Trente ans de Paris/Le Petit Chose

Marpon et Flammarion (p. 65-86).

Histoire de mes Livres
LE PETIT CHOSE

Aucun de mes livres n’a été écrit dans des conditions aussi capricieuses, aussi désordonnées que celui-ci. Ni plan ni notes, une improvisation forcenée sur de longues feuilles de papier d’emballage, rugueux, jaune, où bronchait ma plume en courant et que je jetais furieusement par terre, l’une après l’autre, sitôt noircies. Cela se passait à deux cents lieues de Paris, entre Beaucaire et Nîmes, dans un grand logis de campagne, désert, perdu, que des parents avaient mis obligeamment à ma disposition pour quelques mois d’hiver. J’étais venu là chercher les dernières scènes d’un drame dont le dénouement ne marchait pas ; mais la paix triste de ces grandes plaines, ces champs de mûriers, d’oliviers, de vignes ondulant jusqu’au Rhône, la mélancolie de cette retraite en pleine nature n’allaient guère avec les conventions d’une œuvre théâtrale.

Probablement aussi l’air du pays, le soleil fouetté de mistral, le voisinage de la ville où je suis né, ces noms de petits villages où je jouais tout gamin, Bezouces, Redessan, Jonquières, remuèrent en moi tout un monde de vieux souvenirs, et je laissai bientôt mon drame pour me mettre à une sorte d’autobiographie : le Petit Chose, histoire d’un enfant.

Commencé dans les premiers jours de février 1866, ce fougueux travail fut poussé d’une haleine jusqu’à la seconde quinzaine de mars. Nulle part, à aucune époque de ma vie, pas même quand un caprice de silence et d’isolement m’enfermait dans une chambre de phare, je n’ai vécu aussi complétement seul. La maison était loin de la route, dans les terres, écartée même de la ferme dépendante dont les bruits ne m’arrivaient pas. Deux fois par jour, la femme du baїlo (fermier) me servait mon repas, à un bout de la vaste salle à manger dont toutes les fenêtres, moins une, tenaient leurs volets clos. Cette Provençale, bègue, noire, le nez écrasé comme un Cafre, ne comprenant pas quelle étrange besogne m’avait amené à la campagne en plein hiver, gardait de moi une méfiance et une terreur, posait les plats à la hâte, se sauvait sans un mot, en évitant de retourner la tête. Et c’est le seul visage que j’aie vu pendant cette existence de stylite, distraite uniquement, vers le soir, par une promenade dans une allée de hauts platanes jetant leurs écorces à la plainte du vent, à la tristesse d’un soleil froid et rouge dont les grenouilles saluaient le coucher hâtif de leur discordantes clameurs.

Sitôt fini le brouillon de mon livre, je commençai tout de suite la seconde copie, la partie douloureuse du travail, contraire surtout à ma nature d’improvisateur, de trouvère ; et je m’y acharnais de tout mon courage, quand un matin la voix de la baїlesse me héla violemment dans le patois local : Moussu, moussu, vaqui un homo… « Monsieur, monsieur, voilà un homme !… »

L’homme, c’était un Parisien, un journaliste appelé à quelque concours régional des environs et qui, me sachant par là, venait chercher de mes nouvelles. Il déjeune, on cause journaux, théâtres, boulevards ; la fièvre de Paris me gagne, et, le soir, je partais avec mon intrus.

Ce brusque arrêt au milieu du travail, cet abandon de l’œuvre en pleine fonte, donne une idée exacte de ce qu’était ma vie de ce temps-là, ouverte à tout vent, n’ayant que des élans courts, des velléités au lieu de volontés, ne suivant jamais que son caprice et l’aveugle frénésie d’une jeunesse qui menaçait de ne point finir. Rentré à Paris, je laissai bien longtemps mon manuscrit achever de jaunir au fond d’un tiroir, ne trouvant pas dans mon existence morcelée le loisir d’une œuvre de longue haleine ; mais l’hiver suivant, talonné quand même par l’idée de ce livre inachevé, je pris le parti violent de me soustraire aux distractions, aux invasions bruyantes qui faisaient, à cette époque, de mon logis sans défense un vrai campement tzigane, et j’allai m’installer chez un ami, dans la petite chambre que Jean Duboys occupait alors à l’entresol de l’hôtel Lassus, place de l’Odéon.

