcourir, et, au bout d’un quart d’heure à peine, je me trouvai dans la campagne, au milieu d’un chemin raviné, que balayaient les rafales venues du large, pleines de colères. Et la mer, écumante et grondante, m’arrêta. Grimstad est un bourg, Bergen est une grande ville : toutes deux, pourtant se ressemblent en toutes choses et surtout en ceci que, « quand la brise souffle sur la pleine mer, on peut deviner, à l’odeur, quelle marchandise est sur les quais[1]. » Cette odeur, c’est celle du poisson. Elle est partout et vous poursuit tenace et opiniâtre, inévitable, sur le port où l’on empile cette cargaison dans la saumure pour aussitôt l’expédier dans le sud. Et ce vigoureux et sain parfum, il est comme le symbole sensible de la prospérité de ces villes où la pauvreté est inconnue, de la force virile de ces populations, qui vivent de la mer, pour elle, au milieu d’elle, presque.

Le peuple des marins norvégiens vaut mieux que le peuple des vallées ou des districts de l’intérieur, parce qu’il est plus libre. Très religieux et très honnête, l’habitude du péril, l’audace indispensable à ses tentatives, l’énergie qu’il lui faut déployer contre ces mers du Nord si sombres, si terribles quand le vent souffle, ont développé dans son esprit une indépendance presque absolue à l’égard des préjugés et des idées trompeuses qui asservissent si durement ceux qui vivent de la terre, dans l’étroit horizon des montagnes. Les hommes sont si peu de chose en face de la mer et les lois qu’ils ont établies pèsent si peu, comparées aux grandes fatalités cosmiques ! Sorti de la dune comme le terrien du champ, vivant souvent tout seul, à l’écart des villes, dans une cabane en planches blottie à l’angle d’une falaise, à l’embouchure d’un torrent, au bord de l’abîme sur lequel les eiders ont suspendu leur nid, le marin s’aventure rarement dans les cités. La liberté dont il jouit augmente et fortifie sa confiance en lui-même, le rend radieux et fort. Il est celui qui vient des pays dont les autres rêvent et il a conscience de cette supériorité. Aussi ne craint-il guère que les génies malfaisans et les sirènes qui troublent les flots, veulent la destruction des navires et la mort des navigateurs. En été, quand s’allument aux confins inconnus du monde les mystérieux soleils qui ne se couchent jamais, vers la mi-juin, il remise sa barque sous le hangar peint en jaune et s’en va dans les grands ports pour se louer aux armateurs. C’est le moment où sur les rivages étranges du Nordland, du Finmark et des Lofoten, commence la grande kermesse annuelle de la pêche norvégienne. Trente mille marins se réunissent dans d’immenses cabanes construites exprès pour eux, au milieu desquelles est un foyer pour la cuisine. Et, bien que les têtes soient chaudes, les courages excités, les poings et les couteaux trop souvent préparés pour la lutte, tout néanmoins se fait en bon ordre parce que l’usage ; de l’eau-de-vie est formellement interdit. Des pasteurs accompagnent l’expédition, versant dans ces âmes farouches le baume onctueux de la parole évangélique. La pêche est abondante et chacun peut gagner ; mais chacun peut mourir aussi. Bien souvent il s’élève un vent d’ouest qui force les marins à fuir au large, à travers le West-fjord, vers la grande terre. Vingt-cinq kilomètres sur des bateaux découverts, dans la tempête. Bientôt la frêle embarcation chavire, vogue la quille en l’air. Ceux qui n’ont pas succombé dans le premier désastre s’accrochent aux anneaux, aux crochets qui garnissent les flancs, ou se cramponnent, soutenus par l’eau, à leurs couteaux fichés dans le bois. Bien peu échappent, et le nombre des couteaux marque le nombre des victimes.

Où sont-ils, les marins sombres dans les nuits noires ?
O flots, que vous avez de lugubres histoires !
Flots profonds, redoutés des femmes à genoux !
Vous vous les racontez en montant les marées,
Et c’est ce qui vous fait ces voix désespérées
Que vous avez le soir quand vous venez vers nous !


Ces « nuits noires », les nuits de tempête, quand tout le monde est heureusement rentré, les matelots à voix basse assis en rond dans leurs grandes salles, autour du feu, se racontent les mystérieuses histoires, les païennes légendes. Mystérieuses, car en elles naïvement s’exprime la profonde épouvante qu’à certaines heures verse dans ces âmes la terrible nature contre laquelle ils luttent ; païennes, car ils vivent trop près de cette nature pour n’en point redouter les puissances cachées ; et farouches, car ces divinités ne sont pas les sirènes au chant si doux qu’entendent les navigateurs des mers du Sud, mais des dieux rudes, dont la colère pulvérise les rochers de la côte.

