Albin Michel (p. 179-200).



III


« Étrange phénomène, songeait Robert Labrousse en se dirigeant vers les salons de jeu, que cette empreinte ineffaçable dont un être aimé marque celui qui l’aime, l’imprégnant de sa substance, le moulant à son image, sans le faire exprès, par une sorte de fatalité physiologique qui crée un lien charnel et moral entre deux amants, l’un tenant l’autre en esclavage de sa personnalité. »

L’avocat répétait pensivement : « Sans le faire exprès… car, enfin, Adrienne ne s’est guère souciée de modeler ce brave Edmond à sa ressemblance. Ce penchant à l’imitation qui donne aux époux, au bout d’un certain temps de mariage, une parenté de manières, de façons d’être, jusqu’aux inflexions de voix et à la mimique, Edmond l’a subi avec une promptitude exceptionnelle par la force même de son amour ; et cet homme que j’ai connu si raisonnable et si pondéré, le voilà qui se déséquilibre à son insu au contact de cette charmante déséquilibrée. Est-ce bien lui qui a pu concevoir sérieusement un projet aussi extravagant ? »

L’égoïsme reprenait ses droits : « Mes relations avec eux vont devenir amusantes, dans ces conditions-là ! »

Tenté de s’en aller, il hésitait à l’idée de renoncer du même coup à sa longue intimité avec Edmond Descombes, son camarade, son frère, ce miroir complaisant où il pouvait se regarder vivre : et voir le reflet de son propre passé. Pourquoi cette femme était-elle venue les séparer ?

Labrousse comprenait qu’il était impossible de sortir d’une situation fausse par des demi-mesures. Qu’il continuât de fréquenter Descombes en évitant Adrienne : l’influence sournoise de la jeune femme détacherait peu à peu le député de son ami, effriterait cette vieille affection d’un coup d’ongle. Qu’il s’imposât à Mme Descombes sans explication préalable ; et le souvenir de la scène humiliante où elle s’était laissée aller à confesser ses sentiments rongerait cruellement Adrienne, lui rendant la présence de Robert intolérable ; et, dans ce cas aussi, elle inciterait son mari à rompre.

Il fallait perdre l’ami ou parvenir à une entente avec la femme.

Si Robert se rangeait à ce second parti — et tout l’y incitait — il était indispensable, en effet, qu’il eût une conversation avec Mme Descombes. Que devait être cette conversation ?

Labrousse ralentissait le pas, réfléchissant, préparant cet entretien comme un dossier, tendant ses facultés professionnelles ; cherchant l’une de ces inspirations ingénieuses par lesquelles il avait si souvent réduit une volonté adverse, domptant un esprit hostile grâce à ce charme d’éloquence qui participe autant du magnétisme que de la persuasion.

Le moyen suggéré par Descombes, il le repoussait comme inepte, illogique, anormal. Le député jugeait les femmes en leur prêtant ses sentiments d’homme, oubliant que c’est l’instinct qui domine toujours leur raison. L’honnêteté amoureuse de la femme consiste dans la sincérité de ses sensations beaucoup plus que dans sa fidélité au même homme.

Robert songeait : « Elles n’ont pas la même sorte de scrupules que nous. Serais-je épris d’Adrienne, que la pensée de Descombes me retiendrait fatalement. Tandis qu’elle — si j’avais l’imprudence de la solliciter — elle aurait plutôt l’impression de me tromper avec Edmond que de tromper Edmond avec moi, puisque c’est moi qu’elle aime… Il ne peut s’imaginer cela. Il a l’ingénuité de tabler sur la dignité et la droiture de ces êtres émotifs qui obéissent à leurs nerfs plus qu’à leur cerveau. »

Et puis, sourdement ému par cet amour insensé qui venait flatter son déclin d’homme mûr, pouvait-il certifier — en dépit de son indifférence et de sa volonté — qu’il résisterait à un entraînement sensuel, affolé passagèrement au contact d’une tentation presque offerte ?

— Non… non : pas de supercherie sentimentale… ce genre de plaisanterie aboutit toujours au même dénouement.

Quel est le moyen d’action le plus efficace auprès d’une femme — en dehors du domaine de l’amour ? L’avocat réfléchissait. L’inspiration fut rapide : « Il faut toucher sa vanité. »

Raffermi, Robert Labrousse entra dans les salons de jeu, cherchant Adrienne dans la foule des pontes.

