Trente ans de Paris/Les Salons littéraires

Marpon et Flammarion (p. 87-112).

LES SALONS LITTÉRAIRES[1]

Je ne crois pas qu’il en reste un seul aujourd’hui. Nous avons d’autres salons, plus dans le mouvement, comme on dit : des salons politiques, ceux de Mme Edmond Adam, de Mme d’Haussonville, tout blancs ou tout rouges, où l’on fait des préfets, où l’on défait des ministres, où dans les grands jours parfois apparaissent MM. les princes ou Gambetta. Puis les salons où l’on s’amuse — pour ne pas dire où l’on essaie de s’amuser. Souvenirs et regrets ! on y soupe, on y joue, on y renouvelle Compiègne tant qu’on peut : jolies serres, fragile abri sous le cristal duquel s’épanouit dans tout son éclat puéril la fleur sans parfum de la vie purement extérieure et mondaine. Mais le vrai salon littéraire, le salon où, autour d’une Muse avenante et mûre, des gens de lettres ou se croyant tels s’assemblent une fois par semaine pour dire de petits vers, en trempant de petits gâteaux secs dans un petit thé, ce salon, par exemple, a bien définitivement disparu. Sans être vieux, j’en ai encore connu quelques-uns de ces bleus salons d’Arthénice, relégués aujourd’hui en province, plus démodés que la guitare, le vague à l’âme et les quatrains d’album.

Soufflons sur nos souvenirs d’il y a vingt ans. Pft ! pft ! pft ! La poussière s’élève en fin nuage, et dans ce nuage, distinctement, comme pour une apparition de fée, se dessine et prend corps l’aimable silhouette de cette bonne Mme Ancelot. Mme Ancelot habitait alors la rue Saint-Guillaume, courte rue de province, oublié par Haussmann au cœur de Paris, où l’herbe pousse entre les pavés, où jamais ne retentit un roulement de voiture, où de hautes maisons, trop hautes pour leurs trois étages, ne laissent tomber qu’un jour lointain et froid. Le vieil hôtel silencieux, avec les volets de ses balcons toujours clos, sa grande porte jamais ouverte, avait l’air endormi depuis des siècles sous la baguette d’un enchanteur. Et l’intérieur répondait aux promesses de la façade : un corridor tout blanc, un escalier sombre et sonore, de hauts plafonds, de larges fenêtres surmontées de peintures en trumeau. Cela fané, pâlissant, ayant l’air vraiment de ne plus vivre, et au milieu, bien dans son cadre, Mme Ancelot tout en blanc, rondelette et ridée comme une petite pomme rose, telle enfin qu’on se figure les fées des contes, qui ne peuvent mourir, mais qui vieillissent pendant des mille ans. Mme Ancelot aimait les oiseaux, toujours comme les bonnes fées. Autour du salon, couvrant les murs, s’entassaient des cages gazouillantes comme à la devanture des oiseliers du quai. Mais ces oiseaux eux-mêmes paraissaient chanter des vieux airs. — À la place d’honneur, sous un beau jour et bien en vue, s’inclinait à l’angle voulu un grand portrait du baron Gérard, représentant la Muse du logis coiffée à l’enfant, en costume à la mode de la Restauration, souriant du sourire d’alors, et posée de trois quarts pour mieux montrer, dans un geste de fuite à la Galathée, un bout d’épaule merveilleusement blanc et rond.


Quarante ans après le portrait, au moment dont nous parlons, Mme Ancelot se décolletait encore, seulement, il faut bien le dire, ce n’étaient plus les blanches et rondes épaules peintes jadis par le baron Gérard. Mais qu’importe à la bonne dame ? Elle s’imagine encore en 1858 être la belle Mme Ancelot de l’an 1823, quand Paris applaudissait sa jolie pièce de Marie ou les trois époques.