Jean Duboys, à qui ses pièces et ses romans donnaient quelque notoriété, était un bon être, doux, timide, au sourire d’enfant dans une barbe de Robinson, une barbe sauvage, hirsute, qui ne semblait pas appartenir à ce visage. Sa littérature manquait d’accent ; mais j’aimais sa bienveillance, j’admirais le courage avec lequel il s’attelait à d’interminables romans, coupés d’avance par tranches régulières, et dont il écrivait chaque jour tant de mots, de lignes et de pages. Enfin il avait fait jouer à la Comédie-Française une grande pièce intitulée : la Volonté ; et, bien que manifestée en vers exécrables, cette volonté m’imposait, à moi qui en manquais tellement. Aussi étais-je venu me serrer contre son auteur, espérant gagner le goût du travail au contact de ce producteur infatigable.

Le fait est que, pendant deux ou trois mois, je piochai ferme, à une petite table voisine de la sienne, dans le jour d’une fenêtre cintrée et basse qui encadrait l’Odéon et son portique, la place déserte, toute luisante de verglas. De temps en temps Duboys, qui travaillait à je ne sais quelle grande machine à surprises, s’interrompait pour me raconter les combinaisons de son roman ou me développer ses théories sur « le mouvement cylindrique de l’humanité ». Il y avait en effet chez ce méthodique et doux bureaucrate des tendances de visionnaire, d’illuminé, comme il y avait dans sa bibliothèque un rayon réservé à la cabale, à la magie noire, aux plus bizarres élucubrations. Dans la suite, cette fêlure de son cerveau s’agrandit, laissant la démence entrer ; et le pauvre Jean Duboys mourut fou à la fin du siège, sans avoir terminé son grand poème philosophique « Enceldonne », où toute l’humanité devait évoluer sur son cylindre. Mais qui se fût douté alors de la triste destinée de cet excellent garçon, tranquille, raisonnable, que je regardais avec envie noircissant de sa fine écriture régulière les innombrables pages d’un roman de petit journal et s’assurant, les yeux à la pendule d’heure en heure, s’il avait bien fait toute sa tâche ?

Il gelait dur, cet hiver-là, et, malgré les panerées de charbon englouties dans la grille, nous voyions, par ces veilles laborieuses indéfiniment prolongées, le givre dessiner sur la vitre un voile aux fantastiques arabesques. Dehors, des ombres frileuses erraient dans la brume opaque de la place ; c’était la sortie de l’Odéon, ou la jeunesse qui remontait vers Bullier en poussant des cris pour s’allumer. Les soirs de bal masqué, l’étroit escalier de l’hôtel s’ébranlait sous des dégringolades effrénées où sonnaient chaque fois les grelots d’un bonnet de folie. Le même bonnet de folie battait au retour, bien avant dans la nuit, son train de carnaval ; et souvent, quand les garçons de l’hôtel dormaient trop fort, tardaient à ouvrir, je l’entendais secouer ses grelots devant la porte en des mouvements découragés, diminués, qui me faisaient songer à la barrique d’Amontillado d’Edgard Poe, au malheureux emmuré, las de supplier, de crier, ne trahissant plus sa présence que par les convulsions dernières de son bonnet. J’ai gardé un souvenir charmant de ces nuits d’hiver pendant lesquelles fut écrite la première partie du Petit Chose. La seconde partie ne suivit que bien plus tard. Entre les deux se place un événement fort inattendu pour moi, sérieux et décisif : je me mariai. Comment cela advint-il ? Par quel sortilège l’endiablé Tzigane que j’étais alors se trouva-t-il pris, envoûté ? Quel charme sut fixer l’éternel caprice ?

Pendant des mois, le manuscrit fut encore abandonné, oublié au fond des malles du voyage de noces, étalé sur des tables d’hôtel devant un encrier aride et une plume sèche. Il faisait si bon sous les pins de l’Estérel, si bon pêcher des oursins vers les roches de Pormieu ! Ensuite l’installation du petit ménage, la nouveauté de cette existence intime, le nid à faire et à parer, que de prétextes pour ne pas travailler !