Il était sûr à présent de vaincre, et de convaincre. Dépistant le danger de la crédulité de Descombes, il ne se demandait pas si son propre scepticisme envers les femmes ne comportait point sa naïveté.

Les raisonnements de Labrousse, à la fois subtils et rudimentaires, répondaient à cette définition de Willy : « Pour le scepticisme parisien, qui est la forme la plus commune de la candeur, tout sauvage est né forcément au fond des Batignolles. »

Pour Robert Labrousse, toute femme était forcément le même être impulsif, ingénu, parfois détraqué, obéissant aux mêmes mobiles et aux mêmes caprices.

Il aperçut Adrienne, assise à une table de trente-et-quarante. La jeune femme, le teint animé, regardait fixement le croupier qui retournait les cartes. Elle tripotait, d’une main énervée, le tas de billets en masse devant elle ; son gant de suède clair était terni au bout des doigts par ce frottement continu.

Robert éprouva une singulière impression à la contempler ainsi sans qu’elle soupçonnât sa présence, enfiévrée par une passion qu’il n’inspirait pas, lointaine, distante, reprise… Il remarquait plus volontiers cette beauté qui ne s’offrait plus. La délicatesse des traits d’Adrienne, ses grands yeux vifs, l’attitude gracieuse de sa tête penchée frappaient Robert : sans s’en rendre compte, il subissait le prestige du chiffon, ce libertin qui n’aimait à fourrager que des vraies dentelles, à ne respirer l’arome de la femme qu’à travers l’odeur factice des parfums rares. Rehaussée d’un luxe nouveau, Adrienne lui paraissait embellie, affinée, plus séduisante. Il appréciait en connaisseur cette chair plus blanche et plus lymphatique de la femme oisive amollie par une existence nonchalante ; ces cheveux plus brillants que lustraient de fréquents lavages suivis d’ondulations savantes.

Il se plaisait à détailler le chapeau chic, drôlement cabossé, et la coupe originale d’un gilet de satin blanc qui égayait la sévérité du costume tailleur.

Ses sensations confuses lui inspirèrent cette réflexion : « Un homme jaloux se comporte toujours à la façon de Gribouille… Comment Descombes a-t-il pu envisager de sang-froid que, même pour rire, je fasse la cour à sa femme ? »

Celui qu’il évoquait ainsi éprouvait justement à la même minute un revirement de sensation : resté seul, Edmond Descombes subissait les suggestions de la solitude ; Robert parti, Adrienne absente, il se représentait leur entrevue avec toutes les exagérations de l’imagination.

Lui aussi se demandait : « Comment ai-je pu consentir à cela ? Que va-t-il lui dire ? »

Sa confiance en Labrousse restait inébranlable ; mais il était trop amoureux d’Adrienne pour ne pas redouter le désir des hommes ; il se figurait que chaque passant convoitait la jeune femme.

À la pensée qu’il avait ménagé sciemment un rendez-vous entre ces deux être qu’il eût voulu pouvoir séparer à jamais, il murmurait : « Mais j’ai été fou ! »

Le démon de la jalousie le mordait brusquement : qu’allait éprouver sa femme au contact de l’homme qu’elle avait aimé, qu’elle aimait encore ?

À présent, il traitait ses raisonnements de sophismes. Le simple instinct du mâle reprenait toute sa force. Machinalement, Edmond saisissait son chapeau et descendait à son tour vers le casino.

Sous le soleil couchant, Monte-Carlo, ce soir-là, avait son aspect convenu d’affiche artistique pour réclame de salle de gare : la blancheur étincelante de ses palais se détachait sur un fond trop bleu, ce bleu irréel du ciel et de la mer, ce bleu oriental qui évoque la magie d’un décor de rêve. Les jardins étalaient leurs verdures luxuriantes, leurs odorantes d’où montait la griserie d’un printemps trop fougueux pour la sensualité des hommes. Enivré de ce malaise voluptueux, Descombes murmurait :

— Comment garder sa raison dans cette atmosphère qui nous monte à la tête comme un vin trop puissant !

Il entra dans les salons de jeu, aperçut presque aussitôt ceux qu’il cherchait.