Rien d’ailleurs ne vient l’avertir ; tout se fane et vieillit autour d’elle, en même temps qu’elle : les roses des tapis, les rubans des tentures, les êtres et les souvenirs ; et tandis que le siècle avance, cette vie arrêtée, cet intérieur d’un autre âge, immobiles comme un bateau à l’ancre, s’enfoncent silencieusement dans le passé.

Un simple mot romprait le charme. Mais qui le prononcera ce mot sacrilège, qui osera dire : « Nous vieillissons ! » Les habitués moins que d’autres, car eux aussi sont de l’époque, eux aussi s’imaginent ne pas vieillir. Voici M. Patin, l’illustre M. Patin, professeur en Sorbonne, faisant le jeune homme là, près de la fenêtre, dans le coin de gauche. C’est un petit homme tout blanc, mais si galamment frisotté, et frétillant avec discrétion comme il convient à un universitaire du premier empire. Puis Viennet, le fabuliste voltairien, long et sec comme le héron de ses maigres fables. Le dieu du salon, dieu entouré, admiré, choyé, était Alfred de Vigny, grand poète, mais poète d’une autre époque, — singulier et suranné avec son air d’archange et ses cheveux blancs éplorés, trop longs pour sa petite taille. Alfred de Vigny en mourant légua à Mme Ancelot sa perruche. La perruche prit place au milieu du salon, sur un perchoir verni. Les vieux habitués la bourraient de friandises ; c’était la perruche de Vigny ! Quelques railleurs l’avaient surnommée Éloa, à cause de son grand nez et de son œil mystique. Mais ceci est postérieur ; à l’époque où je fus présenté chez Mme Ancelot, le poète vivait encore, et la perruche ne mêlait pas son petit cri vieillot et grêle au formidable gazouillis qui, par manière de protestation, j’imagine, s’élevait de toutes les cages, quand M. Viennet essayait de dire quelques vers.

Parfois, le salon se rajeunissait. On y voyait ces jours-là Lachaud, le célèbre avocat, avec la fille de Mme Ancelot qu’il avait épousée : elle, un peu triste, lui gras et glabre avec une belle tête de Romain, de jurisprudent du Bas-Empire. Des poètes : Octave Lacroix, l’auteur de la Chanson d’avril, de l’Amour et son train, joué au Théâtre-Français ; il m’impressionnait fort, quoique assez bénin d’apparence, étant secrétaire de Sainte-Beuve. Emmanuel des Essarts venait là amené par son père, écrivain distingué, bibliothécaire à Sainte-Geneviève. Emmanuel des Essarts était alors un tout jeune homme, débutant à peine, et portant encore, autant qu’il m’en souvient, la palme verte des normaliens à sa boutonnière. Il occupe maintenant la chaire de littérature à la Faculté de Clermont, ce qui ne l’empêche pas, bon an mal an, de publier un ou deux volumes où sont de beaux vers.


Charmant professeur, comme vous voyez, avec un brin de myrte à la toque. — Puis des dames, des dames poètes comme Mme Anaїs Ségalas et, de temps en temps, une jeune Muse nouvellement découverte, à l’œil plein d’azur, aux boucles d’or fin, dans l’attitude un peu démodée des Delphine Gay et des Élisa Mercœur. Ainsi apparut un beau jour la blonde Jenny Sabatier, de son vrai nom Tirecuir, ce qui est bien prosaїque pour une Muse.