C’est seulement l’été venu, sous les ombrages du château de Vigneux, dont on voit la toiture italienne et les hautes futaies se dérouler dans la plaine de Villeneuve-Saint-Georges, que je me remis à mon interminable roman. Six mois délicieux, loin de Paris alors bouleversé par cette exposition de 1867 que je ne voulus pas même aller voir.

J’écrivais le Petit Chose tantôt sur un banc moussu au fond du parc, troublé par des bonds de lapins, des glissements de couleuvres dans les bruyères, ou bien en bateau sur l’étang qui s’irisait de toutes les teintes de l’heure dans un ciel d’été, et encore, les jours de pluie, dans notre chambre où ma femme me jouait du Chopin que je ne peux plus entendre sans me figurer l’égouttement de la pluie sur les houles vertes des charmilles, les cris rauques des paons, les clameurs de la faisanderie, parmi des odeurs de fleurs d’arbres et de bois mouillé.

À l’automne, le livre, enfin terminé, parut en feuilleton au Petit Moniteur de Paul Dalloz, fut publié à la librairie Hetzel et eut quelque succès, malgré tout ce qui lui manque.

J’ai dit de quelle façon cette première œuvre de longue haleine avait été entreprise, sans réflexion, comme à la volée ; mais son plus grand défaut fut encore d’être écrite avant l’heure. On n’est pas mûr, à vingt-cinq ans, pour revoir et annoter sa vie. Et le Petit Chose, surtout dans la première partie, n’est en somme que cela, un écho de mon enfance et de ma jeunesse.

Plus tard, j’aurais moins craint de m’arrêter aux enfantillages du début et donné plus de développement à ces lointains souvenirs où sont nos impressions initiatrices, si vives, si profondes, que tout ce qui vient ensuite les renouvelle sans les dépasser. Dans le mouvement agrandi de l’existence, le flux des jours et des années, les faits se perdent, s’effacent, disparaissent, mais ce passé reste debout, lumineux, baigné d’aube. On pourra oublier une date récente, un visage vu d’hier ; on se rappelle toujours le dessin du papier de tenture dans la chambre où l’on couchait enfant, un nom, un refrain du temps où l’on ne savait pas lire. Et comme la mémoire va loin dans ces retours en arrière, franchissant des années vides, des lacunes ainsi que dans les rêves ! J’ai, par exemple, un souvenir de mes trois ans, un feu d’artifice à Nîmes pour quelque Saint-Louis, et que je vis porté à bras tout en haut d’une colline chargée de pins. Les moindres détails m’en sont restés présents, le murmure des arbres au vent de nuit, — sans doute ma première nuit dehors, — l’extase bruyante de la foule, les « ah !… » montant, éclatant, s’étalant avec les fusées et les soleils dont le reflet éclairait d’une pâleur fantômale les visages autour de moi.

Je me vois, à peu près vers le même temps, monté sur une chaise devant le tableau noir d’une classe des Frères, et traçant mes lettres à la craie, tout fier de mon savoir précoce. Et la mémoire des sens, ces sons, ces odeurs qui vous arrivent du passé comme d’un autre monde, sans qu’il y ait trace d’événement ou d’émotion quelconque !

Tout au fond de la fabrique où le Petit Chose a passé son enfance, près de bâtiments abandonnés dont un vent de solitude, faisait battre les portes, il y avait de hauts lauriers-roses, en pleine terre, répandant un bouquet amer qui me hante encore après quarante ans. Je voudrais un peu plus de ce bouquet aux premières pages de mon livre.

Trop écourtés aussi les chapitres sur Lyon où j’ai laissé se perdre bien des sensations vives et précieuses. Non pas que mes yeux d’enfant aient pu saisir l’originalité, la grandeur de cette ville industrielle et mystique, avec le brouillard permanent qui monte de ses fleuves et pénètre ses murs, sa race, répand une vague mélancolie germanique jusque dans les productions de ses écrivains et de ses artistes : Ballanche, Flandrin, de Laprade, Chenavard, Puvis de Chavannes. Mais si la personnalité morale du pays m’échappait, l’énorme ruche ouvrière de la Croix-Rousse bourdonnant de ses cent mille métiers, et, sur la colline en face, Fourvière carillonnant, processionnant entre les étroites ruelles de sa montée, bordées d’imageries religieuses, d’échoppes à reliques, m’ont laissé d’ineffaçables souvenirs dont la place était toute marquée dans le Petit Chose.