Il s’approcha de Robert Labrousse ; il allait saisir son ami par le bras, lorsque, soudain, un sentiment de fausse honte le retint. Il pensa : « Je ne peux pas… Je ne peux pas me raviser à présent. Robert se moquerait de moi et me mépriserait de le soupçonner. »

Lentement, Descombes s’éloigna, se perdit dans la foule : il se contenterait de les suivre et de les observer, de loin…

Robert Labrousse s’était penché sur le dossier de la chaise qu’occupait Adrienne. Il murmura :

— Madame…

Absorbée par son jeu, la jeune femme ne l’entendit pas. Il répéta, plus haut :

— Madame… madame Descombes !

Adrienne leva brusquement la tête. Leurs visages, rapprochés, se touchaient presque. Une émotion violente empourpra les joues d’Adrienne, fit palpiter ses paupières et frémir imperceptiblement sa chair, aux commissures des lèvres. Robert souriait avec embarras.

Elle, sans pouvoir analyser ce sentiment, éprouvait une sorte de stupeur à entendre la voix métallique du « patron » l’appeler respectueusement : « Mme Descombes ! »

Quiconque a porté un harnais en sent toujours le poids sur ses membres. Instinctivement, Adrienne s’était levée docilement, soumise à la servitude ancienne, à la double servitude de son emploi et de son amour.

Ces mots : « Mme Descombes » et le ton sur lequel ils étaient prononcés lui donnèrent, mieux qu’un fait évident, le sens de sa nouvelle situation. Pour Robert Labrousse, elle avait cessé d’être, elle ne serait jamais plus « Adrienne Forestier », la simple dactylo.

Cela lui rendit le sentiment de sa dignité. L’avocat lui disait à demi-voix :

— Voulez-vous m’accorder quelques instants… je désire vous parler.

Elle acquiesça, d’un signe de tête, et le suivit en se roidissant pour dissimuler son trouble.

Robert Labrousse souriait toujours, du même sourire gêné, ne sachant comment entamer le périlleux entretien, assailli de sensations diverses à côté de cette jolie femme, qui l’avait aimé si passionnément, et que les passants qu’ils croisaient lui enviaient sans doute comme une conquête. Adrienne faisait sensation parmi les promeneurs des Boulingrins. Robert, vaniteux, en ressentait de l’orgueil, flatté qu’on les supposât amants. Il n’aimait pas la jeune femme, cependant : mais le désir des autres éveillait dans son cœur sec une sorte de sympathie galante.

Tout à coup, en tournant machinalement la tête, il reconnut Edmond Descombes qui les suivait à distance, tâchant de s’effacer derrière les groupes de gens, l’air inquiet, malheureux, honteux.

Toutes les aspirations équivoques et confuses de Robert furent balayées par le sentiment de générosité apitoyée et condescendante qui l’envahit à la vue de son ami.

Il songea : « Pauvre Edmond !… » et son exclamation intime signifiait : « Comment un homme peut-il se laisser aller à une telle faiblesse, souffrir aussi sincèrement en l’honneur d’une de ces petites bêtes charmantes qui ne devraient exister que pour la joie de nos yeux. »

La satisfaction de se sentir invulnérable et supérieur, le désir sincère d’apaiser le tourment de son ami, décidèrent Labrousse.

S’inclinant familièrement vers Adrienne, il commença d’une voix paternelle et persuasive :

— Je tenais vivement à vous dire quelques mots… non inutiles, je l’espère… pour le bon accord de nos relations futures. Je veux tout d’abord m’excuser auprès de vous de la maladresse que j’ai commise involontairement avant-hier… Et vous déclarer ensuite combien je suis heureux de vous voir à la place qui vous convient. J’ai toujours eu infiniment d’estime à votre égard et soyez sûre que j’exprime un réel intérêt dans cette formule banale en vous félicitant du bonheur mérité qui vous échoit.