Moi aussi, on me demandait des vers comme aux autres, mais il paraît que j’étais timide et que ma voix s’en ressentait. — « Plus haut ! me disait toujours Mme Ancelot, plus haut, M. de La Rochejacquelein n’entend pas ! » Ils étaient comme cela une demi-douzaine, d’une surdité de pots étrusques, n’entendant jamais, l’air attentif pourtant et la main gauche arrondie en cornet autour de l’oreille. Gustave Nadaud, lui, se faisait entendre. Trapu, le nez en l’air, la face large, épanouie, affectant une rusticité bonhomme qui avait son piquant dans ce milieu endormi, l’auteur des Deux gendarmes se mettait au piano, chantait fort, tapait dur, réveillait tout. Aussi quel succès ! Nous en étions tous jaloux. — Quelquefois encore, une comédienne ambitieuse de se lancer venait réciter quelques vers. Encore une tradition de la maison : Rachel avait récité des stances dans le salon de Mme Ancelot ; un tableau placé près de la cheminée attestait le fait. On continuait donc à réciter des stances, seulement ce n’était plus Rachel. Ce tableau n’était pas le seul ; on en découvrait dans tous les coins, tous de la main de Mme Ancelot, qui ne dédaignait pas de manier le pinceau à ses heures, et tous consacrés à son salon, destinés à perpétuer le souvenir de quelque grand événement de ce monde minuscule. Les curieux pourront en trouver les reproductions (faites, ô ironie ! par E. Benassit, le plus cruellement sceptique des peintres) dans une manière d’autobiographie : Mon salon, par Mme Ancelot, chez Dentu. Chaque fidèle a là-dedans sa figurine, et je crois que la mienne s’y trouve, un peu dans le fond.

Ce personnel quelque peu hétérogène se réunissait ainsi chaque mardi rue Saint-Guillaume. On arrivait tard, et voici pourquoi : Rue du Cherche-Midi, à deux pas, planté là tout exprès comme une protestation permanente, existait un salon rival, le salon de Mme Mélanie Waldor. Les deux Muses avaient été autrefois liées ; Mme Ancelot avait même un peu lancé Mélanie. Puis un jour, Mélanie s’était dégagée, avait dressé autel contre autel : l’aventure de Mme du Deffand avec Mlle de Lespinasse. Mélanie Waldor écrivait ; on a connu d’elle des romans, des vers, une pièce : la Tirelire de Jeannette ! Alfred de Musset, dans un jour de cruelle humeur, a fait sur elle des vers terribles et superbes, mélange pimenté d’Arétin et de Juvénal, qui porteront à défaut de mieux le nom de la Muse à la postérité, sur les ailes des publications clandestines. Qu’avait donc fait Mme Waldor à l’enfant terrible ? Je me la rappelle bien, tout en velours, avec des cheveux noirs, des cheveux de corbeau centenaire qui s’obstine à ne pas blanchir, déroulée sur son divan, défaillante et alanguie, avec des attitudes de cœur brisé. Mais l’œil s’allumait, la bouche devenait vipère aussitôt que l’on parlait d’Elle. Elle ! c’est-à-dire l’autre, l’ennemie, la bonne vieille Mme Ancelot. C’était entre les deux une guerre à mort. Mme Waldor avait exprès choisi le même jour, et sur les onze heures, quand on voulait s’esquiver pour sauter en face, de froids regards vous clouaient à la porte. Il fallait rester, jouer de la langue, blasonner le père Ancelot, s’exercer à de petites anecdotes scandaleuses. En face, on se rattrapait en racontant sur l’influence politique de Mme Waldor mille légendes mystérieuses.

Que de temps perdu, que d’heures gaspillées à ces petits riens venimeux ou niais, dans cette atmosphère de petits vers moisis et de petites calomnies sentant le rance, sur ces Parnasses en carton où aucune source ne court, où aucun oiseau ne chante, où le laurier poétique a la couleur du rond de cuir vert d’un chef de bureau ! Et dire que je les ai gravis, moi aussi, ces parnasses ! Il faut tout voir dans sa jeunesse ! Cela dura tant que dura mon habit.