Et ne peut-on partager l’état d’âme de ces aventuriers naïfs, indépendans à l’égard des hommes, mais esclaves soumis des événemens, quand on savoure l’amertume désespérée et passive qui se cache dans cette légende du littoral que me conta un vieux matelot ?

« Olaf, un pécheur du Finmark, aperçut un jour un vaisseau immense qui venait vers le rivage, à travers le fjord. Quel ne fut pas son effroi quand il vit qu’aucun matelot ne faisait la manœuvre, que le capitaine n’était point à sa barre, et que c’était poussé par on ne sait quelle force mystérieuse que le grand navire avait franchi seul les passes dangereuses de l’entrée du golfe. Et soudain, debout sur le gaillard d’arrière où brillait en lettres flamboyantes le nom patronymique, un nom que personne, en Norvège, ne se rappela avoir connu, sur le gaillard parut la Mort qui frappa du pied. À ce choc le vaisseau-fantôme s’abîma dans les ondes, et le matelot, saisi d’horreur et n’ayant plus la force de fuir, vit distinctement au fond des eaux, couchés dans des sépulcres de pierre, vingt-cinq de ses amis, partis un mois auparavant pour pécher au Lofoten, et dont on n’entendit plus jamais parler. Olaf en devint fou. »

Mais qu’importe ? L’incommensurable effroi qu’on éprouve en face de la grandiose et dangereuse nature du Finmark ne tue point, dans le cœur de ceux qui l’habitent, la vivace énergie. Le bon marin sait bien que la mer est sa nourrice, aux rudes mamelles, mais au lait puissant, et que, si la mort est quelquefois assise à l’arrière de sa barque, l’espérance est toujours à l’avant.

I

Sur ces côtes, asile dernier de la vie sans entraves et de l’énergie morale développée par un péril constant, tout en haut de la Norvège, en Finmark, grandit Jonas Lie, le plus délicat, le plus esthétique, au sens absolu, des écrivains Scandinaves. Son talent est le savoureux produit d’une hérédité affinée qu’il tenait de plusieurs générations d’ancêtres remarquablement civilisés, et de cette éducation solitaire et lointaine, indépendante. Fils et petit-fils de magistrats, son bisaïeul, né à Rœros, pays des mines de cuivre, était directeur de la police à Trondjhem. Il joua, comme tel, un rôle politique fort actif pendant la guerre entre la Norvège et la Suède, au commencement du siècle. Mais l’action, en lui, ne nuisait point au rêve. Il poétisait volontiers et écrivit des chants naïfs, simplement rythmés, dont quelques-uns sont récités encore et restés populaires parmi les paysans des hautes vallées. Il fut le premier grand homme de la famille, le premier qui marqua le degré supérieur de développement où la race était arrivée. Avec lui, elle sortait de l’obscurité commune. Le grand-père du romancier était avocat à la Cour dappel de Trondjhem, la ville la plus intelligente de la Norvège. Son père était juge dans un des plus grands districts de la côte Ouest. Mais la nature de ses fonctions le forçait à de fréquens déplacemens, si bien que Jonas Lie, né à Eker, à quelques lieues de Christiania, en 1833, traversait le pays en tout sens, passait du fjord à la montagne, et partait à trois ans pour Tromsoë, petite ville de quatre mille âmes, au pays mystérieux et lointain du soleil de minuit. Il vécut là-haut, en pleine nature hyperboréenne, à cinq cents lieues du pôle, pendant douze années ; il s’emplit les yeux de la lumière étrange qui déforme les choses, les oreilles du silence effarant qui règne en souverain dans ces espaces inconnus, tous les sens de ces impressions énigmatiques qu’on ne saurait trouver sur aucune autre terre, en aucun autre lieu du monde. Il en revint poète. Seulement, son talent mit vingt ans à pousser, d’une sève tardive, mais vigoureuse, comme ces fines plantes du Nord qui fleurissent avec peine, mais résistent à la neige, au gel meurtrier, aux rafales venues de la mer de Glace.

En 1846, il quitte Tromsoë. Il avait l’intention d’entrer à l’école navale de Fredriksvaern. Myope, il ne fut pas admis, mais il ne lui manqua que le galon, il était marin dans l’âme.