Considérant fixement Adrienne, Robert ajouta :

— Nous sommes trop francs et trop intelligents pour avoir peur d’une explication brève et loyale : je crois, qu’entre nous, une comédie d’hypocrite oubli serait offensante… Je ne peux pas ne pas conserver certain souvenir ému… J’ai un grand contentement de moi-même, de plus, à penser que l’amitié respectueuse que je vous porte a peut-être influé sur votre avenir. Je pourrais avoir une fille de votre âge ; c’est ce sentiment de vague paternité qui me pousse à me réjouir de n’avoir pas cédé à la tentation de gâcher une vie innocente… On a toujours du mérite à se comporter en honnête homme. Aujourd’hui que vous êtes femme, que certaines vérités vous apparaissent plus exactement, je suppose que vous commencez à comprendre que ma conduite passée fut la meilleure preuve d’affection que je pusse vous témoigner… en agissant contre l’instinct de mon égoïsme… Et c’est précisément au nom de ce souvenir que je vous demande de m’accorder votre amitié — à laquelle j’estime avoir un droit.

Dans ce discours dont il avait mesuré tous les termes, Robert pensait s’être conformé au programme qu’il se traçait : chacune de ses paroles s’adressait à la vanité de la femme ; il lui laissait entendre qu’il l’avait désirée, mais respectée par probité ; puis, en abordant hardiment la difficulté, sans feintise, il contraignait l’amour-propre d’Adrienne à conclure ce pacte d’entente.

En effet, la jeune femme répliquait avec douceur :

— Je n’ai que de la sympathie pour vous, monsieur Labrousse… Je comprends fort bien les sous-entendus de votre demande : soyez persuadé que je n’estime pas que ma présence au foyer d’Edmond Descombes doive troubler l’amitié qui vous unit à mon mari ; et, pour ma part, je ne ferai rien qui soit de nature à diminuer la sienne.

« Elle m’a trop bien compris, » songea Robert, touché par cette réponse clairvoyante.

Tout d’abord stupéfaite par l’attaque directe de Labrousse, si opposée aux manières habituelles de l’avocat, Adrienne l’avait cru sincère et s’était émue ; puis, avec une promptitude intuitive, les doutes surgissaient : la nouvelle attitude de Robert contredisait trop brusquement celle de la veille.

Adrienne songeait, lucide : « S’il était vraiment heureux de me voir la femme de Descombes, il eût paru peiné hier qu’il me supposait sa maîtresse. Aurait-il eu ce maintien désinvolte et cynique ? Non. Je lui suis bien indifférente, mais il craint de rompre avec Edmond et me ménage à cet effet. »

Étant donnée cette constatation, la jeune femme décidait d’adopter le parti le plus honorable : considérer Robert Labrousse ainsi qu’un étranger ; et, sans mesquinerie, laisser subsister les relations des deux amis. Sa fierté de femme l’y obligeait.

Elle lui répondit donc avec le plus d’aménité possible, refoulant l’immense tristesse, l’inexplicable apeurement qui bouleversaient son être au contact de cet homme redouté, aimé, détesté ? elle ne savait plus…

Dans le désarroi où se noyaient toutes ses sensations, un seul sentiment surnageait : le désir éperdu de sauver son orgueil, d’éviter l’affront d’une seconde humiliation en face de cet homme.

La jeune femme se contraignait héroïquement à sourire d’un air paisible, alors qu’intérieurement elle se sentait ravagée par une haine ou un amour insensé, souhaitant tour à tour l’anéantissement de Labrousse et résistant à l’envie de se jeter follement contre sa poitrine.

Dans son exaspération passionnée, elle se rappelait la vraie légende de Salomé et en pénétrait la psychologie profonde. Ah ! quelle est l’amoureuse dédaignée qui — si ce fût en son pouvoir — ne ferait point trancher la tête de Jean pour se donner la volupté vengeresse de prendre enfin cette bouche rebelle… Admirable symbole, traduisant expressément cette forme d’amour exacerbé où se rencontrent et se fondent les deux pôles de la passion suprême : le désir de possession et le désir de destruction.

Et tandis qu’elle se domptait, conservant son masque d’indifférence, Labrousse, ravi de la trouver si changée, si sérieuse, si raisonnable, prouvait le besoin de lui marquer sa gratitude pour ce dénouement simple et pacifique de leur triple aventure.

Il déclara, avec spontanéité cette fois :

— Comme je vais être content de vous revoir souvent, à notre rentrée à Paris… Mon intimité avec Descombes va se resserrer encore… Ma femme, ainsi que la plupart des femmes, n’accordait qu’une confiance mitigée à un ami célibataire : elle l’accueillera avec une sympathie bien plus cordiale du jour où elle le saura marié, rangé…

Il souriait, sans achever sa phrase, se rappelant la défiance que Cécile témoignait au député, à l’ami complice qui couvrait l’adultère du mari.