Pauvre cher habit, quels étroits corridors n’a-t-il pas à cette époque frôlés de ses pans, quelles rampes d’escalier n’a-t-il pas fait reluire de ses manches ? Je me souviens l’avoir promené encore dans le salon de Mme la comtesse Chodsko. La comtesse avait pour mari un bon vieux savant qu’on voyait peu et qui ne comptait guère. Elle avait dû être fort belle ; c’était maintenant une grande femme droite et sèche, à l’air dominateur et presque méchant. Murger, disait-on, très impressionné d’elle, l’avait peinte dans sa Madame Olympe. Murger, en effet, avait un moment entrepris un voyage dans le grand monde, et c’est ce grand monde-là que, naїvement, il avait découvert. Grand monde logé vraiment à l’étroit et un peu trop haut, rue de Tournon, au troisième, dans trois petites pièces froides et pauvres dont les fenêtres donnaient sur la cour.


On y venait cependant et la société n’y était point vulgaire. — Je connus là, pour la première fois, Philarète Chasles, génie inquiet, plume nerveuse, de la race des Saint-Simon et des Michelet, dont les étonnants Mémoires, batailleurs, endiablés, faits d’attaques et de parades, et comme remplis, du premier chapitre au dernier, d’un bruit continu de fleurets engagés et d’épées froissées, paraissent aujourd’hui et passent presque inaperçus au milieu d’un Paris vraiment trop indifférent à tout ce qui n’est pas peinture ou politique.


Foncièrement homme de lettres, mais toute sa vie tourmenté comme Balzac par des appétits de large existence et de dandysme, il vécut bibliothécaire à la porte même de l’Académie qui, on ne sait pourquoi, ne voulut jamais de lui, et mourut du choléra à Venise.

J’y rencontrai aussi Pierre Véron, Philibert Audebrand, et un couple curieux, très curieux à la fois et très sympathique, que je vous demande la permission de vous montrer. Nous sommes dans le salon, asseyons-nous et regardons : la porte s’ouvre, entrent Philoxène Boyer et sa femme. Philoxène Boyer ! encore un de ces fils étranges, terreur et châtiment des familles, productions de hasard qu’aucun atavisme n’explique, graines apportées on ne sait d’où, sur l’aile des vents, par-dessus les mers, et qui un beau jour avec leur feuillage, exotiquement découpé, et leurs fleurs d’une violence de couleur bizarre, viennent s’épanouir en plein carré de choux, en plein potager bourgeois ! Fils de Boyer, l’homme de France qui, en son temps, savait le plus de grec : né entre deux pages d’un lexique, n’ayant, tout enfant, connu en fait de promenade et de jardin que le docte jardin des racines grecques, nourri de grec, huilé de grec, Philoxène avec son nom grec semblait positivement destiné à se voir inscrit sur le marbre, à côté des Egger et des Estienne, dans le panthéon des hellénisants. Mais le père Boyer comptait sans Balzac. Philoxène, comme tous les écoliers d’alors, avait Balzac dans son pupitre ; si bien qu’ayant hérité cent mille francs de sa mère, il n’eut rien de plus pressé que de venir à Paris manger les cent mille francs comme on les mange dans Balzac. Le projet fut mis à exécution de la façon la plus régulière : bouquets offerts, bouts de gants baisés, duchesses conquises, filles aux yeux d’or achetées, rien ne manque, le tout couronné par une orgie folle d’après celle de la Peau de chagrin. La peau de chagrin, c’est-à-dire les cent mille francs, avait duré six mois juste. Le fils de l’helléniste s’était prodigieusement amusé. La poche à sec et le cerveau plein de rimes, il déclara vouloir désormais exercer l’état de poète. Mais il était écrit que, jusqu’à sa mort, Philoxène serait une victime du livre. Balzac quitté, il rencontra Shakespeare ; Balzac ne lui avait mangé que ses écus, Shakespeare lui mangea sa vie ! Un matin, peut-être à la suite d’un rêve, Philoxène se réveilla absolument épris de l’œuvre shakespearienne. Et comme cet homme volontaire et frêle, d’humeur doucement violente, ne savait rien faire à demi, dès ce matin il se voua à Shakespeare corps et âme ! Étudier Shakespeare, le savoir par cœur, depuis ses sonnets les plus obscurs jusqu’à ses pièces les plus contestées, n’était rien, et la chose ne prit que quelques mois.