À cette époque, il était déjà l’homme qu’il est resté. Une tête ronde, osseuse, forte, d’une solidité de profil merveilleuse : une tête de médaille complètement glabre, encadrée dans une chevelure longue et tombant sur les épaules, trouée de petits yeux vifs et perçans, qui lancent un regard aigu parfois, le plus souvent rieur et chaud. Le tout sur un grand corps carré, râblé, pétri de frimas et de brumes, nourri du sel qui fortifie. En somme une physionomie ardente et résolue, mais aussi très douce. Car la bouche aux lèvres minces et longues, la bouche sinueuse, infléchie aux extrémités, a je ne sais quel pli amer qui en dit long sur la vie intime de l’âme, sur l’intensité douloureuse de la réflexion. L’âme d’un artiste ému, épris de beauté pure et d’humanité vraie dans un corps de matelot. Au moral, au contraire, c’était un autre homme. Aujourd’hui que les années sont venues, nombreuses, apportant chacune sa gerbe de gloire, mais de souffrances aussi et de désillusions. Lie cause volontiers, et rit et se dépense ; à trente ans, il ne causait guère, mais rêvait, se repliait sur lui-même, taciturne comme un paysan du Finmark. Un lyrisme inconscient, impuissant à parler, fumeux et surchargé d’images, bouillonnait en lui. De rares éruptions, vite arrêtées. Si bien que tous ses camarades d’université et de vie littéraire, Björnson, Ibsen, Vinje, l’ignoraient encore. Björnson, il est vrai, dans un discours à Tromsoë, disait en parlant de lui : « Ses amis savent qu’il n’a qu’à faire descendre le seau dans le puits de sa fantaisie pour l’en retirer plein jusqu’aux bords », mais c’était en 1869, et lorsque Lie était déjà engagé fort avant dans la vie littéraire.

Vers 1858, licencié en droit, il s’établit avocat à Kongsvinger ; peu de temps après, il épousait sa cousine, Mme Thomassine Lie, qui devait être sa confidente et sa consolatrice. À ce moment, respecté, presque officiel, et riche, il semblait mort pour l’art. Il n’en fut rien. Il avait toujours fréquenté les hommes de plume ; entre eux et lui circulait un courant magnétique. On ne fut donc qu’à moitié surpris lorsqu’en 1868, à trente-cinq ans, il abandonna son poste d’avocat et, bien que de tempérament peu propre à la vie enfiévrée qu’on y mène, entra, comme tant d’autres, dans une rédaction. Mais en même temps il se mettait à acquérir cette seconde et substantielle éducation si nécessaire à l’homme de lettres. Durant ses loisirs, dans la solitude et la paix de son ménage, il apprenait par cœur nos poètes contemporains, voyait Byron en rêve, ainsi qu’il l’écrivait à cette époque à l’un de ses amis, étudiait avec passion ce Wergheland qu’aimait tant Björnson, le proclamait comme le maître et le seigneur souverain, et commentait avec ardeur Kjerkegaard et Treskow. Nul pourtant ne soupçonnait ce qu’il allait être bientôt, lui moins que les autres. Le public connaissait, estimait son nom ; du jugement unanime, il n’était que le rédacteur en chef d’un grand journal et un poète de circonstance. C’est pourtant comme tel, et à ce moment, qu’il composa ce large poème, où jaillit tout l’espoir des générations jeunes, que j’entendis un soir chanter en chœur par les étudians de l’Université, à Christiania, pendant qu’au dehors, au fond de la nuit noire, montait la plainte infinie du fjord battu par les rafales :

« Sainte est la vocation de l’étudiant ! dans les jours chauds de la jeunesse, il entre dans la route du Temple pour y recevoir le baptême de l’esprit. C’est là qu’il entend la voix des générations disparues, et les mots éloquens que chuchote le passé… Toi, génération vivante dont le cœur bat, quand tu portes un toast aux devanciers, te dépenses-tu à la mesure de leur grandeur ? Dis, sauras-tu dans le rêve t’élever aussi haut qu’ils l’ont fait ? As-tu la force de vider comme eux, jusqu’au fond, l’antique corne de bœuf ? Comprends-tu que cette coupe est remplie du fleuve de notre histoire, profond comme le cœur du peuple, grossi des larmes de ses souffrances, gonflé du flot de ses espoirs ?… »

… Triple éducation. Pratique ; — en sa qualité d’avocat, d’homme de barreau rompu aux affaires, Lie était entré au cœur de la société, il en avait vu fonctionner les rouages et combien de misérables sont écrasés dans l’aveugle machine ; il savait ce qu’est l’argent, quel rôle il joue, quelle formidable puissance il symbolise ; sans qu’il s’en doutât, lentement, le levain des révoltes futures avait germé en lui. Pittoresque ; — il avait vécu avec des marins dans le Nordland, avec les terriens à Kongsvinger, avec les ouvriers des villes durant son séjour à Christiania comme journaliste ; il avait jour à jour amassé ce riche trésor de sensations dans lequel, plus tard, il puiserait à mains ouvertes pour jeter sur son style la magnificence parnassienne. Philosophique, enfin ; — des maîtres qu’il aimait tant, il avait appris à considérer d’un œil altier l’humanité et la nature, à sonder ce que recouvre la frêle et fugitive apparence des choses, à les accepter sans se laisser dominer par elles. Qualité suprême, celle-là, pour un artiste, qui fut sa qualité primordiale, le fondement solide de son originalité dans son pays.

Il avait trente-six ans. Sa richesse lui avait épargné les âpres luttes pour la conquête du pain qui tuent si vite les hommes de ce temps ; il avait, sans les gaspiller, dépensé ses forces. Il était maître de lui et sur le point de l’être de la fortune.