Ce que j’y trouve assez fidèlement noté, c’est l’ennui, l’exil, la détresse d’une famille méridionale perdue dans la brume lyonnaise, ce changement d’une province à une autre, climat, mœurs, langage, cette distance morale que les facilités de communication ne suppriment pas. J’avais dix ans, alors, et déjà tourmenté du désir de sortir de moi-même, de m’incarner en d’autres êtres dans une manie commençante d’observation, d’annotation humaine, ma grande distraction pendant mes promenades était de choisir un passant, de le suivre à travers Lyon, au cours de ses flâneries ou de ses affaires, pour essayer de m’identifier à sa vie, d’en comprendre les préoccupations intimes.

Un jour, pourtant, que j’avais escorté de la sorte une fort belle dame de toilette éblouissante, jusqu’à une maison basse aux persiennes closes, au rez-de-chaussée occupé par un café où chantaient des voix rauques et des harpes, mes parents, à qui je faisais part de ma surprise, m’interdirent de continuer mes études errantes et mes observations sur le vif.

Mais comment ai-je pu, tandis que je notais les étapes de mon adolescence, ne pas dire un mot des crises religieuses qui entre dix ou douze ans secouèrent cruellement le Petit Chose, de ses révoltes contre l’absurde et le mystère auxquels il fallait croire, révoltes suivies de remords, de désespoirs qui prosternaient l’enfant en des coins d’église déserte où, furtivement, il se glissait, honteux et tremblant d’être vu ? Comment surtout ai-je laissé à l’apparence du petit homme cette douceur, cette bonne tenue, sans parler de la diabolique existence où il s’emporta brusquement vers sa treizième année dans un besoin éperdu de vivre, de se dépenser, de s’arracher aux tristesses racornies, aux larmes qui étouffaient l’intérieur de ses parents de jour en jour plus assombri par la ruine. Une effervescence de tempérament méridional et d’imagination trop comprimée. L’enfant délicat et timide se transformait alors, hardi, violent, prêt à toutes les folies. Il manquait la classe, passait ses journées sur l’eau, dans l’encombrement des mouches, des chalands, des remorqueurs, ramait sous la pluie, la pipe aux dents, un flacon d’absinthe ou d’eau-de-vie dans sa poche, échappait à mille morts, aux roues d’un vapeur, à l’abordage d’un bateau à charbon, au courant qui le jetait contre les piles d’un pont ou sous un câble de halage, noyé, repêché, le front fendu, taloché par les mariniers qu’exaspérait la maladresse de ce mioche trop faible pour ses rames ; et dans ces fatigues, ces coups, ces dangers, il sentait une joie farouche, un élargissement de son être et du sombre horizon.

Quelques Contes du Lundi ont donné plus tard l’esquisse de ce temps troublé ; mais combien cela aurait pris plus de valeur dans l’Histoire d’un enfant.

Il y avait déjà chez cet enragé Petit Chose une faculté singulière qu’il n’a jamais perdue depuis, un don de se voir, de se juger, de se prendre en flagrant délit de tout, comme s’il eût marché toujours accompagné d’un surveillant féroce et redoutable. Non pas ce qu’on appelle la conscience ; car la conscience prêche, gronde, se mêle à nos actes, les modifie ou les arrête. Et puis on l’endort, cette bonne conscience avec de faciles excuses ou des subterfuges, tandis que le témoin dont je parle ne faiblissait jamais, ne se mêlait de rien, surveillait. C’était comme un regard intérieur, impassible et fixe, un double inerte et froid qui dans les plus violentes bordées du Petit Chose observait tout, prenait des notes et disait le lendemain : « À nous deux ! » Lisez le chapitre intitulé « Il est mort ! Priez pour lui ! » une page de ma vie absolument vraie. C’est bien ainsi que la mort de mon frère aîné nous fut apprise, et j’ai encore dans les oreilles le cri du pauvre père devinant que son fils venait de mourir ; si navrant, si poignant, ce premier grand cri de douleur humaine tout près de moi, que toute la nuit, en pleurant, en me désespérant, je me surprenais à répéter : « Il est mort… » avec l’intonation paternelle. Par là me fut révélée l’existence de mon double, de l’implacable témoin qui, au milieu de notre deuil, avait retenu, comme au théâtre, la justesse d’un cri de mort, et l’essayait sur mes lèvres désolées. Je regrette, en relisant mon livre, de n’y rien trouver de ces aveux, surtout dans la première partie où le personnage de Daniel Eyssette me ressemble tellement.

