Tristesse (Leconte de Lisle, Premières poésies)

Premières Poésies et Lettres intimes, Texte établi par Préface de B. Guinaudeau, Bibliothèque-Charpentier ; Eugène Fasquelle, éditeur (p. 151-153).



TRISTESSE


À ma mère.

« Les êtres jeunes
souffrent de leur jeu-
nesse ; l’inconnu les ap-
pelle. »

(Mme A. Dupin.)


Si l’inquiet bonheur, ce charme du désir,
Ne produit qu’un plus cher, un plus calme plaisir ;
Si la mélancolie est douce au cœur tranquille,
La tristesse est amère et n’est point si mobile.
Le souvenir de ceux qu’on aimait autrefois,
Qu’on aime encor, sans doute, est bien pur..., mais parfois
Ce même souvenir oppresse la pensée ;
Et le vif sentiment d’une ivresse passée,
Le poids cruel et lourd de notre isolement,
Ce bonheur envolé qu’on revoit si charmant,
Qu’alors on dédaignait, comme une ardente flamme,
Tout revient éveiller la douleur en notre âme ;
Tout n’est plus qu’un reproche, un intime remords,
Et le cœur se flétrit devant ses propres torts.

Oh ! oui, je le sens bien ; la tristesse est mortelle,
Lorsque pas un ami, de sa main fraternelle,
Ne nous aide à tarir les pleurs que nous cachons !
Lorsque pas une voix, dans l’ombre où nous marchons,
Ne s’unit aux accents d’une vaine espérance !
Mon Dieu ! s’ils connaissaient cette intime souffrance
Qui leur brûle le front, aux pauvres isolés,
Tous ces hommes heureux, devant nous envolés,
Comme si la douleur marquait sur notre face
Le dédain souriant que nul pardon n’efface !
Mon Dieu ! s’ils savaient bien le malheur d’être seul !...
Car ce n’est pas l’ennui, comme un vivant linceul,
Qui dessèche la vie et nous fait chercher l’ombre :
Car, l’ennui, c’est le vide, oh ! c’est le penser sombre
Qui dans chaque blessure étend un doigt cruel,
Et tourne vers la nuit l’œil qui cherchait le ciel !


Ces hommes nous ont dit : « Vous êtes inutiles,
Au travail de l’argent vos mains sont inhabiles ! »
Le mépris de chacun poursuit notre existence,
Car nous ne savons pas voiler la conscience,
Car vers un but sacré notre esprit emporté
Aime à se dérober l’humaine vanité.
Ah ! pourtant si, moins durs à nos rêves de flamme,
Ils ménageaient enfin les désirs de notre âme ;
S’ils étaient indulgents, si d’intimes secours
Nous soulageaient parfois du fardeau de nos jours,

Abandonnant alors nos sentiers solitaires,
Entre nos mains pressant leurs deux mains tutélaires,
Ah ! nous irions, sans doute, ensemble et bien heureux,
Vers un large avenir à nous ouvert par eux !…
Mais cet espoir est vain ; la grande intelligence
Leur refusa du cœur l’instinctive puissance ;
Pour eux, l’utilité, c’est asservir le sort
Avec de fausses lois pour gagner beaucoup d’or ;
Leur âme est envolée avec amour, ivresses,…
Et sa place est restée à la soif des richesses.
Valent-ils mieux que nous ? Pourtant un noble élan
Vers la gloire et le bien, dans notre cœur brûlant,
Vit sans cesse ! et des pleurs quand nous sommes la proie,
Nous demandons à Dieu qu’il leur donne la joie !


Ah ! puisque nul ne veut comprendre ici nos cris,
Puisque devant nos pas on sème le mépris,
Puisque chaque homme, enfin, à notre âme altérée
De la pitié refuse une goutte sacrée,
Mon Dieu, rappelle donc tes trop faibles enfants,
Donne-nous le repos, le dernier, il est temps !…
Qu’ai-je dit ? N’est-il pas sur cette ingrate terre,
De dévouement sans borne un tendre et doux mystère,
Une étoile en nos cieux, et qui soudain nous luit
Quand, avec des sanglots nous marchons dans la nuit,
Un céleste parfum qui berce nos misères,
Dont la sève, l’amour, est au cœur de nos mères ?