II

Brusquement, de cette puberté tardive et ignorée, jaillit une maturité superbe. En 1870, un roman, le Clairvoyant (Den Fremsynte), le révélait comme un maître au grand public des trois pays. On salua le symptôme manifeste de la rénovation littéraire qui, à ce moment même, travaillait toute la Scandinavie, une des gerbes de ce germinal artistique qui se levait enfin au Nord. Le livre s’enleva avec rapidité, fut discuté avec passion. Il intronisait d’autres traditions, procédait d’autres théories. L’apparition de ce chef-d’œuvre eut l’importance d’une révolution. Pour la première fois on voyait dépeinte, avec une sincérité de bon aloi, la vie des humbles ; pour la première fois on était débarrassé de cette convention fade dont Bjornson lui-même ne s’était point suffisamment défendu jusque-là. Aux paysans vertueux d’opéra-comique dont l’auteur d’Arue avait raconté les idylliques amours, le romancier nouveau substituait des marins sentant le poisson, grossiers et rudes, ayant quitté leurs « habits du dimanche ». Ce « Clairvoyant », c’était l’auteur lui-même, qui, ayant vu et bien vu, voulait jeter sur des pages blanches et communiquer à d’autres le trop-plein de la lumière qui emplissait ses yeux. S’en allant dans la vie, il en notait tous les phénomènes, toutes les apparences, toutes les manières d’être, se réservant seulement le droit d’ordonner l’ensemble de ses observations suivant un plan logique. — C’était vraiment la naissance de cette jeune littérature réaliste, saine, véridique et féconde, inspiratrice, depuis vingt ans, de tant d’œuvres de premier ordre. Le Clairvoyant est une idylle dans la manière d’Atala. parfois lyrique, parfois vulgaire, toujours sensuelle et quelque peu mystique. Le style est merveilleux. Lie, du reste, est un des élus dont on peut dire qu’ils ont tous les styles parce qu’ils ont leur style, et que leur art est aussi riche que toutes les expressions possibles de la pensée. C’est un maître écrivain, inégal parfois, souvent abondant et prodigue, trop riche, mais toujours solide et voulant ce qu’il fait. Il a de ces mots heureux qui font brusquement saillir et mettent en relief la physionomie d’un personnage, d’un paysage, la note d’une situation. Voyant, il a des mots de voyant, des mots comme en avait Victor Hugo. La partie lumineuse du tableau qu’il évoque se peint, se fixe sous sa plume, irrésistiblement. Du premier coup il faisait rendre à la langue norvégienne des effets qu’elle n’avait jamais rendus, et l’intensité des sensations qu’il éveillait fit dire qu’avant lui le pays mystérieux des grands fjords, glacé en hiver, torride en été, où se déroulait l’action de son roman, était inconnu, et qu’il avait vraiment « découvert le pays de minuit ».

Malgré la hardiesse des nouveautés qu’il avait créées, les révélations que contenait son livre et qui durent lui susciter plus d’un jaloux, le grand public consentit de bonne grâce, avec enthousiasme même, à la violence que l’audacieux écrivain voulait faire à ses habitudes. Du premier coup, Lie eut gagné la bataille. Bjornson, changeant sans hésiter de méthode et de procédé, imita l’exemple que lui montrait avec tant d’éclat son ancien camarade ; il devint le vigoureux et précis écrivain des romans de sa seconde manière. Ibsen, vers ce temps-là, abandonna les vers pour la prose, désireux de réaliser plus de vérité et plus de vie. Imitation ou coïncidence : le fait n’en est pas moins significatif. Ce que voulaient les esprits, récemment mis en contact avec les philosophes positivistes, c’était la vérité, sans fard. Cette jeune gloire, aussi bien, prit toutes les formes. On donna le nom, presque inconnu hier, célèbre maintenant, de Lie, à des bateaux ; l’Etat décerna au nouveau maître une bourse de voyage. Jonas Lie alla donc achever son éducation à l’étranger. Il traversa Amsterdam, et, au lendemain de la Commune, notre Paris encore fumant. Il devait y revenir, pour y finir sa vie, peut-être. Cette fois, il courut plus loin au sud, à la source séculaire et toujours abondante de toute poésie ! Au bord du Tibre, il apprit ce que c’est que le soleil. Il ne l’oublia jamais. Le seul, peut-être, de tous les écrivains Scandinaves il a su en mettre dans ses livres. Il y a du Latin en lui.