Adrienne l’écoutait pensivement, et ses idées prenaient un autre cours ; elle évoquait cette existence de demain qu’elle avait si ardemment souhaitée, aux premiers temps qu’elle connaissait Labrousse : vivre en égale devant lui, recouvrer le prestige de la riche bourgeoise qu’elle avait été durant son enfance heureuse… L’espoir est une mémoire qui désire, le souvenir est une mémoire qui a joui, a dit Balzac.

La satisfaction lénitive de sa vanité flattée apaisait sa fièvre, incitait peu à peu sa volonté à chasser le mauvais désir et à se résigner sagement au bonheur vulgaire que tant d’autres lui eussent envié. Une curiosité intense la saisissait d’entrer dans l’intérieur des Labrousse, de se familiariser avec le décor où vivait Robert ; — sans qu’elle se rendît compte que cette curiosité n’était qu’une nouvelle manifestation de cet amour qu’elle croyait mater en ce moment. Elle sentait naître le désir impatient de fréquenter sa femme et d’embrasser son fils. Sa femme… Adrienne évoquait la silhouette élégante et fine de Cécile Labrousse, sa jeune figure un peu hautaine de poupée boudeuse.

La force de suggestion lui fit découvrir une ressemblance avec Mme Labrousse dans une passante qui les croisait : une voyageuse emmitouflée dont le voile dissimulait les traits, aidant à l’illusion d’Adrienne qui dessinait mentalement le visage gracieux de Cécile derrière le mystère du tulle opaque.

Elle dit machinalement :

— Voilà une dame, justement, qui ressemble à Mme Labrousse.

— Oui ; approuva Robert en jetant un regard distrait sur la passante qui s’éloignait.

Il ajouta :

— Vous connaissez donc ma femme ?

Adrienne répondit :

— Mais je l’ai vue une fois, au bureau.

— Ah ! c’est vrai…

Ils se turent, gênés soudain par le mot imprudent d’Adrienne ; ce terme évocateur, troublant, défendu : le bureau

Adrienne se ressaisit en songeant à la distance qui la séparait de ce temps-là. Un retour de gratitude la fit penser à son mari avec une affection attendrie. Que fût-elle devenue, sans le secours providentiel de cet excellent homme dont l’amour désintéressé lui avait apporté la fortune, la considération, le tremplin d’une situation mondaine comme baume à ses déceptions ! La conduite chevaleresque d’Edmond Descombes valait bien qu’elle réprimât son dégoût du devoir conjugal. Hors cette exigence, il se montrait si discret.

Elle réfléchit profondément : « Combien je dois me féliciter d’avoir rencontré quelqu’un qui fût à même de savoir respecter mon chagrin et de le comprendre comme si c’était sa propre peine qu’il soignât : dévouement rare ! »

Elle se jura de le rendre heureux ; de surveiller, en sa présence, ces rêveries perfides qui la prostraient des heures entières. Elle lutterait contre ses tristesses ; elle chasserait les pensées que devinait Edmond.

Afin de réaliser aussitôt son programme, Adrienne s’adressa à Labrousse sur un ton dégagé :

— Vous dînez avec nous ce soir, n’est-ce pas ?

Elle voulait qu’Edmond pût l’observer en face de Robert et la crût guérie de lui.

L’avocat fut entièrement dupe de cette attitude. Il pensa avec soulagement : « Allons ! le mariage lui a réussi. Le sens de ce qu’elle vaut aujourd’hui lui enseigne la prudence de ceux qui ont quelque chose à perdre. L’instinct de propriété est le commencement de la sagesse. Où ma dactylographe eût piétiné toutes convenances, Mme Descombes tient à conserver son décorum. »

Et lorsque Descombes, les rejoignant, prit Robert à part pour lui demander :

— Que lui as-tu dit ?

Labrousse répliqua avec désinvolture :

— Rien du tout… Je n’ai pas eu à jouer ta comédie… J’ai constaté tout de suite ton erreur en ce qui me concerne…

Et il conclut franchement :

— Je ne puis affirmer qu’Adrienne t’aime, mais je suis bien certain qu’elle ne m’aime plus.