Mais Philoxène prétendait mieux : voulant écrire un livre sur Shakespeare, un livre complet, définitif, monument en un mot digne du dieu, il conçut l’invraisemblable projet de lire auparavant, pour en extraire la quintessence, tout (mais là tout, sans en excepter le moindre article ni le plus mince document), tout ce qui depuis deux cents ans jusqu’à nos jours aurait été publié sur Shakespeare. Amoncellement d’in-folios poudreux, suffisant pour bâtir une Babel : et la Babel, hélas ! fut bientôt dans la tête de Philoxène. Je l’ai vu chez lui, ne s’appartenant plus, de tous côtés débordé par Shakespeare. Cinq mille, dix mille volumes sur Shakespeare, de tous formats, en toutes langues, montant jusqu’au plafond, obstruant les fenêtres, écrasant les tables, envahissant les fauteuils, entassés, croulants, dévorant l’air et la lumière, et au milieu, Philoxène, qui prenait des notes pendant que ses marmots braillaient. Car il s’était marié, sans trop savoir, et avait eu des enfants, entre deux lectures.

Surexcité par son idée fixe, se parlant tout seul, le regard à l’horizon, perdu dans le rêve, il marchait à travers Paris comme un aveugle. Sa femme, douce créature, un peu attristée, le suivait partout, lui servait d’Antigone. On les rencontrait au café de la Régence, toujours ensemble. Elle lui faisait son absinthe, avec soin, une absinthe claire, à peine teintée d’opale verte, car l’enthousiaste poète n’avait pas besoin d’excitants. On la voyait encore au premier rang aux conférences que Philoxène faisait dans la salle du quai Malaquais, toujours sur Shakespeare. Parfois le mot ne venait pas, — pénible spectacle ! — l’orateur cherchait, se crispait en vain. Chacun sentait que dans cette tête encombrée, les idées, les phrases se bousculaient sans pouvoir sortir, comme une foule affolée devant une porte, dans un incendie. La femme, devinant le mot, soufflait doucement, maternellement. La phrase sortait, s’envolait ; et c’étaient alors, au milieu de cette cruelle improvisation, de cette gesticulation frénétique, de vifs éclairs, des poussées éloquentes. Il y avait un vrai poète au fond de ce doux possédé. Philoxène a fini tristement, travaillant à d’obscurs travaux pour vivre et s’acheter des livres, rêvant toujours de sa grande étude sans pouvoir l’écrire jamais. Car il voulait tout lire sur Shakespeare ; et chaque jour paraissaient en Allemagne, en Angleterre, des travaux qui le distançaient et le forçaient à remettre au lendemain sa première ligne. Il est mort laissant pour tout bagage deux petits actes écrits en collaboration avec Théodore de Banville, un Polichinelle inachevé, d’allure assez originale et retapé depuis par des faiseurs, et un volume de vers recueillis et publiés par les soins de ses amis. On avait obtenu un petit bureau de poste pour sa veuve. Après avoir longtemps pleuré son poète, la bonne et simple femme s’est, il y a deux ans, remariée. Devinez avec qui ? Avec le facteur.

N’ai-je pas eu raison d’attirer votre attention sur Philoxène et sur sa femme ? Pour moi, je ne saurais les oublier, et je les vois encore discrets et timides, à l’angle du petit salon ; lui, agité de nerveux soubresauts, elle, serrant les genoux, étonnée ; tandis que Pagans, nouvellement arrivé du pays des cédrats, chante ses chansons espagnoles ; que Mme la comtesse Chodsko sert un thé grêle et clair — vrai thé d’exilé ! — à de superbes Polonaises, aux cheveux lourds, tordus par masses sur la nuque, ardents, couleur d’épis brûlés ; et que le bon vieux père Chodsko, à minuit sonnant, avec la régularité d’un coucou, apparaît, un bougeoir à la main, sur la porte, promène sur la société un regard circulaire, baragouine d’un fort accent slave un : « Bonjour, moussiou » à des gens qu’on lui présente et qu’il ne connaît pas, puis disparaît, mécaniquement, dans les plis d’une portière.