Et beaucoup. Il voit la nature sans l’absorber, sans non plus s’abîmer en elle. Durant toute cette période, la plus esthétique, la plus brillante de son développement littéraire, dans tous les livres acclamés qu’il publie successivement après le Clairvoyant, le Trois-Mâts l’Avenir, le Pilote et sa femme, Rutland, En avant, il reste l’artiste enivré de formes et de pittoresque, épris de beauté pure. Ses héros, ce sont toujours les marins, ses premiers amis ; il en dit la simple existence, la résignation inconsciente et sereine, le mépris du danger, et aussi les furieuses passions et les mœurs grossières, dans la liberté de la mer immense et des côtes désertes. Mais il n’analyse pas, il décrit ; son art est un art plastique, de relief. A trente ans de distance, et poète, il revit sa vie enfantine, il la raconte, il la sent de nouveau. Et quand parfois, il tente de saisir l’âme sous le corps, il ne trouve qu’un je ne sais quoi ondoyant, vague, enveloppé dans une lumière confuse et pâle, pareille à celle qui, monotone et maladive, règne sur la steppe et sur le fjord. Avec ses lacunes, Lie apparaît alors comme un matérialiste singulièrement affiné et vibrant ; les choses sont entrées en lui ; la mer est salée dans ses livres. C’est un visionnaire, doué d’organes d’une rare puissance. Longtemps avant Loti, il est impressionniste. Loti ? Pourquoi non ? Loti a été contesté ; je ne nie pas qu’il se répète. Mais dites avec sincérité si vous n’avez pas été stupéfait après avoir lu pour la première fois l’un de ses romans, Pêcheur d’Islande par exemple. Vous avez ressenti un épuisement nerveux après avoir parcouru toute la gamme de ces impressions fugaces, maladives, d’une acuité douloureuse, mais si vivantes, si vibrantes, si grosses de réalité. — Avec une moindre énergie, mais moins de monotonie aussi, plus de désintéressement et de maîtrise de soi, Lie, dans ses premiers livres, est, comme Loti, un impressionniste, un virtuose de la sensation. Décadent, pas encore ; mais morbide déjà. — Et revoyez après cela cette rude charpente de matelot, cette tête de médaille ! Des nerfs exaspérés dans un corps vigoureux, — toujours la Norvège !


II

Vers 1875, le public, qui, d’un œil intéressé, suivait le romancier dans son heureuse carrière, ne fut pas peu surpris de voir que, soudainement, son pas devenait comme hésitant, son allure plus pesante et plus décidée. Le style était toujours somptueux, l’art toujours plastique et vivant, mais les personnages n’étaient plus les mêmes et le cadre se rétrécissait. Tirant sa barque sur le rivage, disant adieu à la grande mer qui si longtemps l’avait bercé, Lie abandonnait ses premiers amis, les rudes et simples matelots, pour rentrer dans les villes, dans les hautes maisons sans air et sans horizon, en pleine misère sociale. Sa Muse, on eût dit, revêtait des habits plus sombres, se penchait sur la douleur des humbles, sur l’angoisse des incompris, allait au secours des vaincus de la vie. Docile, le poète la suivait, acceptait cette inspiration que lui versait sa fidèle et glorieuse amie, s’attendrissait avec elle. Si la première phase de sa vie littéraire correspondait à son insoucieuse adolescence, parfumée d’essences exquises, baignée de lumière, aux années qu’il avait passées là-haut, en pleine nature pénétrante et colorée, celle qui s’ouvrait semblait correspondre au temps plus rude durant lequel il avait lutté contre l’argent. Il se révélait sous un autre aspect, plus grave et presque triste. Mais, de cette transformation morale, il sortait plus fort, mieux trempé pour accomplir jusqu’au bout sa dure fonction de poète. Les temps, en effet, étaient révolus, les préoccupations autres. L’ardente propagande, écrite ou parlée, de Bjornson avait ému les esprits. Les éloquentes revendications de tous les révoltés dont Ibsen avait pétri l’âme, avaient fait frissonner plus d’un déshérité. La discipline étroite à laquelle, durant dix années, s’était volontairement soumise la Norvège, l’avait rendue capable de produire à son tour des œuvres vigoureuses. Du chaos moral qui avait succédé à cette quiétude ancienne que le dogme religieux, fidèlement observé, avait entretenue, commençait à surgir un monde nouveau. Les pauvres songeaient à plus de liberté, les riches à moins de sujétion spirituelle. Il se faisait au fond des âmes une sourde germination d’aspirations nouvelles ; des idées, jusqu’alors insoupçonnées, se montraient au grand jour de la discussion. Ce fut le moment où les ouvriers Scandinaves furent initiés au socialisme allemand, s’organisèrent pour la défense de droits qui venaient seulement de leur être révélés. Les colères soulevées par les premières comédies sociales d’Ibsen vont dès lors s’aggraver dans une progression constante jusqu’aux Revenans, qui furent le dernier triomphe, et Björnson devient l’ennemi juré des partisans des vieilles traditions. La guerre est déclarée. Ce n’est pas une évolution qui se poursuit, c’est une révolution qui commence.

