Tristan et Iseult/Avant-Propos

Librairie Fischbacher ; Schott frères (p. 3-6).
Amor condusse noi ad una morte.
(Dante, Inferno, c. 5)


Voici le drame passionnel le plus intense et le plus profond qui ait paru depuis Roméo et Juliette de Shakespeare.

Les deux œuvres, toutefois, n’offrent l’une avec l’autre aucune similitude. Elles n’ont qu’un seul point de contact, à savoir qu’elles ont toutes deux pour sujet la plus humaine et la plus impérieuse des passions : l’amour. Mais, Roméo et Juliette, c’est l’amour jeune, rayonnant du charme divin et de la grâce printanière, l’amour continuant l’enchantement du rêve jusque dans les terreurs de la mort. Tristan et Iseult, au contraire, c’est l’amour cruel et douloureux, l’amour blessant les âmes et torturant les cœurs jusqu’à leur inspirer l’âpre désir de la mort. Le point de vue et totalement différent.

De ce qu’il a été conçu sous l’inspiration de la philosophie pessimiste de Schopenhauer, il ne faudrait pas cependant déduire que la conclusion de Tritan et Iseult est la désespérance finale. Le désir de la mort chez les deux amants de Richard Wagner se résout en une aspiration à une vie supérieure dans un Au-delà sans ombres, dans l’infini insondable et sans limites.

Cette aspiration atténue le caractère sombre de la tragédie et elle lui donne une conclusion de l’idéalité la plus élevée, très éloignée, en somme, de l’anéantissement intégral où tout finit selon la théorie pessimiste.

Cette conclusion apparaîtra clairement à celui qui voudra étudier l’œuvre d’un peu près, en tenant compte et des circonstances qui présidèrent à son éclosion et des tendances philosophiques de son auteur.

Le but de ce livre est de contribuer à cette étude en réunissant les éléments qui peuvent lui servir de base. Il n’est point nécessaire, cela va sans dire, de savoir tout ce que l’auteur a voulu y mettre pour éprouver une forte commotion à la représentation de son drame ; celui-ci s’impose par ses beautés seules.

Mais les œuvres de Wagner ne parlent pas uniquement au sentiment ; elles parlent aussi à l’esprit. « L’artiste en Wagner est doublé d’un philosophe », a dit très justement M. Marcel Hébert. « Jamais, en effet, il ne cessa de se préoccuper du sens de la vie et de chercher une solution à l’universelle énigme. Cette solution, il essaya de la dégager des formules abstraites et de la traduire en un langage artistique que chacun peut comprendre[1]. » Voilà pourquoi, s’il secoue les âmes naïves, il fait aussi réfléchir le penseur.

J’ai donc cru faire œuvre utile en groupant au sujet de Tristan et Iseult les documents les plus précis et les plus complets, afin de permettre aux esprits sérieux de comprendre l’œuvre sous ses aspects multiples.

Après avoir rappelé dans quelles circonstances Richard Wagner conçut Tristan, j’examine les rapports de son drame avec la célèbre légende qui lui en fournit le sujet et avec les autres compositions fondées sur la même donnée. On pourra ainsi se rendre compte aisément de sa portée littéraire.

J’examine ensuite l’œuvre dans ses rapports avec la philosophie de Schopenhauer et avec d’autres conceptions anciennes ou modernes de l’amour.

Quelques indications sont données sur les circonstances littéraires et musicales qui présidèrent à l’éclosion de l’œuvre et qui ont contribué à en faire l’expression la plus complète de ce qu’on a appelé le système wagnérien.

Enfin, une courte analyse est consacrée à la partition.

Sans me flatter d’avoir dit sur Tristan tout ce qu’on en peut dire, j’espère néanmoins avoir dégagé ainsi d’une façon claire et en même temps caractéristique ce qui constitue l’originalité du drame wagnérien, et ce qui en fait l’une des manifestations les plus hautes de la poésie moderne.



  1. Marcel Hébert, Trois moments de la pensée de Richard Wagner. Paris, Fischbacher, 1894.