Le désir de promener mon habit m’entraînait plus loin quelquefois, là-bas, à l’autre bout de Paris, de l’autre côté de la Seine. On suivait les quais très longtemps, respirant de fauves odeurs, écoutant les lions rugir derrière la grille du Jardin des Plantes ; on passait un pont, on contemplait à la lueur du gaz ou sous le clair de lune les frontons fantasques et le clocheton bizarrement ajouré des ruines de l’Hôtel de Lavalette ;


puis on arrivait à l’Arsenal, au vieil Arsenal aujourd’hui bibliothèque, avec sa longue grille, son perron, sa porte du temps de Vauban, où sont sculptées des bombardes, à l’Arsenal rempli encore du souvenir de Charles Nodier. Nodier n’était plus là : le petit salon vert si célèbre d’où est parti le romantisme, qui a vu Musset, Hugo, et George Sand pleurer aux aventures du chien de Brisquet, le petit salon vert, plus célèbre, et plus justement, que le salon bleu d’Arthénice, était occupé maintenant par M. Eugène Loudun. L’esprit de révolution, le libre esprit ne flottait plus dans ses rideaux. Après les champions romantiques, des ouvriers poètes, des rimeurs chrétiens s’étaient glissés dans ce huitième château du roi de Bohème. Des vieux romantiques, un seul restait, fidèle au poste sans faiblir, ferme et droit dans sa redingote comme un reître huguenot sous son armure.

C’était Amédée Pommier, un merveilleux artisan en mots et en rimes, l’ami des Dondey et des Pétrus Borel, l’auteur de l’Enfer, de Crâneries et dettes de cœur, beaux livres aux titres flamboyants, régal des lettrés, effroi des académies, et pleins de vers bruyants et colorés comme une volière d’oiseaux des tropiques.

Amédée Pommier était pauvre et digne. Il vivait enfermé, gagnant sa vie à faire pour la librairie Hachette des traductions qu’il ne signait pas. Un détail curieux : c’est en collaboration avec Amédée Pommier que Balzac, toujours tourmenté de l’idée d’écrire une grande comédie classique, avait entrepris Orgon, cinq actes en vers, faisant suite à Tartufe.

Dans ce salon vert de l’Arsenal, je connus encore M. Henri de Bornier. Il disait souvent de petites pièces de vers fort spirituelles, une entre autres, dont le souvenir me reste et qui, à chaque couplet, se terminait par ce refrain : — « Eh ! eh ! je ne suis pas si bête ! » Pas si bête, en effet, M. de Bornier ! puisqu’il a fait la Fille de Roland, un grand succès au Théâtre-Français, et qui mènera son auteur à l’Académie. — Il y avait grand branle-bas à certains soirs, on apportait des paravents, on alignait chaises et fauteuils, et on combinait des charades. J’ai figuré là dans des charades, je l’avoue ! et je me vois encore sur un marché turc, en Circassienne, revêtu de longs voiles blancs. J’avais Mme de Bornier pour compagne d’esclavage. M. de Bornier, en turban et en fustanelle, faisait une manière de sultan et nous achetait. Quant au marchand d’esclaves, c’était, ne vous en déplaise, ni plus ni moins que M. L…, sénateur, ancien ministre, fort en vue alors, et condamné depuis pour des inconséquences financières. La chute de l’Empire nous ménageait bien des surprises ; et cette grande route parisienne a parfois de singuliers tournants !



  1. Écrit en 1879 pour le Nouveau-Temps, de Saint-Petersbourg.