Lie, en poète dont la fonction supérieure est d’être un écho vivant et sonore des grandes paroles qui remuent les nations, ressentit profondément ces émotions nouvelles. Il cherche à les exprimer et, spontanément, se range parmi les révolutionnaires. Avec Adam Schrader, il abandonne le procédé pictural dont jusqu’alors il avait usé. Il fait, il est vrai, bientôt un pas en arrière, la bataille l’effraye, il craint d’y fausser sa fine armure. Mais l’entraînement est plus fort que sa volonté. Il jette brusquement sa légère plume de styliste pour prendre une lame, ciselée encore et brillante, mais plus dangereuse et plus solide. Comme Ibsen, il se livre à l’analyse. Il pénètre dans l’intérieur des âmes, lui qui s’était jusqu’alors contenté d’en décrire les manifestations extérieures ; il les interroge. Que désirent-elles ? Dans l’Esclave de la vie, il regarde la société d’en bas, avec les yeux d’un ouvrier ; il la juge et la condamne. La vie n’est point un joug, elle serait bonne si l’homme ne la gâtait, si sur cette terre éternellement sereine et féconde il ne bâtissait un édifice d’iniquités et de mensonge, de cruauté aussi, qui écrase les humbles. Et pourtant chacun prend pied sur cette terre de douleur, chacun y suit sa route, plus ou moins lourdement chargé, les pieds saignans, jusqu’au but final, qu’on ne peut éviter, la Mort. Qu’a-t-on fait le long du chemin ? Un peu de bien, parfois ; un peu de mal, toujours ; et l’on a beaucoup souffert. A quoi bon vivre alors ?

Puissances infernales est, ce semble, d’une portée moins haute. Et cependant la vérité qui s’en dégage est d’un intérêt plus général encore Deux hommes y figurent, adversaires radicaux. M. Jonston, issu d’une vieille famille, délicatement cultivé, nerveux, dédaigneux de l’argent, amoureux d’élégance, sensible, en un mot, comme on disait aux jours évanouis de noblesse et d’aristocratie, entre en antagonisme avec M. Bratt. Celui-là, il est le fils du siècle, de notre civilisation industrielle et mercantile, inventée, créée de toutes pièces par des ingénieurs d’esprit mathématique ; parvenu, il juge tout, la vie et l’art, la joie et la souffrance, l’amour, à la mesure d’un même étalon, l’argent ; égoïste, il se lance à poings fermés dans la mêlée sociale, écrasant tout, n’ayant à la bouche que le cri séculaire de la brutalité sans merci : Væ victis ! Intelligent ? plus que son rival peut-être, mais d’une intelligence grossière et sans souplesse, incapable d’essor, l’intérêt matériel lui coupant les ailes. Mais Bratt a la grande qualité que notre siècle a célébrée, à qui il éleva des statues : la volonté. C’est par elle que, démocrate énergique, il triomphe du sceptique aristocrate ; par elle qu’il est jeune, alors que l’autre, vieilli, n’a plus qu’à mourir ; en elle, il puise la foi, foi rude mais forte, foi vulgaire mais inlassable, Jonston et Bratt, deux sociétés, deux civilisations dont l’une, artistiquement, valait mieux ; dont l’autre, moralement, est supérieure. La démocratie est plus honnête, plus énergique et saine. Mais jamais, jamais elle ne saura porter cette robe de charme et d’élégance, cette grâce exquisement nuancée qui seyait si bien à l’autre. Et cependant, quoique à regret, le poète conclut avec Bratt. Bratt, c’est l’avenir, la foule en travail, les sociétés de justice et de bonheur, rudes encore, en formation. Mais pourquoi tant d’efforts humains ? Jonston aussi fut jeune : il meurt cependant, ou va mourir. Tous deux, l’homme de vieille roche et l’homme nouveau, sont les jouets de « puissances infernales » dont nul n’a jamais pu sonder la profondeur et qui nous mènent on ne sait pas où. L’humanité semble éternelle ; elle marche, rejetant un manteau usé pour s’habiller d’un autre, une civilisation mangée aux vers pour une civilisation plus solide. Mais elle se lasse, elle s’épuise, elle ne rajeunit pas. Alors, à quoi bon les désirs insensés du démocrate enivré d’espoir ? Bratt, naïf ouvrier, ne galvanisera pas le vieux monde avec ses chemins de fer et ses télégraphes, instrumens grossiers de justice idéale. Il croit à l’avenir, à sa force, robuste travailleur. Mais l’avenir lui manquera demain, peut-être. Ne valait-il pas mieux employer sa jeune énergie à réaliser la seule chose durable que l’homme puisse ici-bas créer : un peu de cette grâce, de cette beauté suprême, qui sont l’émanation directe du monde absolu, de ce qui ne meurt pas ?