Oui, c’est bien moi, ce Petit Chose obligé de gagner sa vie à seize ans dans cet horrible métier de pion, et l’exerçant au fond d’une province, d’un pays de hauts fourneaux qui nous envoyait de grossiers petits montagnards m’insultant dans leur patois cévenol, brutal et dur. Livré à toutes les persécutions de ces monstres, entouré de cagots et de cuistres qui me méprisaient, j’ai subi là les basses humiliations du pauvre.

Pas d’autre sympathie, dans cette geôle douloureuse, que celle du prêtre que j’ai appelé l’abbé Germane et de l’affreux « Bamban » dont la cocasse petite figure, toujours barbouillée d’encre et de boue, se lève vers moi tristement pendant que j’écris ceci.

Je me rappelle un autre de mes « petits », nature fine, choisie, auquel je m’étais attaché, que je faisais travailler tout particulièrement, pour l’unique plaisir de voir se développer cette petite intelligence comme un bourgeon au printemps. Très touché de mes soins, l’enfant m’avait fait promettre de passer mes vacances chez lui, à la campagne. Ses parents seraient si heureux de me connaître, de me remercier. Et, en effet, le jour des prix, après de grands succès qu’il me devait un peu, mon élève vint me prendre par la main et m’amena gentiment vers les siens, père, mère, sœurs élégantes, tous occupés à faire charger les prix sur un grand break de promenade. Je devais avoir une triste tournure dans mes habita râpés, quelque chose qui déplut ; car la famille me regarda à peine, et le pauvre petit s’en alla, les yeux gros, tout honteux de sa déception et de la mienne. Minutes humiliantes et cruelles qui fanent, déshonorent la vie ! J’en tremblais de rage dans ma petite chambre sous les toits, tandis que la voiture emportait l’enfant chargé de couronnes et les épais bourgeois qui m’avaient si lâchement blessé.

Longtemps après ma sortie de ce bagne d’Alais[1], il m’arrivait souvent de me réveiller au milieu de la nuit, ruisselant de larmes ; je rêvais que j’étais encore pion et martyr. Par bonheur, cette dure entrée dans la vie ne m’a pas rendu méchant ; et je ne maudis pas trop ce temps misérable qui m’a fait supporter légèrement les épreuves de mon noviciat littéraire et les premières années de Paris. Elles ont été rudes, ces années, et l’histoire du Petit Chose n’en donne aucune idée.

Du reste, il n’y a guère de réel dans cette seconde partie que mon arrivée sans souliers, mes bas bleus et mes caoutchoucs ; puis l’accueil fraternel, le dévoûment ingénieux de cette mère Jacques, Ernest Daudet de son vrai nom, qui est la figure rayonnante de mon enfance et de ma jeunesse. À part mon frère, tous les autres personnages sont de pure imagination.

Les modèles ne me manquaient pas, pourtant, et des plus intéressants, des plus rares, mais, comme je le disais tout à l’heure, j’ai écrit ce livre trop jeune. Toute une partie de mon existence était trop près de moi, je manquais de recul pour la voir et, n’y voyant pas, j’ai inventé. Ainsi le Petit Chose n’a jamais été comédien ; il n’a jamais même pu dire un seul mot en public. Le commerce de la porcelaine lui est également inconnu. Pierrotte et les yeux noirs, la dame du premier, sa négresse Coucou-blanc, faits de chic, comme disent les peintres ; et il leur manque bien le relief, la vraie articulation de la vie. De même pour les silhouettes littéraires où l’on a cru voir des personnalités blessantes auxquelles je n’ai jamais songé.

À signaler pourtant, parmi les réalités de mon livre, la chambre sous les toits, contre le clocher de Saint-Germain-des-Prés, dans une maison maintenant démolie qui laisse mon regard vide chaque fois que je cherche en passant la place de tant de folies, de misères, de belles veillées de travail ou de morne solitude désespérée.


  1. Alès