Décidément, Jonston a raison. L’artiste, malgré tout, dans le romancier philosophe, a reparu. Car Lie, quoi qu’il veuille, est avant tout artiste, l’impressionniste nerveux, singulièrement affiné, qu’il s’était révélé dans ses premiers romans. Il a conservé cette rare puissance de sensation qui fait de lui comme un miroir presque inconscient des réalités extérieures. Puissances infernales est l’histoire de deux âmes ; l’auteur disparaît entre elles. Il rejette sa personnalité, il l’oublie volontairement, il est tour à tour Jonston et Bratt ; il l’est si complètement qu’il ne sait plus s’il existe lui-même. Mais comment l’est-il ? Ibsen, Bjornson pensent la pensée de leurs personnages, Lie sent leurs sensations, comme il sentait les sensations obscures des marins du Finmark. Et l’être qu’il a créé parle pour son propre compte, s’exprime à sa manière, juge d’après les élémens qu’il a recueillis. Le style, seul, décèle le romancier, le style toujours souple et ondoyant, plein de couleurs, de sons et de parfums. Et cette notation des sensations d’hommes transformés, comme écrasés par une société effroyablement compliquée, est aussi parfaite que la notation première des impressions ressenties par des hommes vivant librement au milieu des choses, dans la sereine santé de la nature. Se faire ainsi une âme semblable à toutes ces âmes si différentes, avoir un corps vibrant à l’unisson de tous les corps de l’univers, art merveilleux ! Art du poète au suprême degré ! Art de Jonas Lie ! Ses romans sociaux sont des monographies vivantes de sensations sociales. Mais la réflexion, la pensée vigoureuse, l’idée qui démolit les édifices d’iniquité ? Coordonner les sensations si puissamment rendues, en dégager la substance et construire, dans une œuvre de conclusion, une œuvre maîtresse, humaine au sens absolu du mot, un système en qui germera dans les temps à venir un grain de vérité, c’est l’œuvre du philosophe, plus grand poète encore. Celle-là, Lie n’osa ou ne sut l’aborder.

Aussi bien, cette radicale impuissance est-elle la dominante faiblesse de son talent. Elle se manifeste en tous ses livres. Que, dans la Famille de Gilje et dans les Filles du Commodore il explique en l’excusant l’infamie des parens nécessiteux qui vendent pour une dot leur fille au premier venu et qu’il flétrisse, mais comme un phénomène nécessaire, le sacrifice de l’amour à l’argent, et la misère sociale du mariage de raison ; que, plus tard, dans Un Ménage, il montre comme Ibsen, dans sa Comédie de l’amour, comment une passion, vigoureuse à l’origine, ardente et nourrie d’illusion, s’anéantit sous les coups redoublés de la gêne ; comment dans l’union bourgeoise d’un avocat et d’une fille de famille, après des pertes successives, l’égoïsme des époux, jusqu’alors insoupçonné, grandit et devient tyrannique, et aboutit à cette lutte abominable et journalière qu’est une vie commune en proie au besoin ; qu’enfin, dans Moïsa Jons, il juge la société au point de vue d’une couturière, c’est toujours la même méthode, le même procédé d’artiste sensitif impressionnable, la même faculté de revêtir le corps d’autrui et d’éprouver à sa place ; tout un monde nouveau de sensations inconnues. Ce sont des histoires de cœur, sans doute, mais d’un cœur plus vibrant que spontané ; la chaleur qui l’anime est un peu factice. L’artiste décrit, d’un merveilleux crayon ; le trait est toujours sûr et riche, mais froid. L’âme est ailleurs, ou plane trop haut[2].


III

Jonas Lie n’est donc point un penseur.

Sa fine nature d’artiste répugnait à étaler, à découvrir, à tenter de guérir les maladies sociales qui agonisaient autour de lui. Il a mieux aimé entrer dans la peau des malades que de les soigner. Il satisfaisait ainsi son goût du pittoresque, de l’inédit ; il exerçait sa rare faculté d’objectivation ; il rassasiait sa curiosité en éveil et toujours affamée. Il a merveilleusement fait son métier de peintre. Mais de philosophe, non pas. Dans aucun de ses romans ne passe ce grand cri douloureux du cœur, cette irrésistible prière à la sereine justice qui plane sur le monde, refuge dernier des vaincus terrestres. A peine s’émeut-il parfois. Il ne se donne pas même la peine de protester ; il constate, curieusement, sans rien vouloir détruire ou réprimer, sans jamais plaider, sans jamais conclure. Sceptique ? Il l’est ; il ne croit qu’à la beauté rare et délicate, faite pour certains seulement. Son œuvre s’adresse aux déliquescent, et sa renommée, universelle dans sa patrie, vient de ce qu’en Norvège les déliquescens ne sont pas rares. Sa nature est trop exclusivement esthétique pour cadrer avec un tempérament vigoureux de lutteur, de dogmatique. Son œil clairvoyant lui a appris qu’en ce monde il est plus d’un point de vue d’où regarder les choses. Aussi laisse-t-il à chacun pleine liberté de les considérer sous l’angle visuel qui lui plaira, Jonston et Bratt, Moïsa Jons, et les autres, tous ont raison, s’ils sont sincères ; ce qui était faux il y a cent ans est vrai aujourd’hui et ne le sera plus dans un siècle, peut-être. C’est le mot d’Ibsen, dans sa lettre à Brandès. Ibsen, pour se faire du moins une certitude, s’accroche à la pierre solide de l’individualisme, contre qui rien ne prévaut ; Lie, comme Platon, dirait volontiers que rien n’est absolument certain au monde, si ce n’est la beauté. Non absolue, non idéale, placée sur un trône où tous également devraient l’adorer, mais subjective, mais réelle, mais aussi variable et personnelle que les sensations qui vous la donnent. A quoi bon discuter ? A quoi bon combattre, endoctriner les autres ? « Ne soyons pas des juges ! » Et, le vrai n’étant qu’un point de vue essentiellement trompeur, que peut-on, que doit-on aimer ? Ce qui est aristocratique. Lie n’est rien autre chose qu’un aristocratique amoureux des belles réalités sensibles.

Mais la souffrance qui produit la laideur ? Elle existe, et l’on ne saurait d’un seul coup l’anéantir. Mais pourquoi serait-elle donc éternelle ? Il est optimiste esthétiquement ; le ravissement qu’il avait à voir de par le monde de belles formes, à trouver des sensations rares, le conduit tout doucement à une douce indulgence. Il n’a pas le courage de s’irriter. Il espère, et son espérance est née de l’heureuse vision qu’il avait des choses. Elle circule à travers son œuvre, souffle vivifiant, et s’exprime ainsi : la vie, c’est la beauté ; la beauté, c’est l’Amour. Fils du siècle, témoin des progrès réalisés depuis cent ans, il croit à la perfectibilité humaine acquise par l’amour. Mais l’amour, qu’est-ce ? L’amour « est un art de cœur ; il y faut des mains charitables ; il faut prendre, mais encore plus donner. » La charité est le dernier pilier du monde et la pitié est la seule base de la morale. Elle seule rend indulgent, elle seule donne la force de repousser la dure parole dantesque : Lasctate ogni speranza, et c’est en s’appuyant sur elle qu’on peut suivre d’un œil tranquille la pauvre humanité en marche le long du calvaire éternel, vers le triomphe promis et la résurrection…

…On a comparé Lie à Balzac. Il est plus serré, moins vigoureux, moins colossal. Il est de la famille de Daudet et de Dickens par son tempérament artistique ; il est de l’école de Flaubert et de Maupassant pour ses procédés d’écrivain. En somme, il est le seul maître Scandinave qui ait été presque uniquement préoccupé de la beauté matérielle de la forme et qui ait eu à ce point l’horreur de la thèse dogmatique. Il y avait, je le répète, en ses veines, quelques gouttes de sang latin. Il est le seul Parnassien du Nord, un des plus parfaits et scrupuleux artistes qui aient manié la plume depuis cinquante ans. Et il a écrit cinq ou six chefs-d’œuvre[3] !


MAURICE BIGEON.

  1. Björnson, La fille de la Pêcheuse, I.
  2. On peut dire qu’à ce point de vue, Lie est le maître de cette nouvelle école de jeunes, très jeunes littérateurs qui s’est récemment formée en Norvège et dont l’idéal est purement plastique. Ils sont las de penser ; la vigueur spéculative de Björnson ou d’Ibsen les effraye un peu ; ils se contentent de revêtir d’une forme raffinée la forte matière qu’ont pétrie les vieux maîtres. Ils lisent Baudelaire, Gautier et pratiquent exclusivement le précepte de l’Art pour l’Art. Leur chef est Wilhelm Krag, un beau garçon de vingt-cinq ans qui a publié déjà plusieurs volumes de vers, non sans mérite. Mais attendons pour les juger !
  3. Jonas Lie a aujourd’hui près de soixante ans. Il travaille encore tous les jours, en hiver à Paris, qu’il habite depuis longtemps, en été dans le Tyrol. Comme Daudet, à qui il ressemble par tant de points, il collabore avec sa femme. Il n’a jamais écrit dix pages qu’il ne les lui ait soumises.
    En 1886, il transforme sa méthode. Il fait du roman scénique ; il ne raconte plus, il décrit, non seulement les personnes et leur milieu, mais encore leurs paroles, leurs pensées, leurs passions. L’écrivain n’est plus capable de résister à la vision, souveraine et tyrannique, qui s’installe en maîtresse dans son cerveau, tue la pensée, chasse la réflexion. Aussi bien, dans ses dernières œuvres, une collection de contes fantastiques, Trold (génies du Nord), il rejette toute préoccupation sociale ; son imagination, surexcitée par la vivacité de ses sensations, s’échappe dans la féerie. Il finit par la fantaisie pure. Il est artiste et n’